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Repères

La conquête de l'espace

Habitat et regards croisés dans un « îlot sensible »
Denis La Mache
p. 139-152

Résumés

Cet article rend compte d'une enquête menée auprès d'habitants d'un ensemble HLM de la périphérie de Tours. Dans ce quartier " sensible ", un jeune beur, une retraitée de la SNCF, un couple en attente de promotion résidentielle, et tant d'autres encore bâtissent des relations de voisinage et jettent des regards croisés sur leur existence respective.
Chacun soumet l'espace habité à un bricolage imaginaire et réinterprète le cadre de vie partagé. Cet espace est évoqué et pratiqué par une population hétérogène qui lui donne une multitude de sens où se déclinent la présentation de soi et le rapport aux autres.

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Texte intégral

1Expression paroxystique d'une prétendue dégradation sociale, le « mal des banlieues » paraît concentrer les miasmes que la ville aurait rejetés hors de ses frontières. Régulièrement, des « cités à problèmes » s'enflamment et rappellent combien semblent grandes la détresse et la détermination des « jeunes de quartier ». Le 2 novembre 1996, à quelques kilomètres de Tours, le grand ensemble de la Rabaterie entre ainsi dans la liste déjà longue des « banlieues » qui, après les Minguettes, Vaulx-en-Velin..., ont connu cette éphémère célébrité contribuant à stigmatiser une population hétérogène et dubitative. Durant plusieurs nuits, les « jeunes de la cité » brûlent des voitures et saccagent des édifices publics. Le « bras de fer entre forces de l'ordre et casseurs1 » défraie la chronique et braque les feux de l'actualité sur cette « banlieue » tourangelle. L'immense majorité des résidents atterrés contemple l'image, renvoyée par la presse, de leur quartier qui semble devenu une zone de non-droit, réification d'un monde social désintégré. « Et pourtant on y vit... » On s'y côtoie. Il arrive même parfois que l'on s'y plaise.

2La vie quotidienne dans un grand ensemble d'habitat collectif présente une grande diversité de processus constitutifs du sens que les habitants donnent à leur propre existence résidentielle et jugent celle des autres. Les logiques de rapports interindividuels qui s'expriment donnent à voir la façon dont chacun se constitue ou constitue l'autre en représentant de catégories sociales différentes, parfois antagonistes mais jamais figées. A la grande uniformité des conditions de logement répond une formidable variété de façons d'habiter. L'espace de résidence est, comme le souligne Sélim, « condition de possibilité » et non « générateur » de vie sociale (Althabe et al.). En ce sens, il sera plus ici question d'une ethnologie dans la cité que d'une ethnologie de la cité. Les éléments généraux de la vie sociale (sentiment d'appartenir à une classe sociale, à un corps de métier, à une ethnie, sentiment de n'être « pas d'ici » ou d'être « un enfant de la ZUP »...) sont, de la part de chaque habitant, soumis à une synthèse originale, actualisés et utilisés dans le cadre quotidien des relations tissées dans un espace partagé.

3La cité de la Rabaterie, implantée sur la commune de Saint-Pierre-des-Corps, dans la banlieue de Tours, est un grand ensemble de 1 780 logements locatifs et de 810 appartements en accession à la propriété. Le quartier, classé DSQ2 en 1989, jouit, depuis longtemps, d'une célébrité locale peu valorisante. Cette « cité de la relégation », comme aime à la nommer la presse régionale3, est l'exemple tourangeau de la « zone ». Planifiés dans l'urgence de la crise du logement qui sévit au cours des années 50, les premiers appartements sont inaugurés en 1969. Tours de 14 étages et immeubles en barres s'y juxtaposent dans une harmonie architecturale répétitive. Dans cet ensemble d'habitat social cohabite une population composée majoritairement d'ouvriers (43,6 % des actifs). Les jeunes y sont très nombreux (32,9 % de la population a moins de vingt ans). La présence étrangère représente 13,7 % des résidents (72,3 % de ces étrangers sont d'Afrique du Nord)4. Des logiques de perception et d'appropriation des lieux se superposent, s'entremêlent et, parfois, s'opposent.

4Entre l'espace et la vie sociale qui s'y développe, l'appropriation est cet usage pour soi qui varie selon les individus. « Il n'y a pas d'espace de pratiques mais des pratiques d'espace » (Chalas 1979). « Les habitants négligent, déforment ou grossissent la réalité matérielle de leur quartier. Du plan au vécu, la ville subit une transformation qui n'est ni mensonge ni illusion, mais signification de la pratique d'habiter : c'est l'appropriation. » Celle-ci est non seulement marquage mais également transformation, adaptation d'un espace par les habitants qui l'investissent. Elle est rendue visible par divers éléments tels les graffitis sur les murs, les sentiers de boue traversant les pelouses et marquant les trajets habituels... mais la partie cachée est la plus importante : c'est l'imaginaire. C'est dans cet imaginaire que se trouve la signification de l'acte d'habiter, le sens de cette adaptation de l'espace à un mode de vie. L'espace imaginé est plus qu'un simple double, qu'une copie déformée de la réalité. Il est l'invisible intermédiaire entre l'espace perceptible et la vie sociale. L'imagination agit comme un véritable dynamisme organisateur. Un lieu ne peut avoir de sens que s'il est imaginé par celui qui le pratique. Ce sens se donne à voir par et pour les relations sociales. Une discussion fugace dans un ascenseur, la vue des boîtes aux lettres incendiées dans la nuit, la nostalgie d'une vie en pavillon, l'espoir d'une accession à la propriété... alimentent des points de vue personnels, originaux, significatifs et constitutifs du rapport que chacun lie avec son espace de résidence. Chaque point de vue est unique. Tous sont interactifs et solidement imbriqués. Les biographies se mêlent et, ensemble, donnent un sens aux existences parallèles qui se construisent simultanément.

