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L'argent en famille

Comment rester liés ?

Les comptes des familles recomposées
Agnès Martial
p. 67-82

Résumés

Comment interpréter, dans les familles recomposées, les transactions économiques qui continuent de lier un couple de parents désunis et leurs nouveaux foyers autour de l’entretien de l’enfant commun ? À partir d’un ensemble d’études de cas, on s’intéresse ici à la manière dont l’argent et sa circulation traduisent, entre logique de dette et principe d’équivalence, la persistance de liens quasi familiaux entre les deux entités qui composent la constellation, marqués selon les cas par l’obligation, le conflit ou la solidarité. Témoin et signe de l’évolution progressive des relations en jeu au sein de la recomposition, l’argent ne traduit pas simplement la pluralité des liens noués entre les foyers de la constellation recomposée et leur caractère temporaire. Dans bien des cas, il les fait tout simplement exister.

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Texte intégral

  • 1 Voir son article dans ce même numéro.

1Les questions relatives aux échanges économiques et matériels au sein des familles recomposées ont été partiellement abordées par les recherches menées en droit et en sociologie, notamment autour des questions posées par l’entretien de l’enfant, à travers, d’une part, les difficultés liées au versement des pensions alimentaires (Festy & Valetas 1993 ; Léridon et Villeneuve-Gokalp 1994 ; Martin 1997) et, d’autre part, dans l’étude des liens matériels et nourriciers unissant plus ou moins directement, et hors de toute obligation légale, l’enfant à son beau-parent (Dhavernas & Théry 1991 ; Le Gall & Martin 1993 ; Blöss 1996 ; Cadolle 2000 ; Martial 2003). Au-delà de l’analyse des relations enfant/parent ou enfant/beau-parent, peu de travaux se sont penchés sur les questions que suscite l’entrecroisement des liens de filiation, des relations beaux-parentales, et des liens de « coparentalité » qui perdurent entre les parents séparés, ces relations tissant la trame d’une « constellation » singulière. Le récent travail de Sylvie Cadolle1 s’intéresse à la famille recomposée dans son ensemble en comparant les soutiens paternel et maternel apportés aux jeunes adultes qui en sont issus. Elle en révèle la dissymétrie, le père se trouvant bien souvent « freiné » dans l’aide qu’il pourrait apporter à ses enfants par la présence d’une nouvelle épouse ou compagne qui entre en concurrence avec les rejetons nés du premier lit pour l’accès aux ressources paternelles, tandis que le beau-père, au sein du foyer maternel, est plus souvent considéré par ses beaux-enfants comme un « généreux pourvoyeur » (Cadolle 2003). Les foyers paternel et maternel de l’enfant demeurent cependant traités de manière séparée, apparaissant comme des entités familiales isolées dont on n’envisage pas ou peu les relations. Andrew Cherlin et Franck Furstenberg proposaient en 1995 d’« ignorer les frontières qui séparent les ménages, et de se focaliser plutôt sur les liens ou “chaînes” [chains] qui s’étendent de l’un à l’autre », les enfants des unions antérieures unissant ainsi, dans les constellations recomposées, « une femme divorcée et son nouveau partenaire avec son ex-époux et sa nouvelle femme » (Cherlin & Furstenberg 1995 : 43). Du point de vue économique se nouent entre les foyers recomposés des liens suscités par une contrainte inédite : deux « ménages » constitués par les parents séparés d’un enfant doivent l’entretenir ensemble et en même temps. De cette obligation commune naissent un certain nombre de transactions concernant d’une part les parents séparés et les relations qu’ils doivent poursuivre autour de l’enfant, d’autre part leurs nouveaux couples, et enfin l’ensemble de ces adultes, dont chacun se voit impliqué, à des degrés variables, dans les calculs et les négociations concernant les modalités de l’entretien de l’enfant (Martin 1997). Qu’en est-il des relations ainsi nouées ? Comment penser et négocier ces transactions économiques ? À quelles logiques d’échange répondent-elles ? Par quels types de transferts (argent, dons en nature) peuvent-elles se manifester ? Quelles sont enfin leur durée et leur éventuelle évolution, au fil de l’histoire de l’enfant et de celle de la recomposition ? Ainsi se posent à la fois la question des frontières du familial et celle de la nature des liens qui le constituent dans les familles recomposées, que nous aborderons, pour une réflexion qui débute, dans une perspective descriptive, à partir d’un ensemble d’études de cas.

Don et solidarité versus équivalence et réciprocité

  • 2 Voir aussi son article dans ce même numéro.
  • 3 Par exemple un foyer parental et l’appartement occupé par un étudiant financièrement non autonome, (...)

