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- 2 Le montant du rmi au 1er janvier 2005 pour une personne seule est de 425,40 euros par mois et pour (...)
- 3 Cet article s’appuie sur une recherche financée par la Caisse nationale d’allocations familiales (c (...)
1En France, l’argent, au sein de la famille, circule beaucoup. Les transferts monétaires vont pour l’essentiel des générations âgées vers les jeunes (Crenner 1999) et se font sous des formes bien précises. Les aides financières sont ainsi majoritairement constituées, tant en ce qui concerne leur montant que leur fréquence, d’aides irrégulières en espèces, puis d’aides en nature, et enfin d’aides en espèces cette fois régulières (Barry, Eneau & Hourriez 1996). Cette importance de l’aide financière irrégulière est générale : elle se vérifie, à quelques exceptions près1, quelles que soient les caractéristiques sociales des donataires (Paugam & Zoyem 1997 : 189-190). Même les allocataires du RMI, qui en auraient pourtant bien besoin en raison de l’insuffisance de leur revenu2, reçoivent plus rarement une aide monétaire régulière qu’un soutien en nature ou une aide financière irrégulière (Paugam & Zoyem 1997 ; Aldeghi 1996 : 93). Comment l’expliquer ? Les proches, dit-on généralement (Martin 1994 : 1575), craignent d’instaurer une dépendance. S’ils acceptent d’apporter un soutien ponctuel ou d’aider financièrement un jeune qui entre sur le marché du travail, ils ne veulent pas mettre en place une assistance durable et préfèrent alors donner une aide en nature. Mais offrir une aide régulière en argent, plutôt qu’en nature, augmente-t-il véritablement le risque de dépendance ? L’argent a-t-il vraiment ce pouvoir de faire naître une dépendance et de transformer la relation entre le donateur et le donataire ? Sinon, pourquoi est-il exclu ? Qu’est-ce qui se joue à travers lui pour qu’il ne puisse être régulièrement donné au titre de l’aide ? Pour répondre à ces questions, j’étudierai les formes du soutien familial apporté aux allocataires du rmi, pour lesquels ce problème se pose avec particulièrement d’acuité3. Je présenterai d’abord de façon détaillée les différents modes de circulation de l’argent et des aides en nature entre les allocataires du rmi et leurs proches, puis j’analyserai les raisons pour lesquelles l’aide régulière n’est presque jamais apportée sous forme monétaire.
2Aux allocataires, moyennant certaines précautions, l’argent est parfois offert comme cadeau : enveloppe discrètement posée sur un meuble que l’intéressé ne découvre qu’après le départ du donateur et qui évoque le présent apporté à un hôte en guise de remerciement. Invitation chez soi ou à des vacances accompagnée du montant du billet de train ; monnaie largement laissée à l’allocataire qui s’est chargé des courses. Les cadeaux en argent restent toutefois rares. Ils semblent à peine plus fréquents que dans les familles dans lesquelles personne n’est confronté à la précarité et où, en général, seuls les grands-parents donnent de l’argent à leurs petits-enfants, pour qu’ils « s’achètent ce qu’ils veulent » (Attias-Donfut & Segalen 1998 : 127).
L’argent est aussi prêté, parfois donné pour financer un projet, à condition que celui-ci paraisse crédible : achat d’un ordinateur à l’allocataire qui reprend une formation ou de matériel à celui qui souhaite se mettre à son compte, billet glissé par les parents pour que l’intéressé s’habille de neuf avant un entretien d’embauche.
3Il existe également des dépannages financiers ponctuels : le paiement par un proche de deux ou trois loyers, le règlement d’une facture importante à laquelle l’allocataire ne peut faire face, etc.
L’aide monétaire régulière et unilatérale, on l’a dit, est en revanche beaucoup plus rare : elle est réservée aux situations pensées comme provisoires. Ainsi, un couple d’allocataires d’une cinquantaine d’années a reçu une aide de leurs parents suite à la mise en liquidation judiciaire de leur entreprise, injustifiée à leurs yeux. Ce couple attend réparation et pense toucher des dommages et intérêts. L’aide familiale devrait donc n’être qu’une « avance » : c’est du moins ce qu’ils persistent à croire depuis maintenant dix ans. En général, c’est plutôt la situation précaire des jeunes ou des artistes qu’on suppose temporaire. On l’admet : il faut un certain temps pour trouver un emploi ou se faire reconnaître, quand on entre sur le marché du travail. Ces allocataires bénéficient alors parfois de subsides parentaux, leur position pouvant en outre être vaguement assimilée à celle des étudiants.
