1A la fin du xixe siècle émergent en France de nouvelles formes de pratiques aérostatiques qui valorisent l’initiative, l’aventure, l’exploit conjointement au plaisir et au bien-être (Robène 1998, t. II : 167 et suiv.). Cette conception inédite du vol en ballon qui oscille entre formes touristiques, exploratoires et/ou compétitives se construit en marge d’une vision plus traditionnellement utilitariste, voire strictement matérialiste des ascensions. Elle semble correspondre à de nouvelles manières d’appréhender la nature, ses ressources et ses espaces.
2Si les perspectives du vol se transforment, les qualités particulières de ceux qui en deviennent les principaux adeptes définissent de nouveaux profils de pratiquants. Les premiers « sportifs de l’air » sont avant tout des amateurs éclairés soucieux d’inscrire leurs actes dans le sens d’un progrès dont ils semblent maîtriser les significations et percevoir les enjeux. Leur pratique du vol humain, orientée vers le plaisir d’agir et de découvrir, guidée par la volonté de se maintenir à la pointe de la nouveauté et de la perfection, se distingue nettement de l’activité des aéronautes professionnels, des scientifiques ou des militaires, engagés depuis la fin du xviiie siècle dans des formes de production et d’exploitation aéronautiques d’une utilité beaucoup plus immédiate : le spectacle, l’expérimentation scientifique, la guerre…
3Cette approche moderne des ascensions, centrée non plus sur le rendement économique, expérimental ou stratégique mais sur l’excellence du pilote et sur sa capacité à appréhender librement, en toute circonstance, un monde à la fois hostile et fascinant, s’inscrit dans un rapport à la nature qui marque désormais le primat de la sensation sur la mesure et de l’individu sur le groupe. L’excursion aérienne, innovation culturelle, pose au fond le problème d’un changement de plan dans les finalités du vol, c’est-à-dire dans la manière de concevoir les ascensions et d’en apprécier les effets. Il semble alors que nous glissions subtilement d’un progrès collectivement vécu vers une recherche de perfection beaucoup plus singulière s’incarnant dans les logiques sportives modernes de la Belle Epoque, c’est-à-dire dans la réussite d’une élite à la recherche du dépassement de ses propres limites. Il semble qu’au fil des excursions et de leurs transformations, nous nous éloignions d’une physique de la nature, scientifiquement observée, rigoureusement mise en équation au profit de la collectivité, pour aborder plus sensuellement une nature rare dont quelques aéronautes distingués sauront seuls apprécier, pour eux-mêmes et pour leurs pairs, les vertus secrètes. Composition délicate entre une vision prométhéenne qui cherche techniquement et « progressivement » à asservir la nature par la « torture des expériences » et une conception orphique qui ambitionne davantage de participer aux secrets de la nature plutôt que d’en maîtriser réellement les fondements (Hadot 2004).
4Ce nouveau rapport au monde, initiatique, médié par un vol en ballon qui se transforme, va se construire selon deux modes majeurs : celui de l’affrontement et celui de la communion. Soit parce que l’océan aérien fournit les bases inédites d’une compétition, d’une lutte contre soi ou contre les éléments, soit parce que l’environnement naturel est reconnu comme source potentielle de bénéfices capitalisables : hygiène, bien-être, inspiration artistique, savoir… Dans les deux cas, l’homme sort transformé de cette confrontation, renforcé, ressourcé, et nous pourrions dire que cette attention nouvelle portée à la nature passe par une attention nouvelle portée à soi et par une sensibilité renouvelée à l’égard des pratiques et techniques qui permettent d’agir sur soi. Une sensibilité particulière qui, à la fin du xixe siècle, constitue encore le domaine réservé d’un très petit nombre d’élus.
5En contribuant à révéler les aspirations et les qualités de l’homme moderne, la nature, appréhendée dans sa pureté originelle ou dans la sauvagerie de ses éléments, devient à la fois source d’intérêt vital et enjeu distinctif. Elle va dès lors constituer un référent important dans l’éventail des arguments culturels qui fondent les choix des élites. Prendre les airs en ballon, lutter habilement contre la fureur des éléments, contempler et apprécier la poésie des altitudes, participer à l’élaboration de connaissances nouvelles constituent autant de plaisirs rares, d’attitudes qui confinent au prestige, de comportements qui permettent, tout en agissant sur soi et sur le monde, de signifier sa différence, d’affirmer sa supériorité, de marquer son appartenance sociale.
6Ainsi peuvent être esquissés dans ce retour aux sources les contours d’un système de valeurs qui articule : excellence et panache, goût et distinction, force et santé… L’excursion aérienne a des vertus qui se construisent et s’apprécient. Des vertus qui participent d’un contact original et coûteux avec une nature incarnant pouvoir, puissance, vitalité, et qui permettent aux privilégiés partant à l’assaut du ciel de se reconnaître comme faisant partie d’un même monde, de se distinguer (Bourdieu 1979) à travers une quête culturellement et symboliquement codée.
