- 1 Entre 1998 et 2002, seize femmes, onze hommes, quatre et quatre de 20-35 ans, quatre et sept de 36- (...)
- 2 Vingt-neuf personnes de 7 à 65 ans, six femmes, trois hommes de 20 à 35 ans, dix femmes, quatre hom (...)
1Les hypothèses présentées ici ressortent de l’observation de familles du Vomero, « beau quartier » surplombant Naples. Le projet était en 1997 de faire l’ethnographie d’un immeuble et de recueillir les généalogies de ses habitants pour étudier les modes de transmission de l’appartenance familiale. Durant deux ans consacrés à l’observation participante (1997-1999) le champ de l’étude s’est peu à peu étendu de l’immeuble à tout le sommet de la colline1. Les années suivantes de brefs retours, deux ou trois fois l’an, ont permis de maintenir une familiarité, de combler les lacunes de l’échantillon et de préciser et vérifier les premières hypothèses. En octobre 2004 des entretiens sur le rapport entre la famille et l’argent, effectués pour préparer cet article avec de nouveaux informateurs2, ont réorienté les idées élaborées ces sept dernières années.
2Tous ces gens font partie de la bourgeoisie cultivée : la plupart sont laureati (bac + 4-5), et ont droit ici au titre de « docteur » ; ils se définissent « bourgeois » ou « de moyenne bourgeoisie », sont enseignants, fonctionnaires (police, armée, ministères). Certains sont ingénieurs ou commerciaux, quelques-uns entrepreneurs et membres de professions libérales. Une douzaine ont été revus régulièrement, quatre ont échangé avec moi autour de cette recherche pendant sept ans. L’analyse des généalogies et des entretiens qui les accompagnaient a fait émerger des ensembles de parenté homogènes auxquels le vocabulaire donne ordre et signification. La présentation de ces résultats nous obligera à un détour nécessaire : à plusieurs égards, en effet, la parenté gère la vie familiale y compris du point de vue de l’argent.
3Après une rapide présentation (Ténoudji 2005) du rapport entre l’État italien et l’institution familiale et de ce que la circulation de l’argent fait comprendre du rapport entre les sexes (Ténoudji 2001a), j’évoquerai donc le système familial qui a émergé de l’étude et la manière dont il éclaire les représentations et pratiques liées à l’argent.
- 3 Faute d’espace, cette présentation manque de perspective : la comparaison à partir de statistiques (...)
4L’État italien n’aide pas la famille3. Nul abattement, nul quotient familial ne vient, à aucun niveau, alléger ses charges fiscales. Si l’on compare les données de l’institut italien istat avec celles publiées par le Haut Conseil de la population et de la famille, en 1987 l’Italie avait, suivant les lieux et les habitats, entre cinq et dix fois moins de crèches que la France. Les familles italiennes assurent seules l’aide aux handicapés, aux chômeurs. Selon eurostat (2000) les dépenses sociales de l’Italie sont les plus basses d’Europe après l’Espagne ; elles représentaient en 1998 la moitié de celles de la France. Ainsi, en 2001, 45,8 % des demandeurs d’emploi français et 39,7 % des demandeuses touchaient des allocations de chômage contre 2,6 % et 1,7 % de l’autre côté des Alpes (eurostat 2000). L’absence d’allocations familiales et de rmi, sauf pour les retraités, et cette quasi-absence de crèches et d’allocations chômage montrent combien la collectivité s’appuie sur l’institution familiale. Dans ces conditions sortir de la famille (par exemple, pour un jeune, acquérir l’autonomie) n’est pas une mince affaire. Cette lettre au quotidien napolitain Il Mattino (9 avril 2002) donne une idée du problème :
Nous sommes un couple de 35 ans de la province de Naples. Depuis cinq ans nous sommes partis à Modène, à la recherche d’un travail. Nous avons cherché une maison, chose très difficile puisque les gens que nous avons contactés voulaient comme garantie un contrat de travail à durée indéterminée. On dit que les Italiens ne veulent pas faire d’enfant : je pense que ce reproche ne doit pas être généralisé. Ma femme et moi gagnons à nous deux en moyenne 1 000 euros par mois, dont nous dépensons 670 pour le logement. Ici une crèche communale coûte 150 euros, quand il y a de la place, sinon il faut se rabattre sur des structures privées qui coûtent 345 euros par mois.
- 4 Je n’utilise pas le mot français « formation » car il s’agit parfois de situations intermédiaires e (...)
- 5 Les prénoms sont faux ; ceux non choisis par les informateurs eux-mêmes (c’est le cas ici) sont cho (...)
5La répartition des universités sur le territoire et leur spécialisation obligent de nombreux étudiants à déménager loin du foyer familial (censis 2002), et la fin des études ne correspond pas tout de suite à l’acquisition de l’autonomie. L’Italie se différencie de la France par une longue période de training4 peu rémunéré après le diplôme (censis 2002). Au Vomero, Stefano5 (27 ans) vient de passer son diplôme d’ingénieur ; il est parti un an en stage à Milan où son salaire était de 300 euros et le loyer d’une chambre, 1 000 euros. À surface égale, par rapport à Paris, les loyers coûtent au moins 50 % de plus et le salaire moyen de départ est de 50 % inférieur à notre salaire minimal pour une cherté de vie équivalente. Les 18-25 ans ne bénéficient ni d’aide au logement (apl) ni de dispositifs facilitant l’accès à l’emploi.