L’aide régulière est donc généralement apportée en nature. Soit l’allocataire a son propre logement, et le soutien, d’une importance très variable, se traduit par des dons de nourriture (courses, plats, repas pris chez les proches), de vêtements, d’électroménager, parfois aussi par des invitations à des sorties ou pour des vacances, ainsi que des services (mise à disposition d’un ordinateur, garde d’enfants, prêt de voiture, etc.) ; soit l’allocataire est hébergé par un proche et bénéficie alors du gîte et du couvert. Seules font exception certaines familles défavorisées, dans lesquelles on se dépanne à tour de rôle pour de petites sommes, l’entraide étant réciproque entre apparentés et allocataires.
Pourquoi l’argent est-il donc généralement exclu du soutien durable ? Quelles différences y a-t-il entre donner une somme d’argent et donner des produits alimentaires pour un montant équivalent ?
- 4 Les noms sont bien sûr des pseudonymes.
- 5 En italique dans le texte.
- 6 En ce qui concerne du moins les allocataires du rmi. Ce n’est pas vrai sur un plan général : la dis (...)
4Glisser régulièrement quelques billets à l’allocataire relève de l’aide et non du don. Le geste souligne les difficultés matérielles et le déclassement de l’intéressé. Il rend visible l’assistance et peut donc humilier. C’est pour cette raison qu’il est si important de transformer l’argent en cadeau, quand on le donne, en le mettant dans une enveloppe, même s’il reste toujours suspect (Carroll 1989 : 209) : l’allocataire sait bien que c’est son embarras financier qui lui vaut ces présents d’un nouveau type. En outre, donné ou prêté au titre de l’aide, l’argent endette de toute façon. Il se compte. Il a au moins symboliquement coûté au donateur et oblige le donataire. C’est l’une des raisons pour lesquelles Fabienne Laurençot4 ne veut pas accepter trop d’argent de la part de sa mère. Il lui faudrait accepter aussi les réflexions critiques et taire ses propres remarques.
L’aide en nature camoufle au contraire les marques de soutien (Coenen-Huther, Kellerhals & Allmen 1994 : 30) et permet aux allocataires d’entretenir la fiction qu’ils « se débrouillent seuls », comme l’affirment nombre d’entre eux. Elle s’inscrit dans les échanges familiaux ordinaires : repas partagés, dons de nourriture, de vêtements ou de biens divers qui circulent au sein de la parenté et dont bénéficie tout particulièrement l’allocataire. Les dons et les invitations simplement s’intensifient. Masquée, cette aide ne met pas l’allocataire en position débitrice et, quand elle est difficile à cacher, en cas d’hébergement notamment, il est toujours possible d’affirmer qu’elle ne coûte rien. L’hébergement n’occasionne aucun frais, du moins des frais si réduits – l’eau et l’électricité – qu’il serait mesquin de les prendre en compte ! Et en ce qui concerne la nourriture, « quand il y a en a pour deux, il y en a pour trois ». Quant aux biens achetés et offerts aux allocataires, ce sont des cadeaux… certes un peu plus conséquents et utilitaires qu’en temps normal.
L’aide laisse alors place au don. Les apparentés offriraient d’abord pour faire plaisir, non pour dépanner, et hébergeraient principalement parce qu’ils apprécient la présence de l’allocataire. Librement consenti, le don préserve l’indépendance et la dignité du donataire, à la différence de l’aide régulière. Bien sûr, personne n’est dupe : tout le monde sait bien qu’il s’agit d’une aide déguisée. Mais l’essentiel est de sauver les apparences. Sinon, le soutien, bien qu’indispensable, risque d’être refusé. Dans la famille, on l’a dit, l’argent est généralement associé à l’aide, sauf entre grands-parents et petits-enfants : il est donc difficile d’en faire un don. C’est pour cette raison que le soutien durable est généralement apporté en nature.
