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AccueilNuméros46Effets spéciaux et artificesTêtes multiples et jeux d’optique

Effets spéciaux et artifices

Têtes multiples et jeux d’optique

Ou l’art de truquer les dieux hindous
Emmanuel Grimaud
p. 85-106

Résumés

Cet article propose une analyse des dispositifs « trucographiques » appliqués aux divinités hindoues, depuis les premiers trucages optiques du début du xxe siècle jusqu’aux studios contemporains d’imagerie virtuelle, en se concentrant sur les approches de trois grands maîtres du trucage mythologique : Dadasaheb Phalke, Babubhai Mistry et Ramesh Meer. Si les dieux ont servi de support privilégié à l’expérimentation technologique dans les studios du cinéma de Bombay, la « mise en trucage » des mythologies hindoues a généré des approches de l’effet et de l’illusion optique singulières qu’il s’agit ici d’explorer autant dans leurs aspects techniques et philosophiques que dans leur articulation historique.

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Texte intégral

« J’ai fait descendre sur terre des divinités, désintégré des bâtiments, suspendu des cités, fusionné ciel et mer. J’ai aussi multiplié des têtes, diffusé des particules, des poudres et des fumées. J’ai fait exploser des flèches dans le ciel, fait voler les dieux et les démons, greffé des têtes sur des corps, coupé des corps en deux, en trois, en quatre. J’ai fait sortir un cheval des cendres d’un humain, j’ai fait bouger les planètes et les étoiles, j’ai fait apparaître de nombreuses formes pour remédier à un désordre. J’ai fait beaucoup de titres et de logos. A part ça, je n’ai rien fait de spécial. »

Un fabricant indien d’effets spéciaux

1Les trucages, appelés aujourd’hui plus couramment « effets spéciaux », ont été exploités dès les débuts du cinéma comme des moyens d’entraîner le public sur un mode plus intense et ont fait l’objet d‘une expérimentation continue depuis la fin du xixe siècle. Partageant une aptitude commune à créer de la surprise, à provoquer de la curiosité concernant leur mécanisme ou à générer de « l’ambiguïté optique », ils plongent le public dans un certain état de perplexité quant à leur processus de réalisation et font par ailleurs l’objet d’un soin particulier de la part de leurs concepteurs, car ils impliquent une dose de complexité plus grande qu’une prise de vue ordinaire.

2Plusieurs travaux sur les contacts étroits entre le cinéma à ses débuts et la prestidigitation (During 2003 ; Steinmeyer 2003) ont montré que les illusionnistes se sont approprié la caméra dans le cadre de leurs performances au cours d’une phase d’expérimentation accélérée entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Si le cinéma et l’illusionnisme jouent d’une tension comparable entre camouflage et visibilité, il s’agit surtout dans les deux cas de produire de l’inaperçu, de l’invisible ou de l’impossible et souvent avec une grande ingéniosité technique. Offrant des ressources uniques de camouflage pour matérialiser des événements jugés jusque-là inconcevables à réaliser, la caméra trouva sa place à juste titre parmi les techniques de prestidigitation (Lefebvre 1999). Les premiers films à trucages (trick scenes) ont donné lieu à une grande diversité d’apparitions et de disparitions qui reprenaient des procédés d’impression et de masquage (fondus, substitutions, double exposition, « superimpositions », rétroprojections, miroirs) déjà explorés dans le cadre de la magie (Hopkins 1898) ou dans d’autres domaines où il s’agissait de produire de l’occulte tels que la photographie spirite (Gunning 1995 ; Charuty 1999 ; Fischer 2004). Les prestidigitateurs au tournant du xixe siècle furent les premiers clients d’équipements cinématographiques et il fallut ensuite à peine une décennie pour que la personne du magicien soit perçue par les exploitants du spectacle comme superflue et s’efface au profit du seul appareil de projection. La « vitesse digitale » (presto, digitus) sur laquelle reposait la prestidigitation s’est trouvée fondue au cinéma dans l’appareil même du projecteur. En coupant instantanément l’image de sa source de production et en masquant la présence du manipulateur, la caméra augmenta l’autosuffisance des apparitions comme phénomène optique. Celles-ci gagnèrent en autonomie et en reproductibilité puisqu’elles pouvaient être projetées plusieurs fois. Toutefois, ce processus de mécanisation et de démocratisation des apparitions ne s’est pas fait partout de manière équivalente, bien que les procédés utilisés (cache/ contre-cache, substitution) aient été souvent semblables. En puisant leur inspiration dans des cultures de l’apparition très diverses selon le lieu où ils se situaient, les cinéastes ont développé des « trucographies » multiples.

3A Bombay par exemple, les apparitions cinématographiques des dieux ont fait l’objet d’expérimentations constantes et les truqueurs ont dû redoubler d’imagination technique pour reproduire des actions divines à l’écran. Pour le public indien, la toile de projection a été tout au long du xxe siècle un lieu privilégié où les dieux pouvaient être vus sous une forme mobile et cela s’est traduit par un déferlement d’effets spéciaux. Je me limiterai à saisir ici comment le problème de l’ingéniosité technique en matière de trucages s’est posé et s’est modifié dans les studios de Bombay, entre les artisans des premiers trucages optiques et les studios d’effets spéciaux contemporains qui recourent à des logiciels informatiques. La manière d’approcher le mécanisme de l’illusion optique et la génération de l’effet ainsi que la manipulation de substances qui constituent les ingrédients classiques de tout équipement trucographique (éclats de lumière, particules graphiques, fumigènes) ont pris à Bombay une tournure singulière. Les actions mythologiques développées sous la forme de trick scenes à partir de la fin du xixe siècle ne furent pas conçues comme des objets fictifs prétextes à des démonstrations d’effets ostentatoires, mais comme des actions passées à actualiser et qui posaient un problème d’optique collectif particulier que les grands textes ou les récits oraux ne nous aident pas forcément à résoudre : Comment inscrire le mouvement des dieux sur la pellicule ? Et à quels principes ce mouvement obéit-il ? Cette question a généré et continue à motiver un grand nombre de manipulations. Elle n’a cessé de se poser sous des formes diverses depuis les premières « surimpositions » réalisées à la fin du xixe siècle jusqu’aux expériences technologiques les plus récentes dans les studios d’imagerie virtuelle.

Techno-trafics

4Pour préparer mon enquête, j’avais consulté un certain nombre de sites d’échanges de trucages ainsi que des manuels d’effets spéciaux. Sur ces sites, les concepteurs d’effets étaient invités à expliquer leurs procédés et les amateurs se faisaient un plaisir de dévoiler des mécanismes, de mettre à disposition du public des modes d’emploi (tutorials) ou de reproduire des scènes truquées dans leur salon à l’aide d’une caméra numérique. Particulièrement généreux en informations techniques, ces sites fournissent aux amateurs des éléments pour concevoir des effets spéciaux avec les moyens du bord, en utilisant des matériaux de substitution (latex, mousse, fibre de verre, gélatine), des composés chimiques (carboglace, chlorate de soude, acétone) ou des textures en 3D. Ces démonstrations sont toutes fondées sur la même formule : « Comment on fait pour… » Cette formule est ensuite déclinée dans une infinité d’actions : « Comment créer une giclée de sang », « Comment enfoncer un pieu dans un cœur », « Comment arracher un œil », « Comment faire bouger une main coupée. » Ou encore : « Comment écraser un visage sur une poutre », « Comment créer une fausse foule », « Comment réaliser un saut du 3e étage », « Comment décapiter cinquante personnes. » Si l’on s’en tient à la longueur du mode d’emploi, ces actions semblent techniquement parlant beaucoup plus compliquées à réaliser pour de faux qu’à accomplir pour de vrai. Elles semblent reposer par ailleurs sur un principe similaire : une action est acceptable à partir du moment où elle apparaît « visuellement plausible », peu importe les moyens utilisés pour la produire.

