Traduit de l’anglais par Christine Langlois
1Tout au long de ces vingt dernières années les habitants de Betania – un village vezo situé sur la côte est de Madagascar – m’ont permis de partager leur vie quotidienne pour de longues périodes. Pendant ces séjours, nous avons eu l’occasion de bien nous observer mutuellement. Il ne fait aucun doute que, pour eux, à bien des égards, j’ai de la chance. J’ai accès à ce qui leur semble être une réserve inépuisable d’argent ; je possède des vaporisateurs qui me protègent des moustiques et des médicaments contre le paludisme ; j’ai des piles qui durent des semaines au lieu de quelques heures, etc. Mais alors qu’ils m’estiment en général fortunée pour ce que je possède, sous un aspect au moins, je le suis également pour ce que je ne possède pas, à savoir des coutumes (fomba) et des tabous (faly) aussi nombreux et difficiles à observer que les leurs. Aussi les Vezo m’ont-ils fait remarquer que j’avais fait le bon choix quant à la localisation de mon terrain car ils doutent qu’il m’ait été possible de supporter la vie dans d’autres parties de Madagascar.
En effet, comme je l’ai déjà rapporté par ailleurs (Astuti 1995 : 61-65), les Vezo affirment avoir moins de tabous et des coutumes plus faciles à respecter que les autres groupes malgaches. Ainsi, pendant que j’assistais au premier accouchement d’une jeune femme, les vieilles femmes qui l’aidaient me dirent que, si elle était une Antandroy (groupe du sud de la Grande Île), elle n’aurait pas été autorisée à crier de douleur comme elle le faisait en ce moment. Les coutumes antandroy, ont-elles remarqué, sont très contraignantes car les femmes doivent garder la tête et les bras parfaitement immobiles et rester calmes pendant toute la durée du travail. De même, par comparaison toujours avec d’autres groupes, les Vezo affirment avoir beaucoup moins de tabous. Ils l’expliquent de manière pragmatique : briser un tabou est sévèrement puni, parfois même de mort. Or, les Vezo considèrent qu’ils ont un caractère et un tempérament trop « doux » et trop « facile » (« malemy fanahy », « mora fanahy ») pour être capables d’observer un trop grand nombre de restrictions. S’ils avaient trop de tabous, il y aurait tout simplement trop de morts (« maty isanandro isanandro »).
Il va de soi qu’estimer qu’un groupe possède peu ou beaucoup de tabous, des coutumes plus ou moins contraignantes n’est qu’affaire de jugement relatif. Quand mes informateurs vezo se comparent aux Antandroy, ils s’estiment fortunés ; mais quand ils se comparent à une vazaha (étrangère blanche), il en va autrement et ils s’émerveillent devant une vie si dénuée de contraintes et de prescriptions. À l’inverse, du point de l’ethnographe nouvelle venue, les tabous et coutumes vezo semblent régenter et entraver à un degré élevé leur quotidien.
Voici une liste, loin d’être exhaustive, de quelques-uns des tabous que j’ai rencontrés sur le terrain :