5L'exercice de transcription de cette alchimie d'histoires singulières se heurte à la difficulté de rendre compte de la simultanéité des événements constituant la vie sociale. L'écriture est linéaire. Elle ne peut exprimer, tout à la fois, ces odeurs, ces sons et ces histoires qui, ensemble, donnent sens aux existences individuelles. Prenons-en notre parti. Suivons la chronologie des rencontres liées sur le quartier. Un mouvement perpétuel s'exprime alors : celui de la mise à distance systématique de l'autre. Cet autre, qui dégrade le quartier, le responsable de tous les maux, celui qu'il faut, selon les cas, combattre, craindre ou ignorer, est toujours ailleurs, plus loin. Fil conducteur de notre recherche, il est l'impossible rencontre qui a guidé notre investigation.

6Pour Mme Choquet, jeune femme en attente de promotion résidentielle, il est de ces « petites gens » désespérément assignés à la cité. Pour Mme Tinseau, retraitée et veuve d'un ouvrier SNCF, il est l'immigré, l'allogène envahisseur. Pour Miloud, enfin, il est à géométrie variable, tour à tour administrateur du quartier, Français de souche ou habitant de la tour voisine. Mais, pour tous, il est celui que l'on se défend d'être et par opposition auquel on justifie sa façon de percevoir et d'habiter le quartier.

La stratégie du relogement

7C'est dans un intérieur tenu avec grand soin mais très dépouillé que nous convie Mme Choquet. La pièce principale contient un mobilier neuf mais sommaire. Une table, quelques chaises, un meuble de télévision et deux ou trois étagères constituent l'essentiel du contenu des lieux dont la décoration est réduite à son minimum. De toute façon, dit Mme Choquet, elle et son mari ne pensent pas être là pour longtemps. Arrivé il y a quelques mois, le jeune couple (Mme Choquet a vingt-trois ans et son mari en a vingt-cinq) s'est installé dans un logement des tours « pour débuter ». Elle ne travaille pas encore et lui est ouvrier dans une entreprise implantée à proximité. Ils ont choisi les HLM parce que « tout est compris et c'est pas cher ». Avant d'emménager à la Rabaterie, le couple vivait « dans un truc tout petit. Il y avait des souris, c'était vraiment délabré », se rappelle la jeune femme. Le choix du F3 actuel apparaît donc comme une situation transitoire, une étape dans leur stratégie résidentielle ascendante et librement élaborée.

Stratégie sociale, stratégie résidentielle

8Mme Choquet est satisfaite de son installation provisoire sur le quartier. Il a fallu beaucoup d'efforts au jeune couple pour obtenir ce logement : « J'étais allée voir à l'OPAC, mais c'est la mairie qui... J'ai pris rendez-vous. Elle a su m'en donner un, elle a attendu huit mois remarquez. C'est le coup de bol, parce qu'avec les listes qu'y a. Il faut se plaindre, sinon on a rien. On est allé voir plusieurs fois avec mon mari et puis, finalement, on a eu ce qu'on voulait. » C'est en termes tactiques que Mme Choquet appréhende sa situation résidentielle. Elle ne se sent pas chez elle dans ce quartier déqualifié, dégradé mais bon marché et proche du lieu de travail de son mari. Choix judicieux, même s'il ne correspond pas aux préférences de l'intéressée, l'appartement de la Rabaterie est une « expérience » parfaitement assumée. La question du prochain déménagement est entourée de précautions. Peut-être vont-ils faire construire, ou bien acheter un pavillon « avec un grand jardin ». La maison à venir est envisagée conjointement au sort professionnel du mari. A la promotion espérée correspond le projet d'un établissement définitif en banlieue rurbaine mais, cette fois, vraisemblablement en lotissement.

9A cette trajectoire projetée correspond un profond sentiment de détachement par rapport à la cité. Mme Choquet évoque l'espace extérieur en termes de dégradation endémique des éléments d'infrastructure et du mobilier urbain. Ces considérations justifient un repli sur l'espace privatif de l'appartement. L'opposition intérieur/extérieur est traduite, dans le discours, par une opposition « chez nous »/» environnement ». La Rabaterie n'est pas son quartier. Elle se défend d'ailleurs d'en pratiquer une quelconque appropriation. La cité n'est qu'un environnement dont la jeune femme ne manifeste aucun investissement affectif. Sa fréquentation des lieux est d'ailleurs réduite au minimum. Au petit centre commercial de proximité, jugé trop cher, elle préfère l'hypermarché plus éloigné mais meilleur marché et mieux approvisionné. Entre la banque à Saint-Pierre-des-Corps et les activités de loisirs à Tours, le quartier est réduit à un simple espace de transit de la même manière qu'il n'est d'ailleurs qu'un lieu d'habitation transitoire. « Ici, dit Mme Choquet, à part mon pain tous les matins, je reste tout le temps chez moi. Je suis toujours enfermée, sauf quand je vais faire mes courses à Tours. Je connais même pas Saint-Pierre presque... alors la cité encore moins, hein ! »

10Seules les composantes utilitaires, fréquentées par défaut, apparaissent dans le discours de la jeune femme. La supérette de proximité où l'on va faire des courses d'appoint et l'école primaire située au pied des tours constituent l'essentiel des infrastructures du quartier qui soient spatialement repérées. Relégué à la simple qualification d'« environnement », le grand ensemble n'est guère appréhendé que par la constitution de flux visuels correspondant aux déplacements ou au panorama offert par les fenêtres de l'appartement. « Tout ce que je vois du quartier, c'est l'école en face, c'est tout. Déjà on voit, le problème ici c'est les gens qui cassent tout. L'autre jour, quand je suis rentrée ils ont cassé tous les plastiques là... »

