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Odeurs

Des odeurs à ne pas regarder…

Joël Candau et Agnès Jeanjean
p. 51-68

Résumés

L’article rend compte d’une recherche menée en France auprès de diverses professions dont les membres sont confrontés à des expériences olfactives sévères. Dans la première partie du texte, les auteurs défendent l’idée que l’anthropologie est indispensable à la compréhension de la spécificité de l’expérience olfactive humaine. La seconde partie livre les résultats d’enquêtes récentes auprès de professionnels en rapport avec les odeurs des corps humains, vivants ou morts, ou encore de leurs déchets évacués dans les égouts. Au vu des données recueillies, il apparaît que les représentations sociales de la maladie, de la mort, du corps et de ses produits pèsent lourdement sur des sensations qu’un informateur qualifie d’« odeurs à ne pas regarder », le langage jouant un rôle important dans leur focalisation culturelle.

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Lieu d'étude :

France
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Texte intégral

1Dans notre société, qui se caractériserait par un « silence olfactif », de nombreuses personnes se trouvent pourtant, du fait de leur profession, exposées fréquemment, quotidiennement parfois, à diverses substances odorantes. Ces professionnels sont donc susceptibles de partager entre eux des sensations et, partant, des représentations, des pratiques olfactives. Les premiers résultats des recherches que nous menons depuis plusieurs années auprès de certains de ces groupes renforcent l’hypothèse d’une culture olfactive propre à chacun d’entre eux. Chez les parfumeurs, par exemple, on a pu attester (Candau 2000) l’existence d’une mémoire collective faite du partage de souvenirs olfactifs non autobiographiques. Cette mémoire est le fruit d’un apprentissage collectif fondé sur la contextualisation, la répétition de la perception et la mise en place d’un lexique stabilisé (Candau 2004d). Cette recherche en milieu professionnel s’est ensuite élargie à d’autres disciplines, tout en se donnant un objet plus précis. En réunissant les compétences d’anthropologues, de psychologues, de linguistes et de chimistes, l’objectif est désormais de mieux connaître les caractéristiques du langage naturel appliqué aux sensations olfactives : son étendue (le lexique), ses corrélats éventuels avec la structure moléculaire des substances odorantes, les catégories perceptives dont il rend compte ou qu’il permet de construire (Candau 2003a), la signification qui lui est donnée par les locuteurs, les modalités du partage éventuel (Candau 2004b) de cette signification par les membres des groupes professionnels qui ont vocation à l’utiliser de manière plus ou moins élaborée.

2Dans la première partie de cet article, nous soulignons l’apport de l’anthropologie à ce programme de recherche et, plus généralement, à la compréhension de la spécificité de l’expérience olfactive humaine. Dans une seconde partie, nous rendons compte de nos enquêtes les plus récentes, menées auprès de professionnels en rapport avec les odeurs des corps humains, vivants ou morts, ou encore de leurs déchets évacués dans les égouts (Jeanjean 1999a).

L’anthropologie de l’olfaction : contexte théorique

  • 1 C’est, par exemple, la vocation de la revue Chemical Senses.

3L’olfaction et les odeurs sont des domaines de recherche aujourd’hui bien explorés par la chimie1, la neurophysiologie (Brand 2001 ; Holley 1999), la psychologie (Urdapilleta & Dubois 2003), y compris celle de l’enfant (Schaal 1997), et, de plus en plus, la linguistique (Intellectica 1997). Ces travaux, qui pour la plupart privilégient la psychophysique classique ou la biologie moléculaire moderne, sont à l’origine d’avancées considérables dans la compréhension de la structure et des fonctions du système olfactif humain. Toutefois, dès lors qu’ils prétendent rendre compte de l’expérience olfactive, ils sont souvent qualifiés de réductionnistes, pour trois raisons principales.

  • 2 À titre d’exemple, on peut en compter plusieurs centaines dans la fraction volatile d’un vin.

4En premier lieu, leur validité écologique est mise en cause. Le paradigme expérimental dominant, celui des laboratoires d’analyse sensorielle, fournit des résultats certes irréprochables du point de vue des protocoles et de la quantification, mais difficilement transposables dans la vie quotidienne. D’une part, les expériences sont faites sur des substances odorantes monomoléculaires alors que les produits odorants rencontrés en situation naturelle sont des mélanges d’un grand nombre de composants2. D’autre part, dans le souci d’un contrôle optimal des variables indépendantes, les travaux menés en laboratoire déréalisent l’expérience olfactive en faisant généralement abstraction de son contexte toujours singulier : écologique, culturel, social, affectif, émotionnel (Howes 2003 ; Shepard 2004).

  • 3 Certes, la psychologie cognitive définit la perception comme « le résultat de l’ensemble des opérat (...)

5En second lieu, on a reproché à la psychophysique de l’olfaction de passer à côté d’une caractéristique essentielle de l’expérience olfactive humaine : sa nature profondément subjective (Hudson & Distel 2003). L’odeur, en effet, est la représentation subjective d’un événement objectif, celui de la rencontre entre des molécules volatiles odorantes – appelées aussi « molécules odorivectrices » – et un corps physiologiquement capable de les percevoir. Elle est un état de conscience qui relève du registre des qualia, le quale étant défini comme l’expérience phénoménale de la chose ou encore, selon la formule consacrée, « l’effet que cela fait ». Or, cet effet-là – la question de la signification3 associée par un individu à son expérience sensorielle – est négligé par les tests en laboratoire qui se centrent sur la quantification des jugements relatifs à l’intensité, la familiarité ou la valence hédonique des stimuli par des individus considérés comme interchangeables (excepté pour les variables d’âge et de sexe).

6La troisième raison du caractère réducteur des expériences menées en laboratoire ne relève plus, contrairement aux deux précédentes, d’un questionnement défaillant imputable à la nature même des conditions expérimentales mais d’un questionnement inexistant. La question à poser, et qui ne l’est pas parce qu’elle ne relève pas de l’horizon épistémologique de ces expériences, est celle des formes du partage (Candau 2003b) des sensations olfactives dans le contexte de la vie quotidienne ou, autrement dit, des manières culturelles de sentir. Dans le domaine de l’expérience sensible comme dans bien d’autres (manières d’être, manières de faire), les individus partagent des manières de sentir et des représentations de celles-ci, selon des modalités culturellement différenciées (Candau 2004c ; Chrea et al. 2005) dans le temps et dans l’espace. S’affranchir de cette dimension de l’expérience olfactive humaine équivaut à escamoter ce qui donne à celle-ci sa nature spécifique. Contre ce dernier réductionnisme, la tâche de l’anthropologue est sans ambiguïté. Il lui appartient de mettre en évidence les savoirs et savoir-faire partagés et les représentations collectives de ces savoirs et savoir-faire qui permettront de dire : dans tel ou tel groupe, il est possible d’identifier une « culture olfactive », éventuellement différente de celle d’un autre groupe. Comment ces savoirs et savoir-faire sont-ils partagés ? Ce partage est pour une part naturellement contraint puisque, sauf cas pathologiques, les propriétés anatomo-fonctionnelles qui concourent à l’olfaction sont les mêmes chez tous les êtres humains, nonobstant leurs particularités idiosyncrasiques. Dès lors, la question centrale de l’anthropologie de l’olfaction – et, plus généralement, de l’anthropologie sensorielle – devient celle de la possibilité et des modalités d’une focalisation culturelle des sensations individuelles à l’intérieur de ces limites naturelles.

