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L'argent en famille

« Tout ce qui est à moi est à toi ? »

Mise en commun des revenus et transferts d’argent dans le couple1
Delphine Roy
p. 41-52

Résumés

Le couple n’est pas une unité indivisible au sein de laquelle les revenus de l’un ou de l’autre seraient parfaitement fongibles. L’étude de la mise en commun et de la circulation de l’argent entre les conjoints fait apparaître trois logiques, qui se distinguent par une définition plus ou moins extensive de la « communauté » et par la présence ou non d’une norme d’égalité qui suppose que soient explicitement quantifiés les montants. De plus, dans les calculs indigènes, ce sont les dépenses qui sont premières : la répartition des ressources se fait une fois définis les tâches de chacun et le périmètre des dépenses communes. Enfin, la dimension temporelle, à travers l’histoire des deux conjoints et la façon dont ils se projettent dans l’avenir, est essentielle pour comprendre les arrangements mis en place et la possibilité de leur renégociation lorsque les dépenses ou les revenus changent (déménagement, arrivée ou départ d’enfants, cessation ou reprise d’activité, etc.)

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Texte intégral

  • 1 Cet article est tiré d’une recherche menée sous la direction de Christian Baudelot, que je remercie (...)

1La plupart des statistiques calculées au niveau du ménage, celles du niveau de vie en particulier, supposent implicitement qu’au sein d’un foyer, les individus mettent tous leurs revenus en commun, et consomment tout, ensemble, uniformément. Or, les modalités concrètes de mise en commun des ressources, et de transformation – partielle ou totale – des revenus de chacun en « argent de la maison » sont encore très peu connues. La circulation et la redistribution de l’argent entre les conjoints ont en effet longtemps été ignorées puisque les inégalités étaient mesurées entre les ménages, et non en leur sein. Mais de nombreuses recherches sont en cours, tant en histoire qu’en sociologie ou en économie, qui étudient les processus à l’œuvre au sein même des familles et mettent en lumière le fait qu’elles sont souvent bien loin d’opérer une distribution égalitaire des ressources (monétaires, culturelles, symboliques, etc.) entre leurs membres.

2Il existe en particulier toute une littérature sur le sujet en économie. Celle-ci remet en question la vision unitaire du ménage « beckerien » (Becker 1981), au sein duquel les ressources seraient mises en commun, puis allouées de manière optimale et altruiste par un « dictateur bienveillant » qui connaîtrait et prendrait en compte les préférences de chaque membre du ménage. Les modélisations alternatives (par exemple Browning, Bourguignon, Chiappori & Lechene, 1994) se fondent au contraire sur la théorie des jeux et modélisent le processus d’allocation des ressources au sein du ménage (réduit pour l’analyse à un couple) comme une négociation, dans laquelle le pouvoir de chacun dépend en particulier du « point de menace », c’est-à-dire de la situation qui serait celle de chacun des conjoints dans l’éventualité de la séparation du couple. Le ménage est alors modélisé non pas comme une unité mais comme le lieu où deux agents négocient pour imposer leurs préférences.

3Pour comprendre la structure des dépenses observée, il apparaît donc indispensable d’ouvrir la « boîte noire » de la famille et de comprendre quelles transformations concrètes et symboliques l’argent subit au sein des couples. Comment expliquer les différents arrangements de partage des dépenses et des ressources, plus ou moins collectifs, qui sont mis en place ?

4Les huit cas que nous présentons ici montrent la diversité des modes de calcul et de circulation de l’argent au sein du couple. Trois logiques apparaissent clairement, que nous présentons dans une première partie. Il est néanmoins nécessaire de replacer ces résultats dans une perspective diachronique. Dans une seconde partie, on s’intéresse donc aux moments de changement : à quelles occasions, et à quelles conditions, les arrangements peuvent-ils être – ou non – renégociés ?

Le compte commun et ses enjeux : trois logiques de comptabilité

5Trois cas, dans lesquels les deux conjoints ont entre 27 et 37 ans, permettent de distinguer trois logiques de mise en commun au sein du couple. Chacune délimite différemment le périmètre de la communauté et y associe une norme de participation, égalitaire ou non. Dans la première, la communauté est la plus étendue, puisqu’elle dissout les individus dans « la famille » perçue comme une unité. Dans la deuxième au contraire, les individus restent distincts et la réciprocité est la norme. La troisième voit quant à elle la communauté définie par une finalité, un « projet ».

« Tout ce qui est à toi est à moi »

  • 2 On a conservé les devises, francs ou euros, dans lesquelles s’expriment les personnes interrogées.

6Isabelle a 35 ans. Elle est mariée depuis onze ans avec Clément, de deux ans son aîné. De septembre 1995 à juin 2000, elle a été maître auxiliaire dans des lycées de l’académie de Créteil. Lui est professeur en classes préparatoires. Ils habitent dans la banlieue sud de Paris. Ils ont trois enfants, âgés de 1, 4 et 8 ans. Le salaire de Clément est, en moyenne, de 25 000 francs par mois2 [3 800 euros]. Isabelle a interrompu son activité professionnelle en 2000 et touche environ 5 000 francs [760 euros] de congé parental (ape) et d’allocations familiales. Elle parle de sa décision d’arrêter de travailler :

J’ai voulu un mi-temps à la rentrée 2000 et j’ai pas pu l’avoir, alors… j’ai laissé tomber. Et on s’est rendu compte qu’on gagne beaucoup plus, en fait, comme ça. […] Parce que lui, il double son salaire, maintenant, avec les heures sup’, et puis il fait passer des concours […]. Donc on s’est rendu compte qu’en travaillant tout seul, on gagnait plus que quand on travaillait à deux, donc le calcul a été vite fait.

