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AccueilNuméros45L'argent en famille« C’est quand même mon père ! »

L'argent en famille

« C’est quand même mon père ! »

La solidarité entre père divorcé, famille paternelle et enfants adultes
Sylvie Cadolle
p. 83-96

Résumés

La famille de l’enfant de parents séparés est un réseau scindé en deux et augmenté par les recompositions, le côté de la mère et le côté du père. La grande majorité des enfants résidant principalement chez leur mère, le côté maternel apporte une aide importante à l’enfant au moment de son passage à l’âge adulte. Les pères préfèrent apporter une aide directe à leur enfant plutôt qu’une pension qui transite par la mère, mais le soutien qu’ils envisagent d’apporter au jeune adulte est souvent freiné par la belle-mère. Certains pères aident donc leurs enfants clandestinement. Bien que nombre de pères aient perdu contact avec leurs enfants, les grands-parents paternels et surtout les grand-mères cherchent à aider ces petits-enfants, quitte à ne pas passer par leurs fils. Entre demi-frères / sœurs, on constate une asymétrie entre les « utérins » qui, ayant souvent été élevés au même foyer, se sentent totalement frères et les « consanguins » dont certains se connaissent peu. Le sentiment de solidarité ascendante semble ne concerner qu’un petit nombre de belles-mères, les autres en étant exclues. C’est la logique des places familiales qui domine encore la solidarité intergénérationnelle

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Texte intégral

  • 1 En France, pour les jeunes nés entre 1968 et 1971 interrogés lors de l’enquête insee 1997 Emploi ca (...)

1Les conditions d’entrée dans la vie adulte (Galland 2001) sont de plus en plus complexes et les jeunes majeurs restent de plus en plus longtemps dans la dépendance économique de leur famille (Paugam & Zoyem 1997). Bénéficier d’un soutien affectif et financier fort et prolongé de la part de ses ascendants devient un enjeu central pour obtenir les diplômes désormais nécessaires et franchir les étapes1 conduisant à l’indépendance et à une insertion stable sur le marché du travail. Mais ce soutien ne dépend plus seulement des ressources du foyer d’origine dont pourrait rendre compte la catégorie socioprofessionnelle du père, mais aussi de la relation des jeunes adultes avec chacun de leurs parents, interrogée de façon inédite par la précarisation des liens conjugaux.

  • 2 Un mariage sur quatre unit au moins un ou une divorcé(e), contre moins d’un sur dix en 1970 (Prioux (...)
  • 3 Ce silence du droit nous autorise à assimiler conjoint et concubin et à appeler « beau-parent » l’u (...)
  • 4 Nous appelons parent « gardien » le parent chez lequel l’enfant réside habituellement, bien que, de (...)
  • 5 Parmi les enfants ne résidant pas avec leurs deux parents, 85 % vivent avec leur mère, 9 % vivent a (...)
  • 6 Parmi les enfants résidant avec leur mère et dont le père est vivant et connu, 20 % le voient toute (...)

2Avec l’augmentation des remariages2 et des remises en couple après séparation ou divorce, des enfants de plus en plus nombreux voient leurs parents se séparer et recomposer un nouveau couple. La famille des enfants de parents séparés ne peut être assimilée au foyer où réside l’enfant : elle est un réseau scindé en deux, le côté du père et celui de la mère, avec les nouveaux alliés que sont devenus les beaux-parents, leurs parents et leurs enfants. Le droit ignore le beau-parent3 qui n’est débiteur d’aucune obligation à l’égard de ses beaux-enfants, même si l’entretien des enfants vivant au foyer fait partie des charges du mariage auxquelles chaque époux doit contribuer. En fait, on sait que, parce que le parent « gardien4 » est le plus souvent la mère5, et qu’un enfant de parents séparés sur deux voit son père moins d’une fois par mois6, le beau-père contribue souvent spontanément à l’éducation de ses beaux-enfants, se substituant ainsi plus ou moins au père défaillant (Choquet 1991). On sait aussi que « le soutien domestique est essentiellement géré par les femmes et notamment par la mère qui occupe une position pivot. Cela confère à notre système de parenté une inflexion matrilatérale, que confirment d’autres indicateurs comme la sociabilité de parenté ou la transmission de la mémoire familiale » (Déchaux 1994). Le « côté de la mère » apporte un grand soutien au jeune adulte de parents séparés, surtout quand les ressources de la mère sont accrues du fait de la recomposition, car il semble naturel au beau-père d’apporter une aide aux enfants de sa femme (Rondeau-Rivier 1991 ; Cadolle 2000, 2004).

  • 7 Cette enquête qualitative a été menée dans le cadre d’une recherche financée par la Caisse national (...)

3À travers l’analyse d’un corpus d’entretiens7 auprès de jeunes et de parents de familles recomposées, nous allons tenter d’éclairer comment se manifeste le soutien apporté par le père à son enfant au moment du passage à l’âge adulte et quels facteurs contribuent à l’accroissement ou à la réduction de cette aide par rapport aux ressources dont il dispose. La belle-mère qui vit avec lui aide-t-elle ses beaux-enfants autant qu’elle aide ses propres enfants, et trouve-t-elle naturel de participer à leur soutien financier ? Quand l’enfant perd contact avec son père, est-ce qu’il est privé de l’aide de toute sa parenté paternelle ? Si le lien avec le père se distend, cela peut affecter le soutien apporté par la lignée paternelle et affaiblir le sentiment de solidarité à l’égard du père devenu âgé. Entre parents et enfants, la solidarité intergénérationnelle est réciproque et les enfants, soumis légalement à l’obligation alimentaire à l’égard de leurs ascendants, éprouvent certaines obligations morales et une solidarité matérielle vis-à-vis de leurs parents et grands-parents atteints par l’âge, la maladie, l’isolement, la dépendance. Pour les enfants de parents séparés, ces normes et ces sentiments jouent de façon distincte à l’égard du père et à l’égard de la mère. C’est toute la symétrie des échanges intergénérationnels qui est mise en question.