L’argent, pourtant, régulièrement donné, n’humilie pas toujours. Comme le souligne Martin Gorin, il « est mixte, […] parce qu’il fait coïncider les opposés5 » (Gorin 1989 : 227) : ici en l’occurrence l’humiliation et la valorisation. Certains allocataires préféreraient des espèces à l’aide en nature fournie par leurs proches. Celle-ci est en effet jugée plus humiliante. Elle leur enlève la maîtrise de leur budget : elle les met sous tutelle, comme s’ils étaient des dilapidateurs. Donner des vivres, des vêtements, des objets plutôt que de l’argent permet à celui qui aide de s’assurer de l’utilisation du soutien apporté. C’est d’ailleurs souvent pour cette raison que les donateurs préfèrent offrir une aide en nature. Simmel l’a montré : l’argent, par ses possibilités illimitées d’utilisation qui le distinguent de toute autre valeur, rend libre (Simmel 1987). Or si les proches acceptent de consentir un effort souvent lourd, bien que dissimulé, encore faut-il qu’il serve au « nécessaire » et bénéficie le cas échéant aux enfants de l’allocataire. Ainsi, pour être sûre que ses petits frères aient à manger, Sabine Zittoun, quand elle a commencé à apporter une aide, allait au supermarché faire d’importantes courses pour sa mère. L’argent, affirme-t-elle, aurait sinon été gaspillé en vêtements. Mais les produits choisis ne convenaient pas à sa mère, qui lui a reproché de n’avoir pas acheté de viande casher (beaucoup plus onéreuse). C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La fille, au smic, a cessé son soutien, refusant de se priver pour une mère qui ne le faisait pas.
Si l’allocataire souhaite de l’argent, il lui faut en accepter le contrôle : rendre des comptes. Même en l’absence de suspicion et alors que les relations sont bonnes, il est difficile pour les donateurs d’échapper à la tentation de porter un jugement sur son utilisation. La fille de Christiane Lopez sait que sa mère, qui avait un bon niveau de vie avant son divorce, aime les jolies choses et qu’il est important pour elle d’offrir de beaux cadeaux à tous ses enfants – il en va de sa place de mère. Tout cela, au regard du budget maternel, n’est guère rationnel. Mais c’est le bonheur de la mère, et c’est ce qui compte pour la fille. Le soutien apporté par sa fille vise donc à permettre à la mère de s’octroyer ponctuellement ces petits plaisirs. En offrant une aide d’abord en nature, puis financière mais affectée au logement (la fille a emprunté et acheté un logement pour la mère), elle pourvoit à une partie du « nécessaire » et permet à sa mère de disposer à son gré des quelques liquidités qu’elle peut tirer du rmi et d’un petit nombre d’heures de ménage. Ainsi, puisque c’est l’argent de sa mère, le risque d’ingérence est écarté… Le rmi, on le voit à travers cet exemple, revêt une grande importance. Souvent traité d’« argent de poche » par les allocataires, il leur confère, du fait de sa forme monétaire, une certaine autonomie. D’un montant très insuffisant pour pourvoir aux besoins primaires, il leur permet de faire face aux menues dépenses sans avoir à quémander un peu de monnaie auprès de leurs proches. Le soutien familial, dans la mesure où il peut se limiter à une aide en nature, en est favorisé.
L’aide en nature présente enfin l’avantage de préserver l’indépendance du donateur. Les dons ne se demandent pas. On les reçoit, on les accepte. Ils ne sont pas dus. On ne saurait même compter sur eux. Le donateur reste libre. Quand le soutien matériel est unilatéral, l’aide en nature est donc sur le long terme la seule formule qui puisse convenir à l’allocataire et à son proche. « Donateur et donataire, explique Jean-Hughes Déchaux, font […] comme s’ils ne risquaient pas d’attenter à l’autonomie, en cherchant à dissimuler leurs mobiles. Cette mise en scène de la gratuité évoque un jeu de dupes mutuel où les partenaires de l’échange seraient objectivement complices sans s’être préalablement concertés » (Déchaux 1996 : 173). Toujours est-il qu’elle implique de la prévenance de part et d’autre. Souci du donateur de ne pas blesser le donataire d’un côté, de l’autre, humilité du donataire respectant scrupuleusement la liberté du donateur en se montrant toujours heureux des cadeaux offerts et en ne réclamant jamais rien. L’équilibre est fragile. Il ne s’instaure que si les relations familiales sont bonnes et ne peut se maintenir que si chacun a le souci du lien. Il implique en outre une proximité résidentielle qui va d’ailleurs fréquemment de pair avec la proximité affective6.
- 7 Dans la famille de Mme Robert, l’endettement de la mère ne provient pas forcément que de l’absence (...)
5A contrario, le versement d’une aide monétaire régulière semble révéler de mauvaises relations familiales. C’est du moins l’hypothèse que l’on peut faire à partir des deux contre-exemples dont on dispose. Dans les deux cas, l’aide financière a des caractéristiques bien précises. D’une part, elle est donnée par la mère depuis l’indépendance résidentielle de la fille : bien antérieure à la perception du rmi, elle risque donc moins d’humilier. D’autre part, elle correspond à un revenu maternel particulier, qui ne grève pas le revenu principal : pour l’une, un revenu immobilier, pour l’autre, l’argent du tarot, la mère étant cartomancienne à ses heures.