7Isabelle utilise le « on » collectif pour parler de l’argent gagné par l’un ou l’autre : l’homme est ainsi assimilé à un représentant du « on », de la famille, sur le marché du travail, et c’est ce « on » qui gagne plus qu’avant, et non pas le seul Clément.

8Il s’agit là d’un premier type d’usage du compte commun : le couple n’a qu’un seul compte, sur lequel sont versés les revenus des deux conjoints. Cet arrangement est associé, dans le discours d’Isabelle comme pour les partisans du compte commun sur le forum Internet, à l’idéal du couple indivisible, de la famille unie, et opposé à la « mesquinerie » et à l’« égoïsme » supposés aller de pair avec le fait de garder une partie de ses ressources « hors de portée » de l’autre, ou de faire des comptes, forcément « d’apothicaires » (selon les mots d’Isabelle, à propos d’un couple d’amis présenté comme contre-exemple). Le compte commun unique correspond au modèle unitaire du ménage, où l’argent est totalement mis en commun et perd toute trace de son origine. C’est une très efficace machine à « blanchir » l’argent gagné sur le marché du travail, et à le fondre en argent domestique. Mais cet usage est loin d’être généralisé.

9Si l’on compare Isabelle aux autres femmes rencontrées, sa caractéristique distinctive est d’avoir renoncé à toute activité professionnelle. Elle a accepté une division du travail tranchée et vraisemblablement définitive, du moins tant que durera le mariage :

Avant, quand on travaillait tous les deux, il aidait, il faisait les courses. Maintenant je fais tout, je le libère, quoi. […] Finalement, je me rends compte que je lui dois rien parce que… je lui rends service, quelque part… On se partage les tâches, lui il travaille, il gagne l’argent, moi je suis à la maison, je m’occupe de tout le quotidien, des enfants… C’est pas non plus facile tous les jours !

10Il est frappant d’entendre les femmes de cette génération, appartenant aux classes moyennes et supérieures, et qui défendent le compte commun unique, se justifier d’avoir ainsi accès au salaire de leur conjoint (« Il n’est pas perdant », « Je lui dois rien »…) comme si on pouvait les accuser de profiter honteusement de leur travail. Cela n’est pas le cas des femmes interrogées qui sont plus âgées ou appartiennent aux classes populaires, pour lesquelles le « tout ce qui est à moi est à toi » et la division travail salarié/travail domestique semblent aller davantage de soi. Cela tendrait à montrer que la norme, parmi les femmes jeunes, diplômées, des classes moyennes, a changé de côté, et serait plutôt du côté du partage limité et d’une volonté affichée d’égalité – avec, on va le voir, des conséquences ambiguës en termes d’accès du moins bien doté des conjoints aux ressources de l’autre.

Le « modèle égalitaire » et ses limites : comptes explicites et égalité des montants

11Un compte joint peut également exister en complément de deux comptes individuels. Cet usage semble caractéristique des couples jeunes, où la femme est diplômée et travaille. Chacun y verse une partie de ses revenus et il sert à payer ce qui est défini comme les « dépenses communes ». C’est le cas de Julie, 27 ans, cadre commerciale, qui vit depuis cinq ans avec Vincent, 28 ans, également cadre commercial. Tous deux sont diplômés d’écoles de commerce parisiennes. Ils ont ouvert un compte commun il y a deux ans, au moment de leur emménagement dans un appartement loué. Cet usage du compte commun « en plus » donne une réalité financière à l’union tout en préservant une certaine marge d’autonomie à chacun (Julie : « Ça évite des comptes compliqués, et ça permet la transparence des affaires d’argent dans le couple »).

  • 3 Elle définit ainsi les « dépenses communes » : « Le loyer, l’edf, le téléphone, les courses aliment (...)

12Reste alors à déterminer combien chacun doit mettre sur le compte commun et laisser sur son compte personnel. Comment est calculée cette répartition ? Pour Julie, il va de soi que mettre « la même somme » sur le compte signifie également que chacun y verse le même pourcentage de ses revenus : « On verse dessus environ 40 % de nos salaires respectifs. Chacun verse la même somme – par virement automatique, chaque mois. » Pourquoi 40 % ? En fait, ce montant a été calculé à partir d’une estimation des frais communs3. Le montant de ces frais a ensuite été divisé par deux pour établir la part de chacun. Ce sont donc les dépenses qui sont premières, dans le calcul, par rapport aux ressources, et un principe d’égalité qui préside à la participation de chacun. Cet arrangement convient à Julie et à Vincent car leurs salaires sont à peu près égaux. Ils peuvent donc aisément revendiquer la « transparence des affaires d’argent dans le couple ». Mais lorsque les salaires des deux conjoints sont inégaux, comme c’est souvent le cas, ce mode de calcul pose problème.

  • 4 La discussion dont est extraite ce message, qui a reçu cinquante-cinq réponses très animées, a été (...)

13C’est autour de cette question du « partage équitable » que tournent la plupart des débats des forums Internet consultés. Les participantes sont en moyenne jeunes, actives et diplômées, mais leur conjoint gagne, le plus souvent, davantage qu’elles. Le problème qui est discuté est de savoir combien d’argent mettre en commun pour payer les dépenses communes : le calcul doit-il être fait en fonction des dépenses ou des ressources ? Caroline, 23 ans, synthétise les discussions4 dans ce message d’avril 2004 :

« C’est mon cas »
Envoyé par bubblegum2
le 20 avril à 14 : 32
Pendant longtemps (et encore maintenant, mais moins), j’ai mis un point d’honneur à diviser toutes les dépenses communes par deux, donc à assumer 50-50. Mais il est vite apparu que continuer de la sorte aller [sic] bloquer mon homme dans ses choix de vie, choix de vie que nous partageons forcément. Par exemple, nous étions bloqués à un certain niveau de loyer parce que si je voulais payer la moitié, ben on ne pouvait pas avoir le genre d’appart qu’il aurait voulu et pouvait se permettre d’avoir.
En fait, il y a deux visions de l’équité : soit vous faites 50-50 ; soit vous répartissez au prorata de vos revenus. Je trouve que la deuxième solution est la plus équitable, d’autant plus que quand on est une femme, c’est souvent nous qui apportons la contribution « entretien » au ménage.

