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L'argent en famille

Héritage oblige

Une vieille dame sans enfants à Barcelone
Florence Weber
p. 125-138

Résumés

On analyse ici en détail la chronologie de la prise en charge d’une vieille dame sans enfant atteinte de troubles du comportement. Le cas présente trois caractéristiques exceptionnelles : liberté testamentaire catalane, accusations portées contre la gouvernante rémunérée, liens d’affection entre la vieille dame et certains collatéraux de sa compagne décédée. Deux nièces prennent ensemble les responsabilités pendant six ans : du côté de ses collatéraux propres, Carmen, cadre à la Sécurité sociale, qui habite le même immeuble que la dernière belle-sœur, unique héritière réservataire ; du côté des collatéraux de sa compagne, Anita, sa propre filleule, une psychologue hospitalière, qui hérite seule d’un des deux appartements dont se compose le patrimoine. L’analyse du cas opère un effet de grossissement sur des processus à l’œuvre dans des situations plus ordinaires : la place du patrimoine dans les décisions de prise en charge, différente selon qu’il s’agit de patrimoine immobilier ou d’épargne mobilisable ; le poids des compétences professionnelles ; l’institution d’un(e) responsable et les accusations croisées sur la gestion des dépenses ; les jalousies entre groupes de dévolution patrimoniale

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Texte intégral

1L’anthropologie de la parenté permet de définir trois dimensions de la parenté pratique : la parentèle (kindred), réseau égocentré des relations de parenté entretenues par des échanges fondés sur la réciprocité ; le groupe de descendance (descent group), collectif tendu vers un objectif commun, le maintien d’un patrimoine hérité en vue de sa transmission ; la maisonnée (household), collectif tendu vers un objectif commun, la survie quotidienne de l’ensemble de ses membres.

  • 1 Je remercie Céline Bessière et Sibylle Gollac pour leur relecture attentive de cet article, qui a b (...)

2Ces trois concepts, de portée très générale, permettent de rendre compte des différents principes à l’œuvre dans les comportements individuels : un principe de réciprocité qui suppose une égalité formelle entre les partenaires de l’échange, de type donnant-donnant (Axelrod 1992) ou don et contre-don ; un principe de solidarité qui suppose le partage d’un objectif commun à l’intérieur d’un collectif (maintien du patrimoine dans un groupe de descendance, survie quotidienne des membres d’une maisonnée) et qui entraîne la mutualisation d’une partie des ressources et des charges, en temps et en argent, de ses membres1.

3On peut rendre compte de la diversité des expériences individuelles de la parenté – expériences constituées d’un ensemble de pratiques, de représentations, de normes intériorisées et de sentiments – en y observant l’articulation complexe et mouvante de ces trois dimensions de la parenté pratique : la dimension interpersonnelle de la réciprocité, formulée aujourd’hui en termes de parenté élective (Singly 1996 ; Fine 1998) ; la dimension collective de la solidarité transgénérationnelle qui impose à certains le maintien d’un patrimoine, matériel ou symbolique, en vue de sa transmission, dimension qui a pu être formulée en termes de stratégies de reproduction (Bourdieu 2002) et, plus récemment, en termes d’esprit de famille (Attias-Donfut, Lapierre & Segalen 2002) ; la dimension collective de la solidarité quotidienne qui impose à certains le souci de la survie matérielle de certains autres, dimension souvent formulée en termes de caring (Favrot 1986 ; England & Folbre 1999 ; Joël 2002).

4Ces trois dimensions sont diversement adossées aux définitions juridique, administrative et idéologique des relations de parenté. La parenté élective se superpose à certains liens officiels de parenté pour les rendre efficaces, qu’il s’agisse de parenté consanguine ou de parenté par alliance. Le groupe de descendance repose sur une sélection, parmi les liens de filiation reconnus par le droit successoral, de ceux à travers lesquels passera l’impératif de transmission. La maisonnée coïncide plus ou moins bien avec les notions de foyer fiscal, de ménage et d’ayants droit des politiques sociales, et rencontre de façon parfois conflictuelle le mécanisme juridique de l’obligation alimentaire. Les bouleversements intervenus depuis les années 1970 dans la régulation de la sexualité féminine, dans les technologies de reproduction et dans les rapports de force entre hommes et femmes ont transformé à la fois la parenté pratique et la parenté juridique, faisant réapparaître des pratiques de parenté quotidienne sans traduction juridique et, inversement, vidant de leur légitimité une partie des liens juridiques de parenté. En particulier l’accroissement des divorces et des naissances hors mariage dans un ensemble de pays occidentaux et particulièrement en France a multiplié les expériences de paternité multiple (Weber 2004) et contribué à renforcer l’évidence physiologique de la maternité (Iacub 2004).

5Les façons de compter mises en œuvre par les particuliers, sous le contrôle des professionnels du droit et de la gestion domestique, avocats, notaires, juges, banquiers, administration fiscale, travailleurs sociaux, sont d’excellents révélateurs de l’existence et des contours de ces différents collectifs de parenté. Elles permettent de saisir les différents degrés d’intériorisation des deux impératifs, parfois contradictoires, qui traversent les liens de parenté : l’impératif de transmission qui fonde les groupes de descendance ; l’impératif de prise en charge qui fonde les maisonnées. Elles permettent également d’apercevoir les moments de rupture où disparaît un de ces collectifs de parenté, où d’autres collectifs se mettent en place et où les relations entre les membres du collectif disparu se transforment. C’est alors que la solidarité horizontale d’une maisonnée laisse la place à la solidarité verticale d’un groupe de descendance, à moins qu’à l’ancienne solidarité de maisonnée ou de groupe de descendance se substitue une norme de réciprocité interpersonnelle, tant négative (œil pour œil, dent pour dent) que positive (endettement et gratitude).