2Viviana Zelizer2 (2001) analyse à travers la notion de « transactions intimes » la manière dont chacun singularise, parmi les échanges économiques qui traversent l’ensemble de la vie sociale, diverses formes de transferts matériels et/ou financiers, obéissant à différents principes : « Tout le secret consiste à faire correspondre la bonne sorte de paiement à la transaction sociale donnée » (ibid. : 125), au regard de la définition que les personnes se donnent des relations qui unissent les parties de l’échange. Ces transactions nourrissent, entretiennent, réparent les relations ou signifient leur terme. Elles peuvent aussi, nous semble-t-il, les transformer. D’autres approches (Caillé 1982 ; Godbout 2000), qui soulignent la spécificité des échanges noués dans la sphère familiale au sein d’une société dominée par le principe d’équivalence qui règne au sein du système de marché, montrent que la chose échangée y est mise au service du lien, dans un système construit autour du don et de la dette, et caractérisé par l’inégalité assumée des positions occupées par le donateur et le donataire (Bloch & Buisson 1991)… tant qu’existe la relation. Des événements tels que la rupture d’un lien amoureux peuvent aussi se traduire par le passage d’un système régi par le don et la dette à l’exigence d’équivalence des positions de chacun dans les transactions financières et matérielles (Godbout & Charbonneau 1993). Dans les familles recomposées, ce « passage » s’inscrit dans un contexte particulier, que peut éclairer l’approche que propose Florence Weber (2002). Celle-ci distingue deux grandes logiques d’échange correspondant à deux ensembles de relations. Dans la « maisonnée », groupe constitué d’une ou plusieurs unités de résidence3, composées de personnes reconnues ou non par le droit comme apparentées, les échanges reposent sur la redistribution des ressources et la solidarité, cela n’excluant pas que des positions différentes et inégales soient occupées par les uns et les autres. Au sein de la « parentèle », tissée de relations interindividuelles, règnent au contraire les principes de la réciprocité et de l’équivalence. Entre maisonnée et parentèle, entre redistribution solidaire et réciprocité, les frontières sont fragiles et mouvantes, au sein d’une trame complexe de relations fondées sur le sang, l’alliance et la proximité affective. S’il faut se garder d’appliquer abruptement la distinction maisonnée/parentèle au contexte spécifique des recompositions familiales (Martial 2005), cette approche nous paraît pertinente face à la dynamique des liens familiaux recomposés, parce qu’elle envisage la « parenté pratique » avant les relations familiales juridiquement reconnues, et parce qu’elle propose de dépasser les frontières du « ménage », en dissociant filiation et corésidence. Au début de l’histoire d’une recomposition familiale, une première « maisonnée » – composée du couple uni et de son ou ses enfant(s) – se scinde en deux entités séparées, du fait de la rupture du couple parental. L’un au moins des parents séparés renoue ensuite une relation conjugale, et peut ainsi créer une nouvelle unité familiale, qui s’appuie également sur la corésidence, dont les membres peuvent être engagés ensemble dans un système de relations redistributif et solidaire, et que l’on pourrait donc comparer à une nouvelle maisonnée… qui coexiste cependant avec le foyer de l’autre parent de l’enfant. Comment, dans les familles recomposées, les principes qui régissaient les échanges au sein de la maisonnée d’origine sont-ils transformés par cette redéfinition des espaces et des relations ?

  • 4 Cette recherche a été menée en 2001 dans le cadre d’un financement de la Caisse nationale d’allocat (...)
  • 5 Nous avons rencontré quatorze femmes (dont six étaient mères, une belle-mère, quatre mères et belle (...)

3Les études de cas ici présentées sont issues d’une enquête4 réalisée en 2001 auprès des membres – enfants, parents et beaux-parents – de quatorze familles recomposées. Bien que la notion d’échange au sein de la famille recouvre aussi bien les valeurs financièrement mesurables que les divers services rendus dans la parenté, nous avons choisi de nous intéresser principalement à la dimension financière de l’entretien de l’enfant. Au fil de cette enquête, nous avons d’une part porté notre attention sur le niveau de revenu des personnes, à travers le montant des salaires, des pensions et des allocations familiales perçues par les membres des deux foyers recomposés dans chaque constellation. Nous avons d’autre part tenté d’appréhender la répartition de ces ressources dans les dépenses vouées à l’éducation des enfants, tant à travers la vie commune au sein des nouveaux foyers recomposés, dont nous avons à chaque fois reconstitué l’organisation budgétaire, qu’en ce qui concernait les dépenses scolaires, les frais relatifs à la santé, aux loisirs, aux vêtements de l’enfant. Ces divers éléments ont été appréhendés à travers la reconstitution des trajectoires biographiques et familiales de nos interlocuteurs5, et dans l’exploration des diverses relations en jeu dans la recomposition. Les personnes que nous avons rencontrées ont divorcé légalement ou se sont séparées de manière privée après plusieurs années de vie commune. Les organisations financières observées ont fait dans certains cas l’objet d’un jugement, soit au moment du divorce (les dispositions ordonnées par le juge étant parfois remplacées par des arrangements privés, négociés entre les parents), soit, en cas de désaccords, après la séparation d’un couple non marié. Différentes générations (30-35 ans et 50-55 ans) sont représentées parmi les parents et beaux-parents, qui proviennent de divers milieux socioculturels, mais sont majoritairement issus des classes moyennes et supérieures. Certains, âgés aujourd’hui d’une cinquantaine d’années, ont cependant traversé avant d’accéder à un certain niveau de revenus des périodes d’emploi précaire et peu qualifié, d’inactivité ou de chômage, alors qu’ils devaient assumer l’entretien d’enfants dépendants. De plus, l’analyse de chaque constellation familiale a mis au jour la coexistence de situations socioéconomiques parfois très différentes d’un foyer à l’autre. Les trajectoires professionnelles du père et de la mère d’un enfant, ainsi que celles de leurs nouveaux partenaires, peuvent en effet être inégales. Dans certaines constellations, les différences de niveau de vie s’avèrent donc importantes après la séparation et la nouvelle union de chacun des parents, ce qui comporte nécessairement des conséquences dans le calcul et la répartition des charges relatives à l’entretien de l’enfant. Il s’agira donc moins ici de comparer les revenus des familles entre eux que d’analyser le jeu des différences de statuts et de revenus au sein même des constellations recomposées, tout au long de leur histoire.

  • 6 « Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses resso (...)
  • 7 Dans une situation familiale, on ne trouvait qu’un seul foyer puisque les enfants du premier lit n’ (...)

