1Loin d’être cantonnées aux procédés cinématographiques et spectaculaires auxquels elles sont communément associées, les notions d’artifice en général, d’effet spécial en particulier, s’inscrivent dans un ensemble beaucoup plus vaste de pratiques de mises en scène qui n’ont cessé de s’affiner et de se populariser depuis la fin du xviiie siècle. Alors, en effet, se mettent en place, dans différents domaines, de nouvelles manières d’envisager l’usage que l’on peut faire de toutes sortes d’artifices pour intensifier et parfois troubler l’ordre des représentations : en science comme au music-hall, ces manières jettent les bases de ce que l’on pourrait définir, depuis lors, comme une véritable « course aux effets spéciaux », emblématique de nos sociétés contemporaines. Des procédés mécaniques utilisés pour tenter d’objectiver la démarche naturelle aux techniques d’impression déployées par certaines scènes de théâtre londoniennes ; des épreuves de stabilisation que l’on fait passer à des bulles de savon dans des laboratoires aux spectacles à sensation montrés dans le musée Barnum ; mais aussi des compositions savantes produites en architecture aux compositions extraordinaires obtenues sur la pellicule du cinématographe : l’hétérogénéité n’est peut-être qu’illusoire. Les effets relatés dans ce numéro renvoient clairement à des pratiques de monstration / démonstration qui ont en commun de déployer des moments « spéciaux » de grande intensité technique ou de paroxysme qui visent à étonner le spectateur et à troubler ses catégories perceptuelles.
2Les articles réunis ici donnent figure à certains fabricants ou producteurs d’effets spéciaux passés ou présents (des maîtrescomme Barnum, Marey ou Mistry, ou bien des catégories professionnelles comme l’architecte ou l’infographiste). Ils interrogent dans le même temps la structure des institutions, scientifiques, artistiques, porteuses d’effets et dédiées à leur prolifération (théâtre, musée, atelier, laboratoire, studio), et décrivent également les machines à effets et les conditions dans lesquelles de nouveaux dispositifs de représentation sont mis en place (machines à images conçues pour capturer la « cinématique espiègle » des bulles de savon ou des gouttes d’eau ; instruments de la marche ; machines à faire des dieux à têtes multiples ; logiciels créateurs d’ambiance, etc.). Ces agencements complexes, humains et non humains, se chargent de faire advenir, de rendre visibles et sérieux des objets invisibles (des dieux hindous) ou improbables (une sirène au musée ou des chevaux vivants au théâtre), des objets encore inexistants (un projet d’architecture), des objets évanescents ou transitoires (des bulles de savon, une démarche). Si les procédures techniques examinées ici appartiennent à des domaines qui peuvent être plus ou moins apparentés aux arts du spectacle et du divertissement (cirque, cinéma), elles prennent aussi d’autres formes qui s’affichent moins explicitement comme tels : usant de médias destinés à rendre visibles et publics des objets ou événements, des réalités ou des irréalités (photographies, vidéos, expositions publiques), les effets spéciaux investissent souvent des champs dans lesquels leur présence peut paraître incongrue (science, religion, politique ou économique) (Clark, Golinski & Schaffer 1999).L’ambition de ce numéro est ainsi de cerner, partant de l’étude minutieuse de cas concrets, les caractéristiques formelles de ce qui s’apparente à nos yeux à un véritable paradigme issu de, et accompagnant, notre modernité.