6Cette situation n’a rien à voir avec un retard de développement. Pour beaucoup de Napolitains l’idée qu’une aide de la collectivité puisse être attribuée à la famille non seulement ne va pas de soi, mais encore n’est pas vraiment souhaitée. Je pense à un éditorial, « Più sani, più vecchi, più soli » (« Plus sains, plus vieux, plus seuls ») du journal local Il Mattino (20 octobre 1999) dénonçant des effets pervers du système d’assistance sociale : celui-ci empiète sur ce qui est considéré ici comme une prérogative de la famille. Depuis les années 1920, l’Église dénonce avec succès une ingérence de l’État dans la vie familiale, au mépris de la liberté religieuse et de la vie privée (Ténoudji 2001b). Pour revenir à Naples, cette revendication y a été, comme c’est toujours le cas ici, mise en scène : mes interlocuteurs citaient volontiers la réplique finale de l’acte I de Filumena Marturano d’Eduardo De Filippo (1946) : « E figlie nun se pàvano » (« Les enfants ne se paient pas ») pour commenter la politique nataliste de notre pays. À Naples, l’argent de la famille ne vient pas de l’État, et peu le regrettent. La France, vue de ce coin de Naples, est le pays où l’on vous paie pour faire des enfants (Anna, 39 ans) : « Une chose peu honorable. Faire des enfants est une chose intime, commente-t-elle. Comme l’enfantement, le travail domestique des épouses et mères, qu’elles-mêmes appellent sacrifice, est sacré, ne se paie pas, n’a pas de prix. Il est donc hors de question de les rémunérer. » « Oneri e onori » (« charges et honneurs »), disent-ils. Rien n’est plus cher que ce qui est gratuit.
- 6 Également relevé au niveau national par censis (2002).
7Les différences de statut entre hommes et femmes ressortent d’une accumulation d’évidences ; le recours aux statistiques permet de repérer certaines d’entre elles, et parfois d’aider à délier les langues. L’une de ces évidences a trait à l’âge de départ du foyer. L’Institut national istat 2000 note depuis vingt ans la tendance à un plus long séjour des enfants adultes au foyer familial, une évidence valable des deux côtés des Alpes : pour la Française Villeneuve-Gokalp (2000 : 63), « toute personne qui quitte le foyer familial avant 23 ans court un plus grand risque de pauvreté économique ». La différence est subtile : si l’on rapproche cette étude française de statistiques nationales et régionales (istat 1998 ; Piccone-Stella 1997), davantage de jeunes Italiens que de Français restent au foyer après avoir conquis l’autonomie financière : leur vrai départ a lieu au moment de la mise en couple. D’autre part, dans cet échantillon d’individus au niveau d’études élevé existe un écart intéressant entre les sexes6: l’âge moyen du premier « long » départ du foyer des filles se situe entre 21 et 23 ans et celui des garçons entre 24 et 27 ans. La tendance dit qu’au premier emploi la fille part vivre seule, subventionnée comme en France, mais par la famille seule, alors que le garçon reste au foyer. Il ne s’agit pas d’une différence France-Italie : à partir de statistiques nationales (1995-1997) Villeneuve-Gokalp (2000 : 63) observe une tendance identique en France : « Les filles partent plus tôt. »
8Deux foyers du Vomero hébergeaient provisoirement le ménage sans enfant d’un fils et plusieurs informateurs quadragénaires racontent être passés par là, au maximum deux ans. Par contre la présence du ménage d’une fille au foyer parental est inenvisageable ; une fille quittant sa famille va loger chez son fiancé ou son mari ou chez ses parents. La raison donnée par les filles à cette différence est le respect de la maison familiale mais ce respect avec lequel un garçon s’arrange, alors qu’une fille, non, contient une aliénation difficile à supporter pour cette jeune femme : « Je rentrais à la maison à 3 heures du matin, pour respecter le sentiment de ces personnes. Quand je voulais dormir avec un homme, je disais que j’allais dormir chez une amie, ou je rentrais tard à trois heures du matin. Ma maman restait éveillée. Tant que tu es à la maison tu ne peux pas décider de ta propre vie ; je trouve cela juste : quand tu te la paies, tu prends les risques d’une vie à toi » (Maria, 34 ans).
9Il va sans dire que la maman reste éveillée pendant que le papa ferme les yeux. Aucun garçon ne parlerait ainsi : eux peuvent décider de [leur] propre vie, sans « se la payer », y compris au foyer familial. Elle dit ensuite : « Je ne l’aurais jamais fait dans leur chambre à coucher. Je l’ai fait pour la première fois à la maison après la naissance de mon fils. J’ai senti un passage. » Il me semble que ce « respect » (qui consiste à ne pas « le » faire à la maison) et cette « justice » inégalitaires expliquent la précocité du départ des filles. Pour elles, du point de vue de la famille, le passage à l’état de femme signifie d’abord la perte de leur virginité ; mais, tant qu’il y a doute, la norme familiale, s’arrangeant avec l’idéal, leur laisse l’espace d’une vie sexuelle. Pourvu que la sacralité de la demeure paternelle soit respectée, tout le monde joue le jeu. La condition de femme ne s’acquiert officiellement qu’après l’emménagement chez un fiancé. Les départs du foyer pour études ou stages sont banalisés, comme tous les arrangements extrêmes avec l’idéal virginal : du point de vue des intéressées ils représentent l’alternative à une trop précoce mise en couple alors qu’un grand nombre de garçons attendent le mariage et un projet d’enfant pour quitter le foyer.
10L’autonomie financière ne suffit pas à faire un homme ; il faut fonder une famille. Les jeunes hommes rencontrés étaient libres de leurs mouvements, une bonne moitié étaient économiquement autonomes, mais les pères de famille, y compris ceux de leur âge, les qualifiaient encore de guaglione (« garçon ») à la trentaine sonnée. Au sein de ces différences les jeunes filles m’ont néanmoins semblé plus libres (notamment au niveau des sorties) que ne l’ont été leurs mères, mais aussi que ne le sont actuellement les épouses.
- 7 Ce « Lui » a en italien une épaisseur historique : c’est ainsi que l’on parle de Dieu et que l’on p (...)