7Selon certains travaux (linguistique, psychologie), l’odeur resterait un événement entièrement enfermé dans la subjectivité de chaque individu. En Occident tout au moins, elle n’aurait pas été construite collectivement « par la négociation d’un partage du sens dans l’interaction verbale » (Dubois & Rouby 1997 : 16), contrairement à ce que l’on peut observer dans le domaine des couleurs. Tout semble se passer, note Benoist Schaal, « comme si l’acquisition des connaissances chimiosensorielles était livrée au hasard des expériences individuelles » (2004 : 55). Est-ce à dire que cet objet échapperait à l’anthropologue ? La littérature spécialisée montre le contraire. Même si l’anthropologie a largement négligé l’olfaction en regard d’autres domaines de l’expérience sensorielle, en particulier la vision des couleurs (Berlin & Kay 1969 ; Tornay 1978 ; Kay & Regier 2003), on compte de nombreuses publications attestant l’existence de différences dans la perception olfactive entre groupes (Classen 1993 ; Classen, Howes & Synnott 1994), voire entre pays (Gilbert & Wysocki 1987). L’évaluation hédonique des odeurs, leur dénomination, leur mémorisation (Candau 2001), leur catégorisation (Rouby & Sicard 1997), leur insertion dans des dispositifs de cognition spatiale (Rodaway 1994) ou encore les seuils de tolérance olfactifs sont socialement, culturellement et historiquement (Corbin 1982) déterminés. De ce fait, les modalités de l’expérience olfactive sont plus ou moins partagées à l’intérieur des groupes ou des pays considérés.

  • 4 « Ce que l’on recherche lorsqu’un groupe décrit sa perception d’un stimulus, c’est un alignement sé (...)

8Toutefois, la nature véritable de ces modalités reste largement méconnue. En effet, les explications très générales des nombreuses théories qui font appel aux « cadres sociaux » ou aux « influences culturelles » ne permettent pas de comprendre comment, concrètement, des individus sont capables (ou non) de partager une expérience olfactive : réactions identiques aux mêmes stimuli, recours à un lexique commun, signification similaire associée aux descripteurs, etc. Selon notre hypothèse, c’est en privilégiant l’étude du codage verbal de l’expérience olfactive que nous pourrons mieux comprendre comment cette expérience parvient à faire l’objet d’un partage. Cette hypothèse est banale, mais elle est congruente avec ce que l’on sait de l’apprentissage et de l’usage du langage : en situation de communication, il consiste à rechercher puis à produire les mots qu’il faut dans les circonstances adéquates de telle sorte que leur énonciation suscite l’approbation d’un groupe de locuteurs4. Or, peu ou prou, cette recherche et cette tentative de production des « mots qu’il faut » doivent être renouvelées lors de chacune de nos expériences olfactives.

  • 5 De même qu’il est tout à fait improbable, sauf dans le domaine poétique, de trouver le mot rêche as (...)
  • 6 Pour le « monde des sonorités », voir par exemple Lévi-Strauss (1964 : 30).
  • 7 « Les phrases observationnelles, comme nous les avons identifiées, sont précisément ces phrases occ (...)

9En effet, en l’absence dans la langue française d’un lexique stabilisé comparable au vocabulaire des couleurs, décrire une odeur représente un véritable défi cognitif. Nommer, c’est déjà abstraire l’odeur de l’expérience primordiale, et cette abstraction ne va pas de soi quand les outils conceptuels font défaut. Dès lors, dans le langage naturel, l’idiome des fluides, selon l’expression de Joris-Karl Huysmans, est imprécis (mais pas arbitraire5), métaphorique voire poétique, ce qui a conduit Sperber (1974 : 130) à voir dans les odeurs des « symboles par excellence ». En même temps que les odeurs, d’autres éléments du monde sont mobilisés, pensés et décrits. Si cette ouverture aux correspondances est le propre de la « pensée sauvage6 », dans le cas des odeurs ces élaborations symboliques ont une forte dimension individuelle. Dans un langage proche de celui de Quine, on pourrait dire que la nature des descripteurs olfactifs ne permet pas de décider de leur densité observationnelle7 et ne peut donc garantir la constance de la signification-stimulus de locuteur à locuteur.

10Pourtant, si notre recherche auprès de professionnels exposés à des stimuli olfactifs à forte charge émotionnelle met en lumière la dimension subjective inhérente à leur perception, des constantes apparaissent qui révèlent l’expérience partagée d’« odeurs à ne pas regarder », selon les mots d’un de nos informateurs.

Les odeurs de la maladie, de la mort et du corps en contexte professionnel

  • 8 Le choix de ces contextes professionnels est motivé par le fait que dans chacun d’eux les individus (...)

11Cette recherche s’appuie sur des expériences sensorielles singulières propres à divers milieux professionnels, sans souci d’une représentativité statistique. Nous avons d’une part multiplié les observations d’individus qui, du fait de leur métier, sont exposés quotidiennement aux odeurs de cadavres et de déchets humains, et d’autre part recueilli les descriptions de ces expériences olfactives, c’est-à-dire ce que Jacques Theureau appelle des cours d’action : « Ce qui, dans l’activité d’un (ou plusieurs) acteur(s) est significatif pour ce (ou ces) dernier(s), c’est-à-dire racontable et commentable par lui (ou eux) » (Theureau 1991 : 45). Nos informateurs sont égoutiers, employés de la morgue, employés de stations d’épuration, fossoyeurs, infirmières hospitalières, médecins légistes, pompiers, thanatopracteurs8. Ils travaillent à Antibes, Lunel, Mèze, Montpellier, Nice, Nîmes, Toulon. Tous les entretiens, sauf deux, ont été réalisés sur le lieu de travail, soit en pleine activité professionnelle, soit à l’occasion d’une pause. Certains d’entre eux ont été conduits avec plusieurs interlocuteurs simultanément. Dans ce cas, ils ont souvent pris une tournure collective qui a permis des confrontations et favorisé le phénomène de « réaccentuation » des discours évoqué par Mikhail Bakhtine (1986 : 89). En comparant leurs descriptions, nos interlocuteurs se sont alors interrogés sur les différences interindividuelles manifestes et sur les conditions d’un partage des sensations olfactives. Pour traiter les données, nous avons juxtaposé deux démarches, celle d’une analyse classique du contenu explicite des entretiens et une autre méthode, expérimentale pour nous, fondée sur le principe de l’analyse sémantique latente (utilisation du logiciel lsa, Latent Semantic Analysis : Tisserand et al. 2004).

12D’une manière générale, le professionnel qui évolue dans un environnement d’odeurs désagréables 1) a acquis ses savoirs et savoir-faire olfactifs sur le tas ; 2) ne dispose pas d’un lexique stable et précis pour décrire les stimuli ; 3) mobilise son expérience singulière tout en ayant recours dans certains cas à des invariants ; 4) utilise des descripteurs qui, pour la plupart, rendent compte du caractère « invasif » des « mauvaises » odeurs ; 5) ne qualifie et ne catégorise jamais les stimuli olfactifs de manière absolue mais relative, en fonction du contexte de la perception et d’enjeux symboliques et sociaux. Dans sa forme la plus radicale, cette relativité de la perception peut aller jusqu’au déni du stimulus. Nous développons ces cinq caractéristiques principales de l’expérience olfactive dans les sections suivantes.