1. Ne pas tuer ni manger les dauphins ;
2. Ne pas élever de moutons, ni manger de leur viande ;
3. Ne pas montrer du doigt les baleines ;
4. Ne pas vendre de chair de tortue ;
5. Ne pas parler le dialecte merina en certains endroits précis de la mer ;
6. Ne pas jeter de carapaces de crabes après la tombée de la nuit ;
7. Ne pas rire en mangeant du miel ;
8. Ne pas avoir de relations intimes avec ses frères et sœurs de sexe opposé ;
9. Ne pas manger de poulet ;
10. Ne pas manger de lovo (une sorte de poisson « barbu ») ;
11. Ne pas domestiquer de lémuriens ;
12. Ne pas laver un cadavre après le coucher du soleil ;
13. Ne pas découper d’animaux vivants ;
14. Ne pas s’arracher les poils du visage (sur le menton, pas les sourcils) ;
15. Ne pas manger le foie des raies ;
16. Ne pas abattre d’arbre farafatse pour en faire un canoë ;
17. Ne pas porter de vêtement rouge et noir ;
18. Ne pas élever de cochons et ne pas en manger la viande ;
19. Ne pas assister aux enterrements.
Fait crucial, seuls quelques-uns de ces faly s’appliquent à tous les Vezo : selon mes informateurs, les Vezo dans leur ensemble sont supposés respecter les huit premiers tabous de cette liste. Les quatre suivants (9 à 12) se rapportent à ceux qui les ont hérités d’un ancêtre (ainsi untel ne peut manger de poulet à cause d’un ancêtre paternel et n’a pas le droit d’avoir de lémurien comme animal familier du fait d’un autre ancêtre maternel, tandis que tel autre ne pourra pas manger de poulet à cause d’un ancêtre maternel et ne pourra pas manger de lovo du fait d’un ancêtre paternel). Les faly suivants, 13 et 14, ne concernent que les femmes ; l’interdiction de manger du foie de raie ne s’applique qu’aux femmes enceintes, celle d’abattre un farafatse pour en faire un canoë, qu’aux maris de femmes enceintes. Enfin, les trois derniers faly, 17 à 19, ne se rapportent qu’aux personnes possédées par des esprits.
Une répartition si inégale signifie que différents groupes d’individus – les hommes ou les femmes, les femmes enceintes ou celles qui ne le sont pas, les possédés ou les non-possédés, tel ou tel lignage, ceux qui sont vezo ou les autres – possèdent une liste personnelle de tabous pour partie héritée, pour partie autoproduite. Cet aspect personnalisé des faly malgaches a été utilisé par Michael Lambek (1992) pour soutenir que l’individu, à Madagascar, se construit par le respect de ses tabous personnels (on deviendrait le genre de personne qui ne fait pas, ne mange pas, ne dit pas, ne bâtit pas telle ou telle chose interdite). Si je suis d’accord avec lui quant à l’aspect créateur des tabous malgaches, je ne peux que rapporter l’emphase avec laquelle mes informateurs soulignent leur aspect contraignant. Car les faly édictent bien des prohibitions quant à ce que les gens peuvent être, faire ou dire. Et, nous le verrons, c’est précisément l’acceptation par les Vezo de ces lourdes contraintes que leur imposent leurs faly qui constitue leur acte moral le plus caractéristique, voire le plus créatif.
2Si un petit enfant fait mine de s’approcher de mon magnétophone ou de mon appareil photo, ceux ou celles qui s’en occupent lui diront sans doute que c’est faly, qu’il ne peut pas le toucher, que ce n’est pas autorisé. Tous les faly ont cette connotation : certains objets, lieux, aliments, mots, etc., pour une raison ou une autre, sont prohibés. Certes, dans le cas de mon appareil photo ou de mon magnétophone, le motif de cette interdiction est facile à comprendre, si ce n’est pour l’enfant, du moins pour les adultes qui la formulent. Les mains sales et inquisitrices d’un petit, son manque de discernement impliquent qu’il abîmerait quasi certainement ces objets s’il s’en saisissait.
Les autres faly sont cependant loin d’avoir des motivations aussi transparentes. Ainsi, pourquoi les femmes ne doivent-elles pas s’épiler les poils du visage ? Pourquoi les descendants d’un certain ancêtre ne doivent-ils pas manger de lovo tandis que ceux d’un autre ancêtre sont interdits de poulet ? Qu’importe qu’on lave un cadavre avant ou après le coucher du soleil ? Pourquoi devrait-on se soucier de ne pas jeter la carapace d’un crabe quand il fait nuit ? Si on leur pose ces questions, les adultes vezo vous répondent par un récit de la manière dont quelques-unes de ces interdictions sont apparues. Ainsi, ceux pour lesquels manger du lovo est faly peuvent raconter un incident survenu il y a fort longtemps quand un homme est mort après avoir consommé de ce poisson ; et les aînés de sa famille, ravagés par le chagrin, ont alors décrété que leurs descendants devraient désormais s’abstenir à jamais d’ingérer ce poisson mortel. De même, Bernard Koechlin (1975 : 130) rapporte que c’est l’histoire de nombreux décès provoqués par des moutons (des personnes s’étant étouffées en en mangeant, ou s’étant fait piétiner par un de ces animaux) qui a incité plusieurs ancêtres vezo à bannir l’animal de leurs villages comme de leurs marmites.