11L’inégalité de statut entre hommes et femmes est avérée à Naples comme en France, mais les modalités en sont différentes. Ainsi, au Vomero, une différence de liberté de mouvement entre femmes et hommes mariés s’instaure dès le mariage. Comme le dit Rita (43 ans), la liberté des épouses est quelque chose d’intime, mais non réel : « Lui sait que j’aime intimement la liberté [ce “Lui” est chargé d’autorité7]. Mais je l’aime [gli voglio bene, et non amo : plus de tendresse que de désir] et je sais ce qui lui fait plaisir et ce qui ne lui fait pas plaisir. Je ne vais jamais dîner avec mes collègues de travail, je ne rentre jamais après son retour. Je sais que certaines choses bien précises, je ne peux pas les faire, et donc je ne les fais pas. »
12Ces choses bien précises, mais indicibles, « Lui » les fait. Une épouse « se sacrifie » (ce sont elles qui le disent) pour la solidité de l’alliance ; elle sacrifie son rapport au monde extérieur à un homme et à une maison. La dimension monétaire de cette différence prend la forme d’un marquage de l’argent du ménage en deux ensembles hermétiques, l’argent « domestique », égalitaire, et l’argent « politique », hiérarchique. L’argent domestique se compose de recettes fixes et de dépenses obligées faites au grand jour alors que l’argent politique offre une marge de choix et des zones d’obscurité. Le système fonctionne de manière satisfaisante : la plupart des couples essaient de mettre une somme égale dans les dépenses communes et d’utiliser le reste à des investissements immobiliers ou à des placements décidés en commun.
13L’argent domestique est entièrement géré par l’épouse suivant des principes strictement égalitaires. Celui des dépenses exceptionnelles l’est par le mari suivant des préférences dont nous reparlerons. La valeur de l’argent gagné par le mari est amplifiée par son statut de père. L’argent domestique est une somme fixée, séparée d’un commun accord du revenu du ménage. L’argent politique est un « reste » au montant variable et sur lequel règne le silence : ainsi (fait apparu aux derniers jours de l’enquête) deux femmes ignoraient le montant exact du salaire de leurs maris, lesquels connaissaient celui de leur femme.
14Quand les deux travaillent (la majorité des cas), la règle idéale volontiers énoncée est que les deux époux donnent à dates fixes une somme égale pour les dépenses communes gérées par l’épouse et dépensent le reste ; mais plusieurs femmes se plaignent que, par nécessité, certaines affectent ce reste à la maison, et certains, par égoïsme, à leurs plaisirs. Ces discours qui ravalent les maris à un rôle enfantin disent aussi la souveraineté économique des épouses. L’enquête trop brève et les réticences des informateurs n’ont apporté que peu d’indices : les crises au milieu desquelles je me suis retrouvé durant mes séjours ont cependant été révélatrices. Les Napolitains sont réputés, et se disent volontiers, tutti signori (« tous des seigneurs »). Comme un vrai seigneur ne compte pas, ces crises couvent longtemps. Pietra (45 ans) s’est ainsi aperçue au bout de quinze ans que son mari, dont elle repasse les vestes, lui avait caché de substantielles augmentations de salaire pour garder sa contribution au niveau minimal.
15Dans les cinq cas où seul l’homme travaille ou gagne beaucoup mieux sa vie que son épouse, les discours des deux époux parlent d’une somme fixe allouée au budget domestique et entièrement contrôlée par la femme. La seule exception est évoquée par Barbara (27 ans) :
— Quand ma mère, ou aujourd’hui ma sœur, demandent de l’argent pour les courses, il fait toujours des histoires, alors que ma mère qui n’avait pas d’argent à elle m’en donnait régulièrement.
— À quelles occasions ?
— Tous les mois, deux cent mille lires [100 euros], et à Noël.
— Sous quelle forme ?
— Toujours dans une enveloppe qu’elle m’apportait à la maison. Elle habite à côté.
16Nous comprenons que demander est difficile, mais également que la mère, sans avoir « d’argent à elle », s’arrange pour en avoir afin d’éviter ce tourment à ses filles. Ce « pas d’argent » contient toute une hiérarchie et son retournement au seul niveau qui compte ici-bas, celui de la réalité quotidienne. L’essentiel étant de ne jamais céder sur les principes, il est impossible cependant d’éviter de « faire des histoires ».
17Les épouses ne demandent pas, préférant se mettre en colère. La question évoquée plus haut : « À qui demanderiez-vous de l’argent ? » suscitait des réponses gênées :
— Je demanderais seulement à ma mère et j’aurais du mal à le faire. Ce n’est pas une chose que l’on fait légèrement.
— T’arrive-t-il de demander de l’argent à ton mari ?
— Mon mari ? Il demanderait à moi, seulement à moi, et à nul autre au monde. [Fière.] Il est habitué comme ça. C’est une personne qui ne s’appuie sur personne (Elena, 45 ans).
18Ce retourné acrobatique effectué par une épouse dépendant exclusivement du salaire de son mari est très révélateur : l’argent qu’elle gère (des sommes importantes) est sien de plein droit, elle en fait l’usage qu’elle entend, et son mari est pour elle, comme dans la tradition théâtrale napolitaine, à la fois un vrai seigneur, une personne qui ne s’appuie sur personne et une sorte d’enfant, au point qu’elle puisse envisager que, tel l’un d’eux, il lui demande de l’argent.
19Enfin, dans les deux cas où seule l’épouse travaille ou gagne beaucoup mieux sa vie que son époux, et dans le cas de deux chômeurs dépendant financièrement des parents, l’argent est un sujet de discorde : « C’est une lutte quotidienne entre moi et mon mari : il gagne peu, il ramène peu d’argent à la maison. Nos disputes ont trait à l’indépendance économique » (Eleonora, 30 ans). Le fait qu’elle gagne aussi peu que lui n’entre pas en ligne de compte. Lui écoute, penaud, il se sent responsable. La première phrase de la Constitution italienne est : « L’Italie est une république fondée sur le travail. » Le chômage est peu honorable, et la division implicite des tâches dit que le travail extérieur incombe d’abord à l’homme.