  • 2 L’équipe medips est engagée dans une série d’enquêtes ethnographiques et dans une enquête expérimen (...)

6On se propose ici de mettre en œuvre ces principes de description sur un cas ethnographique qui cumule trois caractéristiques exceptionnelles : l’impératif de maintien du patrimoine fonctionne en l’absence de descendants directs, dans le contexte juridique catalan caractérisé par la liberté testamentaire ; l’impératif de prise en charge d’une vieille dame dont la santé psychique se détériore est partagé, et diversement interprété, par une gouvernante rémunérée, accusée d’indélicatesse par l’entourage, et par deux nièces dont il faudra comprendre par quels processus elles ont été assignées à cette tâche ; enjeux patrimoniaux et responsabilités dans la prise en charge font intervenir des liens de parenté pratique entre la vieille dame et une partie des neveux et nièces de sa compagne décédée depuis vingt-deux ans. On mobilisera, pour interpréter ce cas triplement exceptionnel, les résultats d’autres enquêtes menées au sein d’une équipe de recherche qui réunit anthropologues, sociologues et économistes2.

Connaître le testament, sauver le patrimoine : la mobilisation des héritiers de Teresa

  • 3 Tous les noms et prénoms sont fictifs. Je remercie Denis Vidal-Naquet pour son aide amicale lors de (...)
  • 4 Les six principaux membres d’une configuration de parenté mouvante : Teresa Ruiz, 1913-2000, fille (...)

7Teresa Ruiz est décédée sans enfants à Barcelone en juin 2000, à 87 ans3. Seule depuis la mort de sa compagne Luisa Fontals en 1978, avec laquelle elle avait vécu plus de trente ans, elle commence à perdre la tête en 1994. Elle installe chez elle une gouvernante rémunérée de 1994 à 1998. Son entourage s’alarme du montant et de la nature des dépenses qu’elles effectuent ensemble et accuse la gouvernante d’indélicatesse. Un million de francs part en fumée au cours de ces quatre ans. Teresa entre en clinique à la suite d’un malaise puis, de là, elle entre définitivement dans une résidence spécialisée. Deux personnes sont désignées responsables des décisions médicales et financières la concernant. Il s’agit de Carmen Ruiz, l’une de ses cinq neveux et nièces consanguins, cadre à la Sécurité sociale, mariée et mère de deux jeunes enfants, et d’Anita Fontals, l’une des dix neveux et nièces de sa compagne Luisa, psychologue hospitalière, divorcée et mère de deux adolescentes, qui est aussi la filleule de Teresa. Un frère d’Anita, économiste de formation, Luis Fontals, qui est aussi le filleul de Luisa et qui vit à Paris, est venu faire les comptes de Teresa lorsque sa sœur a découvert que ni les revenus mensuels de leur tante, une retraite de faible montant, ni même la portion liquide de son patrimoine ne suffisaient à payer les frais de la résidence4.

8Avant sa maladie, le patrimoine de Teresa est composé de deux appartements cossus et bien situés, évalués en 2000 à quatre ou cinq millions de francs, et d’une épargne d’un peu plus d’un million de francs, placée en titres rapidement réalisables. Teresa occupe les deux appartements, l’appartement en ville où elle réside et l’appartement de la plage où elle part en vacances. Ces appartements ont été acquis par elle et sa compagne Luisa Fontals, qui lui a légué sa part en 1978 tout en transmettant le reste de son patrimoine à son frère et à sa sœur. Les biens de Luisa provenaient eux-mêmes pour partie de l’héritage de ses propres parents, et pour partie de ses activités professionnelles très rémunératrices : elle avait monté un laboratoire pharmaceutique qu’elle dirigeait et où travaillaient sa compagne Teresa et l’une des sœurs de cette dernière. « Mes biens doivent retourner d’où ils viennent », disait Teresa : les appartements acquis grâce au travail de Luisa, à la famille de Luisa ; les titres hérités de sa propre famille, à celle-ci. La famille Ruiz disposait d’un patrimoine immobilier important au début du xxe siècle, puisque la mère de Teresa, veuve à 35 ans, a pu vivre de ses rentes en élevant ses nombreux enfants. Teresa est la dernière survivante de cette fratrie de sept, exceptionnellement peu féconde : cinq enfants seulement à la génération suivante. Le frère et la sœur de Luisa, eux, sont toujours vivants, ils ont respectivement six et quatre enfants, tous vivants en 2000.

9Par testament rédigé avant sa maladie, Teresa lègue au frère de Luisa l’appartement en ville et à sa filleule Anita, fille du précédent, l’appartement de la plage. Elle ne lègue rien à ceux que Luis nomme « l’autre branche », la sœur de Luisa et ses descendants. Du côté de ses propres consanguins Ruiz, parmi ceux que Luis nomme « l’autre famille », un quart de la succession totale ira à sa belle-sœur, dernière survivante de sa génération, elle-même sans enfants et handicapée, qui habite le même immeuble que sa nièce Carmen. Aucun des cinq enfants ni des cinq petits-enfants de cette génération presque disparue n’hérite directement de Teresa.

  • 5 Je remercie vivement Jean-Louis Halpérin de m’avoir communiqué ces renseignements.

10Le droit successoral en Catalogne repose sur la liberté de tester (Éditions du Jurisclasseur 2000)5. La réserve (part de la succession revenant aux héritiers réservataires) représente le quart seulement de la valeur de la succession totale. Les héritiers réservataires sont les enfants du de cujus ou leurs descendants, à défaut ses ascendants. Il semble que la part de la succession qui revient à la belle-sœur de Teresa corresponde précisément à cette réserve bien qu’elle ne soit pas héritière réservataire. Pour les trois autres quarts de la succession, Teresa a désigné comme héritiers ceux des consanguins de sa compagne dont elle se sentait proche, c’est-à-dire le frère de Luisa et non sa sœur, et dans la génération suivante, sa propre filleule parmi dix neveux et nièces.