4Le type d’organisation résidentielle choisi dans ces familles détermine en grande partie les modalités de l’entretien de l’enfant. Lorsque ce dernier dispose d’une résidence habituelle chez l’un de ses parents (ce qui était le cas dans neuf des familles étudiées), le droit civil, en vertu de la filiation et des obligations qui lui sont attachées, prévoit que l’autre parent contribue à l’entretien de l’enfant à travers le versement d’une pension alimentaire6. Lorsque prime la résidence alternée entre les deux foyers (dans quatre des familles7 que nous avons rencontrées, les enfants vivaient de manière équivalente chez leurs deux parents, changeant de foyer tous les huit ou quinze jours), chacun est en revanche censé contribuer de manière égale à cet entretien, et il est rare qu’une pension soit versée d’un parent à l’autre. Dans les deux types d’arrangement résidentiel, « l’argent » en tant que tel n’est pas l’unique ressource qui circule entre les foyers de l’enfant et les adultes qui les composent. Divers « biens » d’inégale valeur accompagnent l’enfant ou lui sont donnés par ses parents et beaux-parents, et entrent dans les transactions nouées au sein de la constellation.

Payer son dû… pour rester à distance

5Dans un certain nombre de situations, l’argent versé contribue à « séparer », en soldant « équitablement » les comptes de la rupture, les ex-conjoints et leurs nouveaux foyers. L’acquittement régulier d’une pension alimentaire peut ainsi être interprété comme le moyen de « rester à distance » en évitant conflits et négociation avec l’autre parent et ancien conjoint.

6« Au départ, si vous voulez, j’ai versé une pension qu’on avait fixée entre nous, et puis elle a un peu augmenté [au moment du divorce] parce que mes revenus étaient plus importants aussi […] c’est plus clair et plus simple de payer une pension, ça ne m’a pas posé problème. Une pension, vous versez une somme pour votre enfant et puis voilà », explique Simon (ingénieur, 50 ans), qui a divorcé deux fois, payé deux pensions alimentaires à ses ex-femmes tant que ses deux fils vivaient avec elles, et n’entretient par ailleurs avec elles qu’un minimum de relations.

7Il faut noter ici la nature particulière de cette pension, qui repose sur la circulation d’une somme d’argent, elle-même incarnée le plus souvent dans la signature et l’envoi d’un chèque, ou dans la réalisation d’un virement bancaire. Or, l’argent sert d’abord à « régler les comptes », comme le remarque Jacques Godbout (2000). Le versement de la pension « solde » ainsi chaque mois ce qui reste de liens entre les anciens membres du couple, encore parents, cependant, d’un enfant commun.

  • 8 « Les prestations familiales sont, sous réserve des règles particulières à chaque prestation, dues (...)

8La perception et la répartition des allocations familiales peuvent également nous instruire quant aux principes qui président aux échanges économiques liant les parents séparés. Le droit social qui réglemente l’attribution de ces prestations se fonde, à travers la notion de « personne à charge8 », sur la réalité des relations éducatives et économiques nouées entre l’enfant et le (ou les) adulte(s) qui prennent soin de lui, et sur le « principe de l’unicité du foyer et de l’allocataire » (Cohu 1998 : 382). Cette définition implique à l’heure actuelle la désignation d’un seul individu et d’un seul domicile – donc d’un seul parent – comme bénéficiaire des prestations familiales. Dans certaines des familles que nous avons rencontrées, le parent bénéficiaire reverse, dans un souci d’équivalence, et afin de solder toute dette possible, la part qui revient à l’autre parent, à moins que cette part ne soit déduite de la pension alimentaire.

9Ici, les liens économiques unissant les parents de l’enfant sont envisagés sous une stricte dimension comptable, et s’accompagnent le plus souvent de relations distantes et investies au minimum. Le principe d’équivalence tend à signifier l’existence d’une rupture consommée des relations.

Dettes affectives et règlements de comptes

10Dans une logique identique d’équivalence et de réciprocité, le refus de payer traduit au contraire la persistance de relations qui, sur un mode conflictuel, continuent de lier débiteur et créditeur dans le règlement complexe des enjeux affectifs et parentaux de la séparation.

11Geneviève, 40 ans, vit depuis six ans avec Caroline, née en 1990 de son premier mariage, son compagnon Tanguy et leur fille Ariane, née en 1997. Dessinatrice au sein d’un cabinet d’architecture, elle gagne un salaire mensuel de 1 700 euros, tandis que Tanguy a récemment retrouvé un emploi d’informaticien. La situation financière du foyer fut cependant longtemps difficile, tant en raison des longues périodes de chômage traversées par Tanguy qu’à cause des conflits d’argent opposant Geneviève à son ex-mari durant les années qui ont succédé au divorce, et qui l’ont plongée dans de graves difficultés économiques. Gagnant à l’époque 900 euros mensuels, elle devait alors assumer seule le loyer de son appartement, le crédit (contracté à son nom) de la maison achetée par le couple, que son ex-mari habitait encore, et l’entretien de sa fille auquel il refusait de participer. Aujourd’hui, les relations des ex-époux sont exécrables et réduites au strict minimum. Tanguy évite également tout contact avec le père de Caroline, des affrontements physiquement violents ayant eu lieu. Mais Geneviève n’a jamais engagé de démarche judiciaire pour récupérer l’argent de la pension alimentaire.