Au-delà du fait qu’elles fournissent une explication ad hoc pour tel ou tel faly, ces histoires sont significatives en ce qu’elles identifient la source des prohibitions : c’étaient les aînés, les « grands hommes » du passé, les ancêtres de ceux qui vivent aujourd’hui, qui ont pris la décision et ont proféré les mots qui ont rendu tabous pour leurs descendants les lovo ou les moutons. Car, qu’ils possèdent ou non un récit des origines de leur faly, tous les adultes vezo semblent partager l’opinion que c’est la volonté des grands hommes du passé qui les empêche de mener telle ou telle activité, d’aller à un endroit précis, de manger d’un animal précis, de prononcer certains mots, etc.
3Manger du lovo ou du mouton est-il mal en soi ? Ou jeter les carapaces de crabe quand il fait nuit ? Ou encore parler merina en certains endroits de la mer ? Les adultes vezo tomberaient tous d’accord pour affirmer qu’aucune de ces activités n’est intrinsèquement bonne (mety) ou mauvaise (tsy mety). La seule raison pour laquelle certaines personnes les évitent est que leurs ancêtres en ont stipulé ainsi. Si telle n’avait pas été la volonté des ancêtres, ces activités pourraient être menées sans problème, y compris celles qui impliquent des frères et sœurs de sexe opposé. Et, pourtant, les gens respectent plus encore ces derniers faly dont la violation entraînerait les sanctions les plus sévères (ils proscrivent tout contact intime entre frère et sœur, notion qui inclut jusqu’au partage d’une cigarette en passant par l’interdiction pour le frère d’enjamber le matelas de sa sœur, de pénétrer dans sa maison, etc.). Je me souviens que lorsque, pour la première fois, je montrai des photos de ma famille biologique à ma famille adoptive vezo, un cliché me figurant entre mes deux frères, les bras enlacés, provoqua une certaine consternation tout en suscitant des commentaires sur le fait que des gens différents avaient des tabous différents. J’expliquai que c’était mon père qui avait pris la photo et que, dans la famille, nous en avions une quasi identique de ma mère posant entre ses deux frères, prise par son propre père. Mes parents vezo en tirèrent la conclusion qu’il s’agissait donc d’une espèce de coutume ancestrale bonne pour nous puisque nos ancêtres n’avaient pas rendu tabou le fait de s’enlacer entre frères et sœurs.
Pour les psychologues spécialistes du développement moral, le fait que l’autorité soit mise en avant comme explication de l’observation d’une règle spécifique est un trait caractéristique de ce qu’on appelle les règles conventionnelles en opposition aux règles morales (Nucci & Turiel 1978 ; Turiel 1983 ; Smetana 1993 ; Tisak 1995 ; Nucci 2001). Ainsi, tandis que les conventions sont arbitraires, localisées et dépendent de l’autorité de ceux qui les ont définies, les règles morales sont absolues, universelles et indépendantes de quelque autorité que ce soit parce qu’elles proscrivent des actes intrinsèquement mauvais : actes qui font du mal (au sens large), sont injustes ou qui violent les droits d’autres individus. En dépit des données solides qui ont prouvé que la distinction convention / morale apparaît à un âge très tendre, sa réalité psychologique a été contestée sur un certain nombre de points. Les chercheurs ont notamment montré qu’il existe des transgressions des conventions (qui ne font cependant de tort à personne et n’empiètent pas sur les droits d’autrui comme nettoyer ses toilettes avec le drapeau américain ou se masturber, chez soi, avec un poulet mort avant de le mettre au four), qui provoquent une réponse d’ordre moral. À cause des réactions émotionnelles qu’ils suscitent, ces actes sont jugés mauvais dans tous les contextes, qu’il existe ou non une règle qui les interdise (Haidt, Koller & Dias 1993 ; Nichols 2002). De plus, les recherches menées dans d’autres cultures ont montré que les normes que les adultes et les enfants de classe moyenne nord-américaine considèrent comme étant susceptibles d’être modifiées, donc relevant des conventions (liées, par exemple, à la nourriture, aux vêtements ou à la politesse), sont traitées comme absolues, et appartenant de ce fait au domaine de la morale, par des enfants et des adultes d’autres contextes culturels (Shweder, Mahapatra & Miller 1987 ; Nisan 1987).