Le soutien aux jeunes adultes

4Ce qui caractérise les recompositions familiales, c’est que le soutien que les pères apportent à leurs enfants n’est généralement pas un flux direct dans la mesure où ces derniers habitent le plus souvent chez leurs mères. Quand les jeunes résident au foyer de leur mère après leurs 18 ans, c’est par celle-ci que transite la pension venant du foyer du père. Et comme les pères ont, sauf exception, recomposé un couple, la pension due pour les enfants fait partie des dépenses du ménage, sur lesquelles la femme, belle-mère des enfants, a son mot à dire.

5On sait que les pensions dues par les pères ne sont pas toujours versées aux mères (Festy & Valetas 1993), les pères ayant le sentiment de verser un dû fixé sans leur accord, certains ayant même la désagréable impression de financer par leur pension le niveau de vie du couple recomposé par leur ancienne compagne. Même si le jeune n’a pas encore d’indépendance résidentielle, les pères préfèrent ne pas avoir à passer par la mère, surtout si elle a recomposé un foyer. Ils donnent alors de bon gré leur aide à leur enfant. « Mon père voulait me verser la pension. Il m’en avait parlé avant d’en parler à ma mère. Elle n’était pas très pour. Et puis elle a accepté quand j’ai eu 18 ans. » L’inconvénient pour les mères, c’est qu’elles hésitent à demander au jeune de reverser une partie de sa pension pour son loyer et son entretien. Le jeune gère donc lui-même un budget qui peut être important et avec lequel il règle le plus souvent ses transports, sa facture de téléphone portable, ses vêtements, ses déjeuners et ses loisirs.

6Les jeunes adultes que nous avons interrogés ne bénéficient pas tous d’une pension de leurs pères et le versement irrégulier ou l’absence de versement de la pension (que la mère compense souvent de ses propres ressources) avaient parfois provoqué de fortes tensions entre les ex-conjoints. Mais ces pères sont décrits comme plutôt généreux par leurs enfants dans bien des cas, même s’ils ont arrêté de verser une pension dès les 18 ou les 20 ans du jeune. C’est qu’ils offrent souvent des cadeaux, « des extras », des coups de main, ils paient des leçons de conduite automobile, ou bien des étrennes, un voyage, un ordinateur, chacun « dans les limites de ce qu’il peut ». Le père de Roselyne, qui a quitté sa mère quand elle avait 2 ans, a arrêté de verser la pension dès ses 18 ans, mais « pour mon bac, j’ai eu une télé, mon père il a mis de l’argent et ma mère aussi parce que comme ça, c’est plus moi qui décidais de la chaîne, elle pouvait regarder ce qu’elle voulait. J’ai eu un lit à deux places, des bijoux et puis des cours de permis, ça fait trois ans que j’ai commencé, je compte plus ce qu’il m’a donné ». Tel père dépanne son fils de 21 ans qui a démoli sa voiture, tel autre prête de l’argent à celui qui a eu une grosse facture de portable. « Dans une période de merdouille complète, je pourrais leur demander, enfin à mon père. Il travaille aussi pour sa descendance, il nous le dit. Quand on s’engage à faire des enfants, il faut les aider. Il essaie d’épargner pour ses enfants. Donc si j’avais vraiment besoin, il le ferait » (Teddy, 20 ans).

7La plupart des pères séparés des mères et qui n’ont pas perdu tout à fait contact avec leurs enfants donnent leur aide à chacun des seuils qui marquent l’entrée dans la vie adulte : s’installer dans un logement à soi, cohabiter en couple, se marier, devenir parent. Les pères aident pour avancer les deux mois de loyer requis et pour se porter caution du bon versement du loyer. Certains pères bricoleurs font des placards ou posent les tringles à rideaux, tandis que d’autres donnent des meubles. La fille d’un père mécanicien en est sûre : « Mon père m’aidera à avoir une voiture. Lui, il pourra me prendre une vieille voiture et me la réparer lui-même. » Certains paient un crédit, tandis que d’autres donnent « ce qu’ils avaient en double », les recompositions de ménages fournissant parfois des accumulations de doublons en meubles ou en électroménager. Un père qui a très bien réussi sa vie professionnelle a laissé à son ex-femme l’éducation de ses enfants qu’il ne prenait jamais chez lui, mais a toujours versé une pension pour eux et offre un studio à chacun au moment de son installation. Payer le mariage peut aussi être l’occasion ou jamais pour le père de manifester son soutien à son enfant même s’il n’a pas été très présent jusque-là.

8Frédéric, qui a 27 ans, n’a vu son père qu’à des déjeuners deux ou trois fois par an depuis ses 5 ans, après que ses parents se sont séparés. Mais ce père qui a réussi une ascension sociale dans la banque a toujours été très généreux financièrement. Il vient de divorcer de sa seconde femme. La mère de Frédéric est sûre de la réaction de son ex-mari : « Il est invité au mariage, il est content, il va aider. On a été au restaurant pour parler de ça. Je lui ai dit : “Si tu veux inviter ta mère de 81 ans, ta sœur et ta famille…”, donc on sera 25 et il a dit : “Je paierai pour que tu n’aies rien à payer pour la famille.” Alors j’ai dit aux enfants que je leur donnerai la somme que j’avais mise de côté pour qu’ils invitent leurs amis. » En revanche, certains mariages sont difficiles à organiser. Les deux parents vont-ils venir avec leurs conjoints respectifs éventuels, invitera-t-on les demi ou quasi-frères ou sœurs, et comment la répartition des frais sera-t-elle équitable ? C’est un casse-tête pour certains jeunes qui préfèrent remettre indéfiniment le mariage. Telle jeune fille ne peut compter sur l’aide financière de sa mère qui vivote en gardant des personnes âgées. Elle ne sait pas si son père va accepter de payer une part de la fête et n’ose inviter que quelques proches « parce que papa ne s’avance pas, et c’est que la famille de papa. Maman ne va même pas le savoir. » Un autre mariage, celui d’Aurélie, s’est très mal passé parce que la mère, qui vit seule, s’est sentie mise à l’écart des préparatifs et ne voulait ni payer la moitié de la part de sa fille, ni que la belle-mère soit à la place d’honneur pendant la cérémonie, arguant que le père d’Aurélie n’était pas remarié.