14Les tensions qui apparaissent dans ces forums sont la conséquence d’une contradiction entre d’une part, une norme d’égalité dans la participation des deux conjoints (« assumer 50-50 »), que semblent partager la plupart de ces jeunes femmes et, d’autre part, la réalité des conditions salariales qui fait que leurs revenus sont souvent inférieurs à ceux de leur compagnon. Dès lors que l’on refuse une division du travail qui laisse à l’homme la tâche de gagner l’argent du ménage, comment être égaux dans la constitution du budget commun si l’on ne dispose pas des mêmes ressources ? La notion de « partage équitable » est alors substituée à celle de « partage égal », mais c’est la définition de l’« équité » et, surtout, son caractère insatisfaisant lorsque l’on compte en termes d’égalité quantitative qui font débat.

Une « cause commune »

15Le troisième cas montre que ce « modèle égalitaire » peut coexister avec une mise en commun beaucoup plus inconditionnelle, mais limitée à un périmètre précis. Claire, 29 ans, diplômée de Sup de Co Nantes, raconte les débuts de sa cohabitation avec Olivier, alors allocataire à l’université, avant leur mariage :

Au début, on faisait des comptes, tous les mois, deux mois, on faisait la somme de ce qu’on avait dépensé, ce que chacun avait payé, et on se faisait des chèques. Et puis comme on essayait de payer à peu près pareil, au fur et à mesure, à la fin on se devait quoi, 100, 200 balles… Alors on a arrêté de faire les comptes, c’était plus la peine.

16La comptabilité explicite, devenue inutile au maintien d’une idée d’égalité, a été progressivement abandonnée. Il faut souligner l’égalité d’âge, de diplôme et de ressources entre les deux conjoints au moment de ce processus.

  • 5 L’entretien a été réalisé en avril 2004.
  • 6 Car elle avait démissionné de son emploi pour suivre son conjoint, ce qui ouvre des droits au chôma (...)

17En 2001, Olivier est parti pour des raisons professionnelles aux États-Unis, et Claire l’a « complètement suivi », selon ses mots : elle a démissionné de l’emploi de cadre (payé 20 000 francs par mois [3 000 euros]) qu’elle occupait. Thibault, leur fils, est né en 2002. Depuis leur retour des États-Unis en septembre 2003, Claire est à la recherche d’un emploi5, et souffre de ne pas en trouver. Elle touche 1 400 euros par mois des Assedic6 et son mari, chercheur, gagne 2 000 euros environ. Ils sont locataires d’une maison dans la banlieue sud de Paris, mais souhaitent accéder à la propriété dès que possible. Chacun a un compte personnel :

— Et alors maintenant, vous n’avez pas de compte commun ?
— Non… Déjà, deux chéquiers, deux cartes de crédit… ça fait beaucoup, ça sert à rien… Pour le moment j’en vois pas la nécessité, mais peut-être que quand je n’aurais plus d’argent qui tombera tous les mois sur mon compte à moi… Faudra que j’aie une carte sur son compte, alors. Si j’ai pas de boulot… Mais je veux pas être derrière mon mari comme un boulet !

18Claire associe le compte commun unique au fait de n’avoir plus d’argent sur « son compte à elle ». Il ne s’agirait d’ailleurs pas, pour elle, d’un compte commun : elle dit qu’« il faudrait qu’elle ait une carte sur son compte [à lui] ». Même si elle pense qu’« Olivier, ça ne le dérangerait pas », elle considère que le salaire de son mari reste à lui.

19En revanche, les projets immobiliers, qui lui tiennent beaucoup à cœur, ressortissent à une autre logique : si elle retrouvait un travail et « si on achète un truc et que mon salaire compte pour acheter ce truc, alors on fera un compte joint dans la banque où on empruntera l’argent ». Pour acheter une maison, l’argent n’est plus le sien ou celui de son mari, c’est l’argent du « projet » (un mot qui revient souvent dans son discours). Elle a emprunté pour payer ses études et n’a pas d’épargne, tandis que son mari a depuis longtemps un plan épargne logement. Elle considère cet argent comme commun : « Pour moi, son compte épargne logement, c’est notre apport. » Réciproquement, il a ouvert un compte d’épargne sur lequel il lui a demandé de mettre 500 euros par mois :

Cet argent, j’aurais préféré le mettre sur mon Codevi – parce que c’est mon Codevi ! [Rire.] Mais dans le fond, ça change rien, c’est la communauté d’acquêts, et puis on est dans ce projet d’acheter… C’est dans la lignée, quoi.

20Il y a donc une nette séparation entre deux comptabilités : d’une part, l’entretien courant du ménage et des individus qui le composent, et, d’autre part, les projets à long terme, les enfants, la maison. En fait, ce qui ennuierait Claire serait qu’elle, dans ses dépenses personnelles et quotidiennes, dépende du salaire de son mari. Mais les « projets » relèvent d’une autre logique : la notion d’égalité de participation disparaît, chacun doit y contribuer au maximum de ses moyens, sans que l’argent de l’un ou de l’autre y soit distingué. Claire conclut d’ailleurs l’entretien sur le fait que l’argent n’est pas un problème dans son couple car « on a les mêmes priorités, pour Thibault, une maison pour les enfants ».

21Les deux individus, leurs salaires, leurs besoins restent distincts, mais la communauté est définie (et limitée) par un but commun, prioritaire par rapport aux individus, ainsi résumé en une expression, « une maison pour les enfants ».