11Tout se passe comme si le testament, en instituant des héritiers, leur faisait obligation de sauver la part du patrimoine qui leur revient. Reste à savoir jusqu’à quel point ils se soumettent à cette obligation. Luis l’a intériorisée au point d’interpréter la mobilisation quotidienne de sa sœur Anita auprès de Teresa comme le résultat de sa connaissance du contenu du testament. Luis est l’aîné des fils, célibataire, précocement émigré en France où il occupe un emploi qualifié dans la fonction publique. Alors même qu’il n’a pas repris l’entreprise familiale, il porte le poids de l’héritage : le souci sans le titre. Anita, elle, pour expliquer qu’on s’adresse à elle lorsque sa tante met en danger son patrimoine, insiste sur le fait que tout l’entourage connaissait le testament, en particulier ses frères et sœurs, les concierges de l’appartement, les voisins et amis… qui attendent d’elle qu’elle défende ses propres intérêts, c’est-à-dire le patrimoine de Teresa. Cependant, les frères et sœurs d’Anita, avant de s’intéresser au patrimoine de celle qu’ils nomment leur tante Teresa, souhaitent vérifier que celle-ci n’a pas fait d’autre testament. Quant à la famille Ruiz, l’une des nièces commence par s’intéresser au problème que représente le comportement de Teresa et réussit à « sauver un bracelet » qu’elle destine à sa fille ; mais elle « s’enfuit », me disent Carmen et Anita, après avoir vu le testament.

12Le testament ne peut pas être ouvert, légalement, avant le décès de Teresa. Luis justifie par une erreur sur sa teneur exacte l’absence de réactions du côté Fontals avant que Teresa n’entame son patrimoine immobilier. Les Fontals croient d’abord que la famille Ruiz est légataire de toutes les liquidités et d’elles seules. Vendre les appartements, ce serait donc les faire passer de l’autre côté. Entamer ou non le patrimoine en titres, en revanche, ne concernerait que les Ruiz. C’est tardivement que les Fontals découvrent que les Ruiz héritent 25 % de la valeur totale de la succession, sans référence à la nature des biens, titres ou immeubles.

Anita : — Un jour nous sommes allées, Carmen et moi, voir Teresa et lui dire : « Nous nous mettons [= notre signature] sur ton compte », et elle a dit que oui, « très bien, très bien », « je suis très contente, parce que vous prendrez soin de moi ». Le jour suivant, Teresa et la gouvernante ont été dans le quartier raconter que ses nièces voulaient prendre l’argent.

Carmen : — Nous avions pris rendez-vous l’après-midi pour aller à la banque ; et Teresa a dit que non.

Florence : — Qu’est-ce qui s’est passé avec l’argent quand Teresa a été à la résidence ?

Anita : — ça y est, nous avons épargné ! [Rires.]

Le ton est d’autant plus léger que chacun à présent connaît la fin de l’histoire : la gouvernante a disparu lorsque Teresa a été placée en résidence, nul n’a rien à se reprocher et Teresa n’a pas englouti tout son patrimoine avant de mourir. En effet, il a fallu hospitaliser Teresa d’urgence, en 1998, parce que la gouvernante l’avait laissée dépérir, et ce fut l’occasion d’organiser, non sans peine, son placement dans une résidence surveillée.

13Pour Carmen et Anita, cette entrée en résidence mit fin à une longue période d’instabilité où les responsabilités morales n’étaient pas clairement réparties : la gouvernante défendait, parfois avec succès, son influence au nom de l’autonomie de Teresa ; les deux nièces tentaient, souvent sans succès, d’assumer le rôle de représentantes de la famille que souhaitait leur donner un entourage inquiet de l’influence prise par la gouvernante profitant des troubles du comportement de Teresa. L’entrée en résidence fut aussi l’occasion de faire les comptes et d’impliquer l’ensemble du groupe potentiellement concerné par le testament.

14La maladie et l’influence de la gouvernante avaient entraîné un fort déclassement social auquel étaient sensibles tous ceux qui se sentaient proches de Teresa, au premier chef les concierges : la gouvernante ne se contente pas de faire faire de grosses dépenses à Teresa, elle traite son patrimoine comme s’il s’agissait de revenus, elle dépense l’argent de façon absurde, elle vit et la fait vivre en parvenue, elle l’intègre dans une nouvelle maisonnée. « Elle croit Teresa multimillionnaire et cherche à dépenser les multimillions », explique Carmen en riant. Cependant, même une fois la gouvernante disparue, les revenus de Teresa ne couvrent pas, loin s’en faut, la dépense d’environ 10 000 francs par mois entraînée par son placement en résidence. « Il faut bien que la tante vive », dit Luis. Mais comment payer ?

15Dans un premier temps, et pendant plus d’un an, ce sont Carmen et Anita qui se mobilisent. Elles se trouvent alors contraintes, pour payer la résidence, de continuer à dépenser le patrimoine placé en titres mobiliers. En juin 1999, Anita tire l’alarme : les liquidités s’épuisent. « Il faudrait un peu d’aide », dit-elle alors à ses frères et sœurs. Luis vient de Paris faire les comptes : il reste de quoi payer dix-huit mois de résidence. Anita propose de vendre l’appartement de la plage, dont elle est l’unique héritière. Luis réagit en représentant du groupe de descendance ; il refuse qu’Anita vende l’appartement, il propose de le louer. C’est alors que la fratrie Fontals s’inquiète du contenu exact du testament et, ayant réussi à le connaître, se mobilise pendant deux mois pour nettoyer et déménager l’appartement destiné à Anita. Dès le mois d’août de la même année, le loyer perçu grâce à cette opération couvrira la moitié du coût de la résidence.