7Cette construction culturelle et sociale des vertus « naturelles » du vol humain va également procéder, en cette fin de siècle volontiers colonisatrice, d’une idéologie de la conquête du monde et d’une héroïsation de la figure de l’explorateur, favorisant un travail permanent de construction et de consolidation de positions sociales dominantes. L’aéronaute sportif, élite parmi les élites, devient ainsi le chevalier d’un nouvel âge. Un champion dont les prouesses, dans le cadre naturel de la haute atmosphère ou dans les cieux inhospitaliers d’un au-delà géographique sublimé, participent, en créditant l’humanité de nouvelles victoires, à renforcer les représentations de talent et de force attachées de manière idéologiquement innée à la classe de ceux qui réalisent ces exploits extraordinaires.
8Notre projet consistera à montrer de quelle manière l’émergence de nouvelles formes de pratiques aéronautiques, à la fin du xixe siècle, s’articule avec une prise en compte distinctive du milieu naturel, cadre privilégié de ces activités. Il s’agira notamment de mettre en évidence trois des principaux registres argumentaires à partir desquels les premiers sportifs de l’air étayent culturellement et socialement leur approche nouvelle du vol : le régénérant (la nature comme source de vie), le contemplatif (la nature comme spectacle) et le ludique (la nature comme champ d’aventures et d’exploits inégalables). Montrer comment ces regards sur la nature, en se superposant et en composant un ensemble ordonné de représentations, semblent alimenter les stratégies de construction d’un espace de pratique qui est aussi espace de distinction. Un « jeu de société », au sens le plus noble du terme (Bourdieu 1979 ; Jeu 1972), intégrant une activité « gratuite », exercée de manière hédoniste, qui permet de maximiser électivement des profits sociaux en acquerrant un pouvoir symbolique qu’incarne en cette fin de xixe siècle le modèle du nouvel aventurier.
9Ce qui attire d’emblée l’attention du lecteur à travers la consultation de la presse aéronautique à la fin du xixe siècle est bien l’augmentation considérable des comptes rendus relatifs à l’exécution de voyages aériens à dominante touristique, par opposition aux expéditions strictement scientifiques ou aux ascensions de spectacle.
10La plupart des titres mettent en valeur le caractère nouveau et aventureux de ces excursions, leur durée, les circuits empruntés, les observations réalisées : « Une nuit en ballon » ; « Quatorze heures en l’air » ou bien encore « Traversée aérienne de 600 km, de Paris à Agen, à bord du Touring Club » (L’Aérophile, coll. 1893-1898 ; La Vie au Grand Air, coll. 1899-1914).
11Au-delà de ces titres, le discours des aéronautes et celui des journalistes de la presse scientifique, mondaine et/ou sportive permet de comprendre de quelle façon s’élabore une dynamique nouvelle du vol qui prend en compte de manière originale le concept même de nature.
12Parmi les représentations sociales qui donnent un sens à cette nouveauté en tentant d’organiser la réalité sous forme d’argumentaires, le modèle du régénérant est probablement le plus immédiatement visible.
13Dans cette perspective d’inspiration hygiéniste, voire néovitaliste, les pratiques aérostatiques, parce qu’elles placent directement l’aéronaute au contact d’éléments naturels eux-mêmes perçus comme sources de pureté ou de vie (air, soleil, lumière), sont présentées comme vecteur supposé de santé donc de force. L’aéronaute, conscient d’exercer un choix décisif sur le cours de son existence en s’élevant dans les airs, devient alors l’heureux bénéficiaire d’une énergie vitale directement puisée aux sources de la nature. Cette communion avec les éléments apparaît donc essentiellement positive.
14Une telle approche salutaire du vol en ballon, bien que contredite partiellement par la fréquence des accidents physiologiques en haute altitude (Robène 1999), prolonge les conceptions aéristes du xixe siècle (Corbin 1986 : 251 et suiv.) et se fait l’écho d’un certain discours médical qui, ponctuellement, tentera de mettre en évidence dans la seconde moitié du xixe siècle tout l’intérêt que présente pour l’organisme humain une évolution au grand air, à la lumière et au soleil (Andrieu 1988 : 283 et suiv.). ’altitude elle-même, préservant l’homme de fléaux tels que la tuberculose, a pris durant la seconde moitié du xixe siècle valeur, au moins sur le plan expérimental, de thérapie remarquable (Lombard 1856 : 42 ; Andrieu 1988 : 285), accréditant l’idée d’une association bénéfique entre santé et haute atmosphère.
- 1 Réactivant le mythe des « classes laborieuses et classes dangereuses » de la première moitié du xix(...)