Une expérience olfactive acquise sur le tas

  • 9 Pour une description de l’odeur « algale », voir infra.

13Dans toutes les professions considérées, la compétence olfactive ne fait pas l’objet de formation officielle ni de prescription. Les savoirs olfactifs, expliquent les égoutiers et employés de stations d’épuration, occupent une place importante dans leur travail : « Une station, tu travailles avec les yeux et le nez. Moi, d’entrée, si ça sent, je regarde et avec ça je sais ce qui se passe. Enfin, je sais qu’il y a un problème […]. Moi, je rentre le matin : s’il n’y a pas d’odeur, tous les matins, tu fais pas attention. S’il y a une odeur, tout de suite elle te vient. Tu sors de la voiture et c’est bon. » « Moi, la station je la connaissais à l’odorat. » Ces savoirs sont acquis cependant de façon empirique : « La partie olfactive qu’on va détecter nous-mêmes c’est comme le visuel c’est empirique, et puis c’est ce qu’on appelle l’expérience. Dans tous les métiers il y a une part d’expérience, eh bien ça c’est l’expérience de chacun, c’est dans le temps qu’on l’apprend », déclare le directeur d’une station d’épuration. Une employée confirme : « À l’école, on ne nous apprend pas à repérer une odeur. On a l’impression que c’est de l’eau du robinet dont il s’agit. Si on ne va pas jeter un coup d’œil sur le terrain… C’est là [sur le terrain] qu’on rencontre les odeurs, qu’on apprend ça […]. Ce sont mes collègues qui m’ont dit : “Là ça sent l’H2S” [hydrogène sulfuré], et puis je les ai entendus parler d’odeur algale9 en même temps que je sentais, et petit à petit c’est comme ça que j’ai appris à les repérer, à les identifier […] Il n’y a pas beaucoup de vocabulaire à part H2S et odeur algale. » Chez les infirmières également, il n’y a pas d’apprentissage systématique des odeurs. Celles-ci ne sont pas recherchées et explorées mais subies : « On ne peut pas ne pas les sentir », constate l’une d’entre elles. En définitive, l’acquisition d’une expertise olfactive passe par une formation « sur le tas », dit un médecin légiste, par « imprégnation », comme si, dans le cas de l’olfaction, il était difficile d’imaginer un apprentissage qui n’engage pas intimement le corps.

Un lexique instable, des difficultés à dire

14Hormis quelques exceptions (H2S, odeur algale), il n’existe dans aucun de ces milieux professionnels de lexique olfactif stable et partagé, contrairement à ce que l’on peut observer dans le domaine de la parfumerie ou de l’œnologie. Pour nos informateurs, nommer les odeurs demeure problématique. « Il n’y a pas de mot pour les odeurs », note un égoutier. « Je ne vais pas y arriver », « On sent bien la différence, mais on n’a pas mis de nom dessus », observent un employé de station d’épuration et le chef d’un service d’assainissement. Les infirmières, les sapeurs-pompiers et les employés de la morgue dénomment également avec difficulté les stimuli olfactifs. Au cours d’un entretien de quarante-cinq minutes, une infirmière a utilisé vingt-trois fois les épithètes « particulier » et « caractéristique » pour qualifier diverses odeurs de l’hôpital, signe des difficultés rencontrées pour les décrire de manière précise. « Le cancer a une odeur », affirme un employé de la morgue, mais « on n’a pas de mots pour la définir » ; « pas de mots précis » ; « les mots manquent » ; « c’est une faiblesse chez moi, pour mettre des adjectifs » ; « c’est difficile de mettre un qualificatif à une odeur ». Un autre employé de cet établissement fait le même constat : « On n’a pas un terme bien défini pour les différentes odeurs que l’on a. On n’a pas de terme technique pour décrire telle odeur de tel corps, non. Pas du tout, non. On en revient toujours aux mêmes mots, aux mêmes phrases. » Il rejoint ainsi l’opinion d’un sapeur-pompier : « On ne peut pas définir, de toute façon, on sait. » Bref, ce lexique olfactif, essentiel pour l’élaboration et le partage des savoirs, est imprécis (on compte un nombre élevé de descripteurs différents pour un même stimulus), instable, métaphorique, souvent idiosyncrasique et, enfin, catégorique : les odeurs évoquées ici s’imposent comme une donnée impérieuse de l’expérience sensible – « on sait » –, en quelque sorte indiscutable.

Idiosyncrasies et invariants

  • 10 Technicienne dans une station de lagunage.
  • 11 Directeur d’une station d’épuration.
  • 12 Directeur d’une station d’épuration.

15Lorsqu’ils décrivent un stimulus olfactif, nos informateurs puisent dans leur expérience intime du monde et dans une mémoire qui, en même temps que l’odeur, a enregistré tout son contexte sensoriel et émotionnel. « C’est une odeur de champ de vache ou de carnaval, plus exactement les maquillages que l’on me mettait sur le visage pour le carnaval de Frontignan quand j’étais petite », affirme par exemple une employée mézoise des égouts pour décrire l’odeur des boues asséchées à l’issue de leur traitement en station d’épuration. On retrouve cette dimension biographique dans la description de l’odeur du cadavre d’une personne ayant séjourné en mer par un employé de la morgue de Nice : c’est une « odeur… je dirais un peu de… d’eau stagnante, de méduse en décomposition au bord de l’eau ». Ici encore, un souvenir olfactif personnel – l’odeur d’une méduse pourrissant sur une plage – vient marquer de son empreinte l’appréciation portée sur l’odeur d’un noyé. Dans ce dernier cas, le partage semble possible seulement si les interlocuteurs ont vécu une expérience semblable. Voilà pourquoi nos informateurs inventent souvent des images visant à favoriser une représentation partagée d’une expérience olfactive assimilée à celle qu’ils tentent de décrire : « L’odeur du dernier bassin c’est une odeur algale, une odeur de rivière un peu forte, ce n’est pas une odeur d’étang, c’est de l’eau douce, contrairement à l’étang qui est salé… Une odeur pas désagréable. Vous mettez de l’herbe dans un verre d’eau et vous l’écrasez en la laissant quelques jours et ça donne cette odeur. Je ne l’ai jamais fait, mais j’imagine que ça doit donner la même odeur, il faudrait essayer d’ailleurs pour voir. Ça doit être ça… Enfin je pense. C’est l’image que j’ai10. » Ou encore : « À la sortie de la station, il y a une odeur que je qualifierai de bonne odeur parce que votre eau est bien épurée et elle a cette bonne odeur. Moi je n’ai pas de définition. Je ne saurais pas dire. Ça sent l’étang, mais un bel étang… Vous voyez ? C’est comme ça que je le traduirais11. » La réussite de la communication n’est jamais complètement assurée. C’est bien entendu le cas de toute situation d’interlocution, mais cette incertitude est particulièrement élevée lors de la description d’odeurs. « D’abord chacun aura sa perception. Moi je vais vous donner un exemple très précis et assez amusant. C’est justement l’aérateur. Je vous disais, moi : “Ça a une bonne odeur.” Qualifier cette bonne odeur, moi j’en suis incapable. Notre ancien patron trouvait lui que ça avait une odeur d’oignon roussi. Je lui disais : “Écoute, si tu dis ça, moi je ne viendrai pas manger chez toi, si tu trouves que ça sent l’oignon roussi.” Mais il disait ça très sincèrement. Pour lui une bonne odeur d’aérateur, c’était une odeur d’oignon frit. Honnêtement, je n’ai pas cette perception. J’ai une bonne odeur, mais pas d’oignon frit12. » À nouveau, on devine ici combien la perception d’une odeur engage personnellement celui qui l’exprime.