5Les manuels, tout comme les sites d’échanges de trucs, reflètent bien, par leur prétention classificatoire et leur ambition à rendre compte de toutes les techniques existantes – des plus low tech (allumettes et bouts de carton) aux plus high tech (le fameux motion control qui permet de faire bouger des animatroniques à distance) –, une particularité des effets spéciaux comme objet. Ceux-ci se donnent toujours à voir sous forme de listes ou de banques de procédés. Il est courant que les manuels s’adonnent à de longues énumérations ou commencent par fournir un lexique de termes techniques : « Outre l’accéléré, le ralenti, le fondu, le flash-back, le flash forward ou l’arrêt sur image qui sont devenus des effets ordinaires, il existe d’autres procédés tels que le cache/contre-cache, le matte painting, la dynamation, le chroma Key (ou clé couleur), le compositing, le rotoscoping, le morphing, etc. » La plupart des manuels distinguent les trucages optiques (mouvements inversés, substitutions, animation image par image, fondus, superpositions, miroirs, images multiples, matte painting) des effets d’atmosphère (pluie, brume, brouillard, fumées, neige, vent, givre, éclairs, tempêtes, nuages, tremblements de terre), les décors truqués et projetés (glaces peintes, projection frontale, rétroprojection) des effets d’accessoires (cassures et destructions, mobiliers truqués, polystyrène, caoutchouc, fibre de verre, aliments truqués), des effets d’explosion (balles, projectiles, impacts de blessure, explosifs) ; les maquettes (accidents, catastrophes en miniature), les maquillages spéciaux (prothèses, masques) et les créatures mécaniques (maionnettes, animatroniques, figurines animées image par image). Certains de ces procédés que ces manuels inventorient de façon boulimique sont quasiment tombés dans l’oubli ou ont été remplacés par d’autres en fonction de la nouvelle donne technologique. A en croire ces manuels, les effets spéciaux sont partout, dans les moindres recoins de l’image, et le monde serait une entité de synthèse entièrement falsifiable et recomposable en studio.

6Il est souvent difficile de faire la part des choses, entre ce qui doit être considéré comme « effet spécial » et ce qui fait partie des méthodes ordinaires du cinéma. Notion instable, le trucage oscille, dans la littérature technique, entre deux définitions, tantôt conçu comme un simple ajout à une image, tantôt condensant à lui seul le projet cinématographique dans son ensemble. La première définition est aujourd’hui la plus couramment admise. Pour faire un film, un réalisateur réunit différents corps de métier. Dès lors qu’il ne peut aboutir à l’effet souhaité, il recourt à des techniciens qui remédient ainsi à l’impossibilité de produire certaines actions avec les moyens ordinaires ou conventionnels. Les superviseurs d’effets sur le tournage manipulent des substances (eau, air, poudre, feu et gaz), doublent le département des décors, des accessoires ou de l’action (stunt) lorsqu’il faut effectuer des cascades, simuler des impacts d’armes à feu ou imiter une coulée d’hémoglobine. Leur caractéristique principale en tant que corps de métier est d’introduire des mécanismes qui compliquent toujours plus la prise de vues. Cette complexification peut prendre des formes extrêmement variées, de l’introduction de machines sur le tournage (machines à fumée, ventilateurs, tuyaux d’arrosage, artifices pyrotechniques, câbles et poulies) à de simples actions manuelles (jeter de la poudre de couleur ou des pétales de fleurs au moment de la prise), du recours à des miroirs ou des écrans sur le plateau à l’utilisation de systèmes de caches et contre-caches à l’intérieur de la caméra ou durant le tirage qui amènent à manipuler l’image plusieurs fois. Entre les effets physiques, optiques et graphiques, il y a une continuité réelle si l’on considère que dans les trois cas, on a affaire à un surplus d’opérations qui rend possible ce qu’il est impossible d’obtenir dans la seule interaction entre la caméra, le décor, les acteurs et l’éclairage. L’effet spécial apparaît alors comme un travail d’incrustation particulièrement complexe qui pousse le dispositif cinématographique à un degré de sophistication supérieur.

7Cette définition minimale – l’effet spécial comme dispositif ajouté ou mode de complexification de la prise de vues – ne tient compte en fait que d’un aspect du problème. Les manipulateurs de SFX sont sans doute, plus que tout autre corps de métier du cinéma, soumis à une exigence de renouvellement. De même que la caméra intégrée à la scène de théâtre ou à l’illusionnisme introduisait un degré d’artifice supérieur, de nombreux éléments, à commencer par la caméra avec son mode d’enregistrement à 24 images par seconde qui tire parti de la persistance rétinienne, le simple fait de juxtaposer deux images, la coupure ou encore le flash-back, le ralenti et l’accéléré, ont été perçus par le passé comme des trucages. Toutefois, ces techniques sont devenues aujourd’hui tellement ordinaires qu‘il est difficile de les considérer ainsi. Envisagés dans leur durée de vie, les trucages apparaissent pris dans des processus de banalisation, car il n’existe pas d’effet éternellement spécial. Les effets spéciaux sont pris dans un régime de temporalité propre, ils deviennent ordinaires et peuvent être à nouveau perçus comme spéciaux une fois oubliés par leur public ou transportés devant un nouveau public.

8Les manuels et clubs d’amateurs d’aujourd’hui participent de cette course à l’effet, rejouant (tout en le décalant légèrement) un problème similaire à celui auxquels les anthropologues se heurtèrent pendant longtemps avec les phénomènes de croyance. Les effets spéciaux génèrent en effet de l’ambiguïté optique qui ne plonge pas forcément le spectateur dans l’hébétude, mais dans un état qui possède de nombreuses nuances, de la simple curiosité à la perplexité, de l’étonnement à la consternation. Les amateurs prennent un malin plaisir à dévoiler des techniques pour produire de l’optiquement plausible comme si une action nous paraissait vraie au cinéma uniquement parce que nous en avons une perception avant tout visuelle. Si on pouvait toucher et sentir, on verrait bien que tout cela est du latex, de la couleur et non du sang, du polystyrène et non de la pierre. A la base du mécanisme d’excitation propre aux effets spéciaux, une réduction s’opère des actions physiques à un phénomène oculaire.

9La plupart des sites conçus par les amateurs montrent comment un processus de conception peut être en même temps un processus de camouflage, générant des « dessous » ou un « hors champ » qu’il fait bon monter en énigme. On y expose l’image finale, puis on explique les opérations qui l’ont permise, puis on passe à un autre trucage. Une série de cartes postales Liebig datant de 1905 intitulée « Les trucages expliqués » reprenait le même mécanisme à des fins publicitaires. Ces images furent mises sur le web par un technicien qui y avait ajouté a posteriori un commentaire :

10« Tournage d’une sirène qui nage. L’actrice fait semblant de nager alors qu’elle est couchée sur un décor peint. Cette image est superposée avec des vraies images de poissons pour renforcer l’illusion. »

11« Potirons qui sautent d’une charrette et roulent dans la rue pendant que le marchand essaie de les rattraper. La scène est en fait tournée à l’envers. Les potirons sont jetés par la fenêtre dans la rue en pente. L’acteur court à reculons. »

12« Un accident d’automobile. Un homme ayant perdu ses jambes est utilisé pour jouer l’accidenté. On lui place des fausses jambes sur lesquelles la voiture va pouvoir rouler. »

13Cette mise en public des procédés cinématographiques sous la forme de questions-réponses ne date pas de la multiplication récente des sites d’échanges, elle s’est mise en branle dès les débuts du cinéma. Les pages qui suivent chercheront à montrer dans quelle mesure cette culture du trucage s’est exportée ou non avec la caméra elle-même et en quoi les studios de Bombay permettent de porter sur ces trafics technologiques un regard décalé.

De la turbulence dans les icônes

14Une fois à Bombay, je réalisais vite qu’il n’y avait ni manuels, ni plates-formes d’échange et encore moins de cercles d’amateurs. La plupart des trick scenes qui avaient inondé les écrans dès le début du cinéma n’étaient plus conservées aux archives à l’exception de quelques films de Dadasaheb Phalke, surnommé parfois le « Méliès indien », illusionniste et pionnier en matière d’effets spéciaux mythologiques dans le premier quart du xxe siècle. Entre les films de Phalke et les séries mythologiques des années 1990, les effets spéciaux semblaient étonnamment stables et même s’ils s’étaient multipliés dans l’intervalle, ils restaient une chose rare comparé à Hollywood.