12« Les relations étaient tellement difficiles que j’étais prête à accepter beaucoup pour qu’il me fiche la paix. Et puis il y avait Caroline, je ne voulais pas envenimer les choses en plus. […]. Rien que de parler de tout ça, j’en tremble. ça a été très dur et j’ai surtout envie d’avoir la paix. »

13Ces tracasseries financières, qui confinent ici au harcèlement, ne sont-elles pas aussi une manière de maintenir le lien défait, tout en faisant « payer » à l’autre la souffrance et l’humiliation causées par la rupture ? Seul l’abandon de toute revendication financière à l’égard du père de sa fille a permis à Geneviève de mettre un terme à cette relation et aux conflits qui l’accompagnent, en acceptant cependant que le lien père-enfant persiste à travers l’exercice du droit de visite et d’hébergement de son ex-mari. Or, dans bien des cas, le non-paiement de la pension s’accompagne de la suspension ou de la rupture des liens de l’enfant avec son parent « non gardien » (Martin 1997 ; Villeneuve-Gokalp 1994).

14Le refus de payer ou de donner autant que l’autre parent tient aussi bien souvent à la présence d’un nouveau conjoint dans la vie de l’autre parent, et à la nouvelle situation économique qui en résulte.

15Lorsque l’épouse de Daniel (40 ans, cadre moyen) a souhaité divorcer, tous deux ont convenu que les enfants vivraient chez chacun d’eux « à part égale ». Ils ont cependant fixé la résidence administrative des enfants chez le père, en raison de l’inégalité de leurs revenus. Édith, bénéficiant d’un emploi de cadre supérieur, allait en effet vivre avec un compagnon travaillant au même niveau professionnel, tandis que Daniel conservait son statut de cadre moyen dans une petite entreprise et se mariait avec Carole, secrétaire en recherche d’emploi. En déclarant les enfants à sa charge, Daniel pouvait bénéficier des allocations familiales, mais aussi de l’Aide personnalisée au logement. Concernant les enfants, Édith assume par ailleurs entièrement certaines dépenses, comme par exemple l’habillement. Daniel est cependant partagé entre l’idée que cette répartition, liée à la différence de leurs niveaux de vie, est légitime, et l’humiliation ressentie du fait de la position d’infériorité qu’il occupe dans la répartition des frais relatifs à l’entretien des enfants, à qui il ne peut offrir autant de confort que son ex-femme. « Comme elle a des goûts de luxe c’est elle qui achète les fringues, parce que moi quand j’achète des fringues c’est pas forcément des fringues qu’elle pourrait acheter, elle, donc je la laisse faire, ils ont toujours ce qu’il faut pour s’habiller. Moi je leur paie à manger, je leur paie de temps en temps des vacances, mais au niveau vestimentaire c’est elle qui s’en occupe. […] Elle continue à me demander des sous, à m’embêter pour 50 euros alors que… À tous les deux ils doivent toucher 6 000 euros net par mois et nous on en touche 1 800, même pas. Et ça elle veut pas le comprendre, elle est tête de mule. »

16Les conflits entre Édith et Daniel sont fréquents, les comptes et les soupçons sont nombreux, et la logique d’équivalence – qui mène ponctuellement au remboursement des frais engagés par chacun des parents – prime finalement dans leurs relations financières. De cette manière cependant, les relations peuvent persister, tant sur le plan économique que dans les contacts fréquents auxquels contraint l’organisation alternée de la résidence des enfants. Il est de plus arrivé à Daniel d’accepter une aide financière directe de son ex-femme.

17« Au début de tout ça, la première année, je me retrouvais seul à payer cet appartement, Carole ne gagnait pas trop d’argent, et j’ai eu un problème à la banque. J’ai eu l’occasion d’en parler avec Édith, et elle m’a fait un chèque. J’aurais pas dû l’accepter, mais j’étais dans la mouise, je l’ai jamais remboursée, elle me l’a jamais demandé. Bon, j’ai estimé que j’avais pas suffisamment d’argent pour la rembourser, et puis surtout elle avait suffisamment d’argent pour pas avoir à me le demander. Bon c’est sûrement pas très bien de ma part, mais en même temps je lui suis redevable de ça. »

18Ces quelques phrases font écho aux analyses de Françoise Bloch et Monique Buisson (1991) et montrent comment le fonctionnement « à la dette » préside aux échanges conjugaux, durant la vie de couple mais parfois aussi au-delà de la séparation. Parce que le couple est séparé, Daniel se reproche d’avoir accepté un prêt de son ex-femme, qui le place dans une position de donataire et le rend aujourd’hui redevable à son égard. Il ne l’a cependant jamais remboursée, considérant cet argent comme une forme de dédommagement et de compensation des difficultés affectives et matérielles causées par la séparation.

Des relations solidaires

19Dans certains cas – lorsque les revenus de l’un et l’autre parent sont suffisants et lorsque leurs relations sont apaisées –, le paiement d’une pension alimentaire peut être pensé non seulement comme une forme équitable de répartition des ressources et des charges entre les parents, mais aussi comme la poursuite, autour de l’enfant commun, de relations marquées par la solidarité, au sein d’une nouvelle ordonnance relationnelle. Le montant de cette pension, décidé au moment du divorce ou de la séparation, peut alors être renégocié de manière privée en fonction de nécessités ponctuelles, de dépenses exceptionnelles.

20« Pour Jeanne, il me verse 170 euros par mois. Et puis s’il y a des à-côtés, comme là elle va partir en Espagne une semaine, il participe à la moitié des frais. Cette pension ne fait pas office de tout, s’il y a un coup de pouce à donner financièrement, pour quelque chose, il va le faire, il partage avec moi », explique ainsi Françoise, éducatrice et remariée à un ingénieur, mère séparée d’une enfant de 13 ans qui vit avec elle et dont le père, exerçant une profession libérale, participe de manière régulière aux frais d’éducation.