  • 13 En outre, quand nous imaginons des odeurs, nous flairons (sniffing vs smelling) plus profondément s (...)
  • 14 Benfasi (2001 : 193 et 198). Des données neuroanatomiques, électrophysiologiques et psychophysiolog (...)

16Cette dimension biographique et individuelle conduit à s’interroger sur l’existence d’invariants en matière de perception olfactive, au moins pour le versant négatif de l’espace hédonique. Lors de travaux consacrés à la sensibilité chimiosensorielle chez le nouveau-né humain, on a observé des marqueurs faciaux du dégoût en présence de l’odeur de l’acide butyrique, jugée désagréable par les adultes (Soussignan & Schaal 2001, 1996). Dans le domaine du goût, largement impliqué dans l’odorat par la voie rétronasale, on sait que les nouveau-nés réagissent négativement à l’amertume (Steiner 1979). Par ailleurs, dans le cas d’un jugement hédonique, les odeurs désagréables sont traitées plus rapidement que toutes les autres13, avec comme corollaire une augmentation du rythme cardiaque des sujets14. Même si, en physiologie de l’olfaction, le débat entre les partisans des conceptions « nativistes » et « constructivistes » reste ouvert, il n’est pas aventureux de supposer que notre sens de l’odorat est naturellement mis en alerte, de manière précâblée, par des odeurs dites « désagréables ». Peut-être sommes-nous en présence d’un phénomène adaptatif : nous aurions intérêt à détecter plus rapidement les mauvaises odeurs afin de nous en détourner aussitôt, certaines d’entre elles pouvant être toxiques. Certes, le lien établi entre les pestilences et la toxicité n’est pas un lien causal direct, mais il n’en est pas moins réel statistiquement parlant (Holley 1999 : 220). Dès lors, comme dans beaucoup d’autres domaines de la cognition (Sperber & Hirschfeld 2004), il est préférable de surestimer un danger que de le sous-estimer. En l’occurrence, il vaut mieux se méfier à tort d’une mauvaise odeur que négliger un signal malodorant qui serait effectivement toxique.

  • 15 Au point de considérer le fait de cet apprentissage « comme une vertu dont on aurait hérité sans sa (...)
  • 16 Technicien dans un service d’assainissement.

17Nous ne prétendons pas que ce raisonnement s’applique à toutes les odeurs rencontrées par nos informateurs – les odeurs d’excréments, par exemple, entrent mal dans ce cadre interprétatif, comme le suggère le comportement du tout jeune enfant –, de nombreux travaux d’historiens montrant, à la suite de Sigmund Freud et de Norbert Elias, que, dans ce domaine, le dégoût est aussi le résultat d’un apprentissage inscrit dans des mécanismes de socialisation. Par ailleurs, certains dégagements gazeux mortels ne sont pas perceptibles par l’odorat. C’est le cas du CO2 (dioxyde de carbone) ou du H2S. À faible concentration, ce dernier gaz dégage une odeur bien connue d’» œuf pourri », mais à forte concentration (qui est toxique voire mortelle) il attaque les cellules olfactives à tel point qu’il ne peut plus être perçu. Cela représente un danger pour les égoutiers qui ont le sentiment que « dans les égouts, contrairement à ce qui se passe ailleurs, c’est justement quand il n’y a pas d’odeur qu’il faut se méfier ». En outre, ce que les égoutiers semblent le plus redouter pour leur santé ne sent, selon eux, pas forcément mauvais. Il s’agit de substances chimiques dont ils ne connaissent pas l’origine et dont ils ignorent tout des procédés de fabrication. C’est précisément le caractère inconnu, étrange, de l’odeur qui les alerte et les inquiète. Ils se soucient également de ne ressentir ni gêne ni dégoût vis-à-vis d’odeurs qualifiées de mauvaises par ceux qui n’exercent pas leur activité professionnelle. L’hypothèse d’un sentiment « naturel » de répulsion dont ils seraient privés les conduit à s’interroger sur leur propre constitution physiologique. Certains en viennent à légitimer en nature leur compétence professionnelle : « Les égouts pour y travailler, il y a ceux qui supportent l’odeur et ceux qui ne supportent pas, c’est physiologique. Il y a ceux qui restent et ceux qui abandonnent le boulot dès le premier jour… On en voit passer ici des gens qui ne restent pas, qui ne peuvent pas supporter les odeurs. C’est physiologique. On est fait comme ça15. » D’autres considèrent que leur absence de répulsion provient d’une accoutumance. Leur travail les aurait en quelque sorte transformés, leur activité professionnelle aurait une influence sur leur physiologie : « Alors la personne qui va la [l’odeur d’égout] sentir la première fois, c’est certain, là ça va être écœurant […]. Là c’est oups, c’est dur, il faut avoir le cœur bien accroché. Parce que c’est l’odeur qui… ce n’est pas tant la vision de ce que l’on voit qui nous gêne, c’est plutôt l’odeur pour la première fois. Après on y est habitué. Après, quand vous y êtes habitué, vous ne les sentez plus ces odeurs16. » Ces propos confirment le constat de Béguin (1993 : 63) selon lequel la mise en œuvre d’une expertise olfactive repousserait la dimension hédonique au second plan du jugement perceptif. En revanche, d’autres égoutiers continuent à juger mauvaises les odeurs qu’ils respirent quotidiennement ; ils les acceptent, expliquent-ils, « parce qu’il faut bien gagner sa vie ». Ils qualifient alors d’« archaïques » ceux d’entre eux qui disent ne pas ressentir, ou ne pas craindre les odeurs d’égouts.

  • 17 Sur la notion de hiérarchie sensorielle, voir Corbin (1990 ; Dias 2004).

18Cette catégorisation intraprofessionnelle peut se conjuguer avec une hiérarchisation olfactive17 relevant d’une stratégie de distinction interprofessionnelle. Ainsi, certains de nos informateurs rejettent les pires odeurs vers d’autres professions. C’est le cas des égoutiers et employés des stations d’épuration qui, dans un environnement professionnel olfactivement péjoré, réfèrent ce qui est senti à ce que d’autres sentent ailleurs, dans d’autres milieux, comme le montrent ces extraits d’entretiens : « Je préfère être là dans une station d’épuration que de voir des morts, être à la morgue ou un truc comme ça. Faut voir le moral, le coup qu’il prend là » ; « Comme, par exemple, les odeurs de bennes à poubelle. Qu’est-ce que vous en pensez, vous, de ces odeurs ? Moi je les crains » ; « On vit avec. C’est pas pire que dans les parfumeries ou dans certaines sociétés qui fabriquent des chocolats ou des choses comme ça, des essences particulières. Ou les tanneries » ; « Les tanneries, moi j’y suis allé une fois. Pour moi c’est infect une tannerie alors qu’une station d’épuration sent bon » ; « Chaque industrie a ses odeurs. La cellulose, les abattoirs… Tout ça c’est spécial » ; « Par contre, quand on va dans une autre station, celle de Marseille par exemple, le processus (d’épuration) est différent. Là on a une digestion, c’est vraiment typique, moi j’ai du mal à m’adapter à Marseille, c’est hard… C’est pas nos odeurs. Nos odeurs on les connaît, mais oui, c’est nos odeurs, ça fait partie d’un ensemble. »

19Dans ce domaine de la perception, il est dès lors très difficile de distinguer la dimension sociale de la dimension « naturelle » et, partant, d’attester l’existence d’invariants. Toutefois, si les odeurs d’égouts, dites parfois « normales » ou même « rassurantes », prêtent à discussion, il existe deux types d’odeurs toujours qualifiées de mauvaises en des termes particulièrement violents : elles sont « horribles », « insoutenables », « effrayantes ». Il s’agit d’une part des odeurs directement en rapport avec la mort et d’autre part de celles qui sont considérées comme les plus « pénétrantes ». En leur présence, toutes les descriptions de nos informateurs attestent du sentiment tenace d’une violation de leur propre corps par les molécules odorantes.