L’offre de ce surplus, qui évoque le livret d’épargne alimenté par un ascendant, rend moins redevable que le soutien monétaire prélevé sur le budget parental. Elle constitue une forme intermédiaire entre l’aide et le cadeau.
Dans les deux cas cependant, les relations entre la mère et la fille ne sont pas très bonnes, et le caractère monétaire de l’aide semble exprimer cette tension. Ainsi Fabienne Laurençot soupçonne sa mère de tenter, à travers le soutien qu’elle lui procure, de raffermir la relation et de la garder sous son emprise : ce qu’elle refuse. Si elle accepte l’argent du tarot, devenu plus conséquent depuis la retraite de sa mère, c’est parce qu’il est désormais pour son fils. L’argent donné pendant plus de trente ans à Sylviane Robert par sa mère semble quant à lui traduire une certaine ambivalence, comme s’il était un moyen de se dédouaner de l’absence de soutien réel accordé à une fille à la trajectoire non conformiste. Issue d’une famille catholique aisée et d’un « père qui était très fier d’avoir travaillé pour les Allemands » pendant la guerre dans le cadre du sto, un père dont elle a « un peu honte », Sylviane Robert est partie à 20 ans en Israël. « J’ai eu une crise de mysticisme. […] Ma mère m’a dit : “Tu pars ? Je t’aide.” Elle m’a toujours aidée. […] Ils étaient très fiers qu’il y ait une fille là-bas qui apprenne l’hébreu mais pas très contents que je sois avec mon mari qui est quand même juif. » À l’époque, Sylviane Robert se pense soutenue, même si ses parents ne viennent pas à son mariage en Israël, le père s’y refusant. Depuis, suite à son divorce, à la naissance d’un enfant hors mariage et surtout à la perception du rmi, l’attitude de sa mère à son égard a bien changé. Il est vrai que la mère, devenue veuve, est, d’après sa fille, « un peu sénile ». Sylviane Robert se décrit désormais comme « la pestiférée de la famille » à qui toute aide a été retirée. Le soutien passé de sa mère semblait toutefois plus limité qu’elle ne veut bien le dire. Certes, sa mère l’aidait, mais « en douce ». Elle ne paraît jamais avoir osé défendre les choix de la fille devant le père et s’est pliée à la décision de son mari de ne pas assister au mariage. L’argent, rappellent les auteurs du Nouvel esprit de famille, « cache autant qu’il révèle. […] [Il] peut être donné en gage d’affection, ou à sa place, pour sceller un lien fort ou compenser un lien faible, parce qu’on est proche ou parce qu’on est loin » (Attias-Donfut, Lapierre & Segalen 2002 : 107).
Ici, l’argent ne pervertit pas le lien, mais semble révéler des relations difficiles. Pourquoi les tensions s’expriment-elles à travers lui ? Qu’est-ce qui se joue à travers l’argent ? Pour tâcher d’y répondre, intéressons-nous aux situations inverses, dans lesquelles l’aide en nature ne convient pas aux allocataires.
Sabine Zittoun, comme on l’a vu, a cessé d’aider sa mère, Chantal, quand celle-ci a critiqué les produits achetés. Depuis, les liens avec sa mère se sont distendus. Chantal Zittoun pense cependant qu’il serait normal que sa fille, âgée de 30 ans et entre-temps devenue cadre, lui apporte un soutien matériel, même si la mère tempère : Sabine a, il est vrai, deux enfants à charge. Tout de même : il s’agirait d’un juste contre-don ! C’est elle qui a payé les études de Sabine, c’est elle qui a « tout fait » pour le bien de ses enfants, ayant elle-même souffert d’une enfance malheureuse. La version de Sabine Zittoun est très différente. Sabine insiste sur le fait que sa mère est à l’origine de la désagrégation familiale, ayant décidé brusquement, à l’issue de vacances, de changer de vie. Mariée jeune, enceinte de Sabine à 17 ans, la mère, arrivée à la trentaine, veut s’amuser et prend des amants. Le couple n’y résiste pas. Le divorce est prononcé et le niveau de vie assez aisé de la famille s’effondre. La mère se retrouve en hlm et reste inactive, en raison, dit-elle, « de problèmes de santé » qui laissent sa fille sceptique. Sabine Zittoun reproche à sa mère d’avoir fait les frais de ce changement de vie. Aînée, elle a dû prendre en charge la maison, s’occuper de ses petits frères et faire face aux violentes crises de son père délaissé et trompé par sa mère. À 16 ans, n’en pouvant plus de cette situation familiale, elle quitte le domicile parental, pour s’installer avec son compagnon.