15Mais le retour aux sources naturelles qui s’opère dans le creuset du vol s’avère également guidé par d’autres représentations. En particulier par la peur viscérale de l’autre et par la crainte d’une transmission de ses « parasites invisibles » (Frégier 1840 ; Parent-Duchâtelet 1836). La révolution pastorienne, autour des années 1880, va certes élaborer de nouveaux concepts, permettant progressivement de préciser de nouvelles approches sanitaires (Andrieu 1988 : 305 ; Bridenne 1952 : 39 ; Corbin 1986 : 260 ; Rauch 1995 : 69-70). Cependant, malgré cette avancée scientifique, la sensibilité à l’égard de l’air vicié, les craintes liées au mélange des respirations, au mixage des populations (Corbin 1986 : 264-265), alimentées par les discours sur la contagion (Andrieu 1988 : 276 et 279 ; Rauch 1995 : 69), participent à l’élaboration d’une attitude particulière à l’égard des foules. Une attitude que nous pourrions qualifier de fuite en avant, ou pour mieux dire de fuite vers le haut. Ainsi ne semble-t-il guère possible d’isoler, à la fin du xixe siècle, les représentations liées aux vertus régénérantes du vol en ballon des critiques qui, a contrario, stigmatisent les méfaits de la vie urbaine et les formes de décadence et de dégénérescence (Morel 1857), réelles ou imaginaires, véhiculées par le spectre d’une société industrialisée, en perte de repères identitaires sexués (Roynette 2002 : 88-89), en proie aux affres de la pollution et des miasmes (Rioux 1990 : 3). Une société populeuse, souillée, incertaine, voire dangereuse1, qu’il convient donc de fuir, pourvu que l’on en ait les moyens.
16Cette distinction par le mal entre classes riches et classes pauvres (Andrieu 1988 : 276 ; Corbin 1986 : 167 et 264) retrouve ses marques dans le cadre d’une ascension aérostatique en pleine nature. La pureté de l’océan aérien s’impose ainsi comme une alternative séduisante à la promiscuité imposée par la vie quotidienne.
17L’excursion aérienne jouant le rôle de filtre social offre alors à tout un réseau d’amateurs éclairés et fortunés l’opportunité de partir à la recherche d’un nouveau monde. Un monde vierge de toute salissure, loin de la foule, de sa puanteur et de ses convulsions maladives : un « entre soi » socialement aseptisé mais naturellement vivifiant. Cette cure des altitudes renvoie donc d’une part à une nécessité, celle du confort, de la survie, et d’autre part à un processus de sélection sociale, celui qui valorise une forme d’hygiène distinctive, elle-même tributaire d’un discours culturellement marqué, vantant les vertus vivifiantes de la nature en altitude.
18De fait, si nous nous en tenons au point de vue des acteurs, c’est bien à cette quête de confort et d’hygiène électifs que nous convie l’amateur d’ascension en cette fin de xixe siècle. Pour Emmanuel Aimé, aéronaute distingué, rédacteur en chef de L’Aérophile et futur membre du très sélect Aéro-Club de France, les touristes aériens « vont, comme d’autres aux eaux, faire une cure par-delà les nuages et boire aux sources d’air pur qui découlent du ciel, loin de notre atmosphère souillée » (Aimé 1894 : 167-171).
19L’aéronaute excursionniste n’invente certes pas le tourisme qui, en cette fin de xixe siècle, a déjà de beaux jours derrière lui. En revanche il donne au principe même de la villégiature un caractère distinctif et élitiste surclassant qui perdurera bien au-delà du changement de siècle. Et là sans doute est l’originalité d’une démarche active et raisonnée qui vise effectivement à préserver pour un certain nombre de privilégiés, déjà clients des stations balnéaires et autres séjours en montagne, une aire touristique hors d’atteinte de la multitude et de ses miasmes. « Sur notre globe cerclé de fer, quadrillé de routes, perforé de tunnels, écrit Emmanuel Aimé en 1894, la solitude n’est qu’un vain mot. Si d’aventure on se fuit quelque part, c’est pour mieux se rencontrer plus loin. La plage prolonge le boulevard, le casino remplace le théâtre, les mêmes haleines sont confondues, les mêmes miasmes inséparables de toute agglomération humaine sont respirés dans une atmosphère estivale, sous des plafonds plus bas. […] Partout la nature est expropriée par le génie de la bâtisse pour mettre dans leurs meubles nos parasites invisibles. » Pour l’aéronaute, qui ne voit dans le maçon que « le pire ennemi de l’homme » et dans le progrès industriel et social que l’agent d’une « abominable promiscuité avec la foule », seul le ballon, en le mettant hors d’atteinte du monde « ordinaire » dont on veut en tout point se distinguer et se protéger, permet à l’amateur de se soustraire à cet univers « empoisonné » (ibid.). Cette conviction, Emmanuel Aimé, excellent aéronaute lui-même, l’exprime clairement à la fin de son article, après avoir stigmatisé le charme rompu des « montagnes égarées, grèves désertes, vallons enfouis sous la verdure » dont « les sentes mystérieuses sont éventées », presque contaminées par l’arrivée du train, et de ses cargaisons humaines. « Je sais pourtant, conclut-il, un coin du monde ignoré des locomotives, inaccessible aux trains à crémaillère, à l’abri des injures de la pioche et des outrages de la truelle. Sur ce domaine inaliénable de la nature, l’aéronaute seul a droit de passage. Il va par les champs de l’azur, dans un air toujours vierge » (ibid.).
20Mais le grand air, cet air salutaire parce que non vicié, n’est pas le seul argument hygiéniste des adeptes du vol touristique. La quête du soleil éternel, c’est-à-dire des rayons qui loin de la grisaille viennent en permanence caresser le dessus des nuages, semble manifestement s’inscrire au cœur des préoccupations de l’excursionniste. Quelle valeur accorde-t-on à cette action « lumineuse » dans le cadre du voyage en ballon ?