Des odeurs qui font violence

20Comment expliquer un tel sentiment ? Les difficultés rencontrées pour se protéger des stimuli olfactifs, l’accès immédiat des messages au cerveau, tout concourt à faire de l’odorat un sens de l’intrusion. Des odeurs, nous sommes obligés « à en partager l’apport », remarquait Kant (1986 : 976). Sentir, c’est exposer et ouvrir son corps intime au monde extérieur, expérience qui peut devenir insupportable en présence d’odeurs qui, pour des raisons physiologiques, psychologiques ou culturelles, sont considérées comme plus agressives et plus durables que d’autres. Elles sont alors perçues comme forçant les corps, franchissant ainsi les limites corporelles humainement instituées (Cunha & Durand 1999 : 163-165). Elles les perturbent ou les dévoilent et interrogent les rapports entre les sujets et le monde, entre l’intime et le social.

  • 18 Cette expression est par ailleurs une excellente illustration du caractère synesthésique du langage (...)
  • 19 Ces appareils mélangent mécaniquement les boues « primaires » issues des décanteurs (séparées des l (...)
  • 20 Bassins à l’intérieur desquels les boues, avant d’être déshydratées, sont traitées chimiquement par (...)

21L’odeur du noyé, déclare un médecin légiste, est « lourde », « forte », « intenable, terrible, collante », elle « vient nous tartiner ». « C’est une odeur à ne pas regarder », résume un fossoyeur. « Quand je dis sourde, basse, c’est pas à regarder18, c’est une odeur qui vous met mal à l’aise. » D’autres fossoyeurs, à propos de l’odeur d’un corps en état de putréfaction, disent qu’elle « accroche », « pique » et « rentre dans les cheveux ». Elle est « collante », renchérit l’un d’entre eux, utilisant le même descripteur qu’un sapeur-pompier qui, à l’instar de ses collègues, la qualifie encore de « puissante, bloquante, écœurante, pointue, perçante ». C’est une odeur « dérangeante », qui « fait mal » et « nous tombe dessus », précise un fossoyeur ; on la « reçoit » et il faut donc s’habituer à la « prendre ». Elle « tient », y compris après avoir pris soin de changer de tenue, affirment plusieurs représentants de ces professions. L’un d’entre eux, à propos de « l’odeur de la souffrance » dégagée selon lui par les défunts dont l’agonie fut difficile, évoque « le bruit de l’odeur », suggérant à la fois le caractère multisensoriel de l’appréhension d’une odeur et l’intensité d’un stimulus particulier. Selon un thanatopracteur, cette odeur « âcre », « agressive », « acide », « grasse », « reste collée dans la bouche », on la « garde sur soi », et on doit ensuite la « porter », tel un fardeau. Elle est « prenante », « elle s’imprègne », elle « s’étale comme un chewing-gum », se « dépose dans les sinus », puis reste « ancrée au niveau du front », confirme, à Nice, un employé de la morgue municipale. Malgré les efforts déployés pour essayer de l’oublier, elle « reste présente dans mon esprit », ajoute un autre. Quoi que l’on fasse, ça « refoule », ça « dégage ». En milieu hospitalier, les odeurs du corps humain évoquent également le caractère intrusif et durable de la sensation. Une odeur d’infection intense, estime une infirmière, « imprègne » ses vêtements et son corps, impression qui rejoint celle d’un fossoyeur décrivant l’ouverture de certaines tombes : « On est pris à la gorge, dit-il, l’odeur, vous l’avez sur les habits. » Une autre infirmière a l’impression d’» avaler » les odeurs dégagées par de mauvaises plaies. Les égoutiers ou employés de stations d’épuration utilisent un vocabulaire identique. Les odeurs de filasse et de graisses sont dites « âcres », « tenaces », ce sont « des odeurs qui prennent », « qui font vomir, qui provoquent des nausées ». Les odeurs qui se dégagent des hélicomélangeurs19 sont qualifiées de « piquantes » par une technicienne qui explique : « C’est une odeur terrible d’ammoniaque. Elle vous pique le nez comme si vous aviez le nez au-dessus d’un flacon d’ammoniaque. » À propos de l’hydrogène sulfuré qui se dégage des eaux usées, un égoutier explique : « Bloquer la respiration ne sert à rien dans ces cas-là. Ça rentre par les pores de la peau. Ça génère une paralysie, ça commence par les nerfs olfactifs et tout, et ça finit par une paralysie totale. Ça rentre dans le sang et ça empoisonne le sang. » Ou encore : « Ça prend la gorge. Lorsqu’on l’avale, la concentration de soufre va se mettre dans la gorge. Après ça prend l’estomac. » De nombreuses odeurs d’égouts sont jugées « persistantes ». Ainsi le fils d’un égoutier, lui-même technicien dans le domaine de l’assainissement, raconte : « Les égoutiers qui travaillaient tout le temps en bas me disaient que quand ils travaillaient à curer certaines fosses, l’odeur ils ne se l’enlevaient pas. C’était pendant des jours, ils avaient tout imprégné, les pores de la peau c’était tout imprégné. » Égoutiers et employés des stations d’épuration perçoivent certaines odeurs sur leurs collègues : « Si un gars a passé plusieurs heures au fond des décanteurs et qu’il vient s’asseoir à côté de vous, vous vous dites : “Celui-là il vient des décanteurs.” Ou pareil : floculateurs20. Ce sont des odeurs bien typiques. Moi, si je rentre dans les locaux qui viennent d’être cités, alors mon épouse est capable de vous dire […] : “Aujourd’hui tu es passé dans les boues, va te changer.” » Parfois, ils ont du mal à discerner si l’odeur qu’ils perçoivent est bien réelle ou s’ils l’« ont dans le nez » : « Parce que cette odeur on l’a et même des fois on a beau aller se laver, on l’a dans le nez comme on dit, et elle reste. On la sent partout alors qu’elle a disparu. »

22Contre ces odeurs qui leur font violence, nos informateurs mettent en œuvre des moyens de protection physique. Des employés de la morgue se protègent des odeurs très fortes de putréfaction en se « mettant en apnée », pour « bloquer l’odorat ». D’autres, égoutiers, se bouchent le nez, remontent leur col, utilisent des désodorisants ou des parfums pour « couvrir » les odeurs qu’ils trouvent désagréables. Mais tous considèrent que ces protections sont peu efficaces, d’une part parce que ces odeurs sont volatiles et s’infiltrent partout, d’autre part parce qu’elles sont considérées comme une partie intégrante de l’activité professionnelle. Par conséquent, elles doivent être non seulement supportées mais acceptées.