3Plutôt que d’anticiper sur la définition de l’effet spécial et de l’instituer en catégorie heuristique, nous avons tenté ici1 d’approcher le phénomène dans sa genèse en portant notre attention sur des objets troubles qui se situent aux frontières perméables entre le cirque, les démonstrations scientifiques, les arts de foire, la religion et, plus largement, en retournant au développement de formes « démocratiques » de dispositifs d’exhibition, de techniques de monstration et de production d’artifices tout au long du xixe siècle. Si les liens, pourtant explicites, qui existent entre les différents faits qui seront étudiés ici sont rarement mis en évidence, cela est dû, en particulier, à la place souvent marginale que ces derniers occupent dans les savoirs constitués. Ainsi, par exemple, les historiens de l’économie pourront s’intéresser à l’importance de l’industrie du savon au xixe siècle ; les historiens de l’art à la commercialisation des tableaux de Millais ; les historiens des sciences au rôle joué par les bulles de savon dans certaines expérimentations décisives de microphysique ;les historiens du cinéma àla part jouée par les scientifiques dans les origines de cet art nouveau ; et les historiens de la littérature, à l’influence de son professeur de physique sur l’œuvre littéraire d’Alfred Jarry. Mais c’est seulement si l’on réunit toutes ces histoires ensemble, comme le fait Simon Schaffer dans l’article qui est présenté ici, que l’on saisira véritablement l’importance des bulles de savon dans l’histoire du xixe siècle. Marginale dans chacun de ces champs, la bulle, objet évanescent et transitoire, n’en cristallise pas moins curiosités scientifiques, esthétiques, morales même (qui font porter au savon l’hygiénisme ambiant et préfigurent la stabilisation de la civilisation dans la stabilisation de ses effets…). L’exemple rend flagrante la course à l’expérimentation dont la bulle fait l’objet. La quête de nouveaux moyens de capturer cet objet éphémère entraîne l’invention de dispositifs d’imageries savants et, comme le montre Schaffer, elle s’est révélée plus que décisive dans l’avènement même du cinéma.
4Il n’en va pas différemment en ce qui concerne la momie de sirène qui fut le clou d’une exposition à New York en 1842. Il n’y pas de doute, en effet, que si l’on s’en tient à l’histoire des sciences naturelles, un tel épisode occupe une place qui, pour être pittoresque, reste néanmoins relativement négligeable dans l’histoire de cette discipline. Le même épisode joue cependant un rôle plus important si on l’étudie dans le contexte de l’histoire des spectacles aux États-Unis au xixe siècle. Et ce n’est véritablement que si on analyse à la fois le rôle que cette exposition a joué dans la conception de la mise en scène de Phineas Barnum, mais aussi la manière dont ce dernier révolutionnera toute une série de domaines qui vont de l’industrie du spectacle à celle de la publicité et des relations publiques que l’on commence alors à en saisir l’importance véritable.
5Pour comprendre ainsi comment va se développer, au xixe siècle, une forme originale de culture visuelle, fondée sur de nouvelles formes d’artifices et d’effets spéciaux, il faut tenir compte de la manière dont on assiste alors à une prise de conscience de plus en plus aiguë des limitations inhérentes à la vision et qui renvoie, en particulier, aux recherches menées alors sur les déterminismes et les contraintes physiologiques qui sont liées à l’acte même de voir (Crary 1992). C’est une des raisons, en effet, qui expliquent la perte de confiance progressive, dans les milieux savants en particulier, dans l’usage de l’observation naturelle pour rendre compte d’une manière suffisamment fidèle du monde qui nous entoure. Et c’est dans ce contexte que s’imposera toujours plus la nécessité d’avoir recours à toutes sortes de protocoles expérimentaux comme à diverses formes d’enregistrement plus ou moins mécanisées, pour pallier la prise de conscience d’une telle faillibilité.