21Ecoutons les réflexions des principaux intéressés, en l’occurrence celles de deux aéronautes amateurs, Georges Bans et le Dr Emile Reymond, qui, le 6 juin 1897, se sont embarqués à bord de l’Espace pour un voyage d’agrément.
22Il est environ 10 heures, l’aérostat s’apprête à franchir la barrière de nuages qui obscurcit le ciel. Une trouée se présente, l’aéronaute Bans lâche du lest : « Le rayon de soleil plus vif nous caresse. Il nous emporte vers son royaume, tel un dieu qui daignerait tendre vers nous son bras immense et puissant, pour nous presser bientôt contre sa poitrine, source de vie » (Bans 1897 : 130-132).
23De cette source de vie, les aéronautes ne semblent pas vouloir se détourner, bien au contraire : « Nous traversons, en quelques instants, un fin rideau de petits nuages qui évoluent autour de nous, écrit Bans. Bientôt c’est l’éblouissement de féerie […]. Ici [au-dessus des nuages] c’est l’Au-delà dans toute sa splendeur. […] Ne voguons-nous pas dans un Océan de Lumière ? Le ciel est d’un bleu si pur et les nuages sont si blancs… C’est bien l’Océan de Lumière. Ne voguons-nous pas dans un Océan de Chaleur ? Ce soleil de juin nous envoie de tous côtés ses rayons directs et réfléchis, brûlants […]. C’est bien l’Océan de Chaleur » (ibid.).
24Point n’est besoin de multiplier les exemples pour comprendre qu’à travers l’apparition des comptes rendus d’excursions aériennes vantant les mérites et les bienfaits de l’ascension se dessine, en cette fin de siècle, le profil d’un aéronaute dont les préoccupations salutaires semblent guider pour partie les choix de pratique.
25Insistons bien sur un fait cependant : les consonances sanitaires du séjour en altitude – et là nous englobons les effets de l’air pur, du soleil, de la lumière et du silence (Georges Bans et le docteur Reymond parlent de « Temple du Silence ») – sont fréquemment associées au charme poétique du voyage aérien, c’est-à-dire selon l’aéronaute Henry de Graffigny, d’un voyage « au pays enchanté des nuages », dans un « Au-delà » dont on vante la« féerie » (L’Aérophile, septembre 1896 : 181).
26Poésie, hygiène, vitalité confèrent donc d’ores et déjà à l’aérostation touristique des qualités rares : des qualités qui vont être recherchées pour elles-mêmes, par toute une population qui a les moyens de s’offrir un aérostat ou de payer les services d’un aéronaute pour se distraire et s’évader vers « un autre monde », loin de la grisaille et du quotidien, loin de la pollution et des miasmes, loin de l’ordinaire, à l’écart de la multitude et de ses dangers supposés.
27La clientèle privilégiée de l’excursion aérienne est donc en toute logique une clientèle mondaine : bourgeoisie aisée, aristocratie, élites du rang et de la fortune, mais également journalistes en vogue, publicistes, écrivains, littérateurs, comédiens et élites artistiques ; intelligentsia économique, sociale et culturelle en mal de sensations nouvelles, en quête de nouveaux espaces et de nouveaux mondes, amorçant peut-être ainsi, en cette fin de siècle, l’une des dynamiques du processus de « surmodernité » cher à Ballandier (Ballandier 1988 ; 1994).
28Parmi les plus célèbres de ces touristes aériens, nous noterons la présence de Guy de Maupassant qui, à bord de l’aérostat le Horla, effectue à partir de 1887 des excursions aériennes aux côtés des aéronautes Paul Jovis et Maurice Mallet. Les récits que l’illustre écrivain va publier sur ses voyages aériens dans les pages du Figaro et de L’Illustration resteront comme un modèle du genre : premiers pas d’une « littérature aérostatique » (voir notamment L’Illustration et Le Figaro, coll. 1887-1894) stimulante, dont nous ne saurions suffisamment mettre en évidence l’impact auprès d’une jeunesse dorée en quête d’aventure, de distraction et de mieux-être.
29En 1893, Maupassant, sombrant dans la maladie et les abîmes de la démence, disparaît. Le monde des aéronautes rassemblé autour de la revue L’Aérophile rend un vibrant hommage à l’écrivain, mais surtout au voyageur, à l’homme de l’air. Ici encore, la dimension préventive, voire curative, supposée de l’excursion aérienne, bien que scientifiquement questionnée, impose sa présence, comme un thème récurrent : « Si le sympathique Maupassant, notre malheureux confrère, n’avait pas déjà emporté avec lui [dans les airs en 1887] le germe de l’affection fatale qui a tari en lui les sources de la raison avant d’avoir troublé les sources de la vie, écrit W. de Fonvielle ; si, seulement, il eût été à même de recommencer plus souvent l’épreuve [l’excursion aérienne], il eût certainement échappé à sa cruelle destinée ! […] Les ascensions célestes, conclut l’aéronaute, ont certainement retardé l’heure fatale où le désespoir s’est emparé de lui » (L’Aérophile, juillet-août-septembre 1893 : 146-148).