15Plusieurs cinéastes indiens issus du cinéma expérimental s’étaient intéressés à Phalke, souvent célébré comme le « fondateur » de l’industrie du film à Bombay. Kamal Swaroop avait écrit un livre sans jamais le publier, une véritable œuvre d’art avec des collages, des photos et des extraits d’archives, qui parle essentiellement de trick photography : effets d’optique réalisés sur le plateau, dans la caméra (in camera effects) ou en laboratoire avant que le développement des logiciels informatiques ait rendu quasiment caduc le recours à cette forme de trucage.

16La trick photography a joui dès les débuts du cinéma à Bombay d’un certain succès. Dadasaheb Phalke élabora de nombreuses apparitions divines sur grand écran, avec des fonds cosmiques animés. Grand lecteur des récits mythiques (Purana) et entretenant par ailleurs des relations étroites avec le milieu des illusionnistes, il donna une épaisseur matérielle toute nouvelle à l’aura des dieux en utilisant des procédés semblables à ceux utilisés par Méliès (surimpression, cache, exposition multiple). Toutefois, alors que Méliès à la même époque considérait qu’il ne fallait pas dévoiler les secrets de ses trucages au public, Phalke avait noué un autre contrat avec ce dernier. Il pensait que savoir comment les films sont faits ne ferait qu’augmenter le plaisir du spectateur. Il joignit ainsi à ses films une démonstration (un des premiers « making off » de l’histoire du cinéma) qui expliquait au public les étapes de la fabrication d’un film (How Films Are Prepared). Il réalisa ensuite un autre film à la manière d’un mode d’emploi mais qui expliquait cette fois ses propres tours de magie, La Magie du Docteur Kelpha (Phalke à l’envers).

17Amit Dutta, un jeune cinéaste contemporain, avait fait de nombreuses recherches sur Phalke, utilisant même une apparition de Krishna, Kaliya Mardan, dans un de ses films remplis de trucages optiques. Krishna s’y retrouvait sous l’eau, pris dans les bras particulièrement agités du serpent Kaliya, avant de le dompter jusqu’à en faire son propre piédestal. Dans la conversation, pour me prouver qu’un trucage implique le public sur un mode d’emblée plus intense, Dutta fit référence à un principe « phalkéen » : « The story is in the mind of the viewer. Without it, no special effects. » Chez Phalke, l’effet spécial agit comme un dispositif de rémanence, un « effet de retour » (d’une divinité ou d’un événement mythique) dont on verra plus loin qu’il y a différentes manières de le provoquer. Dans son iconographie mobile, Phalke puisait dans le réservoir commun des histoires et proposait au spectateur des images indicielles, des bribes d’actions mythologiques plus que des actions complètes que le spectateur familier devait ensuite recomposer, le trucage agissant alors comme un dispositif de stimulation, spécialement ouvert ou inachevé, à l’intérieur du cadre plus large de la projection, où le spectateur était provoqué plus qu’à l’ordinaire.

18Phalke semble avoir introduit quelque chose de radicalement nouveau dans les icônes, sous la forme d’un mouvement ou d’une turbulence (l’agitation du serpent difficile à dompter). Et lorsqu’il reprend à son compte les tours des magiciens, c’est pour mieux matérialiser des phénomènes ambigus où une influence divine agit par des procédés perturbants : le démon Ravana s’enflamme après qu’une boule de feu venue du ciel a fait intrusion dans son corps par exemple ou bien la décapitation du roi Kamsa (qui osa défier le dieu Krishna) se produit sans qu’il soit besoin de recourir à un bourreau, par une poussée de vapeur interne propulsant la tête au-dessus de son corps. Dans les deux cas, le camouflage se voit et laisse paraître des objets nouveaux, « transitionnels » : la boule de feu fusionne avec le corps par la superposition imparfaite de deux images et la tache noire qui se loge entre la tête et le buste en guise de cache focalise entièrement l’attention du spectateur.

19Phalke introduit des objets qui n’existaient pas avant lui dans les icônes et, avec ces objets particulièrement turbulents, c’est toute une économie de la participation cinématographique qui s’est mise en place. L’administration britannique ne s’y trompa pas lors de la première grande enquête qu’elle réalisa en 1926 sur le développement de l’industrie du cinéma en Inde. Elle vit dans Phalke l’un des artisans les plus créatifs de cette industrie qui avait trouvé la solution pour faire des films qui touchent un public dispersé et hétérogène. Ce succès n’était pas dû à la seule réappropriation du matériau mythique, mais bien à sa « mise en trucage ».

Traces optiques

20Plus tard, j’obtins un rendez-vous avec un grand maître des effets spéciaux après Phalke : Babubhai Mistry. Agé de 90 ans, Mistry joua un rôle encore plus important que Phalke dans la représentation visuelle que le public indien se fait aujourd’hui de son univers mythique, contribuant, plus que quiconque, à mettre la mythologie hindoue en trucages. La maison de Mistry ressemblait à un magasin d’accessoires pour films mythologiques. On y trouvait un pied d’éléphant qui lui avait servi de fauteuil sur un tournage, une balançoire, de nombreux trophées, des sculptures et un trident du dieu Shiva. Mistry avait du mal à parler à cause d’un cancer de la gorge, mais il se prit au jeu de l’interview. « I will tell you my secrets », dit-il. Son assistant, Kamlesh, cameraman pour une chaîne de télévision indienne, relayait les indications de son maître sur le plateau et continuait ses phrases lorsqu’il était fatigué. Mistry ne faisait plus de films depuis longtemps. Originaire du Gujarat et fils d’un peintre de décors de studios, il avait commencé sa carrière dans les années 1930 puis travaillé comme décorateur, trick photographer et réalisateur sur plus de 250 films.

21Mistry sortit une cassette vidéo et proposa de la visionner ensemble. C’était une compilation de ses propres effets spéciaux suivie d’un court documentaire réalisé sur lui par la télévision indienne. On y voyait des apparitions et des disparitions, la tête du démon Ravana qui se multiplie, des flèches qui s’arrêtent en plein vol et s’entrechoquent, des agrandissements et des diminutions de personnages, des doubles rôles, un décor qui s’écroule, le dieu singe Hanuman qui plane au-dessus de la ville de Bombay, poursuivi par la police. A chaque effet, Mistry répétait « Combine ! » et faisait le geste de rembobinage de la caméra, comme si tous ses effets étaient fondés sur le même principe de combinaison de deux (ou plusieurs) prises de vues. Dans le documentaire tourné sur lui, Mistry apparaissait assis sur sa balançoire et racontait qu’on le surnommait « le cache noir » (kala dhaga), en référence à une technique largement exploitée à Hollywood depuis 1916 appelée « matte » (ou cache) et qu’il introduisit à Bombay. Celle-ci permettait de surimposer plusieurs décors ou plusieurs personnages dans une même image à condition de tourner la première devant un voile noir. Le documentaire le célébrait comme « le grand maître indien des effets spéciaux » mais ne disait pas grand-chose de son approche.