Odeurs de mort et déni olfactif

  • 21 Sur l’âge considéré comme facteur important de variation de l’odeur individuelle, voir Schaal (2001 (...)

23Certaines des perceptions et descriptions olfactives paraissent marquées par des représentations de l’odeur d’autrui particulièrement contagieuses, surdéterminées socialement et culturellement. Selon de nombreux égoutiers, par exemple, un égout situé dans un quartier dont ils n’apprécient pas la population sent plus mauvais qu’un autre. Il est d’ailleurs fréquent que le seuil de tolérance aux odeurs d’égouts soit mis en relation avec le statut social des individus. Les habitants des quartiers populaires sont présumés moins sensibles à ces odeurs que les habitants des quartiers résidentiels, la position d’un individu dans la hiérarchie sociale étant ainsi positivement corrélée à la sensibilité aux mauvaises odeurs. L’insensibilité tend alors à être présentée comme un manque de civilité, la sensibilité comme le fruit d’un processus civilisationnel, phénomène observé par Alain Corbin (1990) dans d’autres registres sensoriels. Qu’il s’agisse de l’odeur du malade, de l’étranger, du sdf, de l’exclu ou, dans un contexte hospitalier par exemple, de la personne âgée21, la sensation participe à chaque fois d’une stigmatisation plus ou moins euphémisée de celui qui est perçu autre en grande partie parce qu’il sent autrement. Mais cette dernière propriété sera elle-même appréhendée de manière d’autant plus prononcée par le percevant que, par le biais d’autres sens (la vue principalement, le toucher parfois), l’individu perçu aura été préalablement assigné dans la catégorie d’une altérité radicale. Les odeurs peuvent ainsi nourrir les représentations des clivages professionnels, sociaux, nationaux ou raciaux et contribuer du même coup aux discriminations entre groupes qui se pensent ou se perçoivent olfactivement différents, moyen commode de naturaliser l’altérité. Sans doute touche-t-on là également à ce que David Le Breton (1998 : 12) appelle un « imaginaire de mélange des corps », l’idée d’être traversé par les odeurs de l’autre pouvant soit éveiller le plaisir, soit inspirer le dégoût comme c’est le cas dans les exemples présentés ici. On vérifie à nouveau que, dans le registre olfactif, la frontière entre soi et les autres est éminemment poreuse. Les limites corporelles sont ébranlées et questionnées dans le même temps que les frontières entre le soi et le non-soi, la vie et la mort. Il n’est dès lors pas étonnant de constater que, pour tous nos informateurs, les odeurs les plus terribles sont celles qui ont pour source la mort et les cadavres.

24Les effets puissants des représentations de l’odeur de mort se manifestent le mieux dans les deux extraits d’entretiens suivants, tous deux en rapport avec l’odeur d’enfants décédés. Le premier restitue les propos d’un responsable d’une entreprise de pompes funèbres qui a lui-même exercé les fonctions de fossoyeur. Sa longue description, ou plutôt son commentaire, de l’odeur d’un cadavre d’enfant a été faite d’une traite, d’une voix vibrante qui tranchait avec le reste de l’entretien, comme s’il s’agissait de convaincre l’ethnographe du caractère inouï de cette expérience olfactive : « Alors, si on prend deux cas de figures, on prend un enfant de 10 ans et vous prenez un adulte de 30 ans, déjà l’adulte de 30 ans va se dégrader un peu plus vite que l’enfant de 10 ans. Il faut savoir que les enfants en général ne sentent pas. Et s’ils sentent, ils sentent bon, surtout pour des jeunes enfants. Mis à part un accident de circulation, où on va sentir ce sang, mis à part pour ceux qui décèdent de maladies graves comme le cancer ou le sida, où vous sentez ces molécules, le côté chimique des choses, l’enfant qui est décédé malheureusement sur un arrêt cardiaque, ou une maladie qui a fait que la dégénérescence du corps…, mais qu’il n’y a pas eu d’hypermédicalisation ou de traitement médical, vous sentez…, l’enfant sent bon. L’enfant sent…, l’enfant ça a une bonne odeur. Un enfant ça sent bon. Ça sent pas mauvais, un enfant. Déjà, il se dégrade moins vite qu’un adulte. La rigidité cadavérique varie dans le temps. On dit que douze heures après le décès, la rigidité cadavérique intervient, et qu’ensuite elle tombe. Il y a une production d’acide lactique et là, chez les adultes, ça va assez vite, et on sent la dégradation du corps. Et c’est vrai que la dégradation du corps on commence à la ressentir, même douze heures après. Un enfant, vous ne le ressentez pas, parce que déjà l’enfant, on va dire chimiquement, ne se…, les micro-organismes se développent peut-être moins vite, ils se dégradent moins vite, parce que la masse est plus petite, enfin j’imagine qu’il y a beaucoup de critères. Mais l’enfant ne sent pas, ne sent pas mauvais, vous voyez. L’enfant, lui, l’enfant sent bon. L’enfant sent bon. Il sent pas mauvais. Et on ne traite pas les enfants, on évite de le faire aussi, donc aussi on n’a pas la pratique des enfants dans le cadre de soins de conservation. On ne le fait pas. On fait uniquement une toilette de corps, un habillage, une toilette complète, on lave l’enfant mais on ne… on ne fait pas de soins de conservation dans le cadre de… Ou on injecte une solution formolée, contre-odeur, le formol étant fort, donc c’est vrai qu’on arrive à traiter comme ça, mais les enfants en général, on ne les traite pas, on les habille, on les nettoie, mais on ne fait pas de soins de conservation. Déjà pour nous c’est difficile en tant que personne, mais l’enfant, l’enfant ne sent pas… »

25Le second extrait, plus bref, restitue la surprenante déclaration d’un employé de la morgue de Nice à l’ouverture d’une armoire frigorifique dans laquelle se trouvaient en dépôt une quinzaine de corps d’enfants (principalement des enfants mort-nés ou des « morts subites »). A ce moment précis de l’entretien, il a baissé la voix pour déclarer : « Là, il y a les enfants. Bon, là ça sent plus, ça sent plus. » Pourtant, et c’est la raison pour laquelle nous avons été surpris par ces propos, l’odeur nous a paru aussi forte que dans les autres armoires, où sont mis en dépôt des corps de personnes adultes.

  • 22 Il est tentant de renvoyer cette absence déclarée de perception aux observations ethnographiques fa (...)
  • 23 Cette dénégation partagée d’une odeur, qui pourtant est bien là, montre les limites de tout réducti (...)
  • 24 Sur la difficulté conceptuelle que présente l’idée de « voir une signification », se reporter à Ros (...)
  • 25 Employé de station d’épuration.