  • 7 L’expression de « cause commune » est tirée de l’article de Sybille Gollac (2003).

22On retrouve, à travers ces cas, trois discours sur la circulation de l’argent dans la famille, qui ont été décrits par les auteurs de Charges de famille (Weber, Gojard & Gramain 2003). On rencontre tout d’abord le registre de tout ce qui est « inconditionnel », où ne s’opère surtout pas de calcul : la circulation de biens et de services doit être « pur cadeau », sans poids du contre-don. À ce registre s’oppose celui de tout ce qui doit être « réciproque et équilibré », sur le modèle du « don/contre-don » : les questions d’argent y sont explicites, quantifiées, et le souci de l’égalité des montants est présent. La troisième logique est celle de la « cause commune », définie comme la « mise en commun des ressources dans la poursuite collective d’un but commun »7. Cette « cause commune » délimite un périmètre au sein duquel la mise en commun inconditionnelle, sans contrepartie ni limitation des montants, est à la fois possible et nécessaire, mais elle est limitée dans le temps et, en dehors d’elle, les individus – et les comptes bancaires – restent distincts.

23Cela invite à s’interroger sur la dimension dynamique des arrangements qui sont mis en place. Dans le cas de Claire, c’est la naissance d’un enfant et le projet immobilier qui ont donné lieu à la mise en place d’une nouvelle comptabilité, et l’on peut s’interroger sur la pérennité des logiques de calcul lorsque disparaissent les « causes communes ». On va donc maintenant s’intéresser à ces moments de changement.

24L’évolution des arrangements dans le temps

25Deux types d’événements, très liés, peuvent amener des reconfigurations dans la mise en commun de l’argent : l’arrivée ou le départ d’enfants, et la cessation ou la reprise d’une activité par la femme.

« Louis est assez généreux » : un congé parental et des transferts d’argent

  • 8 L’entretien a été réalisé en juin 2004.

26Camille, 32 ans, est mariée depuis quatre ans à Louis, 31 ans. Elle a fait des études de théâtre, puis trouvé un travail de vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, à Paris. Elle a quitté ce travail pour un congé parental en 2001, à la naissance de son troisième enfant (les trois enfants sont nés en 1996, 1999 et 2001). Depuis, elle touche – comme Isabelle – l’ape et les allocations familiales pour trois enfants, soit 5 000 francs [760 euros] au total. Elle compte reprendre un emploi dans la même entreprise, qui l’a récemment rappelée8, lorsque son droit à l’ape prendra fin. Louis, architecte, gagne entre 25 000 et 30 000 francs [de 3 800 à 4 600 euros] par mois. Lorsque Camille travaillait, ils payaient chacun une partie des dépenses. Mais Camille étant en congé parental, ils ont mis en place un transfert d’argent mensuel :

— Louis me donne 6 000 francs par mois… [Un temps.] Non, 600 euros, c’est ça… ce qui fait environ 4 000 francs, donc j’ai à peu près 10 000 en tout. […] Il me fait un chèque. C’est 600 minimum, s’il a plus il me donne plus, c’est en fonction. Lui, l’épargne, il connaît pas, alors quand il a plus d’argent, il me le donne, parce que c’est moi qui épargne.
— Et à quel moment vous avez décidé pour les 600 euros ? Comment ?
— Au moment où je suis arrivée en congé parental, je lui ai dit : « Moi je peux pas… vu que je dois faire les courses, etc. », les 5 000 francs rentraient pas là-dedans. J’ai dit : « Bon, je paie les courses, la crèche, etc. et puis on fait une enveloppe, comme ça, un peu plus, quoi. » C’est-à-dire qu’il m’a dit : « Je te donne 1 000 euros », et j’ai dit : « Mais moi, 1 000 euros, je les dépense pas… » Il m’a dit : « Ben, tu les mettras de côté. »
— Et comment vous êtes arrivés au chiffre de 600 euros ?
— Alors, il y a deux ans, les choses étant un peu fixées, moi je savais que j’étais partie pour trois ans de congé parental, lui s’engageait pour très longtemps dans l’agence… Donc là, on s’était mis sur l’ordinateur et on avait rentré tout, tout, tout… et on avait calculé qu’effectivement, pour que je sois à l’aise, pouvoir payer vraiment tout ce qui était pratique…

27Le calcul des 600 euros a donc été fait par soustraction : il s’agit de la différence entre les revenus de Camille et toutes les dépenses qui lui incombent du fait de la division du travail dans le couple, à savoir « tout ce qui est pratique », selon ses mots. Ce mode de calcul est celui que nous avons repéré chez les trois femmes de la bourgeoisie sans compte commun que nous avons interrogées. On peut le résumer par la formule : (budget « courses » + budget « enfants ») – revenus féminins = transfert du compte de l’homme vers le compte de la femme

28Il est important de noter que ce calcul, entre Camille et Louis, a été fait de manière tout à fait explicite, après une répartition tout aussi explicite des dépenses en fonction des tâches que chacun accomplit pour le ménage, lors d’un après-midi consacré à « faire un budget ».

29Pourquoi Camille et Louis ont-ils recours à cet arrangement plutôt qu’au compte commun ? Ils avaient essayé d’ouvrir un compte joint en plus de leurs comptes respectifs, durant les études d’architecture de Louis. Il était alors surveillant à mi-temps dans un lycée :

On a mis un compte commun à nos deux noms, et ça a pas du tout marché, le truc il était à moitié à découvert tout le temps parce que Louis oubliait de mettre le truc, alors à un moment donné, peut-être au bout de cinq mois, on a dit : « Attends, ce truc on sait pas du tout gérer ça… »

30Le système « un compte séparé + un compte joint » n’a pas fonctionné, selon Camille, parce que Louis « oubliait » de mettre de l’argent sur le « truc ». On peut donc penser que le compte commun, même aujourd’hui où Louis gagne bien plus que Camille, ne serait pas une solution envisageable pour eux, car il obligerait Louis à y verser tout son salaire ou, du moins, une somme fixe et régulière, alors que le système actuel est pour lui beaucoup moins contraignant, – puisque les transferts d’argent peuvent fluctuer dans une fourchette de 600 à 1 000 euros.