22La question que se posaient les orientalistes du xixe siècle, de Creuzer à Hegel, à propos de l’art indien et qui peut être résumée ainsi : « Pourquoi les dieux hindous ont-ils plusieurs bras et plusieurs têtes ? », apparaissait étonnamment actuelle en voyant les images de Mistry, car celles-ci ne faisaient a priori que redéployer le même problème dans un autre médium, non plus plastique mais filmique. Pour Mistry, multiplier les corps, les bras et les têtes était avant tout une question technique, les dieux se prêtant à merveille à la « superimposition ». Il avait mis au point au fur et à mesure des années ses propres procédés pour dédoubler, tripler ou quadrupler les apparitions divines (appearing/disappearing effect). Recourant de temps à autre à une feuille de papier pour faire un croquis, il me démontra que ses effets étaient quasiment tous basés sur la superimposition ou le cache/contre-cache qui permet la fusion de plusieurs images (ou parties d’une image) en une. Pour le reste, « Tout a été écrit dans les Purana », me dit-il. En réalité, de nombreux trucages de Mistry laissent penser qu’il ne puisa pas seulement dans les récits mythiques pour alimenter son imagination trucographique mais aussi dans le cirque, les arts forains, la magie et la littérature fantastique orientale (dastan, qissa). A la différence d’un Méliès, par exemple, Mistry se concevait moins comme un inventeur que comme un traducteur visuel ou un technicien qui travaillait avec la mythologie pour horizon et se devait de résoudre des problèmes de représentation ou de faisabilité d’actions déjà imaginées bien avant lui, la mise en trucage d’actions mythiques relevant souvent du défi.

23Comment formuler sous cet angle la créativité de Mistry par rapport à Phalke ? C’est après avoir assisté à la projection de L’Homme invisible que Mistry se mit à la trick photography : « Je me demandais comment il était possible de faire tenir ainsi une cigarette dans le vide. » De même que Phalke avait vu La Vie du Christ avant de mettre son savoir-faire au service d’une autre eschatologie, Mistry avait passé son temps à reprendre les effets d’Hollywood, y compris ceux de la science-fiction, pour les appliquer aux divinités hindoues. Apparemment, Mistry n’avait jamais vu les films de Phalke, il en avait seulement entendu parler : « Avant moi, il n’y avait pas d’effets spéciaux à Bombay. Phalke n’était pas un maître du trucage, seulement un fabricant d’icônes en mouvement. » Pour Mistry, le vrai travail commençait lorsque les divinités descendent de leur piédestal iconographique pour se mouvoir dans l’espace. Reproduire une icône à l’écran n’était pas une opération spéciale, mais faire se mouvoir la divinité dans le monde réel l’était en revanche davantage et impliquait de savoir manier subtilement la « superimposition ». Ainsi, c’est en quête d’une réponse à la question : « Comment les dieux bougent-ils ? » que Mistry s’était replongé dans les récits mythiques.

24Dans la gamme des effets que l’on visionna ensemble, l’un retint mon attention tout particulièrement : le télescopage de flèches (arrow effect). Dans un combat où deux archers s‘affrontent, au lieu de cultiver la rapidité les flèches suivent une trajectoire lente, se multiplient dans les airs ou bien se heurtent l’une à l’autre jusqu’à l’arrêt avant de se fracasser l’une sur l’autre ou de se repousser. « J’en ai fait des centaines avec des allumettes, des bâtonnets ou des bouts de carton », me dit Mistry. Cet effet, qui a largement survécu tout au long du xxe siècle dans les nombreuses versions du Ramayana et du Mahabharata, a eu de multiples variantes, toujours fondées sur le même renversement : les flèches sont stables mais filmées sur une table d’animation. Techniquement, les fonds bougent et non les flèches alors que c’est l’inverse à l’écran. Je demandais à Mistry pourquoi cultiver ici la lenteur là où d’autres cherchent la rapidité. Il me répondit qu’un effet spécial se devait d’être explicite et suffisamment lent pour que le spectateur puisse prendre du plaisir, s’installer dedans. J’avais déjà entendu cet argument chez des producteurs qui estimaient que si la superposition était trop rapide, « personne ne verrait l’effet » ou que « le spectateur ne comprendrait pas ».

25L’arrow effect se situe à l’opposé de l’» esthétique de la rapidité » qui caractérise la plupart des trucages de Méliès jusqu’au morphing (Hamus-Vallée 2001). L’efficacité de l’effet ne tient pas au brouillage de la vision du spectateur, mais à sa capacité de cristallisation en tant que phénomène optique complexe. Il est demandé au technicien de produire une trace détachée de l’interaction entre les deux archers qui lui a donné lieu. Cette trace est ensuite prolongée autant que possible. Peu importe que la trajectoire des flèches soit maladroite ou que l’on devine le processus de superposition des images, bien au contraire, tout est bon pour mieux faire sentir au spectateur qu’il assiste à un phénomène unique de télescopage qui génère une empreinte visuelle célébrée comme un objet à part entière. Avec Mistry, l’effet spécial devenait un jaillissement de traces comparable à une précipitation en chimie, formation d’une seconde phase visible ou d’un autre état du visible qu’il fallait provoquer par des mécanismes optiques. On est à l’opposé de la prétention totalisante des manuels parcourus précédemment. Les effets spéciaux n’infiltrent pas tout, il faut les provoquer de façon sporadique. « Ce sont des allusions (ishara) », dit Mistry. Et à ce titre, ils sont rares. Objets visuels éphémères, allusifs plus qu’illusoires (on reviendra plus loin sur cette différence), ils sont destinés à apparaître et à disparaître aussitôt.

Effet (de retour) spécial

26Comparées aux esprits de la photographie spirite qui donne une épreuve « spectrale » de l’apparition en atténuant ou en rendant les traces des revenants fugaces ou moins visibles que les sujets humains qui les environnent (Fischer 2004), les divinités hindoues sont la plupart du temps plus visibles que les humains quand elles apparaissent dans la même image et leurs traces sont à l’inverse bien mises en valeur. Les dieux existent, tous les spectateurs hindous le savent. Le film leur offre la possibilité d’un « retour en visibilité » mais il ne sert en aucun cas de dispositif de preuve. Pour Mistry, les effets spéciaux étaient liés aux dieux par « projection » (ou impression à distance). Celle-ci était au cœur du mécanisme d’enregistrement de la caméra mais aussi au cœur de la mythologie car, entre les dieux, tout est affaire de projection : « Les dieux se multiplient jusqu’à nous par des projections successives. Ils agissent en projetant des rayons, des lumières et des fumées. » A en croire Mistry, les dieux hindous étaient les premiers trucographes et il n’éprouvait aucun scrupule à les truquer en retour, les trick scenes apparaissant comme des moments de grande intensité technologique où les dieux se projettent sous leur forme la plus mouvementée. Mariant modernisme technologique et conservatisme des références, le truqueur mythologique est toujours en retard par rapport aux dieux toujours en avance pour réaliser des actions impossibles.

27Les exigences de visibilité, de lenteur, mais aussi de célébration de l’effet spécial comme une forme de récurrence « hypertechnique », se sont accompagnées d’un autre principe trucographique que l’assistant de Mistry, Kamlesh, formulait ainsi : « Une idée ne vient à votre esprit que parce qu’elle a déjà eu lieu ou aura lieu. Un effet spécial est soit la reproduction d’un événement qui s’est déjà passé, soit une anticipation d’un événement futur. » Ainsi toutes les actions mythologiques reproduites à l’écran sont des événements qui ont eu lieu il y a longtemps et la science-fiction est un puissant dispositif d’anticipation mais dont les projections se démodent rapidement, parce qu’elles finissent toujours par se réaliser à un moment donné. Pour Kamlesh, le trucage n’avait rien à voir avec un acte imaginaire ou la pure fabrication d’un objet qui n’existe pas. Il ne s’agissait pas d’une extrapolation hors du champ de la réalité, mais d’un acte de stimulation ou de matérialisation d’un possible antérieur redevenu impossible au présent ou d’un impossible au présent qui peut très bien prendre une forme concrète dans l’avenir. L’effet spécial cristallise un existant caché ou une virtualité non encore exploitée.