Anita : — Ma tante habitait seule dans un grand appartement, et un jour elle s’est levée et elle n’a pas reconnu le salon. Pendant une minute au moins. Alors elle s’est affolée, elle a téléphoné à une infirmière qu’elle connaissait […], qui l’a amenée chez un médecin, le médecin a dit que ma tante devrait habiter avec quelqu’un, le premier jour cette infirmière est restée dans la maison, mais c’était trop cher, et ma tante ne voulait pas. Elle a récupéré très bien et l’infirmière est partie. Mais nous, toute la famille [= la fratrie d’Anita], nous nous sommes mis en alerte.

16Les quatre sœurs de Luis se sont alors réunies (« toujours les femmes », dit Anita sans s’attarder). Elles ont contacté un neveu éloigné de Teresa, qu’elles connaissaient par ailleurs, pour convaincre Teresa de faire une procuration. Peine perdue. Le neveu abandonne.

Anita : — Alors a commencé une époque très compliquée et difficile, parce que Teresa ne voulait pas être aidée et nous, nous étions inquiètes, toutes. […] J’ai pris la responsabilité d’aller avec Teresa voir le médecin, en 1994. C’est parce qu’elle est ma marraine et aussi parce que, comme je suis psychologue, mes sœurs ont dit : « C’est toi qui y vas, vas-y. » J’ai commencé à aller chez le médecin, le médecin nous a avertis : « Faites attention avec cette personne, elle va se dégrader, elle a la maladie d’Alzheimer ou de l’artériosclérose, cela revient au même, faites attention aussi avec les biens matériels… » On n’a pas su… On n’a pas pu…

17Du côté Ruiz, il a fallu une intervention extérieure, indépendante des Fontals, pour mobiliser Carmen. Carmen ne sait plus exactement qui l’a contactée : les concierges de l’immeuble ? Ou plutôt les responsables de l’association du troisième âge à laquelle participait Teresa, qui cherchent une personne de la famille officielle ? Toujours est-il qu’elles décident, chacune de son côté, de se rencontrer : il faut assumer le travail de prise en charge, organiser la division des tâches.

Luis : — Donc mi-juillet, il a été évident qu’il fallait vendre l’appartement du centre-ville. Il a fallu le vider à ce moment-là. Si, avant le décès, on avait pensé à le vider pour louer, maintenant c’était pour vendre. On s’est posé la question : faut-il ou pas donner quelque chose à cette branche alors qu’il y a des meubles et des objets qui viennent de la maison des parents ?

[…]

Florence : — En fait, si je comprends bien, dans le testament, la sœur de Luisa était la seule qui n’avait rien.

Luis : — Oui, parce qu’elle a eu, il y a vingt ans, sa part, la moitié. Teresa décède comme ça ; c’est écrit, on ne peut rien faire. Elles ne s’entendaient pas trop bien, et puis cette sœur n’a pas de problème, elle ne crève pas de faim. Teresa a voulu faire comme ça, point.

18Un jeu subtil se noue alors pour régler ces prétentions à l’héritage. Luis se sent investi de la mission de représenter son père, toujours imposant malgré son grand âge. Son frère et ses sœurs, tournés vers l’avenir, sont peu sensibles à cet aspect de l’histoire familiale. La tante et ses enfants me sont présentés comme de grossiers intrus, révoltés par leur exclusion de longue date. Le jeu fait intervenir non seulement les meubles, mais aussi l’argent, la circulation de l’information et la dette. Essayons d’en dégager les grandes lignes.

19Fin mai 2000, les médecins préviennent leurs interlocutrices officielles, Carmen et Anita, que Teresa va bientôt mourir. Luis dit qu’il faut immédiatement prévenir l’autre branche. Depuis que Teresa est en résidence, personne ne les a jamais prévenus. L’information est un excellent marqueur des appartenances et des exclusions dans les groupes de parenté.

Luis : — Teresa ne s’entendait pas très bien avec la sœur de Luisa, elles se voyaient à peine. Lorsqu’elle a été malade, on n’a rien dit parce qu’on savait que c’était une source de conflit garanti. Pour qu’ils ne s’immiscent pas, qu’ils ne disent pas : « Il faut cette résidence ou l’autre », pour que le fils, qui est médecin, ne vienne pas dire ceci, cela. C’est assez compliqué, on va pas se compliquer plus, donc ils n’existent pas. Deux mois avant la mort, on commence à se poser la question de louer l’appartement en ville aussi. […] Quand on a commencé à vider l’appartement en ville, on s’est posé la question de qui a droit aux objets. Et là, on avait commencé à se dire que cette branche, quoi qu’on fasse, ils ne seront pas contents. Alors fin mai – elle meurt le 20 juin – quand on voit que c’est assez grave et qu’il est difficile qu’il y ait une issue autre que le cimetière, on se dit que bon, il faut leur dire. Tu peux pas leur dire quand elle est morte. Donc il faut les prévenir. Et la veille du décès, ils font un esclandre pas possible à l’hôpital.

20Pour comprendre le conflit entre la fratrie d’Anita et l’autre branche, jusqu’où faut-il remonter le cours de l’histoire familiale ? Si l’on s’en tient aux meubles, il faut remonter au décès de Luisa, lorsqu’elle a laissé ses meubles à sa compagne Teresa, tout en léguant « leur part » à son frère et à sa sœur (un quart du patrimoine total à chacun). Il faut aussi se souvenir qu’il s’agit des meubles des parents Fontals, puisque Luisa a vécu dans leur appartement jusqu’au décès de sa mère, et qu’elle y était restée ensuite un moment avec Teresa.

21Ces meubles attisent les conflits, moins pour leur valeur marchande, qui est assez faible, que comme marqueur d’appartenance à un groupe de descendance, celui des grands-parents, comme prétexte à jalousie entre parents égaux en droits, et enfin, pour la sœur de Luisa elle-même, comme souvenir d’enfance.