26Dans ces deux cas, tout se passe comme si les représentations de l’enfance – des enfants – étaient incompatibles avec les odeurs de la mort. Un enfant « ne sent pas22 » ou alors « il sent bon », presque une odeur de sainteté (Albert 1990) en somme. C’est donc à une véritable dénégation23 des stimuli olfactifs que se livrent nos deux informateurs, ce qui laisse penser que ne pas supporter de « voir » une odeur, c’est ne pas supporter de voir – au sens d’entendement24 – les significations associées à cette odeur. Voilà pourquoi, au dire d’un employé de la morgue, de ces odeurs, « les gens aiment pas en parler ». Qu’ils soient fossoyeurs ou égoutiers, nos interlocuteurs voient dans ce phénomène l’origine des difficultés qu’ils éprouvent à trouver les mots justes : « On n’en parle pas des mauvaises odeurs, c’est pour ça qu’il n’y a pas de mots25. » Sans remettre en cause cette analyse amplement confirmée par nos observations, on doit tout de même la nuancer en rappelant l’existence d’une causalité inverse : les mots manquent pour décrire les stimuli olfactifs, tout au moins dans la langue française, et c’est sans doute aussi pour cela qu’il n’est pas facile de décrire l’odeur d’un cadavre, du contenu d’une fosse d’abattoir ou d’une fosse septique. Aussi pouvons-nous penser que deux mécanismes se renforcent mutuellement. Le premier est l’absence de lexique stable pour décrire les odeurs en général, le second est le refoulement ou la dénégation de certaines d’entre elles ou, plus exactement, des objets dont elles émanent. Tous deux dévoilent non seulement le caractère relatif de l’appréciation des odeurs mais aussi l’articulation entre perception, mise en ordre et mise en sens qui, ensemble, concourent à circonscrire la violence des affects olfactifs. Ces manipulations symboliques, tout en mettant de l’ordre dans les odeurs et les émotions associées, conduisent le professionnel à leur donner du sens, à les faire « siennes » mais aussi à « s’y faire ».

L’analyse sémantique latente

  • 26 Ce mode de traitement de l’information, encore expérimental, est actuellement poursuivi par Joël Ca (...)
  • 27 Constituée de 27 610 paragraphes correspondant à 1 466 553 mots, dont 67 369 mots différents. La ba (...)

27Nous présentons pour finir le résultat du traitement des entretiens par lsa26 qui corrobore les données ethnographiques précédentes. Ce logiciel permet de calculer un cosinus (une valeur comprise entre -1 et +1) représentant le degré de similarité entre deux contenus textuels par la comparaison des textes avec une base de données de référence27. Si deux contenus sont caractérisés par une proximité de -1, ils sont très différents du point de vue sémantique. A l’inverse, deux contenus textuels caractérisés par une proximité de +1 sont très proches sémantiquement (ils traitent du même sujet). Il y a quelques mois, un premier traitement de l’ensemble des entretiens avait donné des résultats peu exploitables, du fait d’erreurs de méthode. Lors d’un nouvel essai, nous avons « ciblé » dans nos entretiens 103 descripteurs évoquant avec un minimum d’ambiguïté la notion de durée de la sensation (par exemple odeur « ancrée », « étouffante », « qui reste », « persistante », etc.), afin de calculer le degré de similarité entre chaque corpus d’entretiens (celui des parfumeurs, des sapeurs-pompiers, des fossoyeurs, etc.). Selon l’hypothèse à tester, les professionnels en contact avec des odeurs désagréables devaient utiliser un langage (des descripteurs) mettant davantage en valeur la durée de la sensation que les professionnels confrontés à des odeurs neutres ou agréables. Nous résumons les résultats – en sautant de nombreuses étapes intermédiaires – à l’aide du graphique suivant :

28Ce graphique met en évidence une proximité entre plusieurs groupes de professionnels : pompiers, égoutiers et ceux de la rubrique « Mort » (fossoyeurs, thanatopracteurs et employés de la morgue), soit tous les individus évoluant dans des univers d’odeurs « à ne pas regarder ». Cette proximité suggère qu’ils partagent une même caractéristique dans leurs discours, en regard de la liste des descripteurs de durée. Dans l’état actuel de la recherche, nous ne sommes pas en mesure d’identifier cette caractéristique commune mais, au vu des données ethnographiques – qu’il n’est bien entendu pas interdit d’utiliser pour éclairer les données statistiques –, il n’est pas déraisonnable de supposer qu’il s’agit à nouveau d’une utilisation plus marquée de descripteurs rendant compte, au sein de ces professions, d’une perception durable et partagée des odeurs désagréables.

Conclusion

  • 28 Nous reprenons ici une distinction bien connue de Searle (par exemple 2004 : 91-92).

29Dans ce texte, nous avons voulu souligner la dimension culturelle de toute expérience olfactive, sans pour autant sous-estimer sa part naturellement contrainte. Les représentations sociales de la maladie, de la mort, du corps et de ses produits pèsent lourdement sur cette expérience, même lorsque celle-ci concerne le versant négatif de l’espace hédonique, a priori moins soumis que les odeurs « agréables » aux intimations du social. Le langage jouant un rôle évident dans la focalisation culturelle des sensations, il mériterait une analyse bien plus approfondie que celle que nous avons esquissée ici. Par exemple, on pourrait nous reprocher d’avoir laissé de côté la question controversée du déterminisme linguistique : ce langage est-il un véritable processus de sémantisation induisant les catégories perceptives ou bien se contente-t-il d’épouser celles-ci a posteriori ? Cette question, et bien d’autres, supposent des développements qui auraient excédé les limites de cet article. Nous nous permettrons encore une remarque toutefois sur la fonction de ce langage. Bien évidemment, les molécules odorantes sont des faits bruts, pas des faits institutionnels28. Par ailleurs, l’odeur elle-même est un événement subjectif. Dès lors, la dénomination de l’odeur ne sert pas seulement, du point de vue de l’individu, à l’identifier, la qualifier, la catégoriser, ni même à la communiquer. Elle lui permet aussi de socialiser cet événement subjectif, de le transformer en fait institutionnel, c’est-à-dire susceptible d’un partage entre plusieurs individus. Les modalités de cette institutionnalisation de l’événement olfactif par le langage et, plus largement, la manière dont celui-ci joue dans la perception partagée restent encore mystérieuses, et les hypothèses nombreuses. Nous en évoquerons seulement deux, l’une théorique, l’autre davantage méthodologique, en guise de conclusion.

30En premier lieu, en collaboration avec des neurolinguistes, il serait intéressant de tester une thèse récente sur le lexique mental, soutenant qu’il faut considérer les mots comme des stimuli dont la signification réside dans les effets causaux qu’ils ont sur les états mentaux. Les propriétés phonologiques, syntaxiques et sémantiques d’un mot seraient révélées par les effets de ce mot sur ces états du cerveau (Elman 2004). Ce phénomène est-il plus ou moins prononcé, et plus ou moins partagé, selon qu’on se situe sur le versant positif ou négatif de l’espace hédonique ? Par ailleurs, quels sont les effets proprement sensoriels de certains mots eux-mêmes ? Dans d’autres registres de l’expérience sensorielle, ces effets sont évidents : que l’on songe par exemple à des noms déverbaux comme « bruissement », « grésillement » ou à des mots comme « roucouler », « râpeux », etc. Il n’est pas absurde de supposer que certains descripteurs olfactifs puissent également remplir ce rôle de stimuli sensoriels. Reste, bien entendu, à savoir lesquels.

  • 29 Elle se pose d’autant plus que le chercheur se sent relativement démuni lorsqu’il tente de restitue (...)

31En second lieu, dans le domaine précis des « odeurs à ne pas regarder », les descripteurs euphémisent la brutalité de l’expérience olfactive. Le discours va parfois même jusqu’au déni de la sensation. Le langage semble sous-déterminer la réalité du choc sensoriel tel qu’il est vécu par nos informateurs. Cette euphémisation, en tout cas, est manifeste pour l’ethnographe confronté pour la première fois à des environnements olfactifs aussi rudes. Se pose alors la question de la possibilité d’une anthropologie de l’indicible29 et, peut-être, de l’impensable (Jeanjean 1999b), dans un domaine où, paradoxalement, pour des raisons obéissant aussi bien à l’idiosyncrasie qu’à des déterminations sociales et culturelles, il y a toujours plus à sentir, à penser et à dire que ce qui arrive sur le bulbe olfactif.