9Les rites de la fête du mariage sont adaptés à des familles traditionnelles. Les autres manquent de normes qui leur conviennent et bien des susceptibilités peuvent être blessées. Si le père prend toute sa place traditionnelle, quelle place faire au beau-père ? Si la mère est à l’honneur, la belle-mère doit se faire discrète, mais alors, elle n’est pas toujours enchantée que ce soit son ménage qui paie…

10L’un des seuils, l’ultime en général, de l’entrée dans l’âge adulte est de devenir parent à son tour. Les jeunes les plus âgés de notre enquête l’avaient franchi. Le père séparé qui devient grand-père se sent grand-père, mais sa compagne ne se sent généralement pas grand-mère. Le père d’Amélie est médecin et n’a plus revu sa fille depuis quinze ans, mais quand elle lui a fait savoir qu’elle avait accouché d’un bébé qui souffrait d’une malformation cardiaque, ce grand-père s’est mobilisé et suit l’opération et les traitements nécessaires. D’autres grands-pères se manifestent également à la naissance de l’enfant, et les belles-grand-mères offrent des cadeaux de naissance. Mais les jeunes parents nous disent qu’ils confieront leur bébé à leur mère plutôt qu’à leur père et sa femme.

Les réticences de la belle-mère à soutenir financièrement le « bel-enfant »

11Certains couples recomposés, surtout quand ils appartiennent à un milieu culturel favorisé, ne fusionnent pas leurs ressources et fonctionnent sur un mode associatif, préservant l’autonomie de chacun quant à ses dépenses, au moins pour une part. Si le père aide ses enfants, cela le regarde, et ne concerne pas sa femme : « S’il l’aide, c’est son problème. C’est pour ça que je ne veux pas qu’il ait un regard sur mes dépenses et moi, je ne porte pas de regard sur les siennes », dit une belle-mère.

12Dans de nombreux ménages de milieu populaire en revanche, c’est la femme qui tient le carnet de chèques du compte commun. C’est elle qui gère le budget du ménage et qui rédige les chèques. C’est elle qui fait celui de la pension. Une seconde femme intervient donc dans les rapports d’argent entre le père et ses enfants, la femme actuelle du père.

13La rivalité des épouses cherchant chacune à avantager ses enfants est un thème récurrent des textes anciens, de la Genèse à la littérature populaire. Les contes nous ont transmis le stéréotype de l’injuste marâtre qui accable sa belle-fille de travaux ménagers et l’habille de loques pendant qu’elle offre des robes coûteuses à ses filles pour aller au bal essayer de séduire le prince charmant. Les résultats de nos enquêtes nous incitent à penser qu’il y a toujours quelque chose de vrai derrière ces mythes archaïques.

14Bien sûr, nous avons rencontré une belle-mère qui apporte à ses deux belles-filles un soutien sans failles, recueillant l’une chez elle après une dépression grave, et l’autre après un échec sentimental, et plus tard considérant le bébé de l’aînée comme le sien. Son investissement affectif peut d’ailleurs être expliqué par les circonstances qui l’ont amenée à remplacer leur mère partie un an à l’étranger alors que les petites avaient 7 et 9 ans. Et ce n’est qu’après cet épisode que cette belle-mère a eu son premier enfant avec le père.

15À cette exception près, les autres belles-mères soit laissent leur compagnon accorder son aide à ses enfants sans y participer, chacun ayant son autonomie financière dans le couple, soit s’efforcent de limiter l’aide que le père entendrait apporter à ses enfants. Un bon nombre de belles-mères contestent en effet la légitimité d’un soutien financier accordé aux enfants du père. L’une refuse que le père donne sa caution pour l’appartement de sa fille, une autre suggère de baisser la pension versée au « bel-enfant » qui fait des études, une troisième décide sa suppression : « Elle a décidé d’arrêter quand on avait 19 ans. » Les jeunes de notre enquête sont plusieurs à s’en plaindre : la belle-mère, elle, ce qui l’intéresse, c’est de « réduire les coûts ». Or, leur pension fait partie des dépenses qui ne vont pas de soi et doivent être justifiées. Mais cette réticence n’est pas seulement ressentie par les beaux-enfants, dont on pourrait mettre en doute l’objectivité. Plusieurs belles-mères que nous avons interrogées nous exposent très clairement à quel point le versement d’une pension leur paraît injuste, quand il s’agit de payer des études prolongées à des jeunes considérés comme dépensiers et peu motivés : « Pourquoi pas, n’est-ce pas, à 25 ans, continuer à se faire entretenir par papa ? Et puis après ce sera la thèse, je lui ai dit, après elle va essayer la thèse si tu la laisses faire, t’en as encore pour cinq ans ! » « À chaque fois que j’ai dû verser pour rembourser la pension, j’ai trouvé ça injuste. » La belle-mère s’exprime comme si c’était elle qui payait, comme si la pension constituait une dette qu’on la forçait à rembourser alors qu’elle n’en était pas responsable.

16Aux yeux de plusieurs belles-mères, le « bel-enfant » « n’avait pas le niveau » requis par la poursuite de ses études, ce qui l’intéressait, c’était de jouir du statut d’étudiant, pour ainsi dire de fainéant… Elles n’ont donc aucune mauvaise conscience, ce qui est d’autant plus étonnant que certaines d’entre ces belles-mères sont elles-mêmes souvent mères de grands enfants qu’elles trouvent tout naturel d’aider généreusement avec l’argent du ménage et qu’elles obtiennent pour ce faire l’accord du beau-père, leur conjoint.

17Les parents des belles-mères de notre enquête ne se montrent pas plus généreux que leurs filles.