6Andreas Mayer nous offre une parfaite illustration de ce nouvel état d’esprit en présentant dans ce numéro les recherches entreprises au xixe siècle pour décrire et analyser mais aussi pour réformer la démarche humaine. Mayer montre que c’est « la mise en image » qui permet de formaliser le mouvement, de faire d’une jambe en action un pendule séparé du « reste du corps humain » ; et c’est la mise en série des images qui crée « la fiction d’un sujet humain ». Au-delà, Mayer montre qu’une quête expérimentale telle que celle des sciences du mouvement renvoie à une impossible capture. Comment transformer en objet scientifique, en effet, un objet si difficile à circonscrire que la marche ? Au fil de la transformation, cette dernière génère des « artifices » ou des dispositifs de démonstration qui finissent par l’emporter sur ce qu’ils sont censés représenter et sont créateurs eux-mêmes de nouvelles démarches. Mayer souligne, en particulier, les tentatives scientifiques menées dans ce domaine avec un personnage de savant imaginé par Balzac, qui persiste à faire confiance à la seule observation naturelle pour mener à bien ses recherches. La diversité même des démarches propres à chacun des passants que le savant observe l’oblige à reconnaître la vanité de son projet. Il juge finalement impossible de réduire telle variété à un quelconque dénominateur commun sans que s’évanouisse, du même coup, non seulement sa singularité mais aussi son humanité. En revanche, les savants, faits de chair et d’os, n’auront aucune hésitation comparable. Ils s’ingénieront sans relâche à inventer toutes sortes de procédures expérimentales, censées leur permettre de faire précisément la part des choses entre idiosyncrasies individuelles et caractéristiques essentielles de la « démarche naturelle ». De telles opérations, suggère Andreas Mayer, finissent par donner un statut ambigu à l’objet de recherche pour le déchiffrage duquel elles ont pourtant été conçues – au point qu’on perd tout moyen de savoir si la « démarche naturelle » a un référent réel ou si elle n’est que le seul produit de l’expérience2.
7Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est l’auteur de La Comédie humaine qui s’octroie ainsi la tâche d’illustrer les limites de l’observation naturelle, en même temps que celles de la science, quand il s’agit d’apprécier le monde qui nous entoure dans toute sa diversité. Après tout, c’est aussi à Stendhal et à sa description de Fabrice à Waterloo – plutôt qu’aux écrits d’un historien professionnel – que l’on doit ce qui est encore considéré aujourd’hui comme la meilleure analyse, jamais faite, des limites du témoignage historique. Et comment résister à faire référence ici au vertige cognitif mais aussi au plaisir que ressent le flâneur de Baudelaire devant le spectacle de la ville et de son infinie diversité ? Ou, même, à Sherlock Holmes et au bon docteur Watson ; et à la manière dont ils en viennent à illustrer les mérites comparés de l’observation scientifique et de l’observation ordinaire ? Tout se passe comme si un grand nombre d’écrivains, loin de se désoler des limitations reconnues désormais par la science à l’observation ordinaire, avait perçu immédiatement, au contraire, les ressources infinies que ces mêmes contraintes pouvaient offrir, si on savait comment les exploiter au service d’autres formes de créativité.
8C’est l’alternative florissante dont rend compte également Sophie Houdart, lorsqu’elle cherche dans l’histoire du milieu du xixe siècle et le virage paradigmatique que représente la mise au point du média photographique de quoi expliquer les positions contrastées en matière de figurations architecturales contemporaines. L’« objectivation du monde », dont le dispositif photographique devenait l’emblème parfait, s’est en effet vu opposer la fameuse « théorie des sacrifices », par laquelle artistes et littérateurs entendaient protéger une approche parcimonieuse et hiérarchisée de la réalité. Face à la toute-puissance d’un enregistrement qui ne saurait mentir (« Nulle main humaine ne pourrait dessiner comme dessine le soleil », proclame Jules Janin en 18393), Jonathan Crary a bien montré, en prenant l’exemple de Turner en particulier, comment les peintres ont joué, dés les premières décennies du xixe siècle, un rôle déterminant pour explorer de nouvelles façons de voir le monde qui semblaient découler – par mise à profit ou bien par contestation – des découvertes scientifiques de l’époque (Crary 1992).
9Au-delà de traditions artistiques établies (littérature, peinture), les changements dans le régime du voir envahissent de nombreuses sphères du social. Nous voudrions ainsi suggérer que l’on a affaire, durant la première moitié du xixe siècle, à l’émergence d’une vaste constellation d’entreprises esthétiques, idéologiques, commerciales et politiques qui s’efforceront – chacune à sa manière – de jouer de la diversité du monde qui nous entoure mais aussi des limitations naturelles qui pèsent sur nos sens pour l’appréhender. Il en résultera de nouvelles œuvres d’art, de nouvelles formes de spectacle, de nouvelles mises en scène et de nouvelles manières de voir le monde ; mais aussi de nouvelles technologies et de nouvelles institutions où seront expérimentées de nouvelles formes d’interaction avec le public.