30Si l’excursion aérienne devient source potentielle de santé, contribuant par retour à délimiter un espace distinctif de cure et de tourisme, là n’est pas son seul attrait ni ses seules vertus. Comme nous venons de le souligner à travers le cas de l’écrivain Guy de Maupassant se dessinent progressivement, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, des formes d’intellectualisation artistique, littéraire, scientifique de la pratique aérostatique qui prennent pour source d’inspiration ou pour objet d’étude le théâtre de la nature. Empruntant des formes variées, le modèle du contemplatif traduit avant tout une tendance à la mise en valeur de la richesse, de l’originalité et de la poésie de ce patrimoine naturel dont les aéronautes modernes estiment être les dépositaires privilégiés.
31Les récits de voyages aériens, l’observation savante et la description de phénomènes naturels en altitude ou l’exercice de la photographie aérienne constituent autant d’exemples révélant la diversité des usages qui composent cette topographie mondaine du contemplatif.
32Ici encore, l’excursion aérienne, au-delà du plaisir réel qu’elle procure aux amateurs éclairés saisis par la beauté des scènes de pleine nature, doit être comprise comme plaisir électif.
33Cette culture contemplative de la nature ainsi que sa traduction en productions artistiques, littéraires, scientifiques répondent à plusieurs fonctions dont nous pourrions retenir au moins trois orientations :
341. Elle participe d’abord à asseoir la réputation de sérieux des pratiques aérostatiques modernes, au moment où celles-ci supportent encore le poids de l’héritage acrobatique, funambulesque et spectaculaire véhiculé par les aéronautes professionnels et autres saltimbanques de l’air depuis le début du xixe siècle (Moreux s. d. [1910] : 38). Elle représente en quelque sorte une forme de caution intellectuelle pour des pratiques distinctives dont on délimite progressivement les nouveaux horizons culturels et sociaux ;
352. Elle contribue ensuite à conforter une position sociale dominante rappelant en particulier que cette contemplation exceptionnelle du monde et sa description, nécessitant loisirs et argent, demeurent une pratique d’élite. Sentiment renforcé par le fait que les privilégiés conviés à cette exploration fascinante acceptent de diffuser dans un souci pédagogique cher aux élites une partie d’un savoir distinctif acquis dans les airs. Cette forme de paternalisme intellectuel, qui est une manière d’affirmer sa différence tout en se situant à la pointe du progrès, de maîtriser « l’ordre du discours » sans être dépossédé de son contenu ni des qualités qu’il confère à celui qui le maîtrise (Foucault 1971 : 42), fera les beaux jours de certaines revues de vulgarisation scientifique (Béguet 1990 : 49) comme Cosmos (1852), Les Mondes (1863), Le Magasin pittoresque (1866) ou La Nature, périodique savant fondé par l’aéronaute et chimiste Gaston Tissandier en 1873, avant d’envahir quelques années plus tard les colonnes de revues plus spécialisées telles que L’Aérophile, mensuel lancé par l’aéronaute Georges Besançon en 1893 ;
363. Cette culture contemplative regroupe enfin, sur la base de goûts, de sensibilités, d’intérêts communs, des amateurs éclairés aux talents variés (artistiques, littéraires, scientifiques) séduits par le spectacle des altitudes. Un public conscient d’adhérer, dans cette découverte et cette vaste recomposition du tableau de la nature, à une œuvre d’exception. Elle participe ainsi, au gré de voyages aériens initiatiques et d’ascensions au long cours, à l’établissement de réseaux de sociabilité qui permettront de coder et d’institutionnaliser des formes de fonctionnement, de recrutement, de parrainages, préparant l’avènement de l’Aéro-Club de France en 1898.
37Bien plus que de simples impressions aériennes, le contemplatif joue donc sur plusieurs registres.
38Dans cette culture contemplative de la nature, la référence prestigieuse à la science semble occuper initialement une place centrale. Mais l’amateurisme éclairé, plus qu’une approche fondamentalement et laborieusement scientifique, propose un regard électif sur le monde. Il s’agit de décrire, de cataloguer ou de montrer plus que d’expliquer. Puis, comme par cercles concentriques, viennent s’adjoindre aux discours savants des excursionnistes des variations littéraires et artistiques qui, au besoin, interfèrent avec les modèles scientifiques.
39Les débuts de la littérature consacrée aux excursions aériennes durant la seconde moitié du xixe siècle hésitent ainsi encore entre poésie du voyage au royaume de la nature et comptes rendus pseudo-scientifiques avec Camille Flammarion, dans ses Voyages en ballon ou ses Rêves étoilés (Flammarion 1867 a et b), abordant plus franchement le versant de la vulgarisation scientifique avec les Voyages aériens de Wilfried de Fonvielle, Gaston Tissandier ou James Glaisher (Glaisher, Flammarion, Fonvielle & Tissandier 1870). Ce dernier auteur, évoquant « la poésie scientifique de la nature » (ibid. : 23), résume sans doute la pensée des aéronautes qui s’empareront de ces randonnées aériennes dans les décennies suivantes pour marquer leur différence : « Un voyage aérien au milieu des airs, écrit Glaisher, donne des ailes à l’intelligence » (ibid. : 2).