18Nous n’avons pas rencontré de jeunes gens pour dire que les parents de leurs belles-mères les traitaient comme s’ils étaient leurs petits-enfants. Beaucoup ne les connaissent qu’à peine, ne les rencontrant que deux ou trois fois par an. Une jeune fille qui réside chez son père remarié note que ses beaux-grands-parents établissent une différence entre elle et ses sœurs germaines qui sont les filles de leur gendre, d’une part, et son demi-frère, leur petit-fils par le sang, d’autre part : « C’est assez froid. Eux au début, ils auraient voulu qu’on les appelle papi mamie. Mais ils gâtent plus Nicolas que nous. »

19La relation avec les beaux-grands-parents dépend de la relation des beaux-enfants avec la belle-mère et nous avons vu qu’il était exceptionnel que la belle-mère procure une aide à ses beaux-enfants comme si elle était leur mère.

Les dons du père en cachette de la belle-mère

20En réaction à ces réticences, il ne faut pas s’attendre à ce que le père affronte un conflit avec sa femme pour continuer à aider ses enfants d’une précédente union. Il préfère des moyens détournés qui ne risquent pas de déclencher des disputes. C’est ainsi que procède le père de Jérôme (19 ans) : « Mon père m’a ouvert un compte et j’ai une carte de retrait. Il me l’approvisionne et je lui demande quand j’ai besoin. L’année dernière, j’ai été travailler aux États-Unis chez quelqu’un qu’il connaissait. Il m’a payé mon billet. Mon père ne le dit pas à ma belle-mère pour qu’elle ne soit pas jalouse parce qu’elle est jalouse, de nous. Elle a toujours été très jalouse, ça l’a arrangée qu’on ne vive pas avec mon père. Mon père nous donne souvent des choses en cachette d’elle. » Le père de Priscilla aide ses enfants en cachette de la belle-mère « parce qu’elle trouve ça idiot. Ça l’énerve. Mon père, quand il nous donne quelque chose, ma belle-mère ne le sait pas. Même pour les anniversaires, pour Noël, on a un petit chèque d’eux en commun, et puis plus d’argent en liquide dont on ne parle pas. »

21Un père cadre dirigeant se fait même imprimer de faux bulletins de salaire pour tromper la vigilance de sa seconde femme et détourner une partie de ses revenus vers son ancien foyer où il a laissé ses trois enfants ; un autre voit les siens clandestinement sans le dire à sa nouvelle épouse.

22C’est que, malgré l’évolution des rôles de genre et le fait que les femmes aient acquis leur indépendance économique, celles qui vivent avec un homme se croient encore des droits sur ses revenus. Cette croyance est d’ailleurs confortée par le naturel avec lequel la plupart des hommes font encore profiter la femme avec laquelle ils vivent d’un niveau de vie supérieur parce qu’ils ont un meilleur salaire et qu’ils se consacrent davantage à leur vie professionnelle. Les femmes ont quant à elles des métiers moins rémunérateurs et elles consacrent davantage leur temps aux soins domestiques et aux enfants. Le fait que l’homme avec lequel elles vivent dispose d’une partie de ses revenus en dehors de son foyer actuel pour ses enfants d’une précédente union leur semble une anomalie qui doit cesser le plus vite possible. Elles soupçonnent donc plus ou moins leurs beaux-enfants qui en bénéficient de ne pas mériter de tels sacrifices, étant trop dépensiers ou incapables de tirer parti d’études longues. Elles-mêmes appartiennent à une génération où il était rare de faire des études supérieures et elles ne voient pas l’intérêt d’un investissement dans les études d’enfants dont elles n’attendent guère de gratifications affectives. Quant aux hommes, il leur semble toujours agréable de gratifier la femme avec laquelle ils vivent.

23C’est cette persistance des différences de genre qui est probablement l’explication de la partialité des belles-mères à l’égard de leurs enfants et au détriment de leurs beaux-enfants, et de la générosité des beaux-pères, par rapport aux pères vis-à-vis des enfants.

Présence de la grand-mère paternelle et de la parentèle

24Étant donné le grand nombre de jeunes qui ont peu de contacts avec leurs pères durant leur enfance et leur adolescence, nous faisions l’hypothèse que la lignée maternelle était nettement plus mobilisée que la lignée paternelle tout au long de la vie des enfants de parents séparés. Or les entretiens recueillis abondent en exemples d’un engagement affectif considérable des grands-parents et surtout des grand-mères paternelles et de leur générosité financière à l’égard des enfants de leurs fils. Plusieurs sont veuves et certaines sont divorcées, mais elles aident leurs petits-enfants en fonction de leurs moyens. Non seulement elles donnent de l’argent pour un anniversaire, à Noël ou pour les étrennes, mais elles donnent quelque chose pour l’installation du jeune adulte : « Avec mon père, on allait chez ma grand-mère paternelle qui est ouvrière. Elle me donne 1 000 francs pour l’année, et elle m’avait fait un compte d’épargne pour mes 18 ans, c’est énorme pour elle, elle a une retraite très petite » (Alex). « Ma grand-mère paternelle m’a aidée en me prêtant 25 000 francs pour acheter une voiture d’occasion et elle n’a pas voulu que je la rembourse » (Sarah). Parfois le livret de caisse d’épargne donné par la grand-mère permet au jeune d’acquérir son indépendance résidentielle et de louer un studio avant de gagner sa vie, ce qu’il apprécie d’autant plus qu’il vit dans un foyer recomposé, car ces jeunes quittent le domicile parental plus précocement que les autres (Goldscheider & Goldscheider 1989 ; Aquilino 1991, 1999). C’est parfois toute la famille paternelle, avec qui le jeune a souvent passé des vacances quand il était enfant, qui l’aide d’une façon occasionnelle, mais néanmoins notable, et qui peut constituer un réseau lui permettant de trouver un stage ou un logement : « On allait souvent chez elle pour les vacances. Elle a joué un grand rôle, un vrai rôle de grand-mère, elle n’aimait bien ni ma mère ni ma belle-mère. Elle est polie avec ma mère au téléphone, mais elle est toujours désolée du divorce. À Noël, aux anniversaires, on allait au déjeuner chez elle avec mon père, et ma grand-mère, mes oncles, mes cousins me donnaient de l’argent, et chaque année, j’ai de quoi m’acheter un truc, un appareil. Il y a deux ans, je me suis acheté un ordinateur. »

25Il faut rappeler qu’aller chez ses propres parents le week-end ou en vacances constitue une ressource, surtout dans les milieux populaires, pour le père qui n’est pas habitué à une relation en tête à tête avec ses enfants ou se trouve après le divorce dans un logement trop exigu pour les accueillir confortablement. Parfois, c’est chez les grands-parents que le jeune voit son père, et seulement chez eux. Les jeunes bénéficient de vacances gratuites chez les grands-parents qui vivent à la campagne, et y retrouvent oncles, tantes et cousins. Tout cela crée des liens forts avec les grands-parents paternels.