10On peut voir déjà une illustration étonnante d’un tel processus dans l’évolution des théâtres qui prendra place en Angleterre à partir de la seconde moitié du xviiie siècle puis dans le reste de l’Europe au cours du xixe siècle. Caroline Hodak montre bien, en effet, comment vont émerger dans ce champ, avec un succès toujours grandissant, de nouvelles institutions (les minor theatres) qui vont littéralement faire exploserles conventionsdu genre en mettant en scène des spectacles qui tiendront souvent plus du jeu du cirque que du théâtre à proprement parler. C’est ainsi que les notions de répertoire comme celles de narrativité y perdront rapidement de leur importance : on y privilégiera, en effet, les spectacles composites et la représentation de scènes d’actualité – comme celle de la prise de la Bastille, trois semaines seulement après qu’elle s’est déroulée – dans un style aussi réaliste que possible. Mais de façon plus significative encore, c’est la notion même de représentation qui va sembler parfois céder alors la place à ce qui s’apparente plutôt désormais à un pur « événement » : tel est le cas, par exemple (en Angleterre mais pas en France) lorsqu’on verra des cavaliers montés sur des chevaux accompagner des chiens qui mettront véritablement à mort un renard. Ici (et contrairement à ce qui peut se passer dans les mêmes théâtres à d’autres moments), l’impact du spectacle ne sera pas lié à la mobilisation d’artifices nouveaux ou inattendus, mais à l’irruption du réel, là où les conventions établies semblaient normalement devoir le bannir. Courses équestres, chasses à courre montent sur la scène théâtrale, et ce simple transfert, ce détournement d’une scène (la nature « vraie ») à une autre (le spectacle et son dispositif d’artificialisation), fait émerger le sensationnel. Mis en scène, le réel devient « objet de curiosité ».
11Que les théâtres où se déroulent de tels spectacles aient interdiction de jouer tragédies et opéras dont d’autres institutions (major theatres) ont le monopole ne peut suffire à rendre compte de ces innovations. On aurait tort, tout autant, de considérer ces représentations – ou reconstitutions – comme relevant d’un genre subalterne, expression de formes de culture populaire qui trouveraient là, simplement, un nouveau lieu où prendre racine. Caroline Hodak insiste, au contraire, sur le fait que le succès de ces théâtres est tel, dans toutes les couches de la société, qu’il forcera les directeurs des grands théâtres (Covent Garden, Drury Lane) à suivre le pas dans leurs propres mises en scène dans l’espoir de retenir un public qui les déserte de plus en plus au profit de ces nouveaux venus.
12C’est aux États-Unis, cependant, que l’on assiste au prolongement spectaculaire de l’évolution constatée dans les théâtres de Londres. C’est ainsi que Phineas Barnum construit un « hippodrome romain » à New York où il monte des spectacles qui peuvent compter plusieurs centaines de figurants, dans la meilleure tradition américaine. Contrairement, cependant, à ce qui s’est passé à Londres, les spectacles de Barnum ne se cantonnent pas à une salle théâtrale, même spécialement aménagée à cet effet : pour présenter le spectacle d’une gigantesque chasse aux bisons, il n’hésite pas, par exemple, à faire transporter son public par bateaux entiers sur une île désertée.
13C’est à un autre niveau, pourtant, que l’on doit situer la véritable originalité de Barnum. On a vu comment des savants pouvaient en arriver, au xixe siècle, à « déréaliser » un phénomène naturel au point qu’il soit difficile de savoir quel statut exact lui attribuer ; mais aussi qu’on pouvait assister à un processus tel de déconstruction des conventions théâtrales qu’on ne savait plus s’il fallait qualifier un spectacle de représentation théâtrale ou d’événement sportif. De même, en ce qui concerne les bulles de savon, on a vu comment on pouvait les voir circuler, en toute légèreté, d’un contexte à un autre. Dans chacun de ces cas, cependant, il revient à l’historien ou à l’anthropologue de noter les rapprochements, de marquer les oppositions, de suivre les déplacements, de pointer les ambiguïtés qui permettent de mieux comprendre ce qui se joue sur chacune de ces scènes et par le biais de quels dispositifs. Avec Barnum, cependant, un tel travail devient inutile, car il cultive cette ambiguïté de manière déclarée et qu’il la met en scène, de manière tout à fait explicite, dans les spectacles qu’il présente. La meilleure preuve en est qu’il avait donné à plusieurs de ses attractions le nom de « What is it ? » ou encore celui de « Nondescript ».