40Nous pourrions ajouter avec Gaston Bachelard que le « vol raconté », tel qu’il se présente au fil des carnets d’excursion, des récits et autres comptes rendus, vient alimenter le rêve et l’imagination, devenant alors source de nouveaux élans. L’excursion aérienne est dans son rapport au théâtre de la nature, à la fois rationalisation et imagination, elle articule expérience onirique et expérience réelle (Bachelard 1943 : 34). Le voyage aérien, dépassant le cadre strict de l’observation positive de la nature, offre alors prétexte au débordement poétique sans jamais perdre de vue toutefois un discours savant qui prétend à l’exemplarité. Il est ainsi possible de dire que cette intellectualisation des pratiques, qui s’opère dans le creuset d’une nature en altitude encore bien mystérieuse, exotique, suscitant curiosité, initiative et esprit d’entreprise, libérera l’imagination et la verve de ceux qui se lanceront sportivement à la conquête de l’air avec une confiance inébranlable en leur rôle de missionnaires touristiques.
41Quelques noms dont certains acquerront une célébrité notoire par la suite, dans le cadre de l’Aéro-Club de France, méritent d’être soulignés. Ernest Archdeacon, jeune sporstman fortuné, futur membre de l’Aéro-Club de France et mécène de l’aviation, qui dès 1884 s’est initié aux joies des randonnées aériennes au côté des plus grands spécialistes du moment, fait partie de ce monde privilégié. Multipliant les excursions en altitude et les voyages au long cours, il attachera un soin particulier à la réalisation exemplaire d’observations météorologiques et physiques. Contacts studieux avec l’environnement naturel dont il apprécie autant « l’utilité » que « les qualités distrayantes ou la poésie ». « L’exploration des plaines atmosphériques, écrit-il en 1895, est toujours féconde en surprises, et aussi en observations scientifiques de toutes sortes » (L’Aérophile, mars-avril 1895).
42Dans une perspective plus littéraire les contemplations poétiques de François Peyrey, aéronaute et Gascon distingué, membre de l’Aéro-Club de France, viennent souligner au fil des pages (Peyrey 1909) le caractère rare et distinctif du plaisir qui guide les privilégiés de la fortune et du goût sur les voies du ciel, en pleine nature, survolant la Terre et le commun des mortels. « Nous errons sur la grande forêt mélancolique dont les pins se succèdent depuis Bayonne jusqu’à Bordeaux, longeant l’Océan, forêt murmureuse où le vent se plaint éternellement », écrit Peyrey qui, depuis la nacelle de son ballon, savoure en poète ce contact privilégié avec les éléments sans négliger d’apprécier, durant son vol, de généreux vins et autres liqueurs naturelles (Peyrey 1901 : 143).
43Si carnets de voyage, récits et journaux d’excursions, thermomètres, baromètres et hygromètres constituent la panoplie indispensable de tout aéronaute soucieux d’intellectualiser son art du voyage, quelques inventions, dont les récents progrès permettent une utilisation plus aisée, s’imposent comme de véritables raffinements : la photographie en fait partie. Durant la fin du xixe siècle, son emploi tend à se généraliser donnant lieu, comme à Bordeaux, dans le cadre de la Société aérostatique, à de véritables projections publiques et pédagogiques permettant aux populations d’apprécier les merveilles de la nature en altitude : mers de nuages, halos, vues aériennes (Robène 1998, t. II : 217).
44L’appareil photographique trouve donc une place de choix dans la nacelle des excursionnistes, conférant à l’ascension un cachet dont nul amateur aisé ne saurait se priver. L’engouement pour cette innovation dans l’art du voyage est tel que, dès 1895, le journal L’Eclair organise au Salon du cycle une exposition de photographie où figurent les œuvres de son « Grand concours de tourisme ».
45L’Aérophile applaudit alors avec enthousiasme à cette heureuse initiative grâce à laquelle « tous les sports mis en parallèle et pris sur le vif, en pleine nature, sembl[ent] se disputer le record de l’intérêt, depuis les plus vulgaires, comme le sport cycliste, jusqu’aux plus selects, tels que le sport aérien, dont les amateurs, forcément rares, forment une classe privilégiée ! » (L’Aérophile, novembre-décembre 1895 : 199).
46Adepte d’une aérostation qui propose dans ce contact unique avec la nature une voie contemplative hautement distinctive, l’aéronaute moderne est également un homme qui oriente progressivement son activité dans le sens d’une efficacité personnelle optimale. L’océan aérien est un stade naturel où domine l’aventure. Un territoire incertain qui associe l’imprévisibilité des conditions météorologiques en altitude à la variété d’un relief au sol sans cesse mouvant.
47Les multiples obstacles naturels – montagnes, fleuves, mers, océans – que l’environnement oppose aux trajectoires les plus directes résonnent dès lors comme autant de défis qu’il convient de relever. Défis d’autant plus hardis que la logique même de l’ascension en ballon ne laisse au pilote pour contrôler son vol qu’une marge technique extrêmement réduite. L’habileté et le courage, alliés à une connaissance certaine des phénomènes naturels et des courants aériens, deviennent donc les qualités premières dans cette course pour la vie ou la survie, engagée par défi, engagée par jeu.