26Le soutien vient parfois de la grand-mère paternelle au petit-enfant via la mère et sans tenir compte du divorce du père. Bon nombre de grand-mères sont restées en bons termes avec leurs brus pour se ménager un accès à leurs petits-enfants, alors qu’elles peuvent être réticentes à accueillir la nouvelle compagne de leur fils et qu’elles sont même parfois plus ou moins brouillées avec ce fils. Certaines mères divorcées nous l’ont dit : « Elle (la nouvelle compagne du père) n’a jamais vraiment été intégrée à la belle-famille. Moi si, je suis restée très proche. Lorsqu’il y a des fêtes de famille, moi, je suis invitée et lui ne vient pas. Les enfants étaient gâtés par tout le monde. »

27Nous n’avons rencontré de cas où les mères ont éliminé à la fois le père et la famille paternelle que parmi les couples les plus anciens de notre échantillon, en interrogeant des mères de plus de 50 ans dont le divorce s’était produit dans les années 1970-1980 et dont les enfants ont aujourd’hui plus de 25 ans. Il est plausible de penser que la norme de coparentalité selon laquelle un parent n’a pas le droit de priver un enfant de son autre parent n’avait pas la même force qu’aujourd’hui.

Solidarité affaiblie à l’égard du père et de la belle-mère

28Qu’en est-il du sentiment d’obligation que ressentent les jeunes de notre enquête à l’égard du soutien à apporter à leur père s’il devient seul et si ses conditions de vie se détériorent ? Quelles sont les raisons qui poussent les jeunes à garder ou non une solidarité avec leurs pères, et leurs belles-mères y sont-elles associées ? La solidarité intergénérationnelle est-elle analogue dans la lignée paternelle et maternelle ou est-elle entamée par la séparation des parents et les recompositions ?

29Plusieurs études américaines (Cooney & Uhlenberg 1990 ; White 1994 ; Furstenberg, Hoffman & Shresta 1995) ont montré que le divorce des pères, remariés ou pas, réduit l’aide qu’ils recevront de leurs enfants lorsqu’ils seront âgés. Plus d’un tiers des pères divorcés n’ont un contact avec un de leurs enfants adultes que moins d’une fois par an et les pères divorcés sont deux fois plus nombreux que les non divorcés à ne pas penser à leurs enfants comme source d’aide en cas de besoin (Coleman & Ganong 1999).

30Dans notre enquête, 9 jeunes sur 53 ne voient plus leur père.

31On peut distinguer trois facteurs qui jouent pour que le jeune n’ait plus de contact avec son père et ne ressente pas de solidarité avec lui. Quelques jeunes ont pris le parti de leur mère et n’ont pas pardonné à leur père son comportement vis-à-vis d’elle. D’autres n’ont pas pris parti dans le conflit parental, mais sont entrés en conflit avec leur père et une belle-mère qu’ils n’ont pas supportée. Sophie (28 ans) et sa jeune sœur n’ont pas vu leur père depuis dix ans : « Vis-à-vis de mon père, je ne me sens aucune obligation. Et de ma belle-mère, c’est même pas la peine d’en parler. Financièrement, mon père a sa retraite, et plus. Il ne manquera de rien. Et s’il est seul, ce sera sa faute. Qu’il finisse sa vie seul ne me fait ni chaud ni froid. Et si je n’ai rien de mon père comme héritage, tant pis. Et mes frères et sœurs pensent pareil. »

32Enfin, il y a eu les enfants qui ont eu le sentiment d’être abandonnés par leur père et qui en gardent une grande amertume. Clémentine veut bien revoir son père de temps en temps, mais elle énonce clairement qu’elle éprouve une solidarité filiale à l’égard de sa mère et de son beau-père, pas de son père : « Lui, ses devoirs de père, il ne les a jamais remplis. Depuis un an ou deux il est en instance de divorce. Quand j’ai vu qu’il redivorçait, j’ai un lit de rab ici, et j’ai eu très peur qu’il rentre trop dans ma vie. Je ne lui ai pas encore dit officiellement : “Tu es mon père, mais tu n’auras jamais plus une place de père dans ma vie.” Mes parents, c’est ma mère et Yves. » Elle ne veut rien de son père, et ne se reconnaît aucune obligation à son égard.

33Une jeune fille élevée par sa mère se sent d’autant moins d’obligations vis-à-vis de son père que ce dernier a recomposé un couple : il n’est pas tout seul, contrairement à sa mère dont elle est très proche. En revanche, elle gardera le contact avec sa grand-mère paternelle : « Des sentiments de solidarité, c’est avec ma famille basique. Avec ma mère et mes grands-parents. Je me sens l’obligation d’aider ma grand-mère paternelle. Mon père, il a ma belle-mère. »

34Mais ce sont les belles-mères qui suscitent le plus clairement la négation de toute solidarité de la part des beaux-enfants. Une majorité de jeunes gens témoigne d’une indifférence certaine à leur égard. Ils ne sont pas sûrs de garder contact avec elle si leur père venait à disparaître, et encore moins s’ils se séparaient. Ils pensent ne rien lui devoir. Quelques-uns mentionnent d’ailleurs des tensions dans le couple recomposé par leur père pour justifier leur faible engagement à l’égard de leur belle-mère : « Je ne sais pas si je garderai contact avec ma belle-mère parce qu’avec mon père, ça ne va pas très fort. Mon père il a du mal à supporter sa fille à elle. Lui et ma belle-mère actuellement il y a des problèmes chez eux. Si mon père n’est plus avec elles, je ne crois pas que je les reverrai ; si elles cherchent, elles, peut-être… »

35D’autres pensent que cela dépendra des circonstances.