31Enfin, il faut souligner la notion de générosité mise en avant par Camille (« Louis, il a une personnalité très généreuse », « Louis est assez généreux »), qui marque bien qu’il n’y a pas mise en commun évidente et immédiate, que « tout ce qui est à moi n’est pas à toi ». Au contraire, la générosité n’a de sens que rapportée à un don, discrétionnaire, d’une personne à une autre. Il paraîtrait par exemple inconcevable qu’Isabelle, pour qui l’argent gagné par son mari est de manière évidente à toute la famille, parle de « générosité » de la part de celui-ci. Cela n’est sans doute pas étranger au fait que Camille ait l’intention de reprendre son travail, tandis qu’Isabelle ne compte pas retravailler d’ici très longtemps : leurs droits sur l’argent de leur mari ne sont pas du tout les mêmes. Il semble que modes de calcul au sein du couple et position par rapport au marché du travail vont de pair, sans que l’on puisse dire dans quel sens fonctionnerait une éventuelle causalité.

32Deux cas de couples appartenant à la génération précédente (ils ont aux alentours de 50 ans), dans lesquels la femme a interrompu puis repris une activité salariée, permettent de mieux comprendre ce lien.

Départ des enfants, reprise du travail féminin

33Hélène est née en 1956 dans une famille de ce qu’elle appelle la « bourgeoisie traditionnelle française », dans le sud-est de la France. Elle est diplômée de l’Institut d’études politiques de Grenoble. Elle s’est mariée à 19 ans, et a eu trois enfants, nés en 1976, 1978 et 1982. Elle a travaillé comme assistante parlementaire de 1980 à 1983, et a quitté ce travail lorsque son mari, alors cadre supérieur dans une grande entreprise, a obtenu un poste à Londres. Ils sont rentrés à Paris en 1989. En 1994, elle a repris une activité professionnelle, contre l’avis de son mari. Le salaire de celui-ci se compte en dizaines de milliers d’euros, puisqu’il est aujourd’hui « Chief Technology Officer » d’une entreprise de télécommunications. Hélène gagne quant à elle 16 000 francs par mois [2 500 euros]. Voici comment elle décrit la circulation de l’argent entre elle et son mari :

Avec Jacques, on a toujours fonctionné avec des comptes séparés, et le système qui s’était instauré lorsqu’on était à Londres et que je ne travaillais pas, c’est que Jacques me versait chaque mois une somme et après je faisais… enfin, qui était pour les enfants, etc., dont j’avais la libre disposition et sur laquelle il n’a jamais émis le moindre commentaire. […] Après, quand on est rentrés d’Angleterre ça a perduré, donc Jacques me versait une mensualité, et puis… Quand j’ai recommencé à travailler, on a réduit ce truc-là, ça nous paraissait logique. […] Il y avait juste encore un emprunt à rembourser et donc Jacques a continué à me mettre une mensualité, moins élevée qu’avant, et cette mensualité-là, comme l’emprunt s’éteint doucement mais sûrement et qu’il n’y a pas touché, j’ai une petite subvention en plus de mon salaire.

  • 9 Définition du mot « subvention » donnée par le Petit Larousse.

34Les mots qu’elle emploie pour décrire les transferts d’argent sont symboliquement importants : lorsqu’elle ne percevait pas de salaire, il s’agissait d’« une somme », puis d’« une mensualité ». Aujourd’hui, ce qui reste de cette mensualité est décrit comme « une petite subvention », expression qui évoque une aide d’une instance supérieure accordée « pour favoriser l’activité d’intérêt général à laquelle [une personne privée] se livre9 ». Cette « subvention » a été considérablement réduite lorsque les aînés des enfants ont été indépendants financièrement et qu’Hélène a repris une activité salariée. Le transfert d’argent était donc justifié par la « cause commune » des enfants, mais non destiné à Hélène elle-même. Son salaire constitue à présent, comme celui de Camille, la base de l’argent « du quotidien », à laquelle s’ajoute le reste de l’argent versé par son mari (à présent justifié par la fin de l’emprunt à rembourser).

35Lorsque j’interroge Hélène sur les changements qu’elle a ressentis lorsqu’elle a repris une activité, elle conclut sur le changement de nature symbolique de l’argent qui se trouve sur son compte, et la différence entre les usages que ces deux sortes d’argent imposent ou permettent :

C’est vrai que ma vision de l’argent était quand même différente quand j’avais pas de salaire. Je me sentais quand même plus redevable de… parce que justement cet argent était l’argent de la maison, il fallait qu’il soit utilisé de manière optimum… À partir du moment où j’ai à nouveau regagné ma vie, en fait, il y en a une partie dont j’admets que ça puisse… que je puisse avoir un achat coup de cœur, ou un truc qui sorte un peu de l’ordinaire… ce que je ne me serais pas autorisée avec ce que j’appelle l’argent de la maison, tu vois, pour moi c’est pas mon argent, c’est l’argent de la maison.

  • 10 Cette somme représentait bien sûr une proportion bien plus importante des revenus d’Emmanuel que de (...)