48Sans doute le choix qui se porte ici sur le mode du ludique, dans cette confrontation de l’homme à la nature, témoigne-t-il, à sa manière, d’un changement de mentalité au sein des classes favorisées. Classes dominantes parmi lesquelles se forge une nouvelle génération qui fait de la force – et là nous employons le terme au sens large : force physique, force morale, force de caractère, force de résistance – une valeur sûre (Andrieu 1988 : 222).
49Nous dirons qu’à travers l’aérostation – et l’idée d’une compétition menée avant tout contre soi-même et contre la formidable puissance des éléments naturels, contre le vide et la peur qu’il engendre, compétition entre la vie et la mort – se joue le destin d’une jeunesse dorée qui éprouve ses forces et prend conscience de sa capacité à repousser ses propres limites. Lorsque l’amateur aisé, le sportif mondain s’élève dans les airs, il n’est astreint à aucune obligation particulière. Il n’a pas comme le professionnel de l’air à se soucier de contingences matérielles. Il n’a pas, comme le savant, d’impératifs expérimentaux à respecter. Sa pratique du vol, qu’elle s’accompagne ou non d’observations et de mesures scientifiques, est une pratique du risque et de l’effort librement consentis, orientée vers l’exploit et le résultat final.
50C’est au fond reconnaître à cette lutte, dont le moteur n’est plus l’argent, des qualités intrinsèques de jeu et de progrès en totale rupture avec les conceptions antérieures du vol. C’est aussi lui reconnaître un certain panache, un certain style. Et nous serions tenté de dire que c’est dans cette recherche de l’excellence pour l’excellence, sur la base d’un affrontement ultime et solitaire avec les éléments naturels, loin des foules et des succès faciles, que se dessine véritablement le caractère sportif de l’aérostation à la fin du xixe siècle. La nature devient alors le révélateur d’un engagement et d’un style.
51En rappelant « le mérite des amoureux de l’atmosphère », en 1908, François Peyrey remarque ainsi qu’» au rebours du cycliste, de l’athlète, du chauffeur, l’aéronaute lutte loin de toute galerie sans le puissant stimulant de ses encouragements. Seul dans l’atmosphère, parfois dans une direction redoutable, perdu dans l’immensité, dans la nuit, il ne doit qu’à sa force morale, à sa volonté toujours tendue, de surmonter les défaillances. Lorsque, après avoir résisté aux suggestions de cet isolement dans l’infini, lutté contre la fatigue, la privation, le sommeil, il se voit forcé de regagner le sol, pas une main amie ne se tend vers lui ; son effort expire dans la banale indifférence, parfois dans l’hostilité stupide des témoins de son atterrissage. L’aéronaute a lutté pour l’honneur » (La Vie au Grand Air, 1908 : 264).
52Le martyrologe des ascensions modernes – excursionnistes aériens ayant péri en mer ou en voulant franchir les chaînes montagneuses, aéronautes victimes des assauts répétés des tempêtes – suffirait à rendre compte de la réalité des risques encourus par les pilotes dans cette confrontation épique avec les éléments (Robène 1998, t. II : 213, 223). Si Icare a brûlé ses ailes au contact du soleil, nombreux seront les voyageurs aériens qui disparaîtront pour avoir voulu défier sportivement les courants aériens et les reliefs inhospitaliers. Pour avoir voulu s’approprier dans cette lutte inégale contre les éléments une énergie naturelle formidable qui transcende l’humain.
53Il faut naturellement, pour le comprendre, rappeler combien cet élan nouveau s’inscrit au cœur de l’Europe, et particulièrement de la France, dans un puissant courant économique, culturel, social et politique, dominé par l’idéologie de la conquête du monde. Une idéologie qui, corrélativement à la naissance du capitalisme, à l’essor de l’industrialisation du pays et à la course aux progrès scientifiques et techniques, affiche tout au long du xixe siècle ses ambitions coloniales, magnifiant l’idée même de voyage, de découverte et d’exploration lointaine (Bridenne 1952 : 22-26)… Une lecture du monde, donc, qui valorise une certaine conception de ce que nous pourrions nommer « l’entreprise héroïque » et qui distingue le profil et les qualités de ceux qui s’engagent dans de telles prouesses exploratoires.
- 2 Andrée (Salomon Auguste) va tenter en 1897 d’atteindre le pôle Nord par la voie des airs, à bord de (...)