36Sarah a connu sa belle-mère à 12 ans et a été chez elle un week-end sur deux pendant dix ans. Elle lui reconnaît des qualités : « Ma belle-mère, je ne me sens ni solidarité avec elle ni obligation, je ne suis pas sa fille. Elle s’occupe bien de mon père, elle est patiente avec lui, il a eu un problème de santé, elle a été très bien, elle me tenait au courant. Mais si mon père disparaissait, je ne sais pas trop si je garderais contact avec elle… ça ne s’est pas toujours bien passé avec elle… Une fois de temps en temps, parce qu’elle a les souvenirs de mon père. »

37Dans la grande majorité des cas, les jeunes interrogés ne se sentent aucune obligation vis-à-vis de leur belle-mère tandis qu’une petite minorité n’en exprime aucune pour son père.

La persistance de la solidarité dans la lignée : « Mon père, c’est mon père »

38Les énoncés que nous avons recueillis abondent en tautologies : « Ma belle-mère, je ne suis pas sa fille », « Mon père, c’est mon père ».

39Pour 25 jeunes adultes sur 53, les contacts actuels avec le père sont rares. Ils se sentent moins proches de leur père que de leur mère. « Avec mon père, c’est compliqué. Je ne suis pas très à l’aise avec lui. » « Mon père, c’est un manque. » Néanmoins, les entretiens expriment une certaine solidarité qui se traduit par le fait de pouvoir compter sur le père en cas de coup dur et de ne pas pouvoir l’abandonner dans sa vieillesse. Le père de Rodolphe est atteint de la maladie d’Alzheimer. Ses enfants vont le voir le dimanche tous les deux, trois mois, à l’instigation de la sœur aînée de Rodolphe, même si « on n’a rien à se dire ».

40Certains jeunes gens nous font remarquer que les belles-mères prendront soin des pères et que cela diminue considérablement leur sentiment de devoir s’occuper d’eux.

4119 jeunes adultes voient régulièrement leur père et affirment clairement leur solidarité avec lui. Un jeune homme a vécu avec sa mère et son beau-père, sa sœur germaine, sa demi-sœur et ses deux « quasis », depuis l’âge de 4 ans. Mais il a beaucoup d’affection pour son père, bien qu’il ne l’ait vu toute son enfance que cinq semaines par an environ. « Moi, c’est mon père, je me sens des obligations morales pour lui. Je les aiderai tous les deux mon père et ma mère. Mon beau-père, on est 5. Pour mon père, on est 2. De ce fait, de ce rapport de nombre, le devoir penche plus d’un côté que de l’autre. » Il précise que la compagne de son père étant nettement plus âgée que lui, ce dernier lui survivra probablement et il n’a que deux enfants.

42Quelques-uns font même état de relations plus fortes avec leur père qu’avec leur mère, avec laquelle les relations sont difficiles. « Je me sens redevable de mon père, je serai là », « S’il était malade je remonterai le voir, je serai là », « Mon père, je m’occuperai de lui ». D’autres enfin parlent toujours de « mes parents » et ne les dissocient pas, malgré divorce et recomposition. Pour ceux qui ont bénéficié du soutien de leurs deux parents, leur famille reste la famille indissoluble de leur enfance. « Je les aiderai plus tard, je ne les laisserai pas tomber. »

43Deux arguments sont souvent donnés pour justifier le soutien aux vieux parents : ils nous ont aidés et soutenus. Et eux-mêmes ont soutenu financièrement et moralement leurs parents.

44Pour les jeunes interrogés, c’est d’abord aux parents d’assurer une aide à leurs propres parents en difficulté. Si l’on sait que les grands-parents s’occupent beaucoup des petits-enfants, lorsque ces derniers sont devenus adultes, ils ont du mal à trouver des sujets d’intérêts communs. La plupart de ces grands-parents ont fait beaucoup moins d’études que leurs petits-enfants et la différence des goûts et des intérêts n’est pas seulement une affaire d’âge et de génération. Beaucoup nous disent qu’ils ont de l’affection pour leurs grands-parents et surtout leurs grand-mères car les grands-pères sont plus souvent décédés, mais qu’ils n’ont rien à se dire. Au moment d’entrer dans la vie adulte, les souvenirs d’enfance et de plaisirs partagés débouchent sur un sentiment d’obligation à garder un contact : « Ma grand-mère paternelle, elle se plaint, elle gémit, mais je ne la laisserai pas tomber. »

45Autour de la grand-mère, parents et enfants devenus adultes peuvent se retrouver. Elle peut malgré son grand âge jouer un rôle fédérateur d’une famille déchirée par les séparations. C’est autour d’elle que se retrouvent le père et les enfants que le divorce a parfois tenu éloignés comme dans plusieurs exemples de notre échantillon : une grand-mère qui n’avait pas vu ses petits-enfants pendant quinze ans a été recontactée par son petit-fils qui allait lui-même être père. C’est par son intermédiaire que la lignée a repris contact et que le père a retrouvé ses fils peu de temps avant d’avoir des petits-enfants.

46Autour d’une autre grand-mère paternelle, les ex-conjoints se revoient. C’est la bru de cette dame de 85 ans qui a eu l’idée de la fête : « Je trouvais qu’une fois ce serait bien qu’on lui donne la possibilité d’avoir tous ses enfants et petits-enfants, finalement ça a pu se faire au mois de mai, je ne voulais pas venir, mais ils m’ont tous dit : “T’es comme sa fille”, et ça a été une journée agréable. »

47La solidarité des petits-enfants à l’égard de leur grand-mère paternelle surmonte l’obstacle du conflit parental et de la distance avec le père.