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Annexe

Au fond, les descriptions de ces odeurs invasives disent les stigmates du travail et l’action de ce dernier sur les corps de ceux qui l’effectuent. Les infirmières vivent au quotidien avec ces odeurs, emprise olfactive qu’elles considèrent comme une des exigences de leur profession. Évoquant le cas d’un sidéen victime d’une diarrhée permanente, une de nos informatrices constate : « Il faut être dans l’odeur : on l’accepte ou on l’accepte pas. Il faut être dedans, car si on n’est pas dedans, on n’accepte pas ce métier. » Il en va de même pour la plupart des professionnels évoluant dans des environnements olfactifs sévères : l’acceptation des odeurs est jugée indissociable de l’acceptation de l’activité. Or les odeurs dont il est question sont l’objet de craintes, de peurs, d’évitements voire de tabou de la part d’une grande majorité de la population qui, contrairement à nos informateurs, s’en tient à distance. Pour aller plus avant, il est indispensable de considérer les représentations sociales qui les accompagnent. Tout autant que les déterminants les plus intimes de l’expérience olfactive, elles jouent un rôle fondamental à plusieurs niveaux.

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Notes

#Notes Romains#

1 C’est, par exemple, la vocation de la revue Chemical Senses.

2 À titre d’exemple, on peut en compter plusieurs centaines dans la fraction volatile d’un vin.

3 Certes, la psychologie cognitive définit la perception comme « le résultat de l’ensemble des opérations mentales qui permettent de donner une signification aux entrées sensorielles » (Bagot 1996 : 11), mais en négligeant trop souvent le fait que ces opérations sont socialement et culturellement situées.

4 « Ce que l’on recherche lorsqu’un groupe décrit sa perception d’un stimulus, c’est un alignement sémantique, c’est-à-dire l’utilisation par plusieurs sujets d’un même signe, d’un même mot ou groupe de mots, pour désigner un objet commun » (Urdapilleta et al. 2001 : xvii).

5 De même qu’il est tout à fait improbable, sauf dans le domaine poétique, de trouver le mot rêche associé au toucher de la soie, il est contre-intuitif d’imaginer que l’épithète épais puisse qualifier le parfum de la violette.

6 Pour le « monde des sonorités », voir par exemple Lévi-Strauss (1964 : 30).

7 « Les phrases observationnelles, comme nous les avons identifiées, sont précisément ces phrases occasionnelles sur lesquelles il est à peu près certain qu’il y aura un ferme accord de la part de tous les observateurs bien placés » (Quine 1977 : 80).

8 Le choix de ces contextes professionnels est motivé par le fait que dans chacun d’eux les individus sont soumis à des expériences olfactives au cours desquelles ils sont en mesure de faire preuve d’expertise. La partie de notre corpus de données utilisées ici représente 26 entretiens d’une à trois heures conduits auprès de 48 informateurs.

9 Pour une description de l’odeur « algale », voir infra.

10 Technicienne dans une station de lagunage.

11 Directeur d’une station d’épuration.

12 Directeur d’une station d’épuration.

13 En outre, quand nous imaginons des odeurs, nous flairons (sniffing vs smelling) plus profondément s’il s’agit d’odeurs plaisantes (par exemple le chocolat) que déplaisantes (l’urine) (Kosslyn 2003 : 1124 ; Benfasi 2003 : 1142-1144).

14 Benfasi (2001 : 193 et 198). Des données neuroanatomiques, électrophysiologiques et psychophysiologiques « plaident en faveur de l’existence de deux sous-systèmes neuronaux distincts dans le traitement des odeurs plaisantes et déplaisantes » (ibid. : 192).

15 Au point de considérer le fait de cet apprentissage « comme une vertu dont on aurait hérité sans savoir comment », comme le montrent Trompette et Caroly (2004 : 71) dans un autre registre.

16 Technicien dans un service d’assainissement.

17 Sur la notion de hiérarchie sensorielle, voir Corbin (1990 ; Dias 2004).

18 Cette expression est par ailleurs une excellente illustration du caractère synesthésique du langage naturel des odeurs qui, lui-même, rend compte d’une perception qui est toujours multisensorielle (Candau 2004a).

19 Ces appareils mélangent mécaniquement les boues « primaires » issues des décanteurs (séparées des liquides par décantation) et celles issues du traitement biologique (séparées des liquides sous l’action de bactéries). Après cette opération, les boues sont épaissies puis déshydratées.

20 Bassins à l’intérieur desquels les boues, avant d’être déshydratées, sont traitées chimiquement par adjonction de chlorure ferrique et de chaux.

21 Sur l’âge considéré comme facteur important de variation de l’odeur individuelle, voir Schaal (2001 : 83).

22 Il est tentant de renvoyer cette absence déclarée de perception aux observations ethnographiques faites au sein de certaines sociétés de Nouvelle-Irlande : la force vitale est supposée se manifester avec l’odeur et augmente avec l’âge. Un homme âgé est considéré comme ayant le plus grand stock d’odeur vitale (life-smell). À sa mort, cette odeur quittera lentement son corps (Classen et al. 1994 : 153-154).

23 Cette dénégation partagée d’une odeur, qui pourtant est bien là, montre les limites de tout réductionnisme qui s’attacherait à l’étude des seuls invariants biologiques de l’expérience olfactive en écartant les variables non seulement psychologiques mais aussi contextuelles, écologiques, ou plus simplement culturelles.

24 Sur la difficulté conceptuelle que présente l’idée de « voir une signification », se reporter à Rosat (2003 : 232-234).

25 Employé de station d’épuration.

26 Ce mode de traitement de l’information, encore expérimental, est actuellement poursuivi par Joël Candau, Agnès Jeanjean se centrant quant à elle sur une démarche ethnologique plus classique.

27 Constituée de 27 610 paragraphes correspondant à 1 466 553 mots, dont 67 369 mots différents. La base, supposée représenter au mieux l’ensemble des connaissances relatives au domaine étudié (la description des odeurs), a été constituée par un membre de notre groupe de recherche, Marcel Vuillaume, du laboratoire « Bases, corpus, langage », en collaboration avec David Tisserand (laboratoire de psychologie expérimentale et quantitative de l’université de Nice-Sophia Antipolis).

28 Nous reprenons ici une distinction bien connue de Searle (par exemple 2004 : 91-92).

29 Elle se pose d’autant plus que le chercheur se sent relativement démuni lorsqu’il tente de restituer une expérience olfactive. Alors qu’il peut enregistrer une image ou un son, il ne sait pas enregistrer une odeur, mais uniquement ce que son informateur ou lui-même dit de cette odeur.

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Pour citer cet article

Référence papier

Joël Candau et Agnès Jeanjean, « Des odeurs à ne pas regarder… »Terrain, 47 | 2006, 51-68.

Référence électronique

Joël Candau et Agnès Jeanjean, « Des odeurs à ne pas regarder… »Terrain [En ligne], 47 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2010, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/4251 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.4251

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Auteurs

Joël Candau

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