Les spécialistes qui travaillent dans cette seconde direction en concluent que « la distinction entre moralité et conventions, si utile qu’elle soit dans certains points de vue culturels sur le monde, peut fort bien être d’ordre culturel » (Shweder, Mahapatra & Miller 1987 : 72). Se référant à leur travail sur les brahmanes et les familles d’intouchables dans la ville de Bhubaneswar (Orissa) en Inde, Richard Shweder et ses collaborateurs affirment que, pour leurs informateurs, « la nourriture, les vêtements, les termes d’adresse, les rôles sexuels et l’observation des rituels sont conçus comme relevant de l’ordre moral. La conception hindoue orthodoxe des obligations objectives ou des lois morales naturelles laisse peu de place pour l’idée que la culture, ou la société, relève de conventions, soit basée sur le consensus et soit arbitraire plutôt que l’expression d’une loi d’ordre naturel » (Shweder, Mahapatra & Miller 1987 : 72). Cette conclusion s’appuie sur le fait que les informateurs hindous traitent des prescriptions comme « une veuve ne doit pas manger de poisson » ou « un fils premier-né ne doit pas se couper les cheveux le jour qui suit la mort de son père » comme s’il s’agissait de règles morales. Ils les jugent absolues et immuables, engageant tous les êtres humains et indépendantes de quelque autorité que ce soit.
À la lumière de ces déclarations, je vais revenir à mon analyse des tabous vezo. Mais, auparavant, je voudrais préciser que, contrairement à Shweder et à ses collaborateurs, je n’ai pas systématiquement recueilli de données sur la manière dont mes informateurs jugent différents types de transgression des règles. Je n’ai donc pas l’intention de présenter mon argumentation comme une alternative ou une critique des leurs. Je cherche plutôt à utiliser leurs affirmations pour affûter mon hypothèse de la nature conventionnelle des tabous vezo.
- 1 J’utilise les données Betsimisaraka à cause des très fidèles transcriptions des invocations sacrifi (...)
- 2 Cole remarque : « On peut presque entendre une gourmandise compatissante dans la voix [de l’orateur (...)
- 3 Cole note qu’elle n’a jamais découvert l’origine de ce « tabou assez étrange » (2001 : 193).
4Afin d’illustrer mon analyse selon laquelle les adultes vezo considèrent les actions interdites par leurs tabous ancestraux comme n’étant, intrinsèquement, ni bonnes ni mauvaises et qu’ils regardent donc ces dernières comme des conventions arbitraires, dépendantes d’une autorité, je m’appuierai sur quelques données ethnographiques. Il existe un mécanisme rituel qui permet aux Vezo de demander à leurs ancêtres la levée de l’un des faly qu’ils ont décrétés. Cette procédure est coûteuse puisqu’elle requiert normalement une offrande substantielle (comme le sacrifice d’une tête de bétail). Elle est également loin d’être simple car elle exige la coopération du hazomanga, l’homme le plus âgé, responsable de la communication avec les ancêtres. Cette coopération n’est pas toujours accordée car contacter les ancêtres pour leur demander de lever un faly risque de les mettre en colère, et la victime la plus probable de leur courroux sera l’hazomanga lui-même. En dépit du prix et des risques, les gens décident cependant de plaider pour la suspension d’un faly quand celui-ci est devenu trop coûteux et trop difficile à respecter (« sarotsy mare »). Les histoires que les gens racontent pour expliquer la nécessité de ces demandes tendent à souligner la différence entre le passé, où il était possible d’obéir aux prohibitions décrétées par les ancêtres, et le présent, où les nouvelles conditions de vie rendent impossible de les respecter. Je reviendrai sur ce point essentiel très bientôt. Pour le moment, je souhaite mettre l’accent sur le fait que les faly qui peuvent être levés par les ancêtres doivent être ceux dont l’existence ne dépend que de leurs seules volonté et autorité. En d’autres termes, les faly ne sont pas des lois morales naturelles devant être respectées en tout lieu et toutes circonstances mais des impositions arbitraires qui restent ouvertes à la négociation.