11Le rapport au quartier n'est pas présenté sur le mode de la pratique mais sur celui du spectacle d'un paysage qui n'évoque qu'un sentiment de détachement. L'opinion sur le grand ensemble prend son sens par rapport au système des contraintes qui régissent l'accès au logement. En effet, « l'attitude à l'égard du grand ensemble est fonction des chances que l'on a de le quitter, donc du degré de liberté par rapport aux contraintes qui définissent les conditions de logement » (Chamboredon-Lemaire 1970). Mme Choquet témoigne d'un mode d'appropriation minimaliste des espaces extérieurs et d'un repli sur l'intimité du logement. Ce n'est pas pour autant qu'elle souhaite imprimer durablement sa marque sur l'intérieur de l'appartement. Peu de meubles, pas d'empreinte personnelle, tout semble indiquer la possibilité d'un départ prochain. Partir n'est cependant pas à la portée de tous les résidents. Mme Choquet sait que la construction d'un avenir résidentiel cohérent avec l'avenir professionnel exige une certaine maîtrise du futur. L'apparente ouverture du champ des possibles qui s'offre à la jeune femme permet de ne pas exclure de hautes espérances, parmi lesquelles l'accession à la propriété reste un élément majeur dont l'impossibilité n'est que provisoire. Le détachement vis-à-vis du quartier n'est rendu concevable que par cette étendue du champ des possibles. Le mépris de l'ici présent trouve sa justification dans l'ailleurs futur. La maîtrise d'une certaine idée de l'espace et du temps donne sens au quotidien et alimente jusqu'aux relations de voisinage.

Gens d'ici, gens de passage

12Mme Choquet opère une distinction entre les « gens d'ici », résidents permanents et définitifs, ceux pour qui l'abandon du quartier n'est pas envisagé, pas même envisageable, et les « gens comme nous ». Dans cette dernière catégorie sont inclus les jeunes ménages en attente d'une amélioration prochaine du niveau de vie et les quelques étudiants logés dans la cité le temps de leur scolarité.

13Vis-à-vis des « gens d'ici », Mme Choquet exprime un respect compatissant. Ils n'ont, analyse-t-elle, « pas toujours eu le choix et c'est pas drôle d'habiter dans un environnement pareil ». Le stigmate et la déqualification attachés à la cité pèsent au fond de la conscience de la jeune femme, même si les perspectives résidentielles les lui rendent provisoires et, donc, pense-t-elle, plus supportables. Cette déqualification, Mme Choquet en suppose un poids plus important chez ceux qui restent qu'auprès de ceux qui vont partir. Elle parle du désœuvrement de ces jeunes qui cassent tout, de l'état de misère qui frappe certaines familles, voisines de palier. Cette compassion possède cependant d'étroites limites. L'effort de compréhension ne doit pas induire de confusion. La défense de soi consiste, comme le souligne Pétonnet, à se démarquer des plus pénalisés, auxquels on risque d'être assimilé surtout lorsque l'on prend leur défense (Pétonnet 1985).

14La présentation du cadre bâti apparaît comme un moyen d'exprimer cette mise à distance. L'espace physique devient espace social réifié. Si « ceux d'ici » vivent dans un environnement peu valorisant, ils ne font rien pour l'améliorer, souvent même bien au contraire. L'étalage de linge aux fenêtres des tours, les papiers qui jonchent les parties communes et les odeurs de cuisine qui se mélangent en un miasme nauséabond pour se répandre dans chaque recoin de l'immeuble... tous ces éléments, dont la saleté est le thème fédérateur, contribuent à exprimer l'idée que Mme Choquet évolue dans un espace qui n'est pas le sien. Pour sauvegarder son identité menacée, elle se débat pour son propre compte et, de peur d'être confondue, elle adopte une attitude de mise à distance systématique. Elle se désolidarise de cet espace physique qui marque un espace social auquel elle se défend d'appartenir.

15Le repli sur l'intérieur est le moyen de se soustraire à l'extérieur immédiat. Si la mise à distance systématique des autres résidents est la façon d'appréhender le « dehors », le « dedans » est, quant à lui, tout entier soumis à un effort de conformité à une catégorie sociale supérieure. A la saleté extérieure répond le souci permanent de propreté intérieure. A la détresse et à la pauvreté environnantes correspond le luxe encore modeste mais prometteur d'une chaîne hi-fi en cours de constitution ou du magnétoscope déjà planifié dans les dépenses prochaines. Encore sommaire, l'équipement intérieur est entouré de secret. Il s'agit de ne pas montrer aux voisins que l'on accède progressivement à ce que l'on pense qu'ils n'auront jamais. Le carton de la télévision a été jeté dans les poubelles du bloc voisin et l'emménagement s'est effectué dans la plus grande discrétion.

16La volonté d'intégrer un mode de vie que l'on imagine supérieur à celui des catégories sociales représentées par l'entourage s'accompagne d'un refus frileux de la confrontation. La rupture est, tout à la fois, volontaire et niée. « Les voisins, explique Mme Choquet, on les voit pas, je veux dire, on irait pas comme ça inviter tous les voisins parce que ça ferait beaucoup et puis ils ont pas besoin de savoir comment c'est chez nous. Je dis pas qu'ils sont tous malhonnêtes, mais il y a des trucs [elle montre la chaîne hi-fi], c'est pas la peine d'exciter la jalousie. »

17Ces petites gens, supposés voleurs et peu aisés, que l'on plaint et que l'on blâme dans un même mouvement de compassion mêlée de sévérité, Mme Choquet les connaît peu. Ils représentent l'autre, celui par opposition auquel on se reconnaît entre soi.