36C’est un point commun entre Hélène et une autre enquêtée, pourtant très éloignée en termes de biographie et de position sociale (Anne-Marie, 49 ans, trois enfants, gardienne d’immeuble, mariée depuis 1976 à Emmanuel, conducteur d’engins sur des chantiers de btp). Toutes deux recevaient de leur mari une somme mensuelle pour les dépenses de la maison et des enfants10, et elles ont repris une activité salariée lorsque les aînés des enfants ont quitté le domicile familial, ce qui a entraîné la réduction ou la fin des transferts entre les conjoints. Voici ce que dit Anne-Marie lorsque je lui demande si son mari et elle ont un compte commun :

— Alors on voulait mettre un compte commun, et puis mon mari il me dit : « Non, si tu veux t’acheter des trucs, bon… » alors du coup j’ai gardé… Enfin il peut prendre sur mon compte, mais on a séparé nos comptes.
— Et depuis le début, ça ?
— Ah non ! C’est depuis que je retravaille, qu’on a deux comptes séparés.
— Depuis que vous avez recommencé à travailler ?
— Oui parce que ce compte-là, quand on n’a plus eu à payer la maison, on l’a gardé mais on n’en faisait rien, et du coup c’est moi qui ai repris ce compte-là, parce que j’ai… à nouveau… une paie, tout ça, c’est sur ce compte-là.
— Et il était à votre nom ?
— Ah, aux deux noms, toujours ! Comme celui de mon mari, il est aux deux noms, et le mien il est aux deux noms aussi, alors ça fait qu’il peut faire des chèques, il peut retirer ce qu’il veut, y a pas de problème.
— Mais c’est vous qui le gérez.
— Voilà, oui, quand même. Parce que c’est moi qui fais mes comptes, tout ça, si je veux m’acheter un petit truc, ou, bon, à Noël mon fils il voulait un surf des neiges, bon, je l’ai pris… sur mon compte.

  • 11 Pour reprendre l’expression d’Hélène.

37Ainsi le départ des enfants, « cause commune » financière, qui est davantage une « cause féminine » en termes d’emploi du temps, permet que la femme reprenne un travail et implique que l’homme cesse de lui verser l’argent qui était étiqueté, désigné comme l’argent du foyer. Sans les enfants, cette somme perdrait son sens socialement acceptable d’« argent de la maison », elle deviendrait un transfert d’argent de l’homme à sa femme, et à elle seule, ce qui poserait vraisemblablement problème, car si l’on se réfère aux « besoins de la famille » pour définir le premier type de transfert, comment définir les « besoins de l’épouse » ? Il y a donc réaménagement d’un système comptable qui avait été mis en place pour une finalité donnée, celle de l’éducation des enfants dans des conditions « optimum11 ».

Rapport de force originel et (re)négociation impossible ?

38Les cas dans lesquels il n’y a pas de renégociation possible sont, en fait, ceux dans lesquels il n’y a pas eu de calcul explicite au départ : le partage des dépenses et des ressources existe, mais il n’a jamais fait l’objet d’une comptabilité entre les conjoints. Ce partage, adapté à une situation, à un moment donné, peut se trouver en porte-à-faux avec les évolutions de la situation du couple, sans être pourtant remis en cause puisqu’il n’est jamais discuté.

39C’est le cas d’Anna, 52 ans, mariée depuis 1979 avec Alain, 48 ans, ingénieur en travaux publics, mais qui vient juste d’entamer une procédure de divorce16. Ils ont deux enfants, nés en 1982 et 1984. Elle est éducatrice spécialisée, salariée à trois quarts temps d’une association loi 1901. Elle gagne 1 526 euros par mois, lui 4 619 euros. Elle vit dans un appartement dont il est propriétaire, mais dont lui-même est parti il y a un an. Elle évoque aujourd’hui sa situation passée avec le regard très critique du moment où l’on demande le divorce, et fait un sombre bilan financier de vingt-quatre ans de mariage avec un homme aux revenus bien supérieurs aux siens : elle travaillait à mi-temps et gagnait 8 000 francs [1 200 euros], tandis que lui gagnait 25 000 francs [3 800 euros], puis 30 000 francs [4 600 euros]. Jusqu’au passage à l’euro, il lui versait 9 000 francs [1 400 euros] par mois, et depuis, 1 500 euros. Cette somme est restée la même durant presque vingt ans :

— Il y avait un virement tous les mois ?
— Oui, c’est ça.
— Et c’était combien ?
— Euh… 9 000 francs. C’était 9 000 francs à l’époque, 1 500 euros maintenant, ça n’a pas changé.
— Et ça, c’est des trucs qui ont été fixés, tout votre mariage, qui ont pas changé…
— Qui n’ont jamais été parlés, qui se sont faits… […] c’était un sujet que, je sais même pas si c’était de la pudeur ou quoi, on parle jamais d’argent…
– Donc vous parliez pas d’argent… Et comment vous aviez fixé les 9 000 francs, au début ?
— Je me souviens pas…
— Tu te souviens pas comment vous étiez arrivés à ce chiffre-là ?
— Non… c’était un chiffre qui me convenait, au départ, et puis après qui n’a plus convenu, mais on l’a pas remis en cause. Parce qu’on a eu deux enfants, et puis… plus ça grandit et plus ça coûte cher un enfant…

40Les 9 000 francs qu’il versait sur son compte à elle s’ajoutaient à son salaire de 8 000 francs pour constituer « l’argent du ménage ». Il restait donc à Alain environ 15 000 francs par mois pour payer les charges de l’appartement (3 000 francs par mois), les voitures, les vacances et les « gros » cadeaux aux enfants. Il s’occupait également de l’épargne, son épargne puisqu’ils étaient mariés sous le régime de la séparation des biens. Il est impossible de savoir dans quelle mesure Anna noircit aujourd’hui le tableau, mais il est très vraisemblable qu’il ait beaucoup épargné tandis qu’elle dépensait son salaire dans l’entretien quotidien du ménage.