L’analyse, effectuée par Jennifer Cole (1999 ; 2001), des sacrifices qui se déroulent chez les Betsimisaraka de l’est de Madagascar fournit un excellent compte rendu des diverses manières de négocier un faly1. Tout d’abord, ceux qui enfreignent une interdiction ancestrale, que ce soit volontairement ou accidentellement, peuvent demander à lever ou à purifier le tabou violé. Ainsi, une invocation sacrificielle rapportée par Cole (1999 : 205-207) mentionne le cas d’un enfant ayant mangé du sokina (sorte de hérisson). Mais, comme le remarque l’orateur, « le sokina n’est pas mangé par les ancêtres, c’est une viande taboue ». En sacrifiant un bœuf aux ancêtres, les gens espèrent lever, ou purifier, la violation du tabou par l’enfant et le guérir des inflammations de la bouche dont il souffre depuis qu’il a mangé de cette viande prohibée. Dans une autre invocation, l’orateur commence par reconnaître que « s’il y a bien quelque chose de gras, c’est le tsaky [la nourriture grasse et salée qui accompagne la consommation d’alcool] ». Il continue en racontant comment dans son ivresse, et malgré le fait qu’il ait été mis en garde, Jean-Paul a mangé de l’anguille, chair que ses ancêtres ne consommaient pas. Presque malicieusement, l’orateur remarque que l’anguille interdite étant néanmoins trop grasse et trop désirable2, cela explique que Jean-Paul ait succombé à cette irrésistible tentation ; il offre donc un bœuf aux ancêtres afin qu’ils purifient celui-ci qui, ainsi, n’enfreindra plus le tabou.
Au-delà de ces interventions à visée « purificatrice », chacune de ces invocations sacrificielles plaide pour une levée définitive du tabou concerné. Dans un cas (Cole 2001 : 184, 193), la raison de cette requête est à peine formulée, l’orateur se contentant de noter que tel ou tel faly rend la vie trop difficile en n’autorisant personne à rester dans la maison quand l’homme part aux champs3. Le respect de ce tabou était sans doute possible dans le passé, mais il est devenu trop difficile maintenant que « les descendants ont augmenté et que les petits-enfants sont fort nombreux ». Les ancêtres sont donc exhortés à « lever ce qui est tabou » et à le laisser devenir « ce qui est bien » car, tout simplement, les gens trouvent ce faly « malcommode et difficile à respecter » (Cole 2001 : 193).
Un exemple encore plus éloquent en est fourni dans une autre invocation (Cole 1999 : 206-207) : « Des “paroles” furent proférées par les ancêtres [maternels] […] et si notre enfant veut aller vers le nord, même pour s’engager dans l’armée, il ne peut emprunter aucune route. » Aller vers le nord était interdit aux descendants, car les gens autrefois ne pouvaient pas supporter de se séparer de leurs enfants, aussi avaient-ils formulé cette interdiction. Mais Jacques, pour gagner sa vie, emmène des troupeaux de vaches vers le nord. Pour de l’argent, il va au nord, à l’ouest, au sud et il accompagne des vaches jusqu’à Brickaville (vers le nord). Deux fois, en arrivant à Vatomandry, il n’a pas pu aller plus loin, et il est alors revenu à la maison et a dit à ses parents : « Je me suis senti malade et je n’ai pas pu aller plus loin et mon ami a été à Brickaville et c’est pourquoi notre voyage fut si long. » « Ahh, firent les parents, ce furent les derniers mots que dirent nos ancêtres [sur leur lit de mort], aussi sacrifions-nous maintenant une vache pour lever tout ceci – laissons les [descendants] prospérer. C’est pour purifier cela que nous tuons le bœuf. »
Cette invocation exprime clairement les raisons pour lesquelles le désir des ancêtres d’empêcher leurs enfants et petits-enfants de se déplacer vers le nord est devenu impossible à respecter. Jacques n’essaie que de gagner sa vie en travaillant durement. Et ce tabou ancestral lui entrave la route, littéralement dans ce cas, l’empêchant de suivre le chemin des troupeaux. À en juger par la tonalité générale du récit, Jacques ignore pourquoi, lorsqu’il arrive à Vatomandry, il devient incapable d’aller plus loin. Ce n’est qu’en parlant à ses parents de sa maladie que ceux-ci lui révèlent que c’est la volonté de ses ancêtres qui l’empêche de continuer son travail.