Le traumatisme du relogement

18A l'intérieur du petit F2 qu'elle partage avec son vieux caniche depuis quinze ans, Mme Tinseau se laisse progressivement prendre au jeu de l'entretien. Les souvenirs lui reviennent vite. Vieille habitante de Saint-Pierre-des-Corps, elle a tout connu... ou presque : la gare, qui, à la meilleure époque, générait seule l'essentiel de l'activité économique locale, l'« âge d'or » du chemin de fer puis les bombardements de 1944, la cité d'urgence et, enfin, le relogement dans le quartier HLM de la Rabaterie. Veuve de cheminot, elle raconte le passage de la vapeur au diesel puis l'introduction de l'électricité. Son mari, pense-t-elle, aurait aimé connaître le TGV, mais il est mort en 1979. Ses enfants habitent Paris, alors elle vit seule. Agée, elle ne quitte plus guère ce quartier qu'elle connaît bien maintenant. Elle fut dans les premiers relogés à occuper les tours, d'abord au milieu des grues, aujourd'hui au milieu des parkings. Elle a, un temps, cru qu'« ils » allaient faire des rues. Mais il n'en a rien été. « Ils » ont rempli les espaces vides avec des parcs de stationnement ou du « gazon pour les besoins des chiens ».

19Mme Tinseau classe, sectorise, hiérarchise les éléments qui constituent son environnement quotidien en fonction d'une logique qui, peu à peu, s'exprime. Les souvenirs d'une vie antérieure à l'installation dans ce petit F2 viennent étayer l'avis qu'elle se fait du quartier actuel. Les trajets quotidiens, les rencontres, les « Arabes qui font peur » et les « amis qu'on ne voit plus guère » alimentent sa perception de l'espace habité.

La transplantation des rapports sociaux

20L'ensemble du discours de Mme Tinseau est empreint de la nostalgie de la cité cheminote. Du grec nostos (retour) et algos (souffrance), la nostalgie tend vers un passé regretté auquel l'imagination, aiguisée par les vicissitudes de l'existence actuelle, prête toutes les ressources de la consolation. C'est un « état de conscience malheureuse », dit Hegel. L'arrivée sur le quartier est liée à une nécessité. La mise en retraite de son mari au début des années 70 a entraîné un relogement dans les tours, alors que les pavillons SNCF, récemment reconstruits, étaient destinés en priorité aux ouvriers en activité5. Il a fallu quitter ces petites maisons doubles à un étage, toutes semblables et accolées les unes aux autres. C'en était fini des jardins ouvriers attenants à la « villa » et de la proximité de la gare de triage. Pourtant, Mme Tinseau a, dans un premier temps, accueilli son relogement avec satisfaction. Il y avait encore peu de monde dans la cité et la population résidente était, pour l'essentiel, constituée d'anciens ouvriers SNCF. Les traditionnelles promenades dominicales prenaient une allure nouvelle. On n'allait plus faire le tour des jardins, mais la nostalgie guidait les pas des promeneurs vers la « loco ». Investir un objet en nostalgie demande qu'autour de cet objet soit encore cristallisé un contexte, un paysage au sens romantique du terme dont les expériences vécues, directement associées à l'objet, forment la trame. C'est le cas de la « loco ». Monument singulier de Saint-Pierre-des-Corps, cette vieille locomotive à vapeur de 1935, sauvée de la casse par les cheminots, a été installée en 1968 au centre de la place des Déportés. La cité ouvrière communiste de la première heure, la Résistance, le parti des Fusillés, la bataille du rail... tous ces éléments sont savamment synthétisés dans une installation orchestrée par la plus ancienne municipalité communiste de France6. En se rendant à la « loco », Mme Tinseau et ses amis parlent du « bon temps », non pas tant de l'implication dans le « combat pour la liberté mené par les travailleurs du rail » que de l'époque paisible des rapports cordiaux entre ouvriers du chemin de fer. On passe le long des nouveaux pavillons SNCF, on compare à ce que l'on a connu et on se souvient. La nostalgie de la vie active ne semble pas avoir entaché la solidarité de ce groupe de retraités qui découvrent une nouvelle idée de confort. La salle de bains avec baignoire, les pièces lumineuses, le chauffage central... constituent autant d'éléments satisfaisant ces nouveaux retraités qui adaptent leur mode de vie à leur nouveau cadre bâti.

21Pourtant, l'euphorie des premiers temps cède bien vite le pas à la crainte puis au repli sur soi. Effet du logement social, les anciens cheminots sont progressivement rejoints par des populations dont le voisinage, rarement désiré, est parfois perçu comme une véritable menace. Le « noyau cheminot » explose avec l'arrivée des « Arabes ». Le remplissage progressif de la cité par des populations très hétérogènes et, en partie, immigrées d'Afrique du Nord marque un nouveau tournant dans la vie résidentielle de Mme Tinseau. Le grand ensemble devient alors le cadre de tous les maux. Les immeubles neufs et modernes se muent rapidement en lieux d'isolement. Mme Tinseau s'en explique en ces termes : « On avait tout, le chauffage, tout ce qu'il fallait, l'ambiance formidable. On s'entendait très bien. Les contacts avec les voisins... enfin, maintenant les gens s'éloignent. Il n'y a plus de contacts. De 1969 jusqu'en 1985, 86, il y avait quand même plus de contacts que maintenant... » Cette rupture datant du milieu des années 80, cette perte du contact, Mme Tinseau l'attribue à une cause unique : l'arrivée des « Arabes ». « Moi je crois que ça a beaucoup fait, l'arrivée d'immigrés, faut dire ce qui est. C'est pour ça que les gens ne sortent plus », justifie-t-elle. Le « noyau cheminot » peine à trouver ses repères dans l'infrastructure d'un grand ensemble qui, peu à peu, se peuple d'inconnus. Le Grand Mail7 n'a pas remplacé les jardins ouvriers. Appelé « grand vide », il est bientôt perçu comme « terrain vague », cadre potentiel d'exactions incontrôlables. L'ascenseur devient l'inévitable lieu de frôlement. On s'y côtoie, on s'y salue, mais guère plus. La brièveté des rencontres et surtout l'absence de contrôle que l'on peut en exercer (promiscuité forcée, absence du choix de l'interlocuteur...) s'accordent mal avec l'établissement de « véritables contacts ». L'ascenseur est désormais le lieu des banalités cordiales. C'est l'espace d'expression privilégié des rapports codifiés. Ce lieu de proximité physique est parallèlement celui où l'on va maintenir de la manière la plus stricte la distance sociale. « On ouvre la porte. Il y a souvent quelqu'un. On rencontre n'importe qui. Je ne suis pas raciste, alors je m'en moque complètement. Il y a quelqu'un : "Bonjour !" Ça, c'est un principe. Je dis bonjour, même si je ne connais pas. Il n'y a que dans l'ascenseur que l'on peut avoir un peu de contact. On a le temps de dire : "Il fait beau aujourd'hui" ou : "Vous allez bien, Madame ?" » On a, en réalité, le temps de faire preuve d'une amabilité polyvalente propre à entretenir avec n'importe qui des relations courtoises mais distantes ne dépassant que rarement le cadre des considérations météorologiques. Mme Tinseau a développé un catalogue très fourni de banalités conviviales destinées à gérer cette extrême proximité de l'autre.