En refusant l’aide en nature apportée par Sabine, la mère signifie à la fille qu’elle considère son soutien comme un dû, tout en s’exonérant de la responsabilité de sa situation : elle serait sinon débitrice. Or, elle se vit dans une position créditrice et attend un contre-don. Contre-don qui renvoie au don de la vie, d’où la dette tire son origine, et aux efforts consentis pour ses enfants. Mais la fille ne se sent nullement débitrice, bien au contraire, étant donné qu’à ses yeux sa mère n’a pas assumé son rôle de parent. Les représentations de la mère et de la fille divergent. L’argent rend visible l’aide. Il indique le sens de la dette. C’est pour cette raison que le conflit s’articule autour de la forme monétaire ou non du soutien. Mais derrière ce conflit, l’enjeu est le regard porté par la fille sur la mère. Si elle refuse l’aide en nature de sa fille (la viande non casher), c’est parce qu’elle a l’impression de ne pas être reconnue dans sa subjectivité : de ne pas être acceptée telle qu’elle est (Bloch & Buisson 1994). Elle y lit la désapprobation de la fille alors qu’elle voudrait tant que celle-ci accepte le bien-fondé de ses choix.
Cette lecture en termes de don et de dette permet également de rendre compte des tensions autour de l’aide entre Mme Feuch et son fils aîné, allocataire, âgé de 31 ans, qu’elle héberge dans un tout petit studio attenant à la maison. Mme Feuch lui a payé bien des choses depuis dix ans, mais s’y refuse à présent : elle se contente de le nourrir et de le blanchir. À lui sinon de se débrouiller avec son rmi ou de trouver du travail. Aux yeux du fils, le soutien de sa mère est insuffisant, d’autant, affirme-t-il, qu’elle a les moyens de l’aider. Il s’arrange donc pour lui soutirer de l’argent. Il a ainsi par exemple décidé de ne pas régler l’assurance de son scooter, sachant très bien que sa mère, qui tient à ce qu’il soit assuré, le fera. Il semble faire payer sa mère et elle paie, sans doute en partie en raison de son sentiment de culpabilité. C’est en effet suite à son divorce que le fils, alors âgé de 15 ans, a brutalement changé. Bon élève, il a complètement raté ses études et est devenu violent, s’en prenant parfois à elle dans des accès de rage. Il n’a pas supporté le divorce, à l’initiative de la mère, ni le refus du père remarié de le voir, ni enfin le décès de celui-ci cinq ans plus tard. Le fils se considère comme créditeur et la mère s’est longtemps pensée endettée. « [Les blessures passées] prennent […], d’une certaine façon, la forme de la dette, une dette inversée, le récipiendaire étant le créancier » (Attias-Donfut, Lapierre & Segalen 2002 : 265). C’est seulement maintenant que la mère commence à contester la position de débitrice que le fils veut lui faire endosser, même si elle a du mal à se défaire de son sentiment de culpabilité. D’où la transformation de l’aide, désormais restreinte à une aide en nature, et le mécontentement du fils. L’aide financière passée traduit donc, dans cet exemple, comme dans la famille de Mme Robert, la position débitrice de la mère7. L’argent, régulièrement donné, apparaît comme une tentative vouée à l’échec de s’acquitter de sa dette.
De façon générale, l’argent est lié au dû. La forme que prennent, dans certaines circonstances, les contreparties versées aux allocataires par leurs proches en apporte, si besoin était, une illustration supplémentaire. Ainsi quand des enfants, des amis ou des apparentés salariés vivent au domicile d’un allocataire, celui-ci leur demande en général une contribution pour les frais occasionnés, d’autant que d’autres personnes peuvent être à charge. À partir du moment où quelqu’un dispose d’un revenu, il paraît normal aux uns et aux autres qu’il verse une participation. On semble avoir affaire ici à ce que Florence Weber appelle une logique de « maisonnée », qui se caractérise par le fait que « les objectifs individuels de chacun sont […] transcendés par un objectif commun qui s’impose à tous : la survie matérielle du groupe, non plus sa reproduction dans l’avenir (comme pour la lignée) mais son maintien au présent » (Gramain & Weber 2003 : 33). Chacun se doit de collaborer, de se dévouer même au groupe, sous peine d’exclusion (Weber 2002). Comme la contrepartie est due, elle est versée sous forme monétaire.
- 8 À la Guadeloupe, un membre de la famille au chômage touche parfois un salaire pour s’occuper d’un p (...)