54Nous nous trouvons, rappelons-le, à mi-chemin entre la fiction, les aventures littéraires et l’imagination d’un Jules Verne (Cinq semaines en ballon publié en 1863 ; traversée par la voie des airs d’une Afrique encore mystérieuse – Verne [1968] 1863) et la réalité de l’expédition aérostatique franco-scandinave, organisée par Andrée pour atteindre en ballon le pôle Nord, en 1897 (Robène 1998, t. II : 190, 201)2. Or, il est facile de comprendre combien la figure idéalisée du héros-explorateur peut influencer, par son courage et sa détermination, toute une génération en quête d’aventure et d’exploit. Une génération qui place la performance (et là nous incluons bien sûr l’excursion touristique qui est à sa manière, dans les airs, en pleine nature, une expédition vers l’inconnu, donc une confrontation au risque, au danger) au pinacle de l’» édifice sportif ». Emmanuel Aimé, reprenant les propos d’Abel Ballif (président du Touring Club), en 1898, peut alors écrire : « L’aérostation sera la formule dernière du tourisme et la plus haute expression de l’idée sportive » (L’Aérophile, avril-mai 1898 : 46).
55L’aérostation des élites articule ainsi, dans son rapport à l’inconnu et à la sauvagerie des éléments naturels explorés, domptés, asservis, des formes matérielles et symboliques qui participent à renforcer l’idée même de pouvoir et de domination.
56Cet élan donne le ton du changement. Celui qui place l’aéronaute dans un mouvement allant de l’exercice de style vers l’excès, de l’amateurisme mondain vers une radicalisation sportive des ascensions. Mouvement qui instrumentalise le vol et ses espaces, ses reliefs, ses incertitudes, les plaçant au service de ceux qui voueront à l’exploit aérien un véritable culte.
57Ce culte aura ses maîtres, et ses adeptes, ses rencontres et ses compétitions qui privilégieront dans un contact sans cesse renouvelé avec la nature la recherche de nouvelles sensations, de nouvelles performances. Une tendance vers l’excès, donc, qui semble faire écho à la psychologie du sport défendue à la même époque par Pierre de Coubertin (Coubertin 1900 : 179).
58Si, dès 1893, le monde des aéronautes amateurs s’interroge sur l’opportunité de parler de record dans le cadre des voyages aériens de longue durée (L’Aérophile 1893), il ne fait aucun doute que l’esprit des excursions change sensiblement. Les notions de voyage, de découverte, de communion avec les éléments demeurent certes d’actualité. L’ouvrage du comte Henry de La Vaulx, Seize mille kilomètres en ballon (La Vaulx 1903), peut en témoigner.
59Cependant, le théâtre de la nature devient de manière sans doute plus évidente l’arène au centre de laquelle se mesurent désormais les prouesses sportives des hommes et la puissance des nations.
- 3 Épreuve comptant pour les Jeux olympiques de Paris, en 1900.
60Ici encore, la performance du comte de La Vaulx, franchissant d’un trait la distance Paris-Korostichef (Russie) en se jouant des éléments, soit 1 925 kilomètres parcourus en trente-six heures (9-11 octobre 1900)3, record du monde inégalé pendant douze ans, permet de comprendre de quelle manière l’instrumentalisation d’une nature mise au service du ludique, de l’exploit inégalable, sert les intérêts distinctifs de héros nationaux, dont l’ultime plaisir aristocratique est de briller dans les airs.
61L’avènement du premier conflit mondial, en projetant brutalement la société occidentale dans l’ère de l’aviation triomphante, va contribuer à modifier les rapports singuliers de l’homme à l’océan aérien, transformant radicalement les cadres, les pratiques et les sensations qui avaient présidé, au confluent des xixe et xxe siècles, à la construction des différentes formes d’appréhension de la nature en altitude sur les modes socialement élitistes du régénérant, du contemplatif et du ludique. Parce qu’il impose brusquement le bruit et la fureur des machines, la vitesse et l’accélération, soumettant les pilotes à de rudes épreuves, parce qu’il appelle de nouveaux modes exploratoires des espaces infinis et remet en scène de manière dramatique une forme d’utilitarisme que gouverne la guerre, l’aéroplane participe alors à définir de nouveaux horizons que l’aviation civile et sportive de l’entre-deux-guerres reconfigurera à son tour dans une course au progrès et à la performance sans cesse reconduite. Dans une certaine mesure, il reste possible de considérer que l’esprit d’exception et la dimension aventureuse des raids aériens perdurent, sous des formes motorisées, bien au-delà de la guerre, s’inscrivant par exemple dans l’intrépide saga des premières grandes lignes de l’Aéropostale. Mais en raccourcissant les distances entre les villes et les continents, en imposant la puissance des appareils et en isolant l’homme à l’intérieur d’un cockpit ou d’une cabine, en modifiant la perception de l’environnement extérieur et les imaginaires qui s’en nourrissent, le plus lourd que l’air va par ailleurs concurrencer et disqualifier une pratique autrement « sensible » de la locomotion aérienne.
- 4 Il est bien entendu possible de considérer que la « civilisation des loisirs » (Dumazedier 1962) a (...)
62Avec la disparition progressive des excursions aériennes en ballon dans le premier tiers du xxe siècle s’effacent durablement4 la lenteur, le silence et la féerie des voyages aériens ; s’estompent l’esprit et les formes de liberté de ceux qui en avaient l’espace d’un instant conçu la noblesse et les usages légitimes : imaginant au cœur de l’ascension, dans une forme de communion initiatique avec les éléments naturels, les contours d’un monde préservé et les frontières d’un monde « réservé ».