22Le cadre bâti n'a pas connu de modification marquante depuis son inauguration. En fait, la transformation de la structure sociale a amené une variation de la perception spatiale. Du moderne à l'inhumain, le grand ensemble n'a subi qu'une évolution de sa composition démographique. L'espace apparaît donc bien plus ici comme moyen d'expression et de visibilité d'une modification des rapports sociaux que comme le véritable responsable de cette mutation.

23La composition sociale du grand ensemble doit la majeure partie de ses caractéristiques à la succession et à la superposition des politiques de peuplement émanant de divers organismes décisionnaires. La municipalité est réservataire de 40 % des appartements du parc de l'OPAC, mais son seul pouvoir est de préparer et de présenter les dossiers des demandeurs présélectionnés par ses soins à la commission départementale d'attribution. Celle-ci statue sur les dossiers présentés par les différents réservataires (mairie, Caisse d'allocations familiales, préfecture...). La gestion des attributions de logements est donc soumise à différents ordres de pouvoir, bouleversant ainsi les volontés d'« équilibrage » des catégories résidentes. La commission établit, en fait, une péréquation entres les différentes demandes. Le résultat de cette opération est la constitution d'une population formée d'échantillons de la population globale sans qu'aucune catégorie ne soit réellement surreprésentée. Les retraités SNCF côtoient les jeunes ménages en transit ou les familles maghrébines. Majoritaires dans les premiers temps, les cheminots ne forment très vite plus qu'une catégorie parmi d'autres, disséminée dans la cité au hasard des processus d'attribution de logements. Aucun groupe n'étant réellement majoritaire, aucune forme de sociabilité, aucun style de vie ne se voit, par ses capacités numériques, autorisé à imposer ses normes à l'ensemble du quartier. Le « noyau cheminot » disparaît comme par l'effet d'une dissolution. Mme Tinseau s'en explique en ces termes : « Alors sont arrivés des gens... enfin certains étaient très bien. On avait des contacts. "Bonjour, Madame, comment ça va ?" Mais, c'est qu'on était plus vraiment chez nous, on se sentait plus entre nous. Et puis, comme je vous disais tout à l'heure, sont arrivées des personnes étrangères, mais ça hein... ». Du semblable à l'Arabe, le voisin de palier change de statut. Il devient l'autre.

L'altérité en question

24La définition de cet autre revêt pour Mme Tinseau une dimension particulière empruntant, tout à la fois, au registre de l'indicible et du sensible. Entre visible et invisible, entre mystérieux et raisonné, l'altérité évoquée rappelle, par bien des aspects, la figure romanesque du Horla. « On a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas », écrivait Maupassant à propos d'un être invisible mais cruellement présent qui hantait la vie d'un héros de nouvelles. Le Horla, tel était son nom, ne se manifestait que par quelques actions en soi très ordinaires. Sa véritable activité n'était pas de son fait. Il était agi plus qu'il n'agissait. C'est la peur qu'il inspirait qui donnait sens à ses actes. Cet être, inconcevable et mystérieux, faisait se heurter la connaissance aux limites du raisonnable. A la fois tout autre que l'homme, il était aussi son double et son prétendu successeur sur terre. Alter ego autant qu'ego alter, le Horla guidait les actions de celui à qui il se manifestait par la peur qu'il lui inspirait. Bien plus qu'un simple personnage de nouvelles, le Horla introduit la question de la définition de l'altérité. Il a, un temps, été admis que des chimères de ce type ne s'adressaient qu'aux sociétés « primitives » ou anciennes. On a cru que la raison avait à jamais maîtrisé ces peurs non fondées qui résultaient de la croyance en une intangible existence. Il existe pourtant une forme moderne de ces craintes irraisonnées. Le Horla n'a pas été balayé par le progrès. Le « mal de vivre dans les grands ensembles », l'« insécurité », la « violence », la « délinquance »... tous ces « fléaux de la ville moderne » qui s'abattent sur les cités HLM « à problèmes » constituent, aux yeux de Mme Tinseau, autant de raisons d'avoir peur de l'autre. Le Horla n'est pas mort, il est là, dans ces immeubles, invisible, insaisissable, effrayant. Cet autre, construit et intériorisé par tous, concentre ce que chacun a pu imaginer de pire et, en retour, le terrorise. Son action visible est symptomatique d'une vie monstrueuse.