6Alors que le soutien régulier donné aux allocataires, apporté en argent, est clairement identifié comme tel et tend à figer les positions des protagonistes par rapport à la dette, l’aide en nature prend la forme du don et ouvre sur l’espace de l’échange.
L’échange se manifeste d’abord à travers tous les petits gestes des allocataires : les services rendus sans compter, les cadeaux offerts dès qu’ils bénéficient d’une rentrée d’argent, à moins qu’ils ne fassent les courses ou invitent leurs proches au restaurant. Les allocataires ne cherchent pas à rendre à un niveau équivalent, ni à s’inscrire dans une réciprocité immédiate. Ceux qui offrent ces petits cadeaux n’en ont pas les moyens. L’important est de faire un geste : de montrer son désir de donner. S’il est d’usage au sein de la famille d’« aider sans compter », une réciprocité est attendue (Attias-Donfut, Lapierre & Segalen 2002).
L’échange se traduit ensuite par la contribution financière que certains allocataires donnent cette fois au proche qui les héberge, quand celui-ci dispose lui-même de peu de moyens. Les allocataires règlent certaines factures ou mêlent leur participation au budget commun. La dimension financière n’est donc ici pas occultée, bien au contraire : elle rend plus visible la contribution. Signe qu’il ne s’agit pas dans ce cas-là d’un dû, mais d’une contrepartie librement versée, cette participation n’est jamais directement donnée au proche en espèces. Le fait de disposer d’un peu d’argent et de prendre en charge certaines dépenses confère en outre une place dans la famille. Ainsi Yasmina Ailane peut-elle, grâce au rmi, qu’elle désigne dans un lapsus comme un salaire, contribuer aux frais du ménage à la même hauteur que sa sœur, employée et également hébergée par sa mère. Le rmi, dit-elle, lui donne un « statut » au lieu de n’être « rien ».
L’échange peut enfin prendre la forme d’importants services rendus par les allocataires à leurs proches. Trois situations peuvent être distinguées. La première concerne des hommes de plus de 45 ans hébergés par leur mère âgée et dépendante, qui prend en charge l’ensemble des frais, tandis qu’eux pourvoient à tous ses besoins : ils font les courses, les repas, le ménage, le jardin, le bricolage, etc. Les mères devraient sinon faire appel à une aide extérieure. L’inactivité professionnelle des allocataires trouve ainsi une certaine justification. À la faveur d’un glissement de sens, le rmi peut apparaître comme la rémunération de ce service : une somme allouée par l’État pour la prise en charge de la personne âgée8. La deuxième situation met en scène des jeunes femmes hébergées par leurs parents d’une soixantaine d’années et en bonne forme, qu’elles déchargent d’une partie conséquente, voire de la totalité des tâches ménagères et administratives, leur permettant de se reposer. Dans la dernière situation, c’est au contraire l’un des parents ou le couple parental qui perçoit le rmi. Disposant de leur propre logement, mais soutenus matériellement par leurs enfants, les parents assurent la garde des petits-enfants et apportent leur concours pour le bricolage et les tâches ménagères.
Ces services peuvent s’apparenter à un contre-don. Les allocataires n’auraient de cesse de « rendre » pour s’acquitter de leur dette, tout en pensant ne jamais pouvoir y parvenir, tant celle-ci est importante : les enfants parce qu’ils n’ont pas réussi socialement, les parents parce qu’ils pèsent sur leurs enfants, alors que la norme de nos jours est qu’ils les aident. Si cette interprétation est juste pour un certain nombre d’allocataires, notamment pour ceux qui se sont opposés à ce que je rencontre leurs proches – ce qui semble traduire un fort sentiment de culpabilité –, elle ne paraît pas l’être pour tous. Entre certains allocataires et leurs apparentés, il semblerait qu’on ait plutôt affaire à ce que J. T. Godbout, J. Charbonneau & V. Lemieux appellent un état de « dette mutuelle positive », où les protagonistes ont chacun le sentiment de « recevoir plus qu’[ils ne donnent] » (Godbout, Charbonneau & Lemieux 1996 : 171) : où le proche, en raison des services reçus, se sent lui-même endetté à l’égard de l’allocataire. Dans ce cas, le soutien, loin de menacer le lien, le renforce.