28Dans quelle mesure ces principes ont-ils survécu dans les studios d’imagerie virtuelle contemporains ? Se sont-ils ou non modifiés dans un nouveau contrat d’appréciation avec le public ? « Aujourd’hui, c’est devenu très facile de produire des traces sur ordinateur, il suffit d’appuyer sur un bouton. Mais à l’époque, il fallait un grand nombre de manipulations », confie Kamlesh. A la fin de sa carrière, Mistry s’était mis à travailler avec des graphistes, il avait commencé à se familiariser avec la « button culture » comme il disait, mais il avait l’impression d’être devenu déjà un peu démodé, non pas parce qu’on lui demandait d’élaborer toujours les mêmes effets – ceux-ci ont survécu, comme on le verra plus loin, dans les studios informatisés –, mais du fait que la plate-forme graphique provoqua une banalisation soudaine des effets spéciaux qui impliquait une remise en cause trop profonde, un retournement complet du paradigme du trucage dans lequel Mistry avait vécu pendant plus de cinquante ans. Kamlesh reprend à son compte l’argument sur la banalisation des effets et ajoute : « Regardez les derniers Star Wars, tout y est effet spécial, on en oublie les acteurs qui n’ont plus besoin de jouer vraiment. Quand les effets inondent le film, il n’y a plus de place pour les acteurs. » Ainsi, le trucage optique subordonnait les effets aux acteurs alors que la plate-forme graphique permet l’inverse. Lorsque l’effet spécial n’est plus simplement une trace mais le film dans son entier, l’image truquée n’interroge plus de la même façon et on ne peut plus soutenir la même philosophie du trucage comme « précipitation ». Le problème a été bien anticipé par Kamlesh, mais il ne voit pas comment s’en sortir si ce n’est en sombrant dans la nostalgie d’une époque où il fallait une grande quantité de « manips » pour arriver à produire un éclair, une flamme ou une tête qui vole. « A l’époque, les effets étaient toujours soigneusement pensés », conclut-il.

Plates-formes graphiques

29De même que les dieux avaient été les acteurs principaux des trucages de Phalke, ils furent à nouveau les sujets privilégiés des premières expérimentations en imagerie virtuelle. Par les soins techniques qu’on leur prodigue, les dieux hindous se sont trouvés ainsi catapultés au cœur d’une mutation technologique, constituant la matière première des trucages graphiques. Les studios d’imagerie virtuelle se sont considérablement développés dans les dix dernières années. L’époque de Mistry où seulement deux ou trois techniciens se partageaient le marché des dieux à truquer est révolue. Derrière leur apparence d’uniformité, ces studios ont en fait des approches de l’effet concurrentes et surtout du processus même de « masquage » de l’effet ou de la bonne intégration de toutes les parties d’une image composite. Le masquage des effets est bien souvent une question de « finition » (finishing). Le temps passé à corriger les différences de luminosité et de couleur entre les caches et contre-caches fusionnés est un facteur déterminant pour comprendre la géographie contemporaine des studios d’effets spéciaux à Bombay. Il y a d’un côté ceux qui apportent le soin nécessaire à l’invisibilité et qui obtiennent de nombreuses commandes de films étrangers et de l’autre ceux qui considèrent qu’un effet doit se voir pour être apprécié et qui se partagent plutôt le marché des films mythologiques. Ces derniers sont dans un tout autre paradigme graphique. Il faut ajouter des particules d’or, accentuer les effets de couleurs, l’éclat des costumes, le brillant des textures et les réverbérations des architectures. Plus ça scintille, plus c’est « goldy » comme on dit, mieux c’est. Par les logiciels graphiques, les fabricants d’effets spéciaux ont augmenté de façon spectaculaire les possibilités d’incruster dans les images des particules en tout genre. Entre Mistry et les studios graphiques contemporains, la filiation est donc évidente et les apparitions divines truquées se sont multipliées sur les écrans télévisuels jusqu’à la banalisation. Cependant, les mêmes questions mentionnées en introduction se posent et les mêmes inconnues refont surface dans le studio graphique, dès lors qu’il faut animer les dieux en 3D.

30Studios d’effets spéciaux et plateaux de tournages fonctionnent aujourd’hui de manière complémentaire. Idéalement il faudrait prendre plusieurs cas, tant sont variées les procédures de conception et les interdépendances entre trucages physiques et graphiques. Je me contenterai seulement ici d’un exemple, un studio appelé FX Factory dans lequel ont été élaborés un grand nombre d’effets spéciaux mythologiques. Une fois franchie la porte du studio, il fallait traverser deux grandes cabines couvertes d’aluminium dans lesquelles travaillaient une vingtaine de graphistes sur des ordinateurs avant d’atteindre le bureau de son patron, Ramesh Meer. Derrière lui, une étagère débordait de boîtes de logiciels bien connus des fabricants d’effets spéciaux : 3D Studio Max, Maya dans ses différentes versions et Digital Fusion. Sur le bureau étaient disposés plusieurs trophées de films (« Best Special Effects for… ») ainsi que plusieurs icônes de saints et de divinités hindous. Meer se flattait d’élaborer des effets comparables au « standard hollywoodien » et d’avoir eu plusieurs commandes de films français dont il ne pouvait révéler l’identité, car ils étaient liés par une « clause de silence ». Dans la conversation, Meer fit référence à ses deux gourous : l’expert américain Ray Harryhausen et… Babubhai Mistry, avant de clore la rencontre en disant : « Les effets spéciaux, c’est comme du vieux vin dans une nouvelle bouteille ! » Plus tard, il me montra une vidéo de démonstration (showreel) où les effets qu’il avait élaborés étaient expliqués de manière très pédagogique. On y trouvait des dédoublements, des chansons tournées dans des décors virtuels, un avion qui s’écrase sur le World Trade Center, des feux d’artifice ajoutés, des exercices de méditation (pranayam) effectués par Meer lui-même dans une grotte virtuelle ornée d’un gigantesque « Om » ainsi qu’un grand nombre d’effets mythologiques qui rappelaient ceux de Mistry. Soumis à un rythme de production frénétique et à une exigence de variation sans précédent dans l’histoire du cinéma, Meer et son équipe conçurent des apparitions à la chaîne pendant plusieurs années pour des séries mythologiques. Avec Meer, la continuité semblait évidente entre le plateau et le studio informatique, ou entre les trucages physiques, optiques et graphiques. Que l’on recoure de manière privilégiée aux uns ou aux autres ou bien qu’on les lie dans un même processus, on modifie dans tous les cas le régime normal de la prise de vues pour élaborer une image composite. La plupart des effets de Meer étaient fondés sur le même principe. Un effet requiert plusieurs couches d’intervention (layers). Ses couches partiellement remplies agissent ensuite les unes sur les autres. Par rapport aux effets d’optique, les logiciels d’effets spéciaux ont multiplié les possibilités de fusionner des couches les unes aux autres. On peut obtenir des images composées avec cinquante ou soixante couches, ce qui était impossible à envisager à l’époque de Mistry. Là où Mistry disait « Combine ! », Meer dit « Compositing ! ». Cependant, l’impression de mauvais camouflage que donnaient la plupart des effets de Meer a de quoi interpeller, surtout que sa vidéo de démonstration prouvait que son équipe était très capable de « faire dans l’invisible » ou de soigner la fusion entre les couches.

31J’accompagne Meer sur le tournage d’Om Namah Shivay, une série mythologique dont il est chargé de superviser les effets. « Un bon superviseur, me dit-il dans la voiture, doit commencer par identifier le lieu où il doit loger son effet et trouver sa place dans l’image. » Ce travail de localisation perturbe la routine ordinaire de la prise de vues. Avant de manipuler des substances produites mécaniquement sur le plateau ou bien virtuellement sur ordinateur, le superviseur agit sur le dispositif même de la prise de vues, dans le découpage de l’interaction qui devient alors une composition particulièrement stratifiée. Sur le plateau, la procédure est toujours à peu près la même. La scène qui doit accueillir des effets spéciaux a été conçue par une équipe de scénaristes qui sont pour la plupart des docteurs en sciences religieuses, histoire d’éviter les erreurs de lecture ou les approximations. Je discute avec l’un d’entre eux. Comme la scène est issue de récits mythiques (les Purana) dont il existe de nombreuses variantes, les scénaristes se sont inspirés de plusieurs versions pour écrire leur script. Meer hérite ensuite de scènes faibles en indications concernant leur rendu visuel, car les récits mentionnent rarement ce qui transite entre les dieux, comment s’effectuent les transferts de force et quelle traduction visuelle il faut leur donner. Quand Mistry disait que « Tout a été écrit dans les Purana », il n’avait sans doute pas complètement raison. La mythologie hindoue possède son lot d’inconnues visuelles. Celles-ci ont conduit bon nombre de superviseurs d’effets à explorer des territoires insoupçonnés du trucage.