21Lorsqu’ils s’inscrivent dans une logique « solidaire », quelques arrangements noués après la séparation témoignent d’une certaine continuité des relations économiques telles qu’elles existaient au sein du couple uni, notamment lorsque les revenus des parents séparés et des foyers qu’ils ont recomposés sont inégaux. Lorsque Alban et Maryse, tous deux enseignants, se sont séparés après neuf ans de vie commune, ce dernier ne travaillait plus depuis des années, et le couple vivait grâce aux revenus de Maryse. Alban n’a pas retrouvé d’emploi après leur séparation, subsistant grâce à l’aide sociale, et ne contribuant pas financièrement à l’éducation de ses enfants, qu’il accueillait néanmoins de manière régulière durant les fins de semaine et les congés scolaires. Maryse a de son côté rencontré Hervé, ingénieur, qui gagne 5 000 euros par mois. Dans cette constellation où l’inégalité des revenus de chacun des foyers est très importante, non seulement Maryse et Hervé contribuent ensemble à l’éducation des enfants de Maryse et Alban, mais ils donnent aussi parfois à Alban équipement et meubles divers, destinés à améliorer l’ordinaire des enfants lorsqu’ils sont chez leur père. « Ici on avait un grand meuble mezzanine qui servait de bureau et d’armoire, etc. Hervé avait acheté ça pour Patrick [le fils aîné d’Hervé]. Et quand Patrick a grandi ce meuble est allé à Fabrice et quand Fabrice a grandi ce meuble est arrivé chez Alban. Et chez Alban, dans cette chambre où ils sont deux, ils ont pu faire deux parties. En fait Alban, il a récupéré nos affaires, il a mon ancien ordinateur, il a mon ancienne télé, il a […]. La télé, il me l’a pas vraiment demandée, mais mon ordinateur, ça lui rendait service. »

22Alban et Maryse ont par ailleurs des relations assez amicales et se réunissent parfois (avec Hervé) lors de rencontres familiales organisées à l’occasion des anniversaires ou des fêtes concernant les enfants. Les liens se poursuivent ainsi dans le maintien d’une relation de coparentalité, mais aussi dans la persistance de la dépendance économique de cet homme vis-à-vis de son ex-femme… et du foyer qu’elle a reconstitué.

23À travers l’existence d’un principe de solidarité unissant les deux foyers de la constellation, la circulation de l’argent paraît ainsi traduire la permanence de liens « quasi familiaux » entre les parents de l’enfant et les foyers qu’ils composent. Dans ces relations se lit aussi la dette affective qui unit encore les conjoints séparés, l’initiateur de la rupture étant bien souvent celui qui contribue ensuite à la plus grande part de l’entretien de l’enfant.

24Géraldine a 8 ans et change de maison tous les quinze jours. Ses parents, Joanna et Thierry, âgés d’environ 35 ans, ont tous deux reformé un couple après leur séparation. Dans ce système de résidence alternée, une organisation très informelle prévaut au paiement des frais relatifs à l’éducation de l’enfant. Thierry explique ainsi : « Il n’y a pas d’organisation. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de pension ; chacun paie quand il a Géraldine avec lui. C’est au coup par coup. C’est celui qui va chercher Géraldine qui paie la cantine le jour où il faut la payer par exemple. Et ça doit s’équilibrer à peu près. Et puis quand c’est un truc un peu cher ou exceptionnel on se rembourse la moitié. Quand on y pense, mais on y pense pas souvent. »

25Joanna renchérit : « En fait ça se fait de manière complètement informelle […]. Il n’y a rien de réglé officiellement, ça se fait comme ça, quoi. On achète des habits quand on en a envie, lui pareil, les fournitures scolaires, tout ça, ça se fait… le premier qui y pense, quoi. »

26Dans cette logique, les ressources des deux foyers de l’enfant ne sont donc pas évaluées pour estimer la part que chacun doit consacrer à l’entretien de l’enfant. Selon chacun des protagonistes rencontrés (Joanna et son compagnon, Bruno, Thierry et sa compagne, Marion), les conflits liés à l’organisation financière sont très rares. Dans le refus des comptes et des évaluations s’illustre à première vue une logique solidaire de « mise en commun » des ressources destinées à l’entretien de l’enfant, particulièrement forte dans les premiers temps de la séparation : Thierry s’est retrouvé seul et sans emploi, tandis que Joanna et son nouveau compagnon travaillaient tous les deux.

27« Thierry et moi on s’est jamais posé des questions d’argent au sujet de Géraldine. […] De toute façon à ce moment-là il n’avait pas de revenus, lui, ou très faibles, alors que moi je retravaillais à temps plein, donc on avait, nous, deux salaires, donc pour moi il était hors de question de lui demander de l’argent, il était déjà dans la galère, quoi […] tant qu’il n’avait pas de revenus, nous, autant que possible, on essayait de faire en sorte de plus assumer, parce que bon… C’était pas facile, quoi. En même temps lui il avait pas envie de ça, il avait envie d’assumer sa fille aussi, donc on le faisait sans le dire. ça ne s’est jamais dit », explique Joanna.