Arrivés à un point où il n’est plus possible de concilier les désirs des ancêtres avec l’ambition de Jacques de faire sa vie, les anciens décident que ce tabou doit être levé. À cette fin, on offre aux ancêtres un bœuf, leur demandant en échange de laisser leurs descendants prospérer en supprimant l’interdiction qu’ils leur avaient imposée de manière capricieuse. On ne peut alors qu’attendre la suite des événements pour savoir si la requête a été acceptée. Comme l’explique Cole (1999 : 212), les gens se disent que si le prochain voyage de Jacques vers le nord se passe bien, cela signifiera qu’il a obtenu la bénédiction de ses ancêtres ; s’il tombe malade une nouvelle fois, c’est que ces derniers auront refusé de lever le tabou.
5La tension entre les demandes et les désirs des ancêtres et les ambitions et les aspirations de leurs descendants est un thème très présent dans la littérature ethnographique sur Madagascar (Bloch 1971 ; 1985 ; 1989 ; Cole 1999 ; 2001 ; Middleton 1999 ; Graeber 1996 ; Lambek 1992 ; Walsh 2002 ; Freeman 2001). Une donnée simple et implacable l’explique : le présent diffère du passé et, par conséquent, les gens qui vivent dans le présent ne peuvent être semblables à ceux qui vivaient dans le passé.
Considérons les coutumes vezo liées à la capture des tortues. Comme je l’ai évoqué par ailleurs (Astuti 2000 : 96-97), la tuerie, la cuisine et la consommation des tortues est étroitement réglementée par toutes sortes de faly qui ont pour but de faire montre de respect envers la tortue au moment même où elle est consommée. Un de ces faly interdit de vendre de la viande de tortue, celle-ci devant être distribuée gratuitement aux parents et amis. Il en allait ainsi dans le passé et il devrait en aller de même dans le présent. Toutefois, chaque fois que mes amis se réunissaient autour d’une tortue qui venait d’être attrapée, ils ne manquaient pas de mentionner leur « difficulté » à respecter le tabou leur interdisant d’en vendre la viande. La chair de tortue est d’une délicatesse rare et peut atteindre un prix fort élevé (car, bien qu’il soit faly de la vendre, il ne semble pas être faly de l’acheter). Les gens disent qu’autrefois l’argent n’était pas aussi nécessaire qu’aujourd’hui, où il est indispensable pour acheter des habits, du savon, de l’alcool à brûler, des médicaments, des filets de pêche, des matelas en mousse, des radios et des piles, etc. Aucun de ces biens n’existait quand les gens du passé ont décrété qu’on ne devait pas vendre la chair des tortues. Aussi les Vezo sont-ils maintenant bloqués : ils possèdent cette denrée précieuse qu’ils pourraient vendre fort cher, ce qui leur permettrait de satisfaire leurs besoins et leurs désirs, et ils doivent respecter un tabou devenu beaucoup trop difficile à supporter.
Lors de mon premier séjour sur le terrain, à la fin des années 1980, on savait certes que des gens apportaient discrètement leur part de viande de tortue au marché afin de la vendre (Astuti 1995 : 64), mais pendant mon dernier séjour, en 2004, j’ai vu en plusieurs occasions vendre de cet animal quasi ouvertement sur le marché de Morondava, parfois même en grande quantité. La première fois que j’aperçus un rassemblement autour d’une vente de tortue, j’en fus choquée et je ressentis même un peu de mépris devant une telle violation de cette prohibition ancestrale.
- 4 Raisons qui s’appliquent également aux parents et au respect qui leur est dû.