14Denis Vidal montre ainsi comment Barnum jouait simultanément de tous les procédés possibles pour plonger le spectateur dans la perplexité. Il cherchait avec la même avidité des spécimens rares et parfaitement authentiques mais aussi d’autres qui l’étaient nettement moins ; et il les faisait se côtoyer, sans trop de scrupules ou d’hésitation, dans son musée comme dans les spectacles qu’il montait. De même faisait-il passer ses attractions d’une scène sociale à une autre, avec la plus grande dextérité. C’est ainsi que sa fausse sirène pouvait se trouver un jour présentée dans une exposition scientifique et un autre jour dans son propre musée ; et que l’on pouvait voir Tom Pouce, une de ses attractions les plus célèbres, dans son show à New York mais aussi, parfois, à la table de la reine Victoria, ou encore à celle de Napoléon III. Non seulement Barnum comprit que c’était l’ambiguïté même de ses attractions qui assurait leur succès auprès du public, mais très vite aussi il réalisa que s’il ne voulait pas être dénoncé comme un imposteur, il ne devait pas donner l’impression qu’il cherchait à déguiser les soupçons qui pesaient sur l’authenticité de certaines de ses attractions. Mieux que cela, il découvrit qu’il pouvait accroître aussi bien son renom que sa fortune en faisant publiquement étalage de la manière dont il dupait, à l’occasion, son audience. Ce faisant, les méthodes employées par Barnum se distinguaient nettement de celles des spirites et autres médiums, qui cherchaient, au contraire, à maintenir une aura de mystère sur leurs personnages et à préserver une complète opacité sur leurs trucages et tours de main. Mais elles se rapprochaient, en revanche, de celles employées par les meilleurs prestidigitateurs dont le succès était également lié à la manière dont ils parvenaient à donner le sentiment simultané à leur public que leur spectacle n’avait rien de secret mais qu’il n’en conservait pas moins tout à la fois quelque chose de profondément fascinant et inimitable.
15Ce n’est pas un hasard si ce sont des principes très semblables qu’Emmanuel Grimaud va également mettre au jour quand il étudiera, dans un contexte largement contemporain cette fois, la manière dont la nécessité de montrer des divinités en action a obligé les cinéastes indiens à un raffinement toujours plus poussé de leur équipement « trucographique ». Comme il le rappelle, tout d’abord, ce sont non seulement les origines des trucages mais aussi celles du cinéma lui-même qui doivent être recherchées dans la prestidigitation et l’usage qu’en avaient initialement fait les illusionnistes dans leurs performances. Même s’il est vrai aussi que l’intérêt considérable suscité par ce nouveau média eut rapidement pour conséquence de supprimer la nécessité de toute présence humaine pour les accompagner, il n’en reste pas moins que la pratique des cinéastes spécialisés dans les effets spéciaux s’inspire largement d’une logique très proche de celle utilisée par Robert Houdin ou Phineas Barnum et tant d’autres après eux.