« L’endettement positif mutuel » ne résulte pas toujours uniquement des échanges présents. Souvent, il s’ancre dans l’histoire familiale des dons, des dettes et des transmissions. C’est notamment le cas entre mère allocataire et enfant donateur. Phou-Ngeun Phothirath, par exemple, se sent infiniment redevable à sa mère, réfugiée laotienne qui, veuve, a élevé seule ses quatre enfants en trimant dur toute sa vie dans un pays pour elle étranger : la France. Il considère qu’il est tout naturel à présent que lui et ses frères et sœurs lui viennent en aide. Ce sont d’ailleurs eux qui l’ont incitée, après son licenciement à 55 ans, à ne pas rechercher d’emploi pour qu’elle se repose. Cette forte dette sentimentale caractérise les enfants des mères devenues veuves jeunes, qui ont toujours travaillé et perçoivent le rmi à plus de 50 ans. L’aide apportée n’est alors pas motivée par l’obligation de rendre, mais par l’affection. Dans la « dette mutuelle positive », chacun des protagonistes a envie de donner (ibid : 178) : la mère rend d’importants services aux enfants, notamment en gardant les petits-enfants, et les enfants s’occupent d’elle, sont même aux petits soins pour elle. Ce qui compte, comme le dit joliment la fille de Christiane Lopez, c’est « d’offrir du bonheur ».
La dette peut aussi être héritée. Les parents de Christiane Lopez, raconte sa fille, n’ont pas fait leur devoir. Quand Christiane Lopez, qui venait de quitter le domicile conjugal pour fuir la violence de son mari, est arrivée chez eux avec ses enfants, ses parents, opposés à cette séparation, ont refusé de l’héberger. La fille veut réparer l’injustice familiale, mais aussi sociale et judiciaire dont a été victime la mère, personne n’ayant voulu prendre au sérieux la gravité des violences conjugales. L’aide apportée, les biens et le logement rachetés par la fille sont autant de revanches sur le malheur, comme si c’était à la fille de s’acquitter de la créance maternelle sur la famille… L’essentiel est que la mère reçoive : c’est la fille qui se charge de donner.
L’aide en nature s’inscrit donc dans une réciprocité, qu’elle soit immédiate ou différée. Mais pourquoi l’argent est-il exclu de ces échanges, notamment dans les cas d’« endettement mutuel positif », quand sont fournis d’un côté une aide matérielle conséquente, de l’autre d’importants services permettant de réaliser de sérieuses économies ? Pourtant tout le monde reconnaît la valeur monétaire de ces échanges. Pourquoi les apparentés ne donnent-ils donc pas aux allocataires, pour les services rendus, une somme en argent plutôt qu’une aide en nature ?
7Si l’argent est exclu, c’est d’abord parce qu’il n’est guère compatible avec les principes régissant la circulation du don. Le contre-don n’a de valeur que dans la mesure où le donataire est libre de le faire (ibid. : 25). Tout l’art du don est donc de préserver la liberté du donataire. C’est pour cette raison qu’on minore souvent l’importance du cadeau offert (ibid. : 154). « Le don a besoin du non-dit, de l’implicite. » Au service du lien, il importe plus que le bien lui-même. Or l’argent, « quantité pure, […] est d’une visibilité intolérable ». Il « met trop en évidence l’équivalence ou la différence » (ibid. : 25).
Le risque avec l’argent, c’est qu’il apparaisse ensuite comme l’équivalent du service rendu. Se profile alors une logique marchande perçue comme choquante au sein de la famille. Mais là n’est pas le plus gênant : le problème principal est que l’équivalence abolit la dette et, ce faisant, la relation sociale concrète, comme le souligne Alain Caillé (1982 : 77). Vouloir être quitte, c’est refuser le lien. Pour le maintenir, il convient au contraire d’entretenir la dette, l’asymétrie des positions (Bloch & Buisson 1991 : 59). Donner une somme d’argent non équivalente au service n’est pas non plus une solution : ce serait ouvrir la porte à la comparaison et à la comptabilisation.