20Dans la pièce d’Eduardo De Filippo, Filumena, ex-prostituée napolitaine, révèle à Domenico, vieux garçon fortuné, qu’elle a trois fils adultes, dont l’un est de lui. Jamais elle ne dira lequel : « Les enfants sont les enfants […] ils doivent être égaux tous les trois. » Pour lui, cela fait une différence, et il cherche à savoir. Pour elle, l’important n’est pas de se faire épouser, mais d’inscrire sa descendance dans une lignée respectable. Lors de la dispute qui s’ensuit, elle déchire le billet de 1 000 lires qu’elle gardait dans un médaillon. Un jour, Domenico lui avait proposé de faire l’amour comme s’ils s’aimaient. Elle avait accepté, mais il l’avait quand même payée d’un billet qu’elle avait gardé, sur lequel elle avait noté la date de l’événement, jour de la conception de l’enfant, d’où ce mot définitif : « Les enfants ne se paient pas. » Domenico doit se rendre à l’évidence. Au dernier acte, après leur mariage, il l’embrasse et lui dit : « Les enfants sont les enfants, et ils sont tous égaux… Tu as raison Filumena, c’est toi qui as raison. » Ces phrases mettent en résonance une réalité complexe qui mérite d’être explorée (Solinas 1994).
21L’amour ne se paie pas davantage que les enfants. Conserver un tel billet dans un médaillon n’a rien d’étonnant. À Naples, l’argent a cependant une existence plus sensible qu’à Paris, et les billets possèdent une sacralité à la fois positive et négative dont sont dépourvues les pièces. Moins de choses s’y paient avec une carte. La monnaie métallique a, comme au temps des dernières lires, peu de valeur, et les sébiles des mendiants sont mieux remplies. Dans les maisons des pièces « traînent » sur les meubles : On les donne aux enfants pour jouer, raconte Pietra. L’argent en billets, lui, paraît « sale » : les parents enjoignent aux enfants de se laver les mains après l’avoir touché, ce qu’ils demandent moins quand l’enfant a touché un chien. Qui en donne à son frère ou à sa femme de ménage le fait systématiquement dans une enveloppe.
22Enfin, comme l’a bien vu Daniel de Coppet (1998 : 158) : « La monnaie suppose dans sa construction la référence à l’autorité, tout en étant égalitaire dans le principe de son usage. » Cette autorité est liée à la nostalgie d’un passé aristocratique d’où ressort la figure du vero signore (« vrai seigneur »), représentée au théâtre et au cinéma par des figures de pères gardiens des traditions de la famille, Totò, Vittorio De Sica et Eduardo De Filippo. Vis-à-vis de l’argent, cela signifie à la fois la largesse, une attitude détachée et un goût certain mais discret du luxe et de l’étalage.
23J’ai expliqué ailleurs (Ténoudji 2002) comment la société napolitaine se représentait depuis le xvie siècle comme composée de trois ordres sociaux : les « seigneurs », l’aristocratie, le « peuple », dit aujourd’hui « bourgeoisie », et la gentarella (« les petites gens »), autrement dits il basso (« le bas, le rez-de-chaussée »). Cette construction littéraire et sociologique a une grande importance pour mes interlocuteurs. Les Napolitains rencontrés parlent des signori comme d’une espèce éteinte dont ils feraient cependant partie. Ils se différencient rituellement, en allant par exemple voir des représentations, sur les scènes et écrans, du basso et de la gentarella. Ils se posent ainsi dans la position médiane traditionnelle de l’aristocratie, l’ordre intermédiaire entre la royauté et le peuple. D’ailleurs ils émaillent leur parler de phrases en dialecte, à la manière des signori du siècle dernier, qui affectaient ne pas savoir parler en romain (en italien). Leur aristocratie se déclare un mois par an, quand ils retournent dans leur propriété campagnarde, qu’ils désignent parfois du terme de podere (« fief »). Plus laudative qu’il n’y paraît, cette définition de son époux par Serenella (60 ans) : « Les rêves de grandeur sans les sous, prend de ce point de vue une valeur de généralité. »
24Quelques précisions sur le système de parenté nous seront utiles. Ce système opère la coupure nette entre maternels et paternels observée par Marie-Élisabeth Handman et Georges Ravis Giordani (2001) autour de la Méditerranée. La coupure construit deux niveaux d’appartenance, l’un dépositaire de l’ordre corporel et du pouvoir au quotidien, l’autre d’une autorité abstraite liée à la permanence d’une lignée, dont l’analyseur argent fait apparaître la prégnance. La valeur de la maison, lieu de référence marquant l’appartenance à un groupe qu’elle inscrit dans l’espace, les rôles et fonctions particuliers et respectifs des parents et grands-parents (Segalen 2000), la distribution de l’autorité et du pouvoir (Arendt 1972) se traduisent par des obligations concrètes.
25Le vocabulaire de la parenté permet de présenter rapidement cette division ; pour parler de leur famille, les informateurs utilisent deux termes distincts.
26D’une part, les expressions la mia famiglia (« ma famille ») et son synonyme i miei familiari (« les gens de ma famille ») désignent d’abord le groupe issu de la plus vieille ascen-dante maternelle directe vivante d’Ego, l’arrière-grand-mère ou la grand-mère maternelle. Il s’agit des proches, des préférés. Tout le côté paternel et tous les alliés de ces « familiers » sont absents de ce groupe. L’intégration à ce groupe des maternels de rares conjoints (le seul conjoint étiqueté « famille » dans toutes les généalogie est le père d’Ego) exclut les germains et parents de ces conjoints. J’emploie les traductions littérales « famille » et « familiers » pour désigner cet ensemble de parenté. Nul n’y intègre aucun mort : la « famille » évoque le contact constant, la vie quotidienne, elle ne fabrique pas d’ancêtres. La mémoire des maternels s’arrête à la troisième génération, alors que celle des paternels remonte au moins un cran plus haut.