25Le climat de méfiance qui a suivi l'entrée des immigrés sur le quartier a, pense Mme Tinseau, engendré un repli sur soi des habitants plus anciens. Les « Arabes » ont développé sur le quartier un mode d'utilisation de l'espace peu compatible avec le désir de reproduction des relations sociales caractérisant le « noyau cheminot ». Bruyants, omniprésents, les jeunes Algériens se sont approprié les espaces publics d'une manière incompréhensible pour ces anciens du rail. Les matches de street ball improvisés sur les parkings, les démonstrations de scooter sur le Grand Mail et les tags sur les façades s'accordent mal avec les balades dominicales et la convivialité complice de ces anciens collègues devenus voisins. Les derniers jardins ouvriers qui bordaient encore le quartier ont été remplacés par une piste de bicross sur laquelle « ils ne font même pas de bicyclette ! ». Les marques visibles de l'appropriation des lieux par les immigrés constituent autant de menaces pour les retraités du chemin de fer. Différente, la figure de l'Arabe inspire une crainte non dissimulée. « Vous m'enregistrez, ça m'ennuie de vous le dire, mais ça vient du fait que... enfin, sont arrivées des personnes heu... étrangères », déclare Mme Tinseau d'une voix presque imperceptible. Le centre commercial, poursuit-elle, « c'était très bien avant, mais là, quand on y voit certains Maghrébins, on se sent surveillé, on n'est pas tranquille ».

26Figure impersonnelle, l'Arabe symbolise les pires exactions possibles ou simplement envisageables. Les actes de délinquance perpétrés sur le quartier par les jeunes Maghrébins prennent, dans la bouche de Mme Tinseau, la forme d'un récit imaginaire empruntant, tout à la fois, aux catégories de l'énorme, de l'affreux et de l'incroyable. L'idée selon laquelle une « marée d'Arabes » avait « mis à sac » le centre commercial, l'existence probable de réseaux souterrains de prostitution dans les caves... tous ces récits, toutes ces anecdotes renvoient à un être nouveau et mystérieux dont les manifestations visibles ne sont que les épiphénomènes d'une vie monstrueuse et cachée. Mme Tinseau ne va jamais au centre commercial et ne descend plus dans sa cave. Elle constate la détérioration de sa boîte aux lettres, elle entend le bruit dans les cages d'escalier, apprend les nouvelles par un voisin et reconstruit ces éléments en un tout cohérent. Mme Tinseau produit une altérité qui, une fois objectivée, lui inspire un effroi bien réel.

27« Les gens sont méfiants », dit-elle, mais qu'importe, l'autre est là et Mme Tinseau sait qu'il lui survivra. Figure synthétique et fantasmée, l'immigré s'incarne dans les jeunes beurs que l'on peut rencontrer au pied des immeubles.

Né ici !

28C'est dans le hall encombré et bruyant d'une des tours que l'on peut faire la connaissance de Miloud. Assis sur les marches de l'escalier, dans l'effervescence bruyante d'une fin d'après-midi, il accepte volontiers de se prêter au jeu de l'interview. Le cadre de la rencontre a été choisi par Miloud lui-même. Il est là « chez lui », rappelle-t-il à plusieurs reprises. Le choix de l'appartement qu'il habite avec son père, grutier, et sa mère, chargée de l'éducation de ses cinq jeunes frères et sœurs, est le résultat d'un placement municipal sur lequel il ne s'étend pas. Les entretiens suivants ne s'y dérouleront d'ailleurs jamais. La considération qu'il porte au quartier en général et aux espaces extérieurs en particulier est d'une tout autre nature. « Ma mère m'a accouché là », déclare-t-il en désignant les immeubles d'un geste circulaire. Une partie de ses journées et la quasi-totalité de ses soirées se déroulent ici, au pied des tours où il rencontre « les jeunes qui sont sans profession et qui zonent ». Il reste souvent jusqu'à 4 heures du matin à discuter avec les copains en fumant quelques joints. « De toute façon, constate-t-il, il n'y a que ça à faire. » Miloud est sans emploi. Ce jeune cuisinier de dix-neuf ans n'a jamais trouvé de travail depuis sa sortie du lycée professionnel.

Entre relégation et contrôle de la cité

29« Ils nous ont tous mis là », déclare Miloud en évoquant ses oncles, tantes et cousins disséminés dans la cité. A plusieurs reprises, ses propos laissent échapper un sentiment de relégation. « Ils ont mis tous les immigrés ici et pis maintenant, tous les immigrés ils ont atterri ici, donc c'est pour ça qu'on est tous là », martèle-t-il. L'OPAC est présenté comme une instance suprême gérant, administrant, dirigeant toute la vie du quartier, de l'attribution des logements à la couleur des peintures murales. « Il » a décidé de l'adresse de chacun. « Il » est responsable de la forme des infrastructures bâties.

30C'est, en fait, tout le procès des politiques d'attribution des logements et des opérations de réhabilitation qu'opère Miloud à travers son expérience « de l'intérieur ». Les luttes d'influence, les incohérences des politiques urbaines échappent au jeune beur pour qui le montage institutionnel de gestion du grand ensemble est une grande inconnue. Le passage d'un programme ZUP jamais achevé à l'opération ZAC dans les années 70, la cogestion des sociétés immobilières Touraine Logement et OPAC sont autant d'éléments que Miloud ne maîtrise pas. Lui, il connaît la « réalité ». C'est à partir d'une vision topologique du quartier qu'il reconstruit un modèle cohérent de la dimension administrative de son cadre de vie. A ses yeux, l'OPAC domine la gestion du cadre bâti, et les associations de quartier « qui travaillent avec la mairie » sont chargées de l'harmonisation des relations humaines au sein de cet espace qu'il revendique comme étant le sien. Du cadre physique à la vie sociale, le quartier, pense Miloud, est administré de l'extérieur. Activités ludiques ou travaux de réfection, aménagement du lieu de vie ou animation de la cité, toutes ces actions sont appliquées au quartier de manière externe. Faire de la Rabaterie « son » quartier devient, pour Miloud, une question d'expression identitaire.