Mais entretenir la dette ne suffit pas à préserver le lien familial : on l’a vu avec les familles dans lesquelles une aide monétaire régulière est versée. Encore faut-il que les positions de donateur et de donataire soient potentiellement réversibles (ibid. : 59), comme c’est notamment le cas dans les situations d’« endettement mutuel positif ». Ne verser aucune aide régulière en argent préserve cette possible réversibilité. L’allocataire, s’il recevait un soutien monétaire régulier, ne pourrait jamais occuper ou réoccuper un jour la position de donateur. Ainsi, face à leurs parents, certains enfants allocataires qui craignent de ne pouvoir s’insérer ou se réinsérer sur le marché du travail et dont la trajectoire est marquée par l’échec socioprofessionnel, d’où provient la dette – ils n’ont pas fait fructifier ce qu’ils ont reçu (Godbout, Charbonneau & Lemieux 1996 : 117) –, pourront, à travers la réussite de leurs propres enfants et l’aide concrète apportée, « rendre » à leurs parents. Ce que feront les allocataires plus jeunes ou plus diplômés, en trouvant un travail ou en réussissant (par exemple pour les jeunes artistes qui cherchent à percer). Leurs parents attendent cette insertion professionnelle. C’est avec cet espoir qu’ils aident et parfois qu’ils consentent une aide ponctuelle en argent pour financer un projet : ce dont ne bénéficient pas les allocataires plus âgés. Si un soutien régulier était apporté en argent, il endetterait trop le donataire pour que son insertion socioprofessionnelle suffise à ce qu’il s’acquitte de sa dette. Les parents, disent souvent les enfants, « en ont déjà assez fait ». Dans ce contexte, les petits gestes – payer le restaurant, offrir de petits cadeaux – de ces allocataires qui, en général, aident peu leurs parents, il est vrai assez jeunes, peuvent s’interpréter comme une promesse de contre-don, dans la mesure où ils témoignent du désir de donner. Seuls les enfants durablement éloignés du marché du travail et sans descendance risquent de rester à jamais donataires. Quant aux parents allocataires, ils pourront eux aussi redevenir donateurs à la faveur de la retraite et à force de rendre service ou à travers un éventuel héritage.
Pourtant, il y a une exception à cette exclusion de l’argent : dans les familles défavorisées, des dépannages sous forme monétaire sont régulièrement consentis pour de petites sommes (30 à 45 euros). Comment l’expliquer ? Dans ces familles, l’aide circule sans cesse et en tous sens en fonction des besoins de chacun. L’allocataire y est tantôt le donateur, tantôt le donataire. Inscrit dans une réciprocité, l’argent est en général donné. On sait qu’en cas de problème, on pourra soi-même compter sur les autres. Quand l’allocataire est hébergé par ses proches, les budgets sont fréquemment communs. Cette « aide pour la subsistance » (Pitrou 1992) s’échange dans des familles souvent issues de l’immigration ou entre apparentés touchés par la précarité (notamment au sein de la fratrie). Les uns et les autres résident ensemble ou habitent à proximité. Les contacts sont très fréquents, parfois quotidiens. Ces familles relèvent de la catégorie « famille-entourage locale », qui se définit par ces caractéristiques (Bonvalet & Maison 1999 : 52-53). Comme pour les familles guadeloupéennes dans lesquelles existe une « culture contre la pauvreté » (Attias-Donfut & Lapierre 1997 : 75), les échanges y sont encadrés par de strictes normes de réciprocité à respecter et l’utilisation de l’argent répond à des règles précises : on ne saurait le gaspiller. Pour toutes ces raisons, la circulation régulière des liquidités ne pose pas problème. Ainsi maintient-on la réversibilité des positions, tout en évitant l’écueil de l’équivalence, la fonction d’équivalent général de l’argent se manifestant surtout quand le contre-don n’est pas de même nature – quand il s’agit de services –, non quand on se dépanne financièrement à tour de rôle. Si cette forme d’aide, qui inclut l’argent, est possible, c’est parce que l’allocataire et ses proches sont plus ou moins sur un pied d’égalité : ils occupent des positions sociales similaires. Les difficultés professionnelles rencontrées par l’allocataire ne l’endettent pas. A contrario, c’est quand il y a un fort endettement lié à l’échec, plus qu’à l’aide octroyée, que l’argent est d’une visibilité insupportable.
Si l’aide régulière est presque toujours apportée aux allocataires du rmi en nature et non en argent, ce n’est pas parce que le soutien financier instaure une dépendance, mais parce qu’il rend visible la dépendance déjà existante, humiliant l’allocataire et entravant la liberté du donateur. Il révèle des relations familiales conflictuelles. Il ne s’agit pas d’un simple manque de tact. L’enjeu est bien plus conséquent : il y va de la place de l’allocataire dans la famille. Versé, l’argent témoigne de la position débitrice de l’apparenté ; réclamé, de la volonté de l’allocataire de faire reconnaître sa position créditrice. Il indique le sens de la dette et fige les positions de chacun par rapport à celle-ci, alors que l’aide en nature préserve leur réversibilité. Or la réversibilité est une condition du maintien du lien familial. En la compromettant, l’argent est vecteur de changement. « Langage de la dette », pourrait-on dire – comme Anne Gotman parle de « langage de la parenté » à propos de la dilapidation (Gotman 1995 : 95) –, il est utilisé par les protagonistes pour tenter de redéfinir les places de chacun au sein de la parenté : pour exclure, lier, retrouver une place. L’introduction de l’argent vise donc à transformer les relations familiales, alors que l’aide en nature préserve les relations existantes.