Luis : — Il y a un conflit historique avec cette tante parce qu’on avait jeté, au décès de Luisa, quelque chose qui appartenait à la maison, personne ne s’en était aperçu, elle râlait, il y a eu quelque chose comme ça. Alors, au décès de Teresa, mon père a dit : « Rangez, soyez équilibrés, mais essayons de ne pas l’attrister. » Certaines de mes sœurs ont dit : « Je n’ai pas envie de lui porter quoi que ce soit », parfois elles ont critiqué parce qu’on [les parents et les deux fils Fontals, soudés autour du patrimoine commercial] ne leur donnait pas assez il y a quelques années. […] Pendant un mois, on a rangé cette vaisselle dans des cartons, et le linge de maison et le contenu de l’armoire avec des bibelots, un éventail du début du siècle en soie, des choses comme ça, dans un petit placard. […] Et finalement, j’ai décidé que c’était moi qui ferais l’expédition avec un déménageur pour transporter lesdits cartons que j’ai portés à ma tante. […] Je lui ai dit : « Attention, j’ai réclamé que ces choses te soient réservées. » Présenté comme ça, deux jours après je lui téléphone en disant : « Est-ce que je peux passer avec un camion ? », elle dit : « Oui. » Je me plante devant chez elle avec le camion, ma tante fond en larmes en me voyant arriver [Rires.], en voyant arriver le placard de son enfance.

22En réalité, le conflit « historique » est plus ancien que le décès de Luisa. Les relations entre cette tante d’un côté, Luisa et son frère de l’autre, ont toujours été inégales. Leur père est mort avant 1940 ; c’était un notable qui avait tenu un tabac puis un magasin d’importation, sans y faire fortune. Après la guerre, Luisa et son frère ont tous deux réussi à la force du poignet – le frère reprend le magasin et le remonte à force de travail, la sœur fait de brillantes études et monte un laboratoire pharmaceutique prospère. Pendant ce temps, l’autre sœur s’enlisait économiquement, son mariage l’ayant déclassée socialement. Elle finit par monter seule un pressing, demandant et obtenant l’aide de ses frère et sœur, qui se méfient pourtant, craignant que cette aide financière ne soit détournée par son compagnon.

23Le souvenir de ce déclassement, ou peut-être seulement le souvenir du mépris manifesté par la branche la plus aisée, explique aux yeux de Luis l’attitude négative de l’autre branche. On peut aussi penser que la branche de Luis a longtemps tenu le haut du pavé mais n’est plus, aujourd’hui, si dominante et qu’elle a du mal à accepter le renversement du rapport de force.

Luis : — Sur ses quatre enfants, deux d’entre eux ont gardé un esprit, je ne sais pas si c’est rancunier ou du ressentiment, ou attristé, comme s’il manquait quelque chose. Actuellement ils vivent mieux que moi. Alors est-ce que c’est une fiction, une façade ou une juste revanche ? Mais t’as pas l’impression qu’ils crèvent, il y a trois ingénieurs, un docteur. Ils ont tous trois ou quatre enfants sauf celui qui est célibataire ; tous les enfants ont fait des études, tout marche bien, il n’y a pas de problèmes.

24Pourtant le père de Luis se sent toujours tenu d’aider l’autre branche, ce qui n’améliore pas les relations entre les deux branches. Il y a peut-être bien, là derrière, une dette politique qui remonte à la guerre d’Espagne ; les deux beaux-frères n’étaient pas du même bord, ils ont survécu tous les deux, et cette période incertaine alimente les interprétations de l’étrange souci manifesté par le père de Luis vis-à-vis d’une sœur autrefois moins chanceuse. Au-delà de la question des meubles, c’est finalement le testament de Teresa qui est remis en cause par l’autre branche, au nom de cette relation faite de suspicion, de réclamation et de dette.

Luis : — Entre-temps, un des enfants a été voir mon père et lui a dit : “Il y a trois ans, tu m’as promis que tu me passerais la moitié de ce qu’il resterait.” Mon père a dit : “J’ai pas vraiment de souvenir de ça.” Il a fini par lui demander le testament. […] Mon père effectivement depuis dix jours dit vouloir donner la moitié du prix de l’appartement à la tante. Ce qui est compréhensible parce qu’on avait l’impression qu’il disait toujours : “Je vous donnerai la moitié.” […] Mon père a 91 ans. C’est un homme qui a l’habitude de l’exercice solitaire et absolu du pouvoir, il a pris les affaires à 14 ans et il les a toujours.

25En fin de compte, le père de Luis, qui avait renoncé à l’héritage de Teresa en faveur de ses enfants non légataires, revient sur sa décision et impose le partage avec l’autre branche. Derrière les enjeux financiers, de faible montant une fois les partages effectués, se joue l’appartenance de chacun à des collectifs : appartenance à une lignée définie par le souci du patrimoine ; appartenance à une maisonnée, lorsque priment les décisions de court terme, dépenser pour préserver son temps, dépenser pour le confort des siens. C’est alors qu’intervient la nature du patrimoine et non son montant : un patrimoine fongible rend plus labile l’appartenance à une lignée.