6Chaque fois que les gens se plaignaient du fardeau que représentent leurs faly, je me demandais pour quelle raison ils prenaient la peine de les respecter. Comme je l’ai exposé longuement par ailleurs (Astuti 2000), les Vezo considèrent qu’avoir des tabous est ce qui distingue les humains des animaux. Aussi ne pouvais-je pas leur demander pourquoi ils s’y pliaient sans risquer de les offenser en impliquant qu’ils auraient pu choisir de se conduire comme des bêtes. Néanmoins, je suis quasi certaine que, si je leur avais posé la question, ils m’auraient avancé deux raisons. La première est que si quelqu’un n’observe pas ses faly, il court le risque d’être frappé par le courroux de ses ancêtres (ce qui ne signifie pas pour autant que personne ne prend jamais ce risque). La seconde est que les gens se plient à leurs faly afin de respecter et d’honorer (manaja) leurs ancêtres. Ces deux motifs sont assez évidemment liés : le fait que les ancêtres possèdent des moyens puissants pour se venger si leurs descendants dérogent à leur volonté explique que ces derniers choisissent de les respecter et de les honorer. Toutefois, les gens reconnaîtraient – comme je l’ai fait moi-même en voyant vendre ouvertement de la viande de tortue – que ce n’est pas la peur qui les guide mais la réputation et le statut de leurs ancêtres. Car ceux-ci sont les aînés, à la source de la vie de tout individu, à la racine même de l’existence de chacun4. En ce sens, les tabous sont un des moyens « performatifs et envahissants » (Lambek 1992 : 253) les plus importants que les Vezo ont à leur disposition afin d’honorer et de faire montre de respect envers leurs ancêtres ; les faly permettent aux désirs et aux intentions des anciens de façonner la vie au présent de leurs descendants, quel que soit le caractère déraisonnable, arbitraire, difficile et, par définition, dépassé de leurs volontés.
- 5 Certains Vezo assumaient que tous les Européens ont des faly qui réglementent le nombre d’enfants q (...)
7Dans son essai « Totem et tabou », Meyer Fortes note qu’» il est caractéristique de l’univers tallensi que chacun s’y sente obligé de se plier aux coutumes édictant des tabous. Peu importe leur caractère raisonnable ou arbitraire (du moins aux yeux d’un observateur), le fait qu’elles soient insignifiantes dans leurs effets ou pénibles à respecter ; peu importe également qu’elles soient créditées d’avoir été instituées par décret des ancêtres ou qu’elles soient considérées comme ayant existé de tout temps. Ces coutumes constituent de véritables impératifs moraux auxquels nul individu ne saurait déroger en actes ou en pensées même s’ils concernent un nombre important de gens. Le respect d’un tabou exprime la soumission à un ordre intérieur qui ne saurait être remis en question » (Fortes 1987 : 125-126).
À la suite de Fortes, j’aimerais aussi suggérer que le respect des faly vezo est accepté et considéré absolument obligatoire et que, quelle que soit leurs exigences (négatives), on ne les remet pas en cause – à l’exception de la possibilité de purifier les inévitables transgressions et de supplier les ancêtres de lever telle ou telle prohibition précise. À l’image des tabous tallensi, les faly vezo sont des impératifs moraux car c’est en les acceptant et en s’y pliant que les Vezo deviennent des agents moraux, c’est-à-dire le type de personnes qui respectent et honorent la source de leur vie et de leur bien-être.
Comme je vais en faire la démonstration, c’est bien l’acceptation par les Vezo de la volonté de leurs ancêtres qui les transforme en agents moraux. On pourrait donc légitimement s’attendre à ce que l’absence de tabous ancestraux soit une caractéristique définissant les agents non moraux. Cela semble bien être le cas pour au moins trois raisons. Première raison : comme je l’ai déjà mentionné, pour les adultes vezo c’est la capacité humaine à « connaître les tabous » (« mahay faly ») qui distingue les êtres humains des autres animaux, de sorte que ne pas posséder de tabou équivaudrait à ne pas être humain (Astuti 2000). De manière peu surprenante, mes hôtes vezo furent heureux de découvrir que j’avais bien quelques tabous, même s’ils s’émerveillaient de leur nombre restreint5.