32Le processus de prise de vues – et avec lui celui de l’incarnation divine – apparaissait ici particulièrement fragmenté. Pour que le trucage agisse comme une précipitation à l’écran, comme le suggérait Mistry, il faut un découpage plus intense du travail de composition et une accumulation plus grande de corps de métier. Il est rare de voir autant de machinistes, de fabricants d’automates, de décorateurs, de costumiers et d’accessoiristes se bousculer sur un plateau. Les acteurs jouaient la scène en anticipant des effets qui seraient appliqués plus tard en studio ou bien ils jouaient avec pour partenaires de jeu des substances (ou des machinistes). Ils étaient filmés ici le plus souvent devant un chroma, une toile verte (l’équivalent moderne du cache noir de Mistry) que l’on tendait en guise de décor et qui permet ensuite d’incruster par ordinateur d’autres acteurs, objets ou mouvements ou d’ajouter derrière eux un autre décor. La prise de vues au chroma est plutôt frustrante pour un acteur, car ce sont les strates suivantes, par application de caches et contre-caches, qui donnent plus tard sens à l’action réalisée sur le plateau qui n’est qu’une sous-couche. Assemblage inachevé, première étape dans un processus de « layering », le chroma dépouille le jeu des acteurs, il les oblige à un jeu plutôt abstrait si l’on compare avec une prise de vues ordinaire, dans un véritable décor. On oblige les acteur à jouer dans des décors qui n’en sont pas ou avec des substances qui ne peuvent être produites par des machines que partiellement telles que des fumigènes ou des explosions de couleurs car les éclairs, les rayons ou les bulles magnétiques ne peuvent êtres ajoutées que plus tard sur ordinateur.

33Entre l’acteur et le trucage, il y a bien tension, comme le suggérait Kamlesh, mais loin d’être un frein, cette tension conduit ici à un nouvel équilibre. Le tournage du vol d’une divinité sur un oiseau, par exemple, suppose que l’acteur grimpe sur un oiseau mécanique. Mais l’acteur ne vole jamais vraiment, il reste au sol et fait du surplace. Les ailes de l’oiseau se déploient de façon régulière, un machiniste lance des fumigènes, et le dieu entame son dialogue. L’image finale gardera la trace de cette relative immobilité. Vishnu bougera au final à l’écran comme une plate-forme combinant son propre mouvement à celui que le graphiste fera faire sur ordinateur à l’installation tout entière élaborée sur le plateau. Une fois le premier mouvement effectué sur le tournage, le graphiste en studio hérite moins d’êtres mouvants (le jeu des acteurs est profondément statique) que de plates-formes divines à faire bouger. La plupart des mouvements des dieux à l’écran obéissent à ce principe. Ils sont traités moins comme des créatures douées de mobilité que comme des plates-formes qui se maintiennent dans l’espace, dans un équilibre subtil, à la fois mobile et statique. Meer résumait ainsi ce paradoxe avec une touche d’ironie : « Quand les dieux bougent, ils font du surplace. »

Rayons, fumigènes et particules

34De retour dans le studio de Meer, je passais plusieurs semaines à observer le travail des infographistes. Des couleurs et des attributs avaient été assignés aux différents dieux conformément au désir des scénaristes, mais pour le reste, les graphistes étaient libres de puiser ailleurs, notamment sur Internet, de nouvelles idées. Une grande part du travail du graphiste consiste à ajouter des matières, des ondes, à créer des flammes, des explosions ou à peupler de toutes sortes de substances la zone « intermédiaire » entre le décor et les acteurs. Par le biais des fumigènes, des poudres et des explosions, le département des SFX sert de diffuseur d’énergie au moment de la prise de vues. Le graphiste, quant à lui, sert de correcteur énergétique ensuite, à l’étape de la postproduction, pour ajouter tout ce qu’il n’a pas été possible de produire sur le tournage. Le besoin des cinéastes (et du public) en démonstrations de particules est polymorphe. Il est rare qu’on obtienne sur le plateau, avec des fumigènes, des explosifs et des poudres, une diffusion complète ou orientée avec exactitude ainsi qu’un brillant suffisant. A la question classique pour l’anthropologie : « De quoi les dieux sont-ils faits ? », il faut, dans un studio d’effets spéciaux, substituer celle-ci : « De quoi les dieux s’entourent-ils ? », car c’est autour d’eux et entre eux qu’il est demandé à l’expert en trucages d’exprimer son savoir-faire. Le problème auquel il est confronté est alors à la fois plus précis et plus technique : « Qu’est-ce qui se diffuse (ou se répand) et comment ? » Cette question peut se décliner de diverses manières, à l’échelle cosmique où de nombreuses substances circulent ainsi qu’à l’échelle de l’action ou de l’interaction entre le corps et la matière. Elle doit à tout prix trouver une solution visuelle et que l’image en garde la trace dans le studio informatique.

35Comme il a été suggéré précédemment, la plupart des traces produites sur le tournage sont partielles (fumigènes, rayons, nuages, etc.) et demandent à être complétées ou prolongées sur ordinateur. Les infographistes consacrent une part non négligeable de leur temps à se constituer des bibliothèques de matières ou à puiser dans des bibliothèques existantes, téléchargeables sur Internet. Des « tutoriaux » (tutorials) qui apprennent à fabriquer des effets spéciaux en 3D sont disponibles en grand nombre sur le web. La plupart des infographistes s’y réfèrent pour puiser des idées ou trouver des solutions à des problèmes durant une manipulation. Ces tutoriaux, d’un grand soutien pour la communauté des infographistes, sont de deux sortes : soit ils sont directement tirés de manuels d’effets spéciaux déjà publiés, soit ils sont mis en ligne par des individus qui ont créé des objets en 3D singuliers et qui prennent la peine d’expliquer comment ils ont fait. Dans le studio de Meer, les graphistes cherchaient moins à reproduire exactement les indications de ces tutoriaux qu’à s’en inspirer. Soit l’infographiste s’arrête en chemin dans la reproduction, soit il combine plusieurs sources d’inspiration, mais il est rare que le tutorial corresponde exactement à l’effet qu’il souhaite. Les tutoriaux, tout comme les innombrables forums sur le web, servent de points de passage dans des processus d’élaboration individuels d’une grande variété. Il arrive souvent que les logiciels fournissent des effets « ready made », mais la plupart du temps, surtout lorsque les infographistes travaillent sur de multiples projets depuis plusieurs années, ils finissent par se constituer des bibliothèques fortement personnalisées. Voici l’une d’elles telle qu’elle apparaissait dans un ordinateur de la FX Factory :

36Molécules, Vapeurs, Gaz, Astres, Bruits, Bains, Fluides, Gouttes, Étoffes, Flocons, Rayons, Faisceaux, Radiations, Fumigènes, Brumes, Souffles, Courants et rafales, Bulles, Mousses, Poudres, Explosifs, Étincelles, Éclats de verre, Hémoglobine, Ectoplasmes, Halos, Auréoles.

37On peut déduire de cette liste que l’objet principal du studio de SFX ou sa zone d’intervention privilégiée est ce qui entoure les corps. Cet entre-deux ou cette « intermatérialité » peut être peuplée de multiples manières, y compris avec des éléments perturbateurs. Si l’on continue l’exploration de l’ordinateur de notre infographiste, on s’aperçoit qu’il n’a pas seulement le choix entre des substances, des matières ou des figures, mais aussi qu’il s’est constitué une banque de données plutôt décalée par rapport aux effets « ready made » des logiciels de SFX et qui traduit les mouvements de particules auxquelles il a recourt de façon routinière dans les apparitions de divinités :

38Réverbérations, Réflexions, Reflets, Miroitements, Saupoudrages, Embrasements, Illuminations, Rayonnements, Scintillements, Propagations, Expansions, Effusions, Attractions, Lancers, Jets, Déplacements, Irruptions, Descentes, Ascensions.