26Le caractère triplement exceptionnel de cette histoire permet de mettre en évidence trois aspects importants de la parenté pratique. Premier point, les expériences de la parenté ne recouvrent pas forcément les liens de parenté officiels. D’autres cas nous ont montré que le lien juridique de filiation ne doit sa force qu’à sa superposition avec l’un ou l’autre des deux autres fondements de la filiation, l’idéologie du sang d’un côté, le partage du quotidien de l’autre. Les relations entre Teresa et sa filleule Anita montrent la force de la superposition entre parenté spirituelle (lien de parrainage) et parenté quotidienne (expériences partagées), en l’absence de tout lien de parenté juridique : le testament rappelle et renforce cette parenté pratique. Deuxième point, le partage des ressources financières au sein de la maisonnée provisoire constituée par Teresa et sa gouvernante rémunérée entraîne une réaction efficace de rejet de la part de l’entourage pour deux raisons : cette maisonnée éphémère ne s’est pas contentée de dépenser les revenus personnels de Teresa, mais a entamé un patrimoine dont Teresa pouvait être considérée comme une simple dépositaire ; la gouvernante n’a pas assuré correctement son travail de caring, puisqu’elle a mis en danger la santé physique de Teresa. C’est alors seulement qu’Anita et Carmen ont constitué une nouvelle maisonnée, non moins éphémère, autour de Teresa. Troisième point, la mobilisation des Fontals autour du patrimoine de Teresa s’est effectuée tardivement, alors que le patrimoine financier avait déjà disparu. La force de rappel du groupe de descendance a fonctionné pleinement pour interdire à Anita de vendre l’appartement de la plage : c’est le moment où Luis décide de « faire les comptes », où il obtient l’information sur le contenu du testament, où chacun donne temps et énergie pour louer l’appartement. Les frères et sœurs se conduisent alors brièvement comme les membres d’un collectif solidaire, décidé à sauver le patrimoine. Quant à Carmen, parente consanguine, héritière potentielle de l’héritière quasi-réservataire, elle se conduit en gardienne d’un patrimoine exsangue : elle détient les documents notariés et les photographies de la famille Ruiz au temps de sa splendeur. Anita et Carmen sont des femmes et travaillent dans le secteur sanitaire. Elles ont été instituées en même temps comme responsables de la vieille dame et comme responsables du maintien du patrimoine. La justification par l’héritage est venue renforcer les logiques du genre et de la profession qui les désignaient comme représentantes de la famille sous la pression du voisinage et des institutions médico-sociales d’un côté, des membres de leurs groupes de descendance respectifs de l’autre. Si elles ont fait la preuve de leur mobilisation autour de Teresa, leur dévouement au groupe de descendance n’est pas assuré : nul ne sait comment se comportera Carmen lors du décès de sa dernière tante ; une fois la succession réglée, Anita s’est empressée de vendre l’appartement de la plage, malgré l’affectueuse pression de son frère Luis.

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Bibliographie

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Singly Fr. de, 1996. Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan.

Weber F., S. Gojard & A. Gramain (dir.), 2003. Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui ».

Weber F., 2004. « Modéliser l’économie domestique : terrains et théories », communication au colloque Ethnografeast II le18 septembre 2004 à Paris.

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Annexe

Surveiller la vieille dame, rompre avec la gouvernante : des accusations croisées

L’alerte a été donnée par les concierges de l’immeuble, qui surveillent de près Teresa. Ils font appel, pour protéger ses biens puis sa santé, à ceux qu’ils considèrent comme les représentants de la famille. La gouvernante n’est pas fiable, disent-ils ; elle profite de la faiblesse de Teresa pour la pousser à des dépenses inconsidérées ; elle ne surveille pas correctement sa santé et Teresa souffre de troubles de l’alimentation sans qu’elle s’en inquiète. Ces concierges entretiennent depuis toujours avec Teresa et Luisa ce qu’Anita nomme une « amitié avec de l’argent ». Le concierge utilise le parking de leur appartement, Luisa a payé autrefois les études du fils. « C’était une chose étrange, dit Anita, il y avait de l’affection. » La concierge a la clé de l’appartement de Teresa ; son fils travaille à la Caisse d’Épargne où sont gérés ses comptes.

Luis : — Un jour, Teresa et sa gouvernante étaient venues à la Caisse d’Épargne demander 8 000 francs (1 250 euros) ; le lendemain, elles venaient demander 8 000 francs de plus ; le troisième jour, le fils des concierges, qui travaille là, lui a dit : « Qu’est-ce que vous faites ? Vous avez une fortune mais quand même. J’accepte votre signature, mais faites attention. » Le fait est que l’argent n’a pas été volé.

Les voisins de l’appartement de la plage, également, se sont inquiétés du comportement étrange de Teresa et de sa gouvernante, qui ne rend de comptes à personne. La gouvernante est bien différente de la domestique soumise dont rêvent les familles. Tout un jeu d’accusations réciproques s’est mis en place entre elle et les représentants de la famille de Teresa enfin mobilisés. Ainsi, Carmen critique le montant élevé de son salaire : « Son salaire, elle l’avait fixé elle-même. Les derniers temps, elle touchait environ 400 000 pesetas par mois [environ 16 000 francs, 2 400 euros]. » Anita et Carmen nous font rire avec le récit de ses dépenses, non seulement démesurées mais absurdes. La gouvernante collectionne les éléphants miniatures, qu’elles trouvent d’une extraordinaire laideur. Elle organise des voyages en Andorre avec Teresa : taxi de luxe pour un aller-retour dans la journée ; en un mois elles dépensent 120 000 francs [environ 18 300 euros]. Elle achète, sur le compte de Teresa, des vêtements pour sa nombreuse famille. Carmen explique : « Mais nous ne savions rien. Les concierges m’appelaient et me disaient qu’ils voyaient la famille de la gouvernante descendre l’escalier de l’immeuble avec des valises pleines. » Quand je fais remarquer que, sans elle, Teresa n’aurait pas pu rester à domicile, et qu’un tel emploi n’était pas forcément facile, Carmen rétorque : « Non, mais notre idée c’était “la péruvienne” [une domestique de confiance], mettre une personne que nous contrôlions, et aussi que nous contrôlerions les comptes. » Les accusations de captation d’héritage ne sont pas à sens unique : si les deux nièces accusent la gouvernante, la gouvernante accuse elle aussi les deux nièces.