28Bruno, le beau-père de Géraldine, est du même avis : « Je pense qu’il a toujours voulu assumer Géraldine et qu’il l’a fait du mieux qu’il a pu, avec les moyens qu’il avait à ce moment-là. »

29Cette solidarité dépourvue d’attente explicite de réciprocité (« Ça ne s’est jamais dit ») est cependant indirecte, puisqu’elle passe par l’entretien de l’enfant assumé par chaque parent, au sein du foyer qu’il a recomposé, foyer qui constitue par ailleurs une entité familiale autonome. Aujourd’hui, Thierry a retrouvé un emploi, reformé un couple, et les revenus des deux foyers – composés d’enseignants et de travailleurs socioculturels – sont équivalents. Deux nouveaux enfants sont nés dans chacun des foyers de Géraldine. La trajectoire de chacun des parents séparés a donc joué dans le sens d’un équilibrage des ressources et des charges financières et familiales, qui permet d’estimer le « partage » équitable, même dans une organisation informelle. Derrière le consensus et le refus des comptes qui règnent au sein de cette famille recomposée, l’organisation financière et matérielle tend cependant à réduire au minimum les échanges entre foyers… ainsi que les occasions de conflits. Ainsi, comme le constate Thierry : « Elle a presque tout en double, pour ne pas avoir à tout trimbaler chaque fois, donc chacun achète le nécessaire et voilà… Sa mère n’aime pas trop qu’elle amène des trucs chez nous. Et puis avec les enfants des copains, tout ça, on nous donne pas mal de fringues, donc… Non, je pense qu’elle a tout en double. Il y a juste, bon, les affaires de ski, ça on se les passe par exemple. »

30Chacune des maisons de Géraldine est ainsi un espace de vie complet, qui se suffit à lui-même, où chacun des beaux-parents est directement investi dans l’entretien de Géraldine puisque dans chaque foyer, on ne compte pas non plus les dépenses réservées à l’un ou l’autre des enfants. Joanna et Bruno, Thierry et Marion n’entretiennent par ailleurs que très peu de relations. Les membres de cette constellation, s’ils paraissent engagés dans une logique de mise en commun proche de celle de la « maisonnée », en réduisent néanmoins l’étendue au seul domaine de l’éducation de leur enfant commun. Ces liens solidaires évoluent en outre au fil de l’histoire de la recomposition.

De la solidarité à l’exigence d’équivalence : des relations et des principes mouvants

31Éric et Christine, qui vivaient en union libre, se sont séparés sans intervention de la justice. Éric était alors cadre dans une entreprise de restauration tandis que Christine se trouvait sans emploi. Il est immédiatement décidé que les enfants vivront de manière équivalente et partagée dans les deux foyers parentaux. Après la séparation, la différence de revenus entre les parents est compensée par une importante pension alimentaire versée par Éric, censée financer tous les frais relatifs à l’éducation des enfants, au-delà des dépenses occasionnées par leur vie quotidienne au foyer maternel. Éric se souvient ainsi : « Financièrement c’est moi qui travaillais, donc j’ai assumé les dépenses du mieux que je pouvais. Et puis… je crois que quelque part c’était… comment dire ça ? Une volonté de ma part de toute manière. J’ai des enfants, je vais pas les laisser, et puis c’est moi qui suis parti. Donc j’ai sûrement eu un sentiment de culpabilité qui s’est déclenché en plus… »

32Tant qu’ils vivent seuls chacun de leur côté, parents et enfants continuent de former, malgré la séparation du couple, une « maisonnée » solidaire. Les nouvelles unions de chacun accentuent cependant l’inégalité de leurs revenus. La nouvelle épouse d’Éric travaille elle aussi comme cadre. En dépit de la naissance de deux nouveaux enfants dans leur couple, Éric continue de verser une pension à Christine, qui est toujours seule. Mais celle-ci rencontre bientôt un nouveau conjoint, qui vient s’installer chez elle. Ce dernier occupe comme elle un emploi peu qualifié. Après la naissance de leur fille, ils décident de travailler tous deux à mi-temps afin d’assurer eux-mêmes la garde de l’enfant. Dans ce nouveau contexte, une somme d’argent conséquente (600 euros) – prélevée sur le budget commun d’Éric et son épouse – circule toujours d’un foyer à l’autre, et alimente désormais les ressources de Christine… et de son mari. Éric et son épouse se sentent alors engagés dans l’entretien financier d’une famille entière…

33« Nous, avec Céline, on a mis en commun nos revenus et on a dit : “Voilà, on a ça pour faire vivre Jules et Chloé [les enfants d’Éric et Christine], plus Valentin et Élisa [les enfants d’Éric et Céline]”, explique Éric. Et c’est pour ça que je crois qu’il a fallu se remettre en question et on a dit : “On gagne de l’argent pour faire vivre les enfants dont on est responsables, et il y en a quatre, et on n’est pas responsables de la mère des deux grands, et encore moins de son copain.” […] Je veux pas contribuer au train de vie de leur mère et de son mari. Vous voyez c’est… Au départ c’est ce que j’ai fait, je crois que j’ai contribué à beaucoup… je faisais vraiment fonctionner deux foyers […] Donc la pension on l’a versée et on l’a arrêtée parce que ça ne servait pas qu’aux enfants, manifestement… »

Éric demande alors à rencontrer le juge aux Affaires familiales. Une nouvelle organisation est instaurée.

34« En terme de coût, ce qui est officialisé aujourd’hui c’est que je prends tout en charge, sauf, la seule chose que je ne prends pas en charge, c’est leur nourriture quand ils sont chez leur mère et les extras qu’elle veut leur accorder. Le reste, c’est pris en charge par le père. Alors on est parti de ça, parce que effectivement je gagne mieux ma vie que Christine, et bon ben voilà. […] Le grand principe c’est que mes enfants je les ai faits, je les assume, ça c’est fondamental. Mais partant de là, comme j’étais pas sûr de la destination de l’argent que je versais, ben… en continuant à assumer les gamins, ben je paie sur factures quoi, c’est ça l’idée. »

35Ici encore la logique de la dette – Éric a quitté Christine pour vivre avec Céline, alors que leur second enfant avait à peine 18 mois – accompagne l’injonction légale et sociale faite au père face à l’entretien de ses enfants, et amène ce dernier à entretenir financièrement deux foyers à la fois. Christine quittant cependant son statut de mère « abandonnée » pour entrer dans une nouvelle histoire de couple, la redistribution des ressources est réorganisée pour n’être plus réservée qu’à l’entretien des enfants. Si l’argent continue de circuler entre les deux foyers, c’est toujours dans le même sens, mais vers les enfants. Plus de mise en commun des ressources entre les deux foyers, mais des comptes précis et sanctionnés par écrit (« Je paie sur factures »), qui font par ailleurs l’objet de disputes et de reproches : « Elle a une machine à calculer dans la tête, dit Christine en évoquant l’épouse d’Éric. Elle est capable de me dire tout ce que les enfants leur ont coûté depuis qu’elle vit avec eux. » Les relations entre adultes, fréquemment conflictuelles, sont autant que possibles évitées.