39Chacun de ces mouvements ordinaires et leurs contextes d’application pourraient faire l’objet de longs développements. Ces mouvements de particules avaient pour particularité d’être à la fois contenus, animés « intérieurement » comme du sang dont on verrait bouger les cellules et particulièrement contrastés. On n’était pas très loin de l’idée de Mistry que les traces doivent être cultivées comme des objets à part entière ou que derrière un effet spécial, il y a un phénomène de précipitation chimique. Et plus la diffusion dure longtemps, mieux le spectateur s’en portera, disait-on. Ouvrons un autre dossier de la machine où se trouve l’ensemble des séquences auxquelles le même infographiste venait de travailler récemment avec le logiciel 3D Studio Max :

40Incrustation d’atmosphères et de vagues dans l’apparition de Brahma
Un environnement de lotus et de fleurs derrière l’apparition de la déesse Saraswati
Mouvement de la langue du serpent à plusieurs têtes qui sert de lit au dieu Vishnu
La cour du dieu Indra mixant architecture, fonds cosmique et fumigènes
Déplacement de dieux et de démons dans l’espace
Clash au rayon laser entre Shiva et le démon Tarkasur
Effet de scintillement (flickering) dans la rematérialisation du corps de Kamdev
Diffusion d’un champ magnétique de protection autour du dieu Shiva
Apparition d’une massue dans les mains du dieu Ganesh
Greffe d’une tête d’éléphant sur le corps de Ganesh
Coupure d’un démon en deux dans les airs
Fusion du dieu Shiva dans une pierre
Ajout d’une tête au dieu Shiva
Multiplication de flèches
Clash de flèches avec un halo lumineux autour d’elles et électrochoc
Tapis d’étoiles se mouvant dans plusieurs directions
Télescopage de lettres Om dans l’espace
Exploration par Vishnu et Brahma d’une colonne enflammée sans début ni fin
Fusion des corps de Shiva et de Shakti en un seul corps (ardhanarishvara)
Transformation du corps de la déesse Durga en boule de feu et vice versa
Incrustation d’un troisième œil dans le front du dieu Shiva
Défilé de fantômes (bhuta) squelettiques durant le mariage du dieu Shiva

41A la différence de Mistry, Meer multipliait les environnements virtuels, contredisant une nouvelle fois le principe de Kamlesh : plus on inonde le jeu des acteurs d’effets, plus ces mêmes acteurs disparaissent. Les dieux sortaient grandis de cette « virtualisation », à la fois plus puissants et plus brillants. Alors que les clubs d’amateurs et les manuels mentionnés plus haut étaient occupés à reconstituer la totalité du monde visible, le studio de Meer retournait le monde cosmique dans des environnements virtuels divins cryptés de traces du monde réel. Le studio de Meer créa ainsi des apparitions particulièrement complexes sur ordinateur, dont tous les attributs étaient animés, y compris le moindre élément du décor mû par une agitation interne. Ainsi, lorsque le dieu Krishna se déploie sous sa forme divine devant le guerrier Arjuna et lui montre le cosmos, l’apparition consiste en un « méga corps » à plusieurs têtes (celle d’Arjuna et des frères Pandavas) où chaque bouche est mue par un mouvement qui lui est propre : la première ingurgite une foule d’hommes en chair et en os, l’autre crache des vapeurs et des nuages tirés d’un film météorologique vu d’avion, la troisième irradie des rayons issus d’une vidéo scientifique, la quatrième dégage un flux d’eau torrentiel emprunté à un documentaire sur les chutes du Niagara. Et lorsque Krishna dévoile le cosmos à l’intérieur de sa bouche, c’est une image issue d’un document sur la vie des astres qui a servi de source à l’infographiste. Cet hyperréalisme iconique (il s’agissait d’un vrai œil, de vraies têtes, d’une vraie tête d’éléphant, de vraies étoiles) s’appuyait sur un nouveau principe formulé ainsi par l’infographiste : « Je donne un mouvement intérieur aux substances. Il faut que les molécules, d’ordinaire invisibles à l’œil nu, soient ici visibles. » Il s’agissait de replier l’effet sur ses constituants selon un principe de mobilité interne des molécules avant de fusionner ces mouvements dans l’image (merging) envisagée comme un assemblage de diffusions moléculaires juxtaposées.

42La nouvelle donne technologique conduit ainsi Meer à rejouer les icônes animées de Phalke tout comme les empreintes divines de Mistry dans une nouvelle trucographie. Décuplant les traces, il aboutit à un « environnementalisme » cosmique où les apparitions et les actions des dieux étaient traitées comme des diffusions de particules et le processus de trucage comme une percée dans l’activité du cosmos. Là encore, l’effet spécial n’est pas une simple opération de fabrication doublée de procédures de camouflage. Des mouvements cosmiques s’y synthétisent dans une coagulation visuelle qui a pris la forme de traces momentanées à l’époque de Mistry et qui prend la forme d’un environnement ou d’un « cosmos » avec Meer. Le camouflage est nécessaire ensuite, non pas pour « faire illusion » ou duper le spectateur sur le véritable statut de l’image, mais pour que les forces ainsi matérialisées soient perçues comme étant réellement à l’œuvre de manière souterraine à l’extérieur de la salle de projection. Autrement dit, il faut « faire allusion » et que le mécanisme de stimulation indiciel (« the story is in the mind of the viewer ») fonctionne à plein.

Cosmo installations

43Pour finir, je propose à Ramesh Meer de visionner trois versions d’un même événement cosmique : le « barattage de l’océan de lait » (samudra manthan) par les dieux et les démons et d’où est sortie, entre autres, la déesse Lakshmi. La première est un fragment de film de Babubhai Mistry, une apparition réduite à quelques minutes élaborée à l’aide d’un réservoir (ou d’une chambre à nuages) et d’effets d’optique. La seconde, plus longue, est celle de Meer lui-même. Conçue sur ordinateur, elle recourt à de nombreux effets graphiques. La troisième est une installation d’automates élaborée par un artisan nommé Kambli dont je venais de visiter l’atelier dans les environs et qui reprenait le même épisode. Dans leur mécanisation des apparitions, les fabricants d’automates s’inspirent souvent de scènes vues au cinéma et les décalent dans un tout autre dispositif de stimulation sensorielle. Ils recourent aux mêmes substances et machines que les plateaux de cinéma (fumigènes, jets de couleurs, éclairages spéciaux, lasers, pluie artificielle) et souvent de manière ostentatoire, car plus une installation agrège de nouvelles technologies, plus elle démontre la richesse du commanditaire et plus c’est un beau cadeau à la fois pour le public et pour la divinité autour de laquelle les automates sont disposés.