27La « famille » est caractérisée par la proximité. Certains informateurs y incluent donc des proches liés au domicile et aux services à la personne, telles une baby-sitter ou la dame de ménage et de compagnie d’Emilia (83 ans), chez qui j’habitais. L’inclusion de ces proches dans la « famille » soulage les mères actives. Les petits, a-t-on insisté, sont quotidiennement et systématiquement confiés aux grand-mères maternelles. Ces grand-mères présentent ce devoir comme une charge lourde, mais valorisante, qu’elles ne refusent jamais, même si, selon elles, « elles se sacrifient » (le sacrifice fait unanimement partie du destin des femmes rencontrées). La réalité contredit partiellement ces discours : les enfants des « femmes au foyer » sont plutôt confiés aux grand-mères, ceux des « travailleuses » « ont » une baby-sitter. Pour Antonella (34 ans), c’est presque honteux de confier un enfant à sa baby-sitter et de ne pas le confier à ses grands-parents ; pourtant, elle l’a fait, elle travaille au-dehors. Le possessif « sa » devant baby-sitter la met au rang de « familière » : ici les baby-sitters occasionnelles n’existent pas ; les enfants ont « leur » baby-sitter, avec qui le lien perdure. La solidarité « familiale » s’étend jusqu’à elles. Deux femmes rencontrées en octobre 2004 ont ainsi donné de grosses sommes à « leurs » baby-sitters pour qu’elles puissent entreprendre un voyage, des études, ou acheter une terre dans leur pays.
28D’autre part, ils appellent i miei parenti (à nouveau « les gens de ma famille », « mes “parents” ») les membres du côté paternel de la généalogie, y compris les cousins, oncles et grands-parents paternels, mais à nouveau très rarement leurs alliés. Si cette « parenté » d’appellation ne se réduit pas au côté paternel (puisque les conjoints des « familiers » sont également appelés « parents »), cependant les alliés des « parents » et les familles de ces alliés (y compris les germains) furent très rarement évoqués, comme s’ils étaient extérieurs à ce groupe. Les membres de cet ensemble sont, tous, moins fréquentés. Cette division entre « famille » et « parents » s’est retrouvée dans la presque totalité des entretiens ; j’utiliserai à partir d’ici le terme « parents » pour désigner ce second ensemble.
29La plus vieille maternelle survivante et quelque chose comme une nostalgie de la « maison » aristocratique structurent la « famille ». À la mort de la grand-mère ou arrière-grand-mère maternelle dernière survivante, le groupe des maternels change de forme. La mort de la grand-mère la transforme, du point de vue de l’appellation, en « parente », scinde la « famille » en autant de branches que celle-ci a de filles, intronisant autant de nouvelles souveraines, fondant autant de nouvelles « familles ».
- 8 « Nome »en italien signifie d’abord « prénom ».
30Une chaîne de couples père/fils aîné et ce qui ressemble à une permanence de la lignée aristocratique du xvie siècle structure la « parenté ». Le groupe des « parents » construit une continuité autour de ce qui s’appelait linea del nome (« la ligne du nom/prénom8 »). Dans la majorité des familles observées, le premier petit-fils porte le prénom de son grand-père paternel. À Naples, donner un nom, c’est d’abord donner un prénom : Filumena a absolument besoin que son premier petit-fils puisse porter le prénom Domenico. Le groupe des « parents » obéit en effet toujours à cette antique règle aristocratique. Le père a le rôle essentiel du passeur dans cette transmission d’une ancestralité.
31Chaque individu, mais davantage encore les aînés mâles, est envisagé comme l’aboutissement d’une lignée et le porteur de « fils » à naître (« enfants » en italien se dit « fils »), un jalon de continuation. De ce point de vue ce groupe des « parents » semble voué à transformer des fils en pères, à assurer la pérennité du patronyme et à conférer une permanence, par la magie du prénom. Pour ne pas rompre l’égalité « familiale » entre ses fils en leur donnant un père, Filumena Marturano réussit l’impossible gageure (du point de vue « parental ») de créer trois aînés : dans un tel contexte, elle ne pouvait agir autrement.
32Matteo (10 ans) explique en détail la manière d’être en société de son père, à nulle autre pareille, avec une admiration totale : « Un type courageux, qui ne s’arrête pas devant les obstacles, et quand il doit s’arranger, il s’arrange. » C’est sur lui qu’il se modèle en tout ce qui regarde le monde extérieur. Comme la majorité des enfants et jeunes gens rencontrés, Matteo envisage de faire les mêmes études que son père et de prendre le même métier : ainsi Giuseppe (24 ans), petit-fils de Giuseppe, fils aîné d’Adriana (48 ans), futur ingénieur, fils et petit-fils de techniciens, a commencé, comme toute sa lignée paternelle, par le liceo classico. Cette filière classique, plus contraignante, mène à des études plus longues, surtout pour qui se destine à la profession d’ingénieur. C’est d’abord un signe de l’investissement de ces familles dans la réussite de leurs enfants. Adriana raconte : Giuseppe a d’abord opté pour l’institut technique, mais au bout de trois jours il s’est senti mal et m’a demandé de l’inscrire au liceo classico. Le frère jumeau de Claudio s’est lui aussi senti mal, exactement dans les mêmes circonstances, avec le même résultat.
33Le mode d’expression, un discours à la mère sur un malaise corporel, est caractéristique de la fonction et de la proximité de celle-ci, mais le malaise corporel n’est qu’un symptôme ; dans la psychosomatique, l’esprit est hiérarchiquement supérieur au corps. Les deux mères insistent : nulle (et nul) n’a exercé aucune pression. Les deux pères se taisent, leur rôle est au-delà du verbal, mais dans ce silence est passé une injonction irrésistible. De cette manière tacite le père transmet un mode d’être au monde et un métier.