36Dans cette dernière situation, l’organisation de l’entretien de l’enfant a évolué du principe d’une redistribution solidaire entre les parents séparés, puis entre les foyers qu’ils ont recomposés, vers une organisation dans laquelle chaque maisonnée constitue un agent économique distinct, uni par des relations empreintes de calculs, de comptes et d’évaluation.

  • 9 Le montant de ces allocations versées entre le 1er juillet et le 30 juin 2005 s’élevait à 115,07 eu (...)

37La question de la désignation du parent bénéficiaire des allocations familiales et de leur répartition témoigne également de la place croissante de comptes et d’intérêts divergents dans la répartition des ressources. Le choix du parent allocataire s’est fait tout d’abord en fonction du montant des revenus, les allocations revenant à Christine qui se trouvait seule et travaillait à temps partiel, tandis qu’Éric et sa nouvelle épouse occupaient tous deux des emplois de cadre à plein temps. Puis le premier enfant d’Éric et de Céline, sa nouvelle épouse, est venu au monde. Un nouveau critère est alors apparu dans le choix du parent et du foyer allocataire. Le mode de calcul « exponentiel9 » des allocations familiales mène en effet à la logique de l’« accumulation ». Lorsqu’une naissance ou une nouvelle union ont entraîné la venue de nouveaux enfants au sein d’une constellation familiale, c’est bien souvent le parent membre du foyer le mieux doté qui déclare les enfants à sa charge, quitte à reverser à son ex-conjoint une partie des allocations perçues.

38« Quand leur premier est né, explique Christine, il m’a demandé de transférer pour pouvoir passer à trois enfants vis-à-vis de la caf, mais en me reversant le montant de la part qu’on me versait à moi. Je crois que ça faisait 100 euros. Lui passant à trois il touchait dans les 200 euros, mais tout en me versant ma part à moi. Parce que s’il n’avait pas eu les deux aînés il n’aurait rien touché. Il y gagnait, même en me reversant les 100 euros. Quand elle a eu le second, c’est vrai que du coup ils étaient à quatre ; il a continué à me verser mon allocation pour les deux enfants, donc je n’y voyais pas de mal, si ce n’est qu’on trichait un peu vis-à-vis de la caf mais enfin bon, hein… on n’est pas les seuls donc… »

39Ces arrangements privés visent à tirer les meilleurs avantages d’un système qui méconnaît la dimension bipolaire des familles recomposées. Mais les situations et les intérêts de chacun des foyers évoluent… Lorsque son épouse a arrêté de travailler pour élever leurs enfants, Éric a cessé de reverser sa part des allocations familiales à Christine, en raison de la baisse de revenus de son nouveau foyer. Par ailleurs, Christine et son conjoint, qui ont eu une petite fille, pourraient aussi, aujourd’hui, déclarer trois enfants à charge, puisque les deux aînés vivent chez elle la moitié du temps. Éric refuse cependant de renégocier l’arrangement, arguant qu’il assume la plus grande partie de l’entretien des enfants.

40Cette autonomisation progressive des foyers se dessine de manière récurrente au fil de l’histoire des recompositions familiales que nous avons observées dans cette enquête. Aux liens persistants qui s’incarnent dans le principe de solidarité et de redistribution entre les parents séparés d’un enfant succède progressivement, au fil des nouvelles unions et des naissances, la peur de payer pour l’« autre », nouveau conjoint et parfois rival amoureux, et de financer à travers l’enfant commun une autre famille, une « maisonnée » à laquelle on n’appartient pas. L’argent circule alors différemment, l’exigence d’équivalence et les conflits d’intérêts traduisant la distance nouvelle séparant les père et mère séparés, et leurs nouveaux foyers.

Lorsque l’enfant grandit

41Une dernière étape est d’ailleurs franchie lorsque l’enfant, même s’il demeure économiquement dépendant de ses père et mère, accède à l’autonomie dans la gestion de ses besoins financiers, et devient leur seul interlocuteur. Dans plusieurs situations rencontrées, comme le montre également Sylvie Cadolle dans son enquête, un parent qui ne donnait rien à son ex-conjoint consent dès lors à aider financièrement son enfant : cela peut se traduire par un soutien ponctuel (coup de main financier lors de difficultés passagères, aide au financement du permis de conduire ou de la première voiture) ou régulier (par exemple pour financer le loyer du premier appartement). Du point de vue des relations entre parents et beaux-parents, c’est bien souvent à ce moment que cesse d’être évaluée et discutée l’équivalence des apports de chacun, comme si un pas supplémentaire était franchi dans la séparation. Lorsque les deux enfants de Pascal et Hélène ont quitté la maison maternelle pour aller suivre leurs études, Pascal leur a versé directement la pension qu’il donnait auparavant à leur mère. A compter de ce moment, Pascal et sa seconde épouse, Sylvie, n’ont plus souhaité discuter et évaluer avec Hélène la part exacte que chacun versait aux enfants.