Du côté des sentiments : affection et responsabilités

Du fait des particularités du droit catalan, le testament de Teresa est un excellent indicateur de ses relations de parenté pratique. Si Carmen Ruiz est la nièce directe de Teresa, sa « nièce de sang » me dit-on, la fratrie d’Anita Fontals se considère comme ses neveux par alliance. Teresa et Luisa ont constitué aux yeux de tous un couple, intégré dans la configuration de parenté du côté Fontals, toléré par le côté Ruiz. C’est ce que révèlent, outre le testament, la terminologie de parenté (la fratrie les appelle toutes les deux « les tantes »), les sentiments d’affection qui lient depuis l’enfance la fratrie à ces deux femmes, le fait même qu’Anita soit la filleule de Teresa (comme si celle-ci était l’épouse d’un consanguin), la place de Teresa dans la transmission patrimoniale des biens Fontals. Comme cela peut arriver aussi dans un couple fait d’un homme et d’une femme, l’alliance entre les deux femmes n’était pas égale. Teresa a été absorbée d’abord dans la maisonnée constituée par Luisa et sa mère, puis dans le groupe de descendance Fontals.

Anita : — Ma tante Luisa [elle la nomme par son surnom] est morte il y a vingt-deux ans. Nous avons toujours eu une relation de parenté avec ces deux tantes, on les appelle toujours la tante. Et quand je suis née, je suis la cinquième de la famille, Teresa a demandé à mes parents d’être la marraine. Et alors ils ont dit oui, et je m’appelle Anita parce qu’elle l’a voulu. Mon nom ç’aurait dû être Maria. Alors elle a dit : « Non, Anita » [ton décidé]. […] Quand Luisa est morte, nous avons continué la relation, c’était vraiment comme une tante, il n’y avait pas de différence. Pour moi, non.

Florence : — Est-ce que c’est plus important une marraine ou une tante ?

Anita : — Je pense que j’ai pris plus de responsabilités parce qu’elle était la marraine. Mais au niveau des relations et de l’affection, c’est la même chose pour tous les autres frères et sœurs.

Du côté Ruiz, la mobilisation de Carmen relève d’une autre logique de parenté pratique : la proximité résidentielle. La mère de Carmen, une sœur de Teresa, est partie à Pampelune avec son mari où elle a élevé ses quatre enfants. Carmen est la seule de sa fratrie à être revenue habiter Barcelone. Elle a d’ailleurs habité une année entière avec Teresa juste après le décès de ses parents, lorsqu’elle avait 18 ans, pour suivre son fiancé à Barcelone, devenu son mari depuis. Luisa venait de mourir et Carmen ne garde pas un excellent souvenir de cette année.

Carmen : — Mes frères et sœur se sont mariés à Pampelune et y sont restés. Moi j’aurais dû rester vivre à Pampelune, mais comme mon fiancé a trouvé un travail à Barcelone et est venu ici, je suis venue aussi. L’idée normale c’est que je continue à vivre à Pampelune, j’y vivrais, et à ce moment-là Teresa… [je ne m’en serais jamais occupée]. […]. C’est une relation [entre Teresa et moi] à laquelle il a manqué des années. Ces années d’éloignement, de peu de contacts, se sentaient. […] C’était une époque difficile. Luisa venait de mourir, il y a eu un testament, une répartition des biens, Teresa a dû abandonner son train de vie antérieur, elle pensait beaucoup à Luisa.

Lorsque Teresa a donné les premiers signes de sa maladie, en 1994, la nièce de cœur et la nièce de proximité ne se connaissaient pas encore. Anita et Carmen se souviennent, chacune de leur côté, de la première alerte. Le processus qui les conduit, elles et elles seules, à prendre des responsabilités est lent et sinueux. Plusieurs femmes se sont mobilisées dans un premier temps : Anita et ses trois sœurs, Carmen et sa cousine. Anita et Carmen ont fini par rester toutes les deux, s’encourageant mutuellement à continuer.

Carmen : — Quand surgissaient les problèmes, au début, la première fois qu’on s’est mises en contact, cela a été quand ils [les responsables de l’association de quartier ?] m’ont appelée une première fois, et m’ont dit : « Teresa n’est pas très bien, il faut que vous sachiez ce qu’il se passe. » Donc j’ai appelé Anita et lui ai dit ce qui se passait et si elle voulait savoir quelque chose de l’affaire et qu’on la prenne en main ; mais bien sûr, si elle n’avait rien voulu savoir, je l’aurais prise en main moi. Elle a dit que oui, bien sûr. Et réellement, dans sa famille, tous sont restés à Barcelone, Anita a été responsable des choses en général. Du côté de ma famille, je m’en suis chargée moi parce que les autres en vivant à 600 kilomètres ne pouvaient pas, et moi, j’avais un souvenir marrant de ma tante quand elle nous emmenait, petits, au cinéma.

Anita : — À l’époque, nous avons commencé à travailler avec les gens de la maison de vieux [l’association de quartier dans laquelle Teresa joue officiellement un rôle de soutien pour des personnes en apparence plus dépendantes], et Carmen et moi nous nous sommes téléphoné un jour : « Je sais que tu es Anita, je sais que tu es Carmen, alors nous nous trouverons dans un bar près de la maison de Teresa. » […] On s’est retrouvées, et on a commencé : « On doit travailler », j’ai dit à Carmen, pour moi c’est pas vraiment un problème d’aller chez le médecin, mais les autres choses, l’argent et tout ça, je pensais que ça, c’était plutôt la famille, la vraie famille, de sang. Donc on a commencé comme ça.