31L'omniprésence de l'OPAC, si elle reste bien réelle, revêt néanmoins aux yeux du jeune « beur » une dimension toute particulière. Véritable danger pour sa liberté, l'OPAC est l'invisible instance qu'il faut combattre sur son propre terrain. Miloud se valorise en déclarant connaître les moindres recoins du quartier. Il plaisante sur les gens de l'office HLM qui, pense-t-il, « ne mettent jamais les pieds dans le quartier, sinon ils mettraient pas toutes leurs conneries dans leur petit journal8 ». De « placé là », Miloud retourne la situation en déclarant « être de là ». La nuance est d'importance. Il donne ainsi un sens nouveau à sa situation résidentielle. L'essentiel de sa démarche d'appropriation se situe dans son registre d'évocation des événements. En se présentant comme un enfant de la cité, connu et reconnu, il devient acteur de sa propre existence. La Rabaterie devient « son » quartier et non plus le cadre de la domination d'un organisme HLM tout-puissant sur ses locataires.

32Les lieux sont requalifiés et le détournement quasi systématique de leur fonction originale devient enjeu d'expression identitaire. Ainsi, rares sont les éléments d'infrastructure dont les appellations officielles sont usitées par Miloud. Le bloc dit des « Jeux d'eau » devient les « Barres du bout » et le Grand Mail le « terrain vague ». « C'est comme ça que les jeunes du quartier les appellent », justifie Miloud. De la même manière, les parkings sont investis quotidiennement pour des parties de street ball. Le terrain de sport ne sert, en réalité, que dans le cadre des activités encadrées par la Maison de quartier dont l'ambitieux objectif est de faire découvrir aux habitants « toutes les potentialités de leur quartier ». Ces potentialités, Miloud les connaît et les utilise dans une volonté affirmée de détournement. « Quand ils ont vu qu'on faisait du bicross sur le terrain vague, ils ont voulu faire une piste de VTT. C'est très bien, mais s'ils nous avaient demandé on leur aurait dit, c'est pas la peine... Autant nous donner la tune ! »

33Les « jeunes du quartier » utilisent le cadre de vie d'une manière singulière qu'aucune opération d'aménagement, fût-elle la plus éclairée, ne semble pouvoir canaliser.

Ethnicité et territorialité, ou : comment se poser en s'opposant ?

34Ce fort sentiment d'être chez lui, Miloud l'exprime dans sa vision de l'altérité. Il y a, dit-il, deux grandes catégories de personnes sur le quartier : les Français et les Arabes. Miloud, est-il besoin de le préciser, se place lui-même parmi les Arabes. Né en France, de nationalité française, il n'a connu le « bled9 » que grâce à quelques voyages estivaux à l'occasion desquels il est allé chez un oncle resté là-bas. Miloud parle du bled en termes de « voyage » ou de « vacances ». Il n'est nullement question pour lui de « rentrer au pays ». Le mythe du retour ne fait plus recette et la dimension ethnique de l'identité de Miloud s'inscrit dans une logique territoriale relative à « son » quartier.

35Les Arabes sont plutôt dans les « Barres du bout » mais également dans les tours, car, explique Miloud, les appartements sont plus grands et susceptibles d'accueillir des familles maghrébines, plus nombreuses que les autres. Les Français sont plutôt dans les « bâtiments neufs » parce que « là-bas ils peuvent devenir propriétaires ». Ainsi réalise-t-il, de manière précise, une cartographie ethnique du quartier. A celle-ci s'associent des considérations d'ordre territorial. Des liens de solidarité se tissent au sein des sous-ensembles spatiaux de la cité. Miloud parle de ses copains des « Barres du bout » avec lesquels il a établi depuis de nombreuses années des rapports d'amitié qu'il pense solides, justifiés par le fait qu'ils ont « grandi ensemble dans la même galère ». Il entretient également des relations avec « ceux du 1210 ». Le « 24 » suscite, quant à lui, une certaine méfiance. « Ils sont sympas mais un peu chelou », commente-t-il. Les exactions diverses qui ont lieu sur le quartier leur sont facilement attribuées. Ainsi, peu de temps avant notre première rencontre avec Miloud, un scooter avait été volé sur « la Dalle11 ». L'hypothèse avait alors été retenue d'un commun accord entre les « gars du 12 » et « ceux des Barres du bout » qu'à cette heure l'engin était déjà en pièces détachées dans les caves du « 24 ». Les relations restent néanmoins cordiales entre ces différents microgroupes et il n'est pas rare qu'une fédération ait lieu face à une entité extérieure. Oubliant les distinctions au sein du grand ensemble, les « jeunes de la Rabat », alors solidaires, s'opposent globalement aux « gars du Saint12 », manifestant dans ce cas une grande cohésion, expression d'une véritable identité à emboîtement (Evans-Pritchard 1940) : divers microgroupes constitués s'opposent au sein même d'une unité territoriale mais sont susceptibles de se fédérer face à une autre entité ressentie comme extérieure. Les affrontements de novembre 1996 avec les forces de l'ordre ont pu montrer l'étendue de cette capacité fédératrice lançant dans un combat commun des jeunes de différentes cités de l'agglomération urbaine. La vie sociale des « jeunes de la cité » n'est pourtant pas régulièrement ponctuée d'affrontements physiques collectifs. L'essentiel de la situation décrite est de l'ordre de la représentation. Il s'agit plus d'un mode d'expression de la dualité identité/altérité que de la défense armée d'un territoire. La « bande de jeunes » ne peut être considérée ici qu'en tant que construite par Miloud. La réalité observable ne montre qu'une solidarité fantasmée de groupes mirages qui se dissolvent sitôt que l'on s'en approche. Les solidarités/affrontements effectifs ne constituent, la plupart du temps, qu'une infime partie de ce qui prend corps, avant tout, dans l'imaginaire. Parfois seulement, un ennemi commun, un sentiment d'injustice ou un désir de revanche soudent pour un temps quelques individus qui se livrent alors à des exactions aux résonances incontrôlées. Des communautés pertinentes d'actions collectives actualisent par intermittence un ordre social qui permet à Miloud de se sentir parmi les siens.