42« Je vais pas aller demander à sa mère si elle lui donne des sous, dit Pascal au sujet de sa fille. Maintenant je m’en fiche. Voilà. ça, je veux pas le gérer du tout. » « Ce qui a souvent été pénible, ajoute Sylvie, c’est qu’Hélène continuait à jouer un truc comme ça, en disant : “Ben moi j’ai acheté ci”, en plus de la somme qu’on donnait chaque mois, on donnait pareil, et c’était : “Oui mais elle s’installe en appartement, moi je lui ai payé ceci ou cela, tu pourrais quand même…”, des espèces d’incitations à ce que Pascal participe plus, ou autant qu’elle. […] Je crois qu’il y avait vraiment besoin que l’argent serve de sujet de transactions, pour qu’ils continuent à être en conflit, donc en relations. »

43Pascal et Sylvie constatent en effet que depuis que les questions d’argent ne sont plus discutées avec l’ex-femme de Pascal, les deux foyers qui composaient la constellation recomposée n’ont quasiment plus de relations, malgré la naissance du premier petit-fils de Pascal et Hélène. Si l’obligation alimentaire qui engage légalement le parent envers l’enfant ne cesse pas à la majorité de ce dernier, elle ne se joue plus, dès lors que celui-ci parvient à l’autonomie, que dans la seule relation parent-enfant, et cesse d’être l’enjeu des négociations – et des relations – familiales recomposées. Dans bien des cas disparaît alors le seul support de relations qui demeurait encore entre eux…

44Caractérisés par leur dimension « indirecte » (puisqu’ils passent par l’argent donné pour l’enfant, ou à l’enfant) les liens économiques que nous avons décrits retracent ainsi bien souvent la progressive évolution des relations « postconjugales » unissant le père et la mère, à travers une coparentalité financière qui peut selon les cas s’inscrire dans la persistance de liens solidaires et quasi familiaux entre les deux entités qui composent la constellation, cristalliser les conflits et les souffrances affectives causées par la rupture, ou signifier la mise à distance des parents séparés et des foyers qu’ils ont recomposés. Un même type d’organisation – pension alimentaire ou prise en charge quotidienne de l’enfant dans le cadre de la résidence alternée – peut être soumis à des interprétations multiples. La circulation de l’argent ordonne cependant toujours les positions de chacun au sein de la constellation, tout en matérialisant les relations affectives et sociales qui unissent ses membres, et leur possible évolution. Ces liens économiques que l’on peut qualifier de quasi familiaux lorsque l’argent, en circulant, lie les individus paraissent enfin s’inscrirent au sein d’une durée spécifique : celle de l’exercice d’une coparentalité qui prend fin lorsque l’enfant assume lui-même, de manière autonome, la gestion de ses besoins financiers. Alors s’amenuisent aussi, dans bien des cas, les occasions d’échanges et de relations au sein de la constellation recomposée. Ainsi, l’argent ne traduit pas simplement la pluralité des liens noués entre les foyers de la constellation recomposée et leur caractère temporaire. Dans bien des cas, il les fait tout simplement exister.

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Zelizer V. A., 2001. « Transactions intimes », Genèses, n° 42, pp. 121-144.

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Notes

1 Voir son article dans ce même numéro.

2 Voir aussi son article dans ce même numéro.

3 Par exemple un foyer parental et l’appartement occupé par un étudiant financièrement non autonome, ou bien par une personne âgée dépendante.

4 Cette recherche a été menée en 2001 dans le cadre d’un financement de la Caisse nationale d’allocations familiales, et a donné lieu à la réalisation d’un Dossier d’étude de la cnaf (Martial 2002).

5 Nous avons rencontré quatorze femmes (dont six étaient mères, une belle-mère, quatre mères et belles-mères à la fois, et trois « belles-filles »), et quinze hommes (dont trois étaient seulement pères, deux seulement beaux-pères, huit étaient père et beau-père à la fois, et deux occupaient la position de beaux-fils).

6 « Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant. […] En cas de séparation entre les parents, ou entre ceux-ci et l’enfant, la contribution à son entretien et à son éducation prend la forme d’une pension alimentaire versée, selon le cas, par l’un des parents à l’autre, ou à la personne à laquelle l’enfant a été confié » (articles 371-1 et 373-2-2 du Code civil, loi du 4 mars 2002 relative à l’exercice de l’autorité parentale).

7 Dans une situation familiale, on ne trouvait qu’un seul foyer puisque les enfants du premier lit n’avaient pas été reconnus par leurs pères, qu’ils ne connaissaient pas, et ont été élevés par le mari de leur mère.

8 « Les prestations familiales sont, sous réserve des règles particulières à chaque prestation, dues à la personne physique qui assume la charge effective et permanente de l’enfant » (article L513-1 du Code de la sécurité sociale, 2003).

9 Le montant de ces allocations versées entre le 1er juillet et le 30 juin 2005 s’élevait à 115,07 euros mensuels pour deux enfants, 262,49 euros pour trois enfants, et 147,42 euros par enfant supplémentaire. Si ce barème vise originellement à encourager les naissances dans les familles « classiques », certains foyers recomposés détiennent un avantage considérable, comparés à ceux qui réunissent familles nucléaires ou monoparentales : ils sont potentiellement « nombreux », notamment lorsque chacun des deux conjoints amène au sein du foyer des enfants nés d’une précédente union.

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Pour citer cet article

Référence papier

Agnès Martial, « Comment rester liés ? »Terrain, 45 | 2005, 67-82.

Référence électronique

Agnès Martial, « Comment rester liés ? »Terrain [En ligne], 45 | 2005, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3550 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3550

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Auteur

Agnès Martial

cnrs, Centre d’anthropologie, Toulouse

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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