44Il s’agit ici de comparer la miniature de Mistry, le collage virtuel de Meer et l’installation mécanique de Kambli. La première propose une explosion sans autre limite que le cadre (invisible à l’écran) de la maquette. Elle fait l’effet d’un big-bang en miniature. Comparé au chaos de la maquette de Mistry qui génère son propre jaillissement accidentel que la caméra se contente de capturer, Meer propose un chaos plus contrôlé. « On gagne en composition et en lisibilité des éléments. Chez Mistry, on ne voit rien. Si je fais la même chose aujourd’hui, on me reprochera ce manque de lisibilité », commenta-t-il. Et il ajouta : « Mes dieux laissent plus de traces. On y voit des milliers de particules différentes. » Dans le barattage de Meer, tous les objets qui jaillissent du remous de la mer sont bien visibles et identifiables, alors que la maquette de Mistry fait du barattage un événement opaque d’où émergent des objets parfois difficiles à reconnaître, mais où se donne à sentir le tremblement de la matière même du cosmos. Paradoxe ? Là où Meer pensait être plus « holiste » que ses prédécesseurs en inondant les divinités de particules, l’exercice de comparaison renvoie à un déficit de la plate-forme graphique que l’on cherche à identifier. « Par rapport à la version de Mistry, explique-t-il, l’histoire est racontée en entier, on ne traduit pas brutalement une vision. Mistry a eu une vision. Tout le monde peut avoir une vision du même événement. Il y a une infinité de manières pour un événement passé de resurgir dans le présent. »

45On visionne alors la troisième version qui traite du même événement : l’installation de Kambli. L’effet de retour repose cette fois sur d’autres ressorts, non plus sur le jaillissement de traces optiques ou graphiques mais sur l’engendrement mécanique d’un mouvement qui n’a rien d’accidentel. Les dieux et les démons barattent l’océan en tirant chacun à leur tour le serpent de leur côté, déclenchant sur un mode hypnotisant le tournoiement d’une montagne d’où sort la déesse Lakshmi. Un opérateur actionne des jeux de lumière et des fumigènes qui inondent régulièrement l’installation. Les dévots entrent, assistent à cet événement récursif, déposent une offrande et s’en vont. « La même chose au cinéma serait très ennuyeuse. C’est trop répétitif », dit Meer. A quoi tient alors l’efficacité de ces installations d’automates qui ont commencé curieusement à proliférer à partir du moment où les moyens logistiques de créer des apparitions à la chaîne se développaient dans les studios d’imagerie virtuelle ? Plus difficile à réaliser qu’un mouvement rapide, le ralenti mécanisé, ou la « vitesse hypnotique » que cherchent, par réglages successifs, les fabricants d’automates (celle-ci s’inscrit à l’opposé de la « vitesse digitale » des illusionnistes), est supposé plonger le visiteur dans des conditions propices à la dévotion. De plus, le but n’est pas ici de mettre le public en contact avec l’événement mythologique dans sa brutalité (l’effet « big-bang » de la vision de Mistry) mais de stimuler chez lui l’empreinte mnésique de ce moment fondateur. Remettant en cause la force des trucages cinématographiques et, du même coup, la thèse « évolutionniste » qui consiste à penser que le cinéma a définitivement surpassé toute autre forme de trucage, Kambli insiste sur le fait qu’un écran de projection a moins d’efficacité qu’une installation qui possède un degré supérieur de présence ou de « physicalité », ce qui éloigne les automates des jeux d’optique d’un Phalke ou d’un Mistry. « Si on met un écran en guise d’installation, explique Kambli, les gens s’en vont. Un automate capte davantage l’attention. »

46Les fabricants d’automates réagissaient ainsi au déséquilibre sensoriel qui est au cœur du potentiel de stimulation des effets spéciaux. Un siècle de trucages cinématographiques a réduit le contact avec les dieux à un phénomène oculaire. Cependant, derrière cette réduction qui justifie qu’on se mette en quête de nouveaux dispositifs de mise en présence, il ne s’agissait pas d’entretenir la possibilité d’un monde reproductible entièrement par un biais optique ou de rendre visuellement plausibles des actions physiquement improbables pour le seul plaisir de la reproduction. L’objectif était plutôt d’exploiter la possibilité de l’écran comme un amplificateur d’empreintes visuelles qui n’auraient pas pu être produites autrement. Tandis que Mistry et, à sa suite, de nombreux truqueurs optiques, relirent la mythologie en y cherchant des flux de traces sans forcément les trouver explicitement mais justifièrent leurs inventions par le fait que « tout était déjà là avant », les fabricants d’automates légitimaient leur expérimentations sur le ralenti et sur le mouvement des dieux autrement. Kambli formulait sa marge d’action ainsi : « Personne ne peut dire comment les dieux bougent réellement, c’est la raison pour laquelle il faut les ralentir. » Sans cette énigme et si la réponse à cette question avait été évidente pour tout le monde, Kambli n’aurait pas eu les mêmes possibilités d’agir et ses installations n’auraient sans doute pas eu la même résonance.

Conclusion

47L’exemple abordé nous conduit à l’opposé de la thèse « illusionniste » qui voit dans les procédés optiques « an art of deception » (Mannoni 2004 ; Siegel 1991). Organisations techniques qui se mettent en place pour résoudre un problème de visibilité, les effets spéciaux sont des objets ambigus du fait de leurs opérations de camouflage tantôt partielles, tantôt radicales, mais ils ne visent pas forcément à duper le spectateur sur leur processus. A ce titre, les studios de Bombay ont généré un paradigme des effets spéciaux singulier. La réflexion des artisans indiens tourne autour du trick comme un artefact complexe, une élaboration technique supérieure qui repose sur un mécanisme d’allusion plus que d’illusion. Par le trucage, il ne s’agit pas de « faire croire » à l’existence des dieux. La plupart du temps, le spectateur en est déjà convaincu avant d’entrer dans la salle et ce qui se joue dans le trucage est autre chose, la réalisation techniquement plus délicate d’une trace, l’exploitation d’un stimulus visuel ou d’une excitation optique qui possède une gamme étendue de variantes. Les truqueurs indiens, en professionnels de l’apparition reproductible, ont dû toujours expérimenter des procédés inédits au risque de lasser ou d’être accusés de ne pas être à la hauteur des dieux jugés jamais trop « spéciaux ». Phalke ouvrit le débat en introduisant de la turbulence dans les icônes tandis que Mistry posa le premier la question de ce qui doit laisser une trace lorsque les dieux bougent. Dans les studios d’imagerie virtuelle, les procédures pour créer de « l’effet (de retour) spécial » se reformulent et le travail des infographistes se focalise sur la zone intermédiaire où les dieux s’impressionnent (au sens de marquer l’autre de son empreinte) les uns les autres. Il s’agit alors d’inscrire sur la pellicule la profusion de particules qui se diffuse entre eux. Meer poussa ainsi ce qui était déjà contenu à l’état de tendance dans les icônes mobiles de Phalke mais peu exploité jusque-là par les fabricants d’effets spéciaux : la capacité des dieux à former un environnement, composé d’architectures nuageuses, de sols brumeux, de fauteuils en or suspendus dans les airs et de symboles graphiques flottant dans l’espace intersidéral. Le studio graphique ne produit plus seulement des traces, il donne lieu à une véritable « projectuelle » des ambiances divines. On y reconstitue la totalité du cosmos, des intérieurs richissimes toujours plus contrastés et étincelants qui finiront bien par se diffuser d’une manière ou d’une autre en dehors de la salle de projection, sur les plates-formes rituelles ou dans les autels domestiques. Tandis que Phalke et Mistry mettaient en circulation des objets fragmentaires, parfois inquiétants mais qui devaient toujours se traduire chez le public par un sentiment de surprise (ils flirtaient en cela avec la prestidigitation), le studio graphique tire avantage de la capacité des effets de particules à devenir des milieux. Ainsi de la mise en trucage du corps des dieux chez Phalke à l’ouverture quasi chirurgicale du cosmos dans le studio virtuel, il n’y a pas eu seulement une suite de rééquilibrages artisanaux ou de sophistications techniques dans une industrie de l’apparition toujours en quête de nouveaux moyens technologiques d’établir entre les hommes et les dieux des conditions spéciales de contact. Un changement s’est opéré dans la zone d’intervention des truqueurs et du même coup dans la manière de produire, à travers les effets spéciaux, une collusion entre les dieux, les hommes et la matière. Cette expérimentation technologique autour des dieux hindous n’est sans doute pas près de s’arrêter. Comme le dit la maxime bien connue des fabricants d’effets spéciaux : « Visual effects work is never done. It is only abandoned. »

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Grimaud, « Têtes multiples et jeux d’optique »Terrain, 46 | 2006, 85-106.

Référence électronique

Emmanuel Grimaud, « Têtes multiples et jeux d’optique »Terrain [En ligne], 46 | 2006, mis en ligne le 15 mars 2010, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/4013 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.4013

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Auteur

Emmanuel Grimaud

CNRS, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative,
Université Paris X-Nanterre

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