34La plupart des budgets reposent sur un double salaire, mais la manière de dépenser l’argent pour ou avec les enfants diffère suivant le sexe du parent et la séparation que je viens d’esquisser. Les pères achètent ponctuellement les cadeaux importants : vespa, portable. Ils donnent l’argent récompense en cas de passage dans la classe supérieure, aux anniversaires et à Noël. Les mères veillent au quotidien et à l’égalité.
- 9 Selon Cesare (36 ans), l’utilisation de ce terme est « un signe d’italianisation de ces grands bour (...)
35L’argent pour la nourriture, l’habillement et les sorties est toujours donné sans discussion par la mère. Seule la gestion des portables est « un grand problème » (Anna). Ce nouvel instrument de pouvoir suit le corps dans tout l’espace : les premiers mots prononcés par qui appelle un portable sont en général : « Où es-tu ? » Plusieurs parents ont dit l’offrir à leurs garçons ou filles « pour contrôler leurs sorties » (Antonella, Anna, 34 ans). Claudio (34 ans) préfère dire que « c’est davantage pour rester reliés que pour les contrôler ». Mais il n’a pas d’enfant, ce qui le place, y compris dans son propre discours, en position d’enfant. D’accord avec Antonella, beaucoup d’adolescents éteignent leur téléphone pour se débrancher de la famille quand ils sont entre amis. Puis, d’accord avec Claudio, ils le rallument : ce contrôle n’entrave pas leur liberté de sortir. Les enfants en ont un, et un beau, dès
8-9 ans. Si la plupart des parents leur donnent des forfaits bloqués ou des cartes, la négociation avec les mères pour des dépassements et les recharges est continuelle : « En principe, ils ne doivent pas dépasser leur temps, mais en pratique je leur recharge toujours leur compte au milieu du mois sans rien dire à leur père » (Elena). Les mères donnent quotidiennement de petites sommes pour les besoins ordinaires, « cinéma, glaces, bonbons, quand elle va seule au-dehors » (Pietra) ; elles distribuent la paghetta9 (« la petite paie, l’argent de poche ») après discussion avec leur mari. Elles paient la femme de ménage, la baby-sitter, font les courses ; eux paient l’essence et les dépenses exceptionnelles. La paghetta n’empêche pas les demandes d’argent. Les enfants en demandent exclusivement à la mère, et cela se négocie : « Nous discutons, nous traitons, quand cela me semble opportun je finis par céder, mais je donne toujours juste ce qui est nécessaire » (Anna). La situation française décrite par Annette Langevin (1991) est peu différente : les enfants assimilent l’argent donné par les mères aux dépenses familiales ordinaires, et n’en demandent qu’à elles.
36Les pièces de monnaie jouissent, dans la plupart des maisons, et y compris dans les familles moins fortunées, d’une invisibilité profitable aux enfants. L’équivalent de 5 euros en pièces jaunes est généralement présent sur une ou plusieurs tables ou commodes, dans l’entrée ou au salon. Selon Lea (40 ans) : « Ils peuvent jouer avec les pièces. S’ils m’en demandent, je les donne. » Les enfants m’ont semblé ne jamais manquer d’argent. Dès 8-9 ans la plupart reçoivent à Noël un billet de 20 euros, puis (vers 12 ans) de 50 euros, de leur grand-mère maternelle, et souvent des oncles et tantes maternels. La première paghetta est donnée à 12 ans en moyenne (le plus jeune avait 9 ans). Cet argent est donné à la semaine par la mère. Les sommes m’ont semblé importantes : 7 euros pour celui de 9 ans, 30 euros en moyenne à 12 ans. Elles croissent avec l’âge et ne sont pas sexuellement différenciées ; les seules inégalités sont dues à l’âge. Encore une fois, l’argent donné ponctuellement par les pères est rarement égalitaire : « Il donnait toujours plus à sa fille, c’était sa favorite » (Pietra).
37L’injustice est fortement perçue par les « familiers », qui souvent compensent ses victimes : ainsi, pour l’égalité, dans la famille de Pietra la mère et la sœur favorisée donnent au frère. Aucune mère n’approuve ces pratiques : « Sa sœur il [le père] lui donnait avec libéralité. Il y a entre eux un rapport maladif de dépendance. À mon mari il donnait aussi, mais il demandait un travail en échange » (Marina, 50 ans).
38Dans les discours des parents la paghetta, comme son nom l’indique, est associée à un travail : faire du baby-sitting, laver la vespa ou la voiture : « Tu veux t’acheter cela, alors aide-moi à travailler et comme ça je te paierai ces sous pour tes bêtises » (Pia, 33 ans) ; « L’argent de poche, je le leur donne en échange de quelque chose : ils doivent faire quelque chose pour avoir l’argent de poche » (Anna Maria, 45 ans) ; « J’étais toujours prête quand il fallait travailler un peu pour me gagner quelque chose » (Pietra). Annette Langevin envisage autrement la situation en France : « Les “petits boulots” [enfantins] sont pressentis comme dangereux, car le pouvoir d’achat des sommes ainsi acquises risque de brouiller l’image du pouvoir de l’argent parental qui ne doit provenir que de l’exercice adulte pensé sur le long terme » (1991 : 27).
39L’observation contredit les discours, et rapproche les deux modèles : je n’ai vu aucun enfant travailler pour sa « petite paie ». En revanche cette différence au niveau idéal leur permet mieux qu’ici de négocier ponctuellement une augmentation de revenus. Peut-être contribue-t-elle, comme je l’ai observé, à faire participer les enfants, y compris les garçons, aux tâches domestiques et les habitue-t-elle au respect du travail maternel.