Deuxième raison : il existe une catégorie d’individus – les descendants d’esclaves (« andevo ») – à laquelle on dénie la qualité de personne à part entière ainsi que celle d’agent moral. Bien que l’esclavage ait été formellement aboli à Madagascar il y a plus de cent ans, le statut d’andevo reste extrêmement saillant– même s’il n’en est jamais question ouvertement – puisque des personnes d’ascendance « libre » ou « pure » refusent d’épouser des descendants d’esclaves et leur interdisent de participer à quelque rituel ancestral que ce soit (en disant que leurs ancêtres ont rendu faly une telle participation). De fait, un des traits qui caractérisent les descendants d’esclaves est bien l’absence de faly ancestraux. Car les andevo ont perdu leurs ancêtres (« very raza ») lorsqu’ils furent déportés loin de leurs terres ancestrales, les empêchant ainsi de retourner aux tombeaux de leurs ascendants et d’être bénis par eux. Sans ancêtres, les descendants d’esclaves sont par conséquent sans faly. Ce qui explique que soit soulevée la question de leur nature : « Quelle sorte de gens sont donc ceux qui n’ont pas de faly ? »
Troisième raison : les Vezo disent que les enfants ne connaissent pas et ne peuvent pas comprendre les faly (« tsy mahay faly, tsy misy faly »). Cela s’applique aux enfants de moins de 6-7 ans, parfois plus, dont on souligne avec emphase qu’ils sont sans sagesse (« tsy mahihitsy ») et sont donc incapables de comprendre quoi que ce soit des prohibitions formulées par les ancêtres. On peut, bien sûr, apprendre aux enfants à ne pas faire ceci ou cela. Par exemple, dès qu’ils sont capables de tenir quelque chose dans leurs mains, on leur enseigne de tendre les deux mains pour accepter un objet qu’on leur donne ; pour ce faire, on frappe la main tendue tout en saisissant la seconde main et en les tirant toutes deux en avant. Mais, du point de vue des adultes, un tel apprentissage, même s’il provoque une conduite correcte, n’est pas suffisant pour instiller aux enfants une compréhension des faly. Aussi les adultes décrivent-ils régulièrement les enfants comme des animaux, pas encore humains (« mbo tsy olo, fa biby »). Ils ne deviennent pleinement humains que lorsqu’ils deviennent capables de comprendre d’où viennent les faly et les raisons pour lesquelles on doit les respecter.
Revenons maintenant à la citation de Fortes. À l’image des tabous tallensi, les faly vezo sont des impératifs moraux qui engagent totalement les descendants et ne peuvent être remis en cause. Mais je voudrais préciser que la raison pour laquelle les faly vezo relèvent de la moralité, c’est précisément parce que les Vezo eux-mêmes (et pas seulement un observateur extérieur, comme l’implique Fortes) ont tendance à les estimer déraisonnables, futiles, pesants et arbitraires. Comme je l’ai suggéré plus haut, les activités réglées par les faly ancestraux sont considérées comme n’étant ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Mais, ce qui est vu comme relevant vraiment du bien, c’est de se plier docilement à la volonté et aux désirs des ancêtres, quels qu’ils puissent être. C’est la volonté inconditionnelle de s’aligner sur les ancêtres qui constitue un acte moral même si, et précisément parce que, les ancêtres sont capricieux et ont des désirs arbitraires.
Ma conclusion diffère donc de celle de Shweder et de ses collaborateurs. Car, à l’inverse de ce que ces derniers disent des Hindous d’Orissa, la distinction entre moralité et conventions n’est pas étrangère aux Vezo. Mais elle est placée de telle manière que c’est le fait même de se plier avec obéissance à des prohibitions considérées comme conventionnelles – arbitraires, localisées, autoritaires – qui constitue un des plus importants actes de déférence envers les ancêtres. De tels actes de déférence sont moraux, au sens où ils ne sont pas arbitraires, localisés et dépendants d’une autorité extérieure. Il est, par nature, juste et bien que les êtres humains respectent et honorent leurs ancêtres ; s’ils ne le font pas – que ce soit parce qu’ils sont trop jeunes pour comprendre ou parce qu’ils ont perdu tout contact avec leurs ancêtres –, alors, tout simplement, ils ne sont pas vraiment humains.
De nombreuses pages de la littérature psychologique sur le développement moral sont centrées sur la distinction morale / convention et sur l’affirmation que cette distinction vient sans effort à l’esprit des jeunes enfants. Mon analyse des tabous vezo suggère que, même si cette distinction était universelle, et même si elle se produisait « tout naturellement », les adultes vezo, en transformant leur obéissance à une règle conventionnelle en un acte moral inconditionnel et non négociable, la placent bien ailleurs que ce qui est suggéré dans ces écrits. Et, bien que les Vezo ne se privent pas de dire que les faly sont des prohibitions conventionnelles qui pourraient être annulées si tel était le désir des ancêtres, il est vraisemblable que la distinction conceptuelle entre le caractère conventionnel des faly ancestraux et le caractère moral du fait de s’y plier s’efface dans l’expérience subjective des Vezo qui, au quotidien, se soumettent à la volonté de leurs ancêtres en mangeant, s’habillant, faisant l’amour, bougeant ou parlant tout comme eux.