16C’est ainsi, par exemple, que Dadasaheb Phalke, généralement considéré comme le père du cinéma indien, n’utilisera pas seulement toutes sortes d’effets spéciaux dans ses films pour représenter des divinités en mouvement et introduire de la « turbulence » dans les icônes ; il expliquera également la manière de les fabriquer dans un film intitulé : How Films Are Prepared. De manière plus significative encore, Babubhai Mistry, un des grands maîtres des effets spéciaux, expliquera qu’un effet spécial « se doit d’être explicite et suffisamment lent pour que le spectateur puisse prendre du plaisir, s’installer dedans ». C’est peut-être d’ailleurs ce qui peut expliquer en partie un fait, particulièrement étonnant aujourd’hui, que signale Emmanuel Grimaud. Alors même que, du fait de l’informatique, les effets spéciaux n’ont jamais été aussi aisés à réaliser et qu’ils envahissent plus que jamais les écrans, celui-ci a pu constater, en effet, un regain d’intérêt paradoxal pour des automates qui représentent les divinités mais qui semblent devoir constituer des spectacles mécanisés d’une facture bien artisanale à côté de ce que l’on peut faire aujourd’hui pour représenter les mêmes scènes au cinéma. D’une certaine manière, d’ailleurs, cette nouvelle attirance pour des technologies tombées dans l’oubli – à un moment où l’on aurait pu penser que triompheraient, au contraire, grâce à l’informatique les versions les plus dématérialisées des effets spéciaux – rappelle, dans un registre différent, ce qui avait pu se passer au xixe siècle dans les salles de spectacle à Londres, quand on assista au succès de formes de spectacles plus « incarnées », en contraste avec les formes plus conventionnelles de théâtralité qui avaient dominé jusqu’alors.
17Peut-être, cependant, la conclusion la plus importante de cette analyse des effets spéciaux au cinéma concerne-t-elle la manière dont des matières troubles (fumigènes, halos, particules), à la façon des bulles de savon, ont pu émerger progressivement comme des objets autonomes impliquant des savoir-faire spécifiques de la part des fabricants et de nouvelles perceptions par le public. Emmanuel Grimaud insiste tout particulièrement sur le fait qu’on ne saurait s’en tenir à la thèse « illusionniste » qui supposerait simplement que le spectateur « adhérerait aux effets spéciaux qui lui seraient présentés sur le mode de la croyance. Mais il montre également pourquoi cela ne veut pas dire pour autant – comme le voudraient les cercles d’amateurs qui s’y intéressent – qu’on pourrait les réduire alors à de simples trucs qu’il suffirait de savoir reproduire mécaniquement pour en maîtriser véritablement les effets. Il est vrai que c’est bien un tel espoir qui permet de vendre les manuels de magie ou d’effets spéciaux ; comme c’était la même illusion qui avait permis à Barnum de vendre son autobiographie à plus d’un million d’exemplaires de son vivant. Mais en réalité, la réussite des effets spéciaux ne dépend pas plus de la manière dont ils sont produits que de la crédulité du public. Ils dépendent plutôt, pour reprendre un terme d’Emmanuel Grimaud, de l’intensité de la « connivence » qui peut s’établir à cette occasion entre le spectateur et ce qui lui est montré.
18Le cas de l’architecture offre, en vis-à-vis du cinéma, des perspectives intéressantes. Sophie Houdart montre comment les dessins perspective, conçus informatiquement par assemblage et montage d’entités numériques aux référents plus ou moins réels pour « rendre » l’atmosphère d’un projet (d’un devenir, donc), possèdent des propriétés singulières, qui les distinguent des autres modes de représentation utilisés par les architectes. Jouant de savants effets graphiques et de composition, additionnant matériaux de type photographique et maquettes virtuelles, les dessins perspective sont picturaux par nature mais de qualité photographique. Leur double source, qui les affilie tant aux peintures réalistes qu’aux photo-montages, procure aux architectes et concepteurs graphiques des possibilités de représentation infinie – mais c’est autant de possibilités de rater l’effet par juxtaposition malheureuse ou « fondu » mal ajusté. Coïncidence ? De la même manière que scientifiques et écrivains peinaient à rendre la marche au xixe siècle, on voit, dans les studios d’architecture et dans les agences spécialisées dans la figuration architecturale, les concepteurs graphiques s’appliquer pareillement à rendre les corps en images et tenir, au final, les figurants, toujours un brin « copiés-collés », comme « un autre niveau d’être réel », plus difficilement représentable. A croire que tous les objets n’ont pas la même faculté de porter ou d’encaisser des effets ou déploient à leur encontre des résistances plus ou moins dommageables à la composition finale… Semblant rejouer certains des débats qui animèrent la société du xixe siècle et autour desquels s’élabora le régime du voir moderne, les dessins perspective oscillent ainsi entre effet par réalisme (par « hyper-réalisme », même, où il est impossible à un observateur non averti de distinguer si la scène représentée est réelle ou virtuelle, actualisée ou en puissance) et effet par analogisme (propre à la représentation picturale). Ce, sans que le média informatique, comme l’a montré Emmanuel Grimaud pour le cinéma, ne remette fondamentalement en cause les tensions et troubles de la représentation vieux de plus d’un siècle.