Solidarité dans les fratries recomposées

48Dans la parentèle, deux sortes de liens n’appartiennent ni au côté du père ni au côté de la mère : les liens de fraternité germaine et ceux qui unissent réciproquement les quasi-frères ou sœurs puisqu’ils sont, l’un pour l’autre, enfant du beau-parent conjoint de leur parent. Si, relativement à ego, un quasi-frère est soit du côté du père soit du côté de la mère, ce lien réciproque unit toujours un individu pour lequel il est du côté de sa belle-mère (soit du père), à un autre pour lequel il est du côté de son beau-père (soit de sa mère). Du fait de la fréquence de la garde à la mère, la cohabitation des enfants du père et de ceux de la belle-mère a été le plus souvent intermittente parce que les enfants n’allaient chez leur père que pour le week-end, tout comme celle des enfants de la mère avec ceux du beau-père, qui n’allaient chez lui que le week-end. Les enfants ont parfois fait connaissance quand ils étaient déjà grands et n’ont donc pas toujours beaucoup de souvenirs d’enfance partagés. Le partage du quotidien de l’enfance qui crée des liens vraiment fraternels entre « quasis » implique que des enfants aient résidé chez leur père. La norme selon laquelle on ne doit pas en avantager un par rapport à l’autre ne joue guère entre quasi-frères.

49Une femme a eu deux enfants d’une précédente union avant de se remarier avec le père de Sarah, elle-même fille unique. Ils ont envisagé leur succession et la belle-mère de Sarah aurait souhaité que les trois enfants aient la même part : « Il y a huit mois, ils ont eu cette idée d’adoption, pour qu’on ait tous les trois la même chose. Ils ne sont pas les Rothschild, ils ont leur maison qui vaut 1 250 000 francs. Ils voulaient que ce soit divisé par trois. Que ma belle-mère m’adopte et que mon père adopte ses enfants à elle. C’était dans un souci d’héritage. Mon père et ma belle-mère ont fait une donation au dernier vivant. Pour moi, c’est logique qu’on divise par trois, une fois récupérés les souvenirs de mon père. Cela me paraît normal. Mais on a su que ma mère, il fallait qu’on lui demande son accord écrit. Cela m’a interpellée vivement. C’est pas facile à entendre quand on a une maman. J’ai pris rendez-vous avec le notaire pour qu’il m’explique. J’aurais dû accoler le nom de ma belle-mère au mien, comme André et Juliette le nom de mon père. L’adoption simple, ça retire rien à ma mère, elle aurait accepté, mais au début j’ai pas osé employer le terme d’adoption. C’est tombé à l’eau. Il fallait l’accord de ma mère, je ne me voyais pas lui demander de me signer un papier. André ne se voyait pas demander ça à son père qu’il voit trois fois par an. C’est hors de question. C’est vrai, comme ça, ça sera 50/50. » Ainsi Sarah héritera seule de la part de son père et les enfants de la belle-mère de Sarah hériteront chacun de la moitié de la part de leur mère.

50Il ne semble pas nécessaire pour être équitable que les « quasi »-frères/sœurs aient la même chose comme héritage puisqu’ils héritent aussi d’une autre lignée.

51On sait que la naissance d’un nouvel enfant du couple recomposé institue un lien familial fortement ressenti. Les demi-frères se désignent comme des frères/sœurs à part entière et sont presque toujours très liés. Les demi-frères/sœurs utérins sont pourtant plus proches que les consanguins parce qu’ils ont plus souvent partagé une enfance commune au foyer de la mère. Émeric se sent solidaire de ses frères et sœurs germains, mais tous le sont aussi de leur demi-sœur utérine, Élodie, que son père biologique, l’actuel beau-père d’Émeric, marié ailleurs, n’a reconnu que tardivement : « Entre frères et sœurs, on se prête régulièrement de l’argent. Mon frère aîné gagne sa vie. Il dit qu’il est prêt à payer les études d’Élodie parce que mon beau-père est assez radin. Et on restera toujours liés. Avec la fille de mon père, qui a 8 ans, c’est moins fort, on l’a moins vue, c’est une demi-sœur, elle a beaucoup d’affection pour la famille de sa mère. »

52Les demi-frères/sœurs consanguins n’ont en général partagé que le temps de week-ends et de vacances, et ils sont parfois séparés par une grande différence d’âge. L’aîné peut être déjà adulte à la naissance du dernier-né de son père. Et il arrive même qu’il soit empêché de le connaître. Ainsi le père d’Alice a arrêté de voir sa fille. D’après Alice, sa belle-mère l’a rejetée et a réussi à l’écarter et à empêcher son père de s’occuper d’elle. Elle ne connaît donc pas ses demi-frères consanguins et maintenant n’a plus envie de les connaître alors qu’elle adore ses demi-frères utérins. Pour elle, sa vraie famille, c’est sa mère, son beau-père et leurs enfants. Son père s’est laissé écarter de son enfant d’une première union pour se consacrer à son nouveau foyer et à ses nouveaux enfants, comme Abraham s’est laissé convaincre de chasser son fils aîné Ismaël, du fait de la jalousie de son épouse Sarah, qui voulait que son fils à elle soit le seul héritier de son père. Dans notre enquête, nous avons rencontré deux cas de ce type, privant les demi-frères par le père de se reconnaître comme frères. Ce phénomène ne touche aujourd’hui que les demi-consanguins alors qu’avant la seconde moitié du xxe siècle, il n’était pas rare que des mères célibataires se débarrassent de leur enfant bâtard en le confiant à quelqu’un pour pouvoir se marier honorablement. La norme de responsabilité maternelle était moins stricte qu’aujourd’hui, où une mère abandonne ses enfants bien plus rarement qu’un père et où, après la séparation des parents, le fait que le père reste engagé est un idéal parfois irréaliste.

53Les demi-frères et sœurs par le père se sentent vraiment frères et sœurs à part entière quand ils n’ont pas été rejetés par leur père et que ce dernier assume sa paternité. Les aînés se sentent d’autant plus proches de ce petit frère ou sœur qu’ils n’ont pas de petit frère ou sœur germain ou utérin. « À Noël, dit Marie (23 ans) qui a deux sœurs germaines et un demi-frère, Nicolas (11 ans), par son père, on se fait des beaux cadeaux entre nous et on gâte Nicolas. C’est le chouchou, il a quatre mamans. » Le demi-frère est alors qualifié de « frère à 100 % ».