40La solidarité économique est un bon indicateur de l’appartenance à une « famille ». En règle générale, qui a besoin d’argent le demande à ses « familiers » avant de parler aux « parents ». À cet égard les rôles sont précis et diversifiés. Les grand-mères distribuent régulièrement à leurs petits-enfants des sommes qui comptent, dans un budget d’étudiant ou de stagiaire : elles leur rendent la vie plus confortable. Ainsi Emilia distribue équitablement, malgré la diversité des situations financières, chaque mois 100 000 lires (en 1997), aujourd’hui 100 euros (le double), de la main à la main, dans une enveloppe, à ses petits-enfants adultes. À Noël elle offre la même somme, toujours dans une enveloppe, à tous ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, et non à leurs conjoints (ils sont « parents »). J’ai noté des variantes : Ada (76 ans) refait Noël à Pâques.
41La génération intermédiaire donne de l’argent aux enfants adultes vivant ou non au foyer, sur demande, volontiers, mais sans régularité ; seules les mères distribuent ce que Viviana Zelizer (1994) appelle la dole money, l’argent que l’on s’abaisse à demander. Fréquemment, les dons précèdent les demandes. À la question : « À qui demanderiez-vous de l’argent ? », beaucoup répondent : « L’argent ne se demande pas » (Giuseppina, 50 ans). D’autres, comme Elena (45 ans), « Je ne demanderais de l’argent qu’à ma mère, et j’aurais du mal à le faire ». Parler au père est malaisé ; il donne exceptionnellement de grosses sommes à ses enfants adultes, pour acheter ou bonifier leur maison, ou pour un besoin survenant une fois par vie (par exemple, fonder une entreprise). C’est un investissement à long terme. Plusieurs informateurs font usage d’intermédiaires : « Mon mari demande à sa grande sœur de parler à son père. Moi c’est ma mère qui me sert de porte-voix » (Lea, 36 ans). Il m’a semblé que demander humilie davantage les hommes que les femmes. Or certains hommes ne savent rien refuser à leur fille ou à leur épouse. Du point de vue de ces dernières, « demander pour quelqu’un d’autre est beaucoup moins difficile » (la même Lea). Elles font donc les porte-voix.
42Même avec l’aide paternelle, presque tous les jeunes ménages se saignent pour payer un mutuo, les traites d’une maison ou d’un appartement qu’il n’est pas question de louer : l’expression « Sei in affitto » (« Tu es en location ») adressée à un visiteur impatient signifie ici « Tu veux partir ». C’est vers le père qu’on se tourne pour fonder sa maison. En voici un exemple extrême : Alberto (37 ans) venait de se marier et avait besoin d’un financement pour monter sa maison. Avant de solliciter son épouse, pourtant active, il demanda sans explications une grosse somme à sa mère. Celle-ci en fut d’abord bouleversée, craignant pour la solidité du couple et pour la raison de son fils. Elle oubliait qu’Alberto venait de perdre son père ; il transférait l’obligation sur le parent survivant.
43Dans deux cas où le père est dirigeant d’entreprise, c’est dans ce rôle que ses enfants l’envisagent, quand il s’agit d’argent : « J’en parle d’abord à ma sœur [aînée de quinze ans]. C’est elle qui a des rapports avec la direction [è lei che ha rapporti dirigenziali]. Elle travaille avec mon père » (Pietra) ; et Anna (43 ans) : « Lui [à nouveau “Lui”] est très près de ses sous. Ce n’est pas qu’il donne de la valeur à l’argent, mais il pense que tout l’argent doit être investi dans son entreprise et aussi pour la maison. La maison, comme la casata aristocratique du xvie siècle, et l’entreprise, avatar moderne, sont plus importants que le confort des membres de la famille.
44La plupart des plus de 40 ans ont, au début de leur vie de couple, emprunté régulièrement de l’argent à leur mère, et au moins une fois une grosse somme à leur père, pour « monter leur maison ». D’autres sommes leur ont été ponctuellement prêtées par un frère ou une sœur. Entre frère et sœur, ou entre père et fils ou fille la frontière entre le prêt et le don est brouillée et parfois cela passe mal, dans une atmosphère de gêne mutuelle : « J’ai toujours eu du mal à en parler. J’ai emprunté de l’argent à mon père pour acheter la maison, mais nous n’en parlons jamais plus » (Anna). Ce silence pesant dit que toute la dette sera payée, à la venue de l’âge, avec usure et en silence. Certains pères et frères considèrent ces « prêts » comme « plus » remboursables quand ils sont faits à un homme. Plusieurs disputes familiales à la vie dure ont pour origine une somme « prêtée » et jamais rendue, par un frère à son frère ou un père à son fils : « À la fin ils ne se sont plus fréquentés » (Ada, 34 ans).
45Dans trois cas d’hommes ayant eu des difficultés financières ou un parcours professionnel chaotique, emprunter de l’argent au père, ne rien en faire et ne pas le rendre m’est apparu comme un moyen net de couper les ponts avec une famille étouffante. L’argent, vite brûlé, semble avoir eu la fonction de faire cesser le harcèlement dont ces fils prodigues se sentaient l’objet et qui les empêchait de commencer à vivre. Ce harcèlement, auquel j’ai souvent assisté, prend la forme d’une accumulation pénible d’injonctions et de rappels à la règle : il faut devenir productif et fonder une famille, faire des enfants.
46Plusieurs pères manifestent des préférences très mal perçues par leurs épouses. Comme dans Filumena Marturano, ils luttent pour le maintien des hiérarchies alors que leurs femmes se battent pour instaurer l’égalité.
« Avoir un endroit dans le sang, une maison, un bout de terre, des ossements, pour que je puisse dire “Voilà ce que j’étais avant de naître” » (Pavese 1950 : 7).
47La « famille » d’Emilia au complet passe Ferragosto (le « temps » de l’Assomption, autour du 15 août) dans ce qu’ils appellent la proprietà (« la propriété »), une résidence secondaire d’aspect modeste, avec un beau jardin, construite après-guerre au bord de la mer, en Campanie. Cet ancrage dans un terroir est entretenu en commun par la « famille » et sa valeur n’a rien à voir avec le prix de la maison qui s’y trouve. Eux l’appellent podere (« mes terres ») et attachent une importance disproportionnée à ses produits (oranges, citrons, olives). La majorité des « familles » rencontrées a une « propriété » où elles se retrouvent à la mi-août. Tout le côté maternel se réunit dans ce bien indivis, inaliénable. Comme le montrent les albums de photos depuis plusieurs décennies, ces cercles discrets ne se chevauchent pas avec d’autres et se reconstituent à l’identique chaque été.