19On peut se hasarder, pour conclure, à quelques remarques susceptibles d’orienter des recherches futures. Les différents cas abordés font apparaître des paradigmes ou des régimes d’effets spéciaux singuliers auxquels les démonstrateurs étudiés ont recours, parfois en les cumulant ou en les alternant, car savoir jouer de plusieurs manières de faire impact, est une condition pour préserver un public. Ce qui caractérise fondamentalement toutes les mises en scène et les pratiques qui renvoient à la notion d’effet spécial est la manière plutôt paradoxale dont ces dernières font appel (par le biais de médias souvent inédits et d’une manière toujours renouvelée) à des procédures de manipulation comparables et à une démocratie du jugement fondée sur l’expérience et la participation du plus grand nombre – ce, tout en se réservant explicitement, par ailleurs, le droit de biaiser les conditions dans lesquelles un tel jugement va pouvoir s’exercer. Les qualités propres aux technologies mobilisées dans les effets spéciaux, technologies visuelles essentiellement, assurent aux effets des régimes de diffusion et de circulation spécifiques. Dans ce processus de démocratisation du voir, les « créatures » ou objets spéciaux qui sont exposés ou ont servi de supports de monstration apparaissent, à un moment ou à un autre, complètement modifiés par le moment même de la monstration, ou bien acquièrent une dimension qu’ils n’auraient jamais eu sans le recours à des techniques spéciales d’« intensification » de leur présence. Ces monstrations entraînent des effets de chaîne, la quête d’une plus grande intensité et parfois des polémiques qui se traduisent par la mise au point de nouveaux dispositifs. Ces quêtes n’ont pas seulement en commun de troubler les frontières entre la science, la foire ou le théâtre, mais aussi les partages établis entre l’illusoire ou le féerique et le réel, le vrai et le faux, l’artifice et le naturel. Elles génèrent par ailleurs des objets, des catégories et des savoirs nouveaux, que ce soient les procédures très chimiques qui consistent à faire éclater ou à faire effet par « éclat » (voir les bulles de Schaffer), celles qui consistent à créer des spécimens composites par « coagulation » et à augmenter toujours plus la quantité de composition des objets présentés (voir la créature greffée de Barnum mais aussi les trucages du cinéma), celles qui conduisent à l’inverse à décomposer les objets, à les réduire à des instantanés, ou encore à ralentir leur mouvement ordinaire et à tirer parti de traces nouvelles qui n’apparaissaient pas à l’œil nu (voir les squelettes dont se servent les chercheurs sur le mouvement ou les particules de Mistry) sans oublier celles qui visent à produire un effet par « contraste », un ajout subtil de coloration ou un surplus de brillant (les reconstructions virtuelles d’architectes). Les effets spéciaux entrent en jeu chaque fois qu’il s’agit de faire exister, de faire apparaître, d’accompagner ou de renforcer des dispositifs, des objets ou des entités (créatures surnaturelles, divinités) en recourant à des procédés de stimulation dérivés. Accompagnateurs d’artefacts, d’entités ou d’actions, ces derniers n’existeraient pas sans eux ou sans leur interférence. Plus l’objet ou l’entité à se manifester ainsi est imprévisible, difficile à identifier ou à détecter, plus les effets spéciaux semblent proliférer. Et s’il est bel et bien nécessaire de saisir comment ces derniers sont générés, ils contiennent néanmoins toujours une part d’autogénération ou d’auto-transformation que personne ne semble en mesure de contrôler totalement, que ce soient ceux qui les créent, ceux qui les montrent, les manipulent ou ceux qui les reçoivent.