54Mais le lien entre demi-consanguins peut être fragilisé à la suite d’une nouvelle séparation, les enfants restant avec leur mère. Nous trouvons donc une certaine asymétrie entre demi-frères. Même si la demi-fraternité est souvent assimilée à la fraternité entière et très valorisée, c’est la demi-fraternité utérine qui l’est toujours, du fait du partage des souvenirs d’enfance et du lien prégnant à la mère.

Conclusion

55L’inconditionnalité de la relation conjugale perdant de sa force, toute une réflexion sociale s’est développée pour promouvoir l’inconditionnalité du lien de filiation. Il s’agit de prévenir l’abandon des enfants par l’un de leurs parents et de développer, malgré leur séparation, l’égale implication des deux parents dans l’éducation et le soutien financier dont ils ont besoin de plus en plus longtemps. Cet idéal de coparentalité rencontre l’asymétrie de cette implication qui se manifeste particulièrement quand les parents se séparent, par une aide plus forte reçue du côté maternel. Avec le passage de son enfant à l’âge adulte, le père peut échapper à une pension due à la mère et retrouver le régime commun des familles qui est celui du don. Même les pères qui ont interrompu précocement le versement d’une pension offrent volontiers des chèques, le permis de conduire, de beaux cadeaux. On ne peut établir de corrélation directe entre la faiblesse de la participation financière du père à l’éducation de ses enfants et la qualité de ses relations avec son enfant devenu adulte. Mais le soutien donné par le père à ses enfants suscite fréquemment l’opposition d’une belle-mère à qui il ne semble pas nécessaire. Cette asymétrie entre le côté du père et le côté de la mère est nuancée par le soutien sans failles apporté bien souvent par les grands-parents et surtout la grand-mère du côté paternel.

56Mais l’inégalité se retrouve dans le sentiment de solidarité et d’obligation morale de soutien pour l’avenir. La logique des places familiales qui y domine ne distingue pas le demi-frère du frère mais différencie le père de la mère et le beau-parent du parent. La solidarité familiale, qui est la grande affaire des femmes, n’est pas l’affaire des belles-mères et des belles-filles, mais des mères et des filles. Celles qui bénéficient le plus de cette solidarité sont les mères, et les pères s’ils ont gardé le contact. Les pères divorcés risquent de bénéficier de moins de soutien de la part de leurs enfants et petits-enfants dans la mesure où ils ne les auront pas élevés et ont moins de contacts avec eux que les pères encore en couple avec les mères.

57Les règles actuelles de la transmission s’accordent encore avec ce que ressentent ceux que nous avons écoutés. Ni le beau-parent ni le « bel-enfant » ne sont inscrits dans la logique généalogique et la solidarité beau-parent-« bel-enfant » est un choix individuel lié à une histoire singulière.

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Notes

1 En France, pour les jeunes nés entre 1968 et 1971 interrogés lors de l’enquête insee 1997 Emploi carrières jeunes, l’âge médian de fin d’études a été de 19,3 ans, de décohabitation d’avec leurs parents 20,6 ans, de premier emploi 21 ans, d’emploi stable 23,2 ans. Ces jeunes ont fait de plus longues études et ont emménagé ainsi plus souvent dans un premier logement payé par leurs parents ou mis à leur disposition par leur famille que ceux du même âge de l’enquête analogue de 1992 (Galland 2001). Et l’âge auquel les trois quarts d’une génération a quitté le système scolaire a progressé fortement : 23,8 ans pour la génération 1975 (ined 2002).

2 Un mariage sur quatre unit au moins un ou une divorcé(e), contre moins d’un sur dix en 1970 (Prioux 2004).

3 Ce silence du droit nous autorise à assimiler conjoint et concubin et à appeler « beau-parent » l’un ou l’autre sans distinction selon le statut légal de l’union du parent.

4 Nous appelons parent « gardien » le parent chez lequel l’enfant réside habituellement, bien que, depuis la loi de 1993, la notion de « garde de l’enfant «  ait été démantelée en « autorité parentale » et « résidence de l’enfant ».

5 Parmi les enfants ne résidant pas avec leurs deux parents, 85 % vivent avec leur mère, 9 % vivent avec leur père et 6 % avec aucun des deux (Villeneuve-Gokalp 1999).

6 Parmi les enfants résidant avec leur mère et dont le père est vivant et connu, 20 % le voient toutes les semaines, 20 % tous les quinze jours et 25 % ne le voient plus (Villeneuve-Gokalp 1999).

7 Cette enquête qualitative a été menée dans le cadre d’une recherche financée par la Caisse nationale d’allocations familiales (cnaf) qui a donné lieu à un rapport (Cadolle & Théry 2003). D’avril 2000 à juillet 2001, 28 entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 17 jeunes gens, étudiants ou aides-éducateurs en formation à l’iufm de Créteil ou joints grâce à eux, et de 11 adultes. Ceux-ci ont été joints grâce à Eva Lelièvre, Catherine Bonvalet et Géraldine Vivier qui nous ont donné accès à leur fichier de l’enquête Biographie et entourage de l’ined retraçant l’histoire familiale de 3 000 personnes âgées de 50 à 70 ans. Nous avions alors sélectionné les fiches d’adultes de familles recomposées. L’asymétrie de l’aide accordée par les deux côtés de la famille des jeunes adultes enfants de parents séparés a fait l’objet d’une première publication (Cadolle 2004) où sont données des précisions méthodologiques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvie Cadolle, « « C’est quand même mon père ! » »Terrain, 45 | 2005, 83-96.

Référence électronique

Sylvie Cadolle, « « C’est quand même mon père ! » »Terrain [En ligne], 45 | 2005, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3570 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3570

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Auteur

Sylvie Cadolle

Institut universitaire de formation des maîtres, Créteil

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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