36Ethnicité et territorialité sont les deux éléments que Miloud et les autres jeunes sont susceptibles de partager. Ils mobilisent alors ces deux catégories en vue de structurer l'affirmation d'un couple identité/altérité.

En guise de conclusion :
des « lieux communs » ou la guerre des mondes ?

37Un jeune couple, une retraitée SNCF, un groupe de jeunes « beurs » et tant d'autres encore cohabitent, se croisent ou s'ignorent dans un espace partagé qui se donne à voir dans sa fausse innocence et qu'il serait naïf de croire identiquement perçu par tous et réellement collectif. Ce lieu commun n'est en réalité qu'une juxtaposition de mondes parallèles distincts et parfois antagonistes, réinterprétations pour soi d'un cadre de vie partagé avec l'autre.

38Un quartier méconnu ou sujet à critiques systématiques exprime une volonté de détachement par rapport au cadre bâti. Dans ce cas, la vie est ailleurs, dans le souvenir d'une existence ouvrière conviviale et chaleureuse ou dans l'espoir d'accéder prochainement à la propriété. Inversement, une bonne connaissance et un fort investissement des éléments du lieu sont significatifs d'un attachement voulu ou simplement assumé au grand ensemble. Le conformisme frustré du jeune « beur » habitant un quartier dégradé qu'il ne peut quitter se transforme en une appropriation active et volontariste de « la cité ».

39La dualité avant/après structure la pratique du cadre de vie. Lorsque l'après se situe hors du grand ensemble, la fréquentation et l'investissement du quartier sont minimalistes. Le repli sur l'intimité du logement et la pratique du cadre plus large de l'agglomération urbaine tout entière sont significatifs d'un ailleurs résidentiel à venir. Lorsque le futur est projeté hors du grand ensemble, la pratique spatiale, par un mouvement d'anticipation, déborde le cadre du quartier pour s'étendre à la ville-centre ou, plus généralement, à l'ensemble de l'agglomération urbaine. Au contraire, l'improbabilité d'une mobilité résidentielle et l'impossible survivance d'un avant se traduisent par un unique repli sur soi. L'espace est abandonné aux autres. Seuls la promenade du chien ou le relevé quotidien de la boîte aux lettres constituent une pratique du quartier minimaliste et frileuse.

40Plus le repli sur soi est affirmé, plus l'espace concédé à l'autre est important, moins il peut être donné à voir de stratégies de gestion de cette altérité. Le repli résigné de Mme Tinseau s'accompagne de la définition d'un autre terrifiant, omniprésent et incontrôlable. Le repli sur l'intimité du logement, détaché des contingences d'un environnement provisoire, qui caractérise Mme Choquet, s'accompagne de la définition d'une altérité nuisible mais dont l'action est, avant tout, autodestructrice (n'est-ce pas, en effet, leur propre cadre de vie que « les gens » dégradent ?). Ce caractère autodestructeur rend l'autre absurde et vain. A l'inverse, un fort investissement du quartier, comme celui exprimé par Miloud, est accompagné d'une logique de perpétuelle mise en équilibre de l'opposition identité/altérité. Le principe des emboîtements permet une succession d'assimilations des autres proches en accord avec l'attachement au quartier qui caractérise Miloud.

41Évoqué, pratiqué, « bricolé en imagination » (Bonetti 1994), l'espace collectivement habité donne lieu à l'expression d'une multitude de sens, déclinaisons plurielles de la présentation de soi et du rapport aux autres.

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Bibliographie

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Notes

1C'est en ces termes que La Nouvelle République d'Indre et Loire traite l'événement dès le 3 novembre 1996, avant d'être relayée par la presse nationale.
2Programme de Développement social des quartiers dits « sensibles ».
3Entre 1991 et 1996, le quartier sera l'objet d'une dizaine d'articles dans La Nouvelle République d'Indre-et-Loire.
4Source INSEE 1996.
5Les villas cheminotes avaient été détruites en 1944 lors d'un bombardement allié qui raya de la carte 85 % de la commune. « La lenteur de la reconstruction entraîna une crise du logement ouvrier, la mise en place d'un système de priorité aux travailleurs en activité et le relogement des retraités dans les cités HLM modernes » (Lavigne 1988).
6Robess Pierre Hénault, premier maire ouvrier de la ville, a été élu en 1919 sur la liste SEIO-IIe Internationale. Aujourd'hui encore, la ville est dirigée par un maire communiste.
7Le Grand Mail est un axe de circulation piétonne qui traverse le quartier d'ouest en est. Aménagements paysagers et aires de jeux le destinent à être un lieu de rencontres et de promenades à l'intention des habitants du quartier.
8L'OPAC distribue gratuitement à tous les habitants du grand ensemble un fascicule contenant des informations diverses concernant principalement la vie pratique des habitants et une présentation des réalisations de l'organisme HLM.
9Derrière ce terme générique, les jeunes beurs du quartier désignent la ville d'origine de leur famille. Ici, il s'agit de Mostaganem.
10Il s'agit d'une des cinq tours R 14 qui tire cette appellation du fait qu'elle est située au 12 de l'allée de l'Aubrière.
11Sous le terme de « Dalle », Miloud désigne un espace bétonné assurant la liaison entre le