41La difficulté à parler d’argent dès le début de l’union s’explique en partie par l’origine sociale des deux conjoints : Anna est née en 1952 dans le Finistère, de parents agriculteurs sur une petite exploitation. Son mari, de quatre ans son cadet, est un héritier dans tous les sens du terme : il est issu d’une famille bourgeoise parisienne, il a obtenu un diplôme d’ingénieur en 1980. Anna et Alain étaient donc loin d’être également dotés au moment du mariage (en 1979), et on comprend aisément que les termes de la négociation aient été défavorables à Anna. On peut également comprendre ainsi l’absence de discussion au sujet de l’allocation des ressources, qui aurait rendu très visible leur inégale répartition de départ dans le couple.

42On retrouve cette absence d’explicitation dans le cas de Valérie, 50 ans, qui est coiffeuse dans une petite ville du Loir-et-Cher. Elle est propriétaire du fonds de son salon de coiffure, qui lui rapporte environ « 12 000 francs par mois » [1 800 euros]. Elle vit avec Franck, 41 ans, qui est représentant en luminaires pour des locaux commerciaux. Elle dit ne pas savoir combien il gagne. Ils sont en couple depuis six ans, et ne sont pas mariés. Elle a été mariée deux fois auparavant, et lui, une fois. Elle n’a jamais eu d’enfant, lui non plus. Lorsque je lui demande « Comment vous faites avec votre argent : vous avez un seul compte, chacun un compte… ? », elle me répond assez catégoriquement : « Chacun un compte. On n’a pas de compte commun, on met pas le nez dans celui du voisin… » Elle insiste sur la spontanéité de la répartition des dépenses. Ainsi, pour les meubles : « Oh, oui, la décoration, un meuble, un tapis, c’est l’un ou l’autre, celui qui a le coup de cœur. » En fait, c’est Franck qui est venu s’installer chez Valérie alors que leur relation durait depuis deux ans. La répartition des dépenses n’a pas été discutée à ce moment-là :

— On paie chacun… On s’est pas posé la question au début quand on s’est mis ensemble, c’est venu comme ça. Moi je payais déjà tout ce qui allait avec le salon, et puis voilà, je ne fais jamais les courses !
— Et il vous a proposé : « Bon puisque tu paies tout ça, je vais faire les courses » ?
— Non, lui il adore faire ça, comme il a toujours fait la cuisine, il a continué. Il fait les choses qu’il aime.

43En l’absence de comptes explicites, s’est installée une situation où les économies d’échelle de la mise en couple bénéficient davantage à Franck qu’à Valérie : les dépenses qu’il évite du fait de leur union, par rapport à sa situation antérieure (loyer, électricité, téléphone), sont bien supérieures à celles dont elle bénéficie (nourriture et sorties). Mais Valérie opère une complète naturalisation de la répartition : ce qui compte pour elle, ce n’est pas que les sommes d’argent en jeu soient égales, c’est la participation « gratuite » à une vie commune où les tâches et les dépenses sont un don de chacun. Elle insiste d’ailleurs sur l’abondance des cadeaux qu’elle reçoit et qu’elle fait : « Franck, il est très cadeaux… Je suis gâtée, ça oui, je suis gâtée. […] Moi aussi je lui fais des cadeaux, souvent… »

44Pour Valérie et Franck, qui ont tous deux connu une ou plusieurs unions précédentes, et qui ne sont pas du tout égaux sur le marché de l’emploi et du mariage, soulever la question de la répartition des dépenses serait ouvrir la question des critères de répartition, et exposerait l’inégalité entre les deux conjoints. C’est l’analyse que faisait François de Singly, à propos de la mise en commun des livres dans l’un des couples interrogés pour Fortune et infortune de la femme mariée (Singly 1987) : « Le fonctionnement de ce couple exclut un partage communautaire en raison de l’inintérêt de la femme moins bien dotée et des risques de l’explicitation d’une telle différenciation. […] Un des enjeux de l’autonomie, souvent masqué, apparaît ainsi : contenir les forces centrifuges internes à l’équipe conjugale, au prix du maintien des inégalités entre les époux. » On ne saurait mieux dire l’intérêt qu’ont Valérie et Franck à ne pas soulever la question du partage des dépenses, à ne pas faire les comptes.

45Ces deux cas montrent combien l’histoire personnelle des deux conjoints, et en particulier leur dotation relative en toutes sortes de capitaux au moment de la formation du couple, sont des éléments cruciaux pour comprendre la possibilité ou non d’une explicitation de la répartition des dépenses et des revenus. Et sans cette possibilité d’explicitation, une renégociation lors des changements qui surviennent dans la vie du couple est problématique.

Conclusion

46Ainsi, pour que le ménage fonctionne avec la répartition des rôles qui prévaut, alors qu’elle ne correspond pas toujours à la répartition des ressources, les individus mettent en place des arrangements variés. C’est pourquoi on peut parler de « partage des dépenses et des ressources » car, dans les calculs indigènes, ce sont les dépenses qui sont premières. C’est ce qui doit en être fait qui détermine, à l’intérieur du ménage, la répartition de l’argent. C’est en référence aux dépenses qu’elle doit effectuer qu’est fixé le transfert d’argent de l’homme vers la femme ; c’est après avoir délimité ce que sont pour eux les « dépenses communes » qu’un couple calcule la proportion de ses ressources à verser sur le compte commun ; c’est en référence à une « cause commune » comme l’achat d’une maison ou l’éducation des enfants que sont mis en place de nouveaux comptes bancaires, de nouveaux modes de gestion de l’argent, où l’égalité quantitative cesse d’avoir cours.

47Au-delà de ce résultat général, on a cherché à donner un aperçu de la diversité des facteurs qui expliquent les formes de comptabilité à l’intérieur du couple : dotation initiale des deux conjoints, choix d’activité de la femme, délimitation plus ou moins extensive de la « communauté », présence ou non d’une norme d’égalité et de réciprocité qui suppose de mesurer explicitement les flux d’argent.