- 10 La mobilité géographique est constante dans ces familles de fonctionnaires.
48À cause de la mobilité géographique et de l’égalitarisme appliqué aux successions, aucun des domiciles urbains visités n’a perduré plus de deux générations dans la même famille10. La transmission de la maison de ville diffère de celle de la « propriété » : toutes deux sont transmises aux enfants de manière scrupuleusement égalitaire et dans l’indivision. Mais la première est souvent vendue, à l’inverse de la seconde, et, d’une manière caractéristique, le gendre y entre, la sœur y reste et le frère en part en entrant dans la « famille » de son épouse. La casata, la maison aristocratique ancrée dans un terroir, reste un objet de nostalgie, comme le dit Alberto, héros de Napoli Milionaria d’Eduardo De Filippo (1957, acte I, p. 29) : « La maison, comme institution, est devenue un souvenir, la vision nostalgique d’un conte, d’une fable. »
49L’institution s’est adaptée de manière originale à la situation économique et sociale, semblant puiser, comme souvent, son inspiration dans un modèle beaucoup plus ancien. La « propriété » matrilocale, même quand elle se concrétise sous la forme d’un cabanon, est la réponse de l’institution familiale à la mobilité géographique et au resserrement des groupes domestiques entre des murs restreints. Elle est la traduction dans la réalité de cette nostalgie qui est elle aussi une nostalgie du terroir. Adriana le dit avec une précision lapidaire : La femme qui sort de la maison a tendance à y retourner. Le traumatisme qu’implique pour une femme le fait de se séparer de sa famille, où elle occupe la position de fille, pour se marier et intégrer une nouvelle famille, où elle occupe le statut d’épouse et mère, est ainsi estompé : la valeur accordée à la maternité la renvoie sur sa parentèle maternelle. Marie-Élisabeth Handman (2001) trouve un peu partout en Méditerranée « cette matrilocalité affective qui fait de la mère la clé de voûte morale du groupe familial ».
- 11 Cela change, mais si peu, avec la généralisation des loculi, tiroirs individuels dans le mur du cim (...)
- 12 Cf. au premier épisode de L’Or de Naples de Vittorio De Sica (1954), la scène de Totò au cimetière.
50Au cimetière du village la tombe « familiale », souvent visitée, est l’objet d’une active collaboration concernant l’entretien, le paiement des taxes et l’ornementation. Cette annexe essentielle de la propriété porte égalitairement plusieurs patronymes : contrairement à la pratique française, aucun nom de famille ne domine sur les monuments, qui portent les patronymes des « familiers » et des pères de leurs épouses11. L’une des fonctions rituelles de la « famille » consiste deux fois par an à épousseter ce monument qui égalise entre eux les défunts afin que la chair oublie et que demeure une mémoire sans larmes. En bons « familiers », ils y emploient des gestes concrets, nettoyage, fleurissement. Les cimetières de ces villages sont très vivants : les gens viennent, disent une prière, passent le balai, racontent au mort les dernières nouvelles de la famille12. Après les inondations de Sarno (en Campanie), en 1998, les actualités montraient, au troisième jour, une ville et ses alentours ravagés : seul le cimetière avait été complètement récuré par les équipes de volontaires de la Protection civile. C’était le seul endroit déjà vert et plein de fleurs.
51La « famille » a ainsi la charge de soigner et chérir égalitairement les corps vivants et morts de ses enfants : comme le dit Filumena, les enfants sont les enfants. Les « parents » reposent, individuellement, dans ces tombes de « famille » d’où toute différence est bannie ; c’est à un autre niveau, entièrement abstrait, notamment du terroir et des ossements, que ce groupe construit son éternité inégale.
52Certaines choses n’ont pas de prix : la famille en fait partie, représentée ici par deux valeurs inaliénables : un endroit dans le sang, où se retrouver aux temps rituels du calendrier et la permanence d’un nom et du prénom porté par le premier fils. À travers le prisme du rapport à l’argent ces familles se révèlent extrêmement solidaires ; les investissements dans l’avenir et les dons d’argent aux enfants et aux petits-enfants m’ont paru d’une grande largesse par rapport à l’expérience d’un milieu assez semblable en France.
53Un tissu économique aussi serré laisse peu d’espace à la solidarité nationale. La famille est pour ces gens une chose intime : l’aide de l’État lui est une menace, une ingérence.
54L’institution est protégée de l’extérieur par le double rempart que constituent les deux ensembles de parenté relevés au Vomero, ceux des « familiers » et des « parents » : côté maternel, le souci de l’égalité, côté paternel, celui de la permanence. Cela comporte une division sexuée des tâches et un marquage sexuellement différencié de l’argent : le pain quotidien, l’argent du ménage qui nourrit les corps est géré par l’épouse et réparti suivant un souci égalitaire jaloux. L’époux a en charge la permanence d’un nom et d’un prénom, d’un patrimoine (maison, outil de travail) et l’avenir. Ces répartitions sont inégalitaires, hiérarchisées à partir de la valeur de la permanence.
55Les chercheurs italiens des années 1960-1980 redoutaient qu’une perte de verticalité n’entraîne l’éclatement du modèle familial. Martine Segalen (2000) invoque, en France, une fragilité grandissante des alliances qui renvoie les familles sur la filiation et recentre l’attention sur la relation entre enfants et grands-parents. Les familles observées au Vomero semblent avoir préservé l’équilibre entre horizontal et vertical, entre proximité et permanence. Ces observations ne m’ont pas semblé si éloignées de la réalité française.