Le partage des tâches annoncé par Anita n’est pas anodin : l’aspect médical revient naturellement à Anita, qui a une formation médicale et l’habitude des hôpitaux ; les questions d’argent reviennent à la vraie famille, pour éviter toute accusation de malversation. Les deux nièces seront souvent mal à l’aise dans leur rôle de surveillantes du patrimoine : elles ont plusieurs fois à se défendre de l’accusation d’être intéressées, et ce d’autant plus que les troubles de Teresa se traduisent parfois par un refus violent de leur intervention. Les deux logiques, celle du maintien du patrimoine, celle de la responsabilité quotidienne, se renforcent mutuellement. Carmen est la nièce consanguine, intéressée par ricochet, comme future légataire de la belle-sœur de Teresa, l’héritière quasi-réservataire ; elle est aussi la nièce la plus voisine, elle habite Barcelone, dans le même immeuble que cette belle-sœur, dont elle s’occupe au quotidien. Anita est l’héritière et la filleule, l’existence du testament est objet de ragots. Les informations sur l’héritage fonctionnent ici comme des justifications de leur engagement, à leurs propres yeux et à ceux de leurs parents moins investis. Au nom de la défense du patrimoine, et dans leur propre intérêt, elles se trouvent en quelque sorte moralement contraintes à se mobiliser, tandis que leurs compétences professionnelles les placent au premier rang des personnes susceptibles d’intervenir efficacement.

Carmen : — Si Teresa avait été notre mère, ok, mes frères seraient venus ici et ensemble nous aurions déterminé ce qu’il fallait faire. Mais Teresa était un problème terrible. En n’étant rien pour elle, chaque fois qu’elle pétait les plombs et ne voulait rien savoir de nous, cela impliquait un problème pour moi et pour Anita. […] Qu’est-ce qui se serait passé si la gouvernante l’avait laissée sans rien devant l’entrée de la maison ? Je suppose que quelqu’un serait venu me chercher moi, je suppose. Elle me revenait à moi de toute manière.

Anita : — Teresa toujours elle parlait beaucoup de nous deux et aussi de mes sœurs et mes frères et elle considérait que nous sommes la famille. Encore un peu plus que Carmen, parce que Carmen a commencé les relations avec Teresa quand elle était grande, et nous, non, toutes petites. Alors on nous a téléphoné [les responsables de l’association du troisième âge]. Tout le monde savait que moi j’étais la nièce, la filleule, et après aussi, toute l’association des vieux savait quel testament… Tout le monde, la concierge…

L’autre branche : dettes et jalousies entre groupes de descendance

En juin 2000, comme le dit joliment Luis : « Au moment où on préparait la seconde location [de l’appartement du centre-ville], Teresa est décédée et le problème [de payer la résidence tous les jours] a disparu puisque l’héritage est apparu. » Avec cet héritage entrent en scène des personnages inattendus, ceux que Luis appelle « l’autre branche » : la sœur de Luisa et ses descendants (quatre enfants) viennent réclamer leur part au moment même où le frère de Luisa décide de renoncer à son héritage en faveur de ses cinq enfants non testataires et de façon strictement égalitaire. Ces nouveaux personnages n’apparaissent qu’après le décès de Teresa. Teresa ne les a pas couchés sur son testament. Contrairement à la branche de Luis, ils n’ont aucun lien affectif avec la défunte. Contrairement aux rares survivants de la famille Ruiz, ils n’ont aucun lien légal avec elle. Pourtant, ils trouvent légitime de réclamer une part de l’héritage et, en amont, veulent être informés de la situation. Pourquoi ? C’est que le testament ne manifeste pas seulement la proximité affective entre Teresa et certains collatéraux de Luisa, mais aussi quelque chose comme le circuit normal du patrimoine Fontals. Leurs prétentions portent d’abord sur les meubles, parce que leur origine est facilement identifiable.

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Notes

1 Je remercie Céline Bessière et Sibylle Gollac pour leur relecture attentive de cet article, qui a bénéficié de nombreuses discussions autour de leurs propres travaux.

2 L’équipe medips est engagée dans une série d’enquêtes ethnographiques et dans une enquête expérimentale par questionnaire auprès de l’entourage, juridique et pratique, de personnes souffrant de troubles de type Alzheimer. Voir nos premiers résultats dans Weber, Gojard & Gramain (2003).

3 Tous les noms et prénoms sont fictifs. Je remercie Denis Vidal-Naquet pour son aide amicale lors de la réalisation de l’enquête à Barcelone en mai 2000. Je remercie celui que j’appelle ici Luis Fontals, pour sa disponibilité et sa gentillesse, et sa sœur Anita, pour leur générosité et leur confiance, ainsi que celle que j’appelle Carmen et son mari pour avoir passé du temps à répondre à mes questions et m’avoir communiqué les documents en leur possession.

4 Les six principaux membres d’une configuration de parenté mouvante : Teresa Ruiz, 1913-2000, fille de rentiers, souffrant de troubles du comportement à partir de 1994. Sa compagne Luisa Fontals, 1908-1978, fille de commerçants, directrice d’un laboratoire pharmaceutique. La gouvernante, née vers 1940, présente au domicile de Teresa de 1994 à 1998. Carmen Ruiz, née en 1953, cadre à la Sécurité sociale, fille d’une sœur de Teresa, mariée, deux jeunes enfants en 2000. Anita Fontals, née en 1951, psychologue, fille du frère de Luisa, filleule de Teresa, divorcée, deux filles adolescentes en 2000. Le frère d’Anita, Luis Fontals, né vers 1950, informaticien à Paris, filleul de Luisa, célibataire, mon interlocuteur principal.

5 Je remercie vivement Jean-Louis Halpérin de m’avoir communiqué ces renseignements.

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Pour citer cet article

Référence papier

Florence Weber, « Héritage oblige »Terrain, 45 | 2005, 125-138.

Référence électronique

Florence Weber, « Héritage oblige »Terrain [En ligne], 45 | 2005, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3607 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3607

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Auteur

Florence Weber

École normale supérieure, Laboratoire de sciences sociales, Paris

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