48Dans tous ces éléments, on voit enfin apparaître l’importance cruciale de la dimension temporelle : l’histoire de chacun des conjoints et du couple d’une part, et la façon dont ils se projettent dans l’avenir d’autre part. Isabelle fait ainsi le pari que son mariage sera stable et permanent. Elle envisage un futur sans changement à très long terme :

— On a calculé qu’on aurait fini de rembourser [l’emprunt immobilier] au moment où notre fils aîné commencerait à faire des études supérieures […]. Quand on aura fini de rembourser, on aura 50 ans.
— Ah oui, vous avez le temps de voir venir…
— Oui, mais quand on fait des projets, nous, c’est à long terme !

49Au contraire, les femmes qui choisissent de conserver des comptes séparés sont les mêmes qui choisissent d’investir directement dans une activité salariée plutôt que de compter sur les revenus de leur conjoint. Les femmes du forum Internet parlent de « risque », disent qu’« on ne sait jamais de quoi demain sera fait », même si elles sont pour la plupart au début de leur union, à un moment où elles n’envisagent pas personnellement la séparation. Ainsi, il semble que la moindre mise en commun de l’argent dans le couple, c’est-à-dire un choix de gestion directe de ses ressources par la femme, aille de pair avec une prise de conscience que « le mari est de moins en moins un placement de bonne mère de famille », pour reprendre l’expression de François de Singly. Dans ce contexte, les femmes qui le peuvent tentent d’inventer des arrangements qui permettent à la fois de faire des projets en commun, de faire avancer les « causes communes », tout en faisant en sorte de rester autonome « au cas où » et, autant que possible, de ne rien se devoir, pour ne pas avoir de dettes le jour où viendrait le moment de « solder les comptes ».

50On s’est ici intéressé au partage des revenus, mais le tableau qui se dessinerait si l’on prenait en compte les stratégies d’épargne et le patrimoine, hérité ou transmis, serait certainement beaucoup plus riche. L’argent, sous forme d’épargne, s’avère en effet un moyen crucial de se projeter dans l’avenir. L’épargne peut à la fois être le terrain privilégié de la mise en commun, à travers les projets immobiliers ou la transmission aux enfants par exemple, et celui d’une séparation symbolique (et légale) très forte, ainsi lorsqu’il s’agit d’héritage reçu. L’épargne s’inscrit dans le temps long, la permanence. L’étude des modes de constitution ou de gestion d’un patrimoine accentuerait peut-être les tendances que nous avons mises en lumière à propos des revenus, mais elle les nuancerait certainement, par la prise en compte des différentes temporalités dans lesquelles s’inscrivent les différentes « sortes d’argent ».

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Bibliographie

Becker G.,1981. A Treatise of the Family, Cambridge, Harvard University Press.

Browning M., Bourguignon F., Chiappori P. A. & V. Lechene, 1994. « Income and outcomes: a structural model of intra household allocation », Journal of Political Economy, vol. 102, n° 6, pp. 1067-1096.

Gollac S., 2003. « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », in Weber F., Gojard S. & A. Gramain (dir.), Charges de famille, dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, pp. 274-311.

Gramain A. & F. Weber, 2001. « Ethnographie et économétrie. Pour une coopération empirique », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 44, pp. 127-144.

Singly Fr. de, 1987. Fortune et infortune de la femme mariée. Sociologie de la vie conjugale, Paris, puf.

Weber F., Gojard S. & A. Gramain (dir.), 2003. Charges de famille, dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte.

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Notes

1 Cet article est tiré d’une recherche menée sous la direction de Christian Baudelot, que je remercie pour son aide tout au long de l’année. Je tiens également à remercier Florence Weber et Emmanuel Soutrenon pour leur lecture attentive et leurs suggestions, auxquelles cet article dans sa forme définitive doit beaucoup.

2 On a conservé les devises, francs ou euros, dans lesquelles s’expriment les personnes interrogées.

3 Elle définit ainsi les « dépenses communes » : « Le loyer, l’edf, le téléphone, les courses alimentaires… Plus les sorties et vacances communes : les restos, billets de train, cinémas, etc. »

4 La discussion dont est extraite ce message, qui a reçu cinquante-cinq réponses très animées, a été lancée par un message intitulé « La différence de revenus dans le couple, comment gérer ? », écrit par Claire, 28 ans, agent territorial dans une crèche du sud de la France depuis quatre ans, dont l’ami est cadre supérieur. Elle y demandait des conseils car elle se trouvait dans une situation où, partageant à moitié des dépenses correspondant à un niveau de vie supérieur au sien (courses, restaurants…), elle s’« appauvri[ssait] à vue d’œil ».

5 L’entretien a été réalisé en avril 2004.

6 Car elle avait démissionné de son emploi pour suivre son conjoint, ce qui ouvre des droits au chômage.

7 L’expression de « cause commune » est tirée de l’article de Sybille Gollac (2003).

8 L’entretien a été réalisé en juin 2004.

9 Définition du mot « subvention » donnée par le Petit Larousse.

10 Cette somme représentait bien sûr une proportion bien plus importante des revenus d’Emmanuel que de ceux de Jacques. Il y aurait évidemment bien d’autres différences de classe sociale à souligner.

11 Pour reprendre l’expression d’Hélène.

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Pour citer cet article

Référence papier

Delphine Roy, « « Tout ce qui est à moi est à toi ? » »Terrain, 45 | 2005, 41-52.

Référence électronique

Delphine Roy, « « Tout ce qui est à moi est à toi ? » »Terrain [En ligne], 45 | 2005, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3530 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3530

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Auteur

Delphine Roy

École normale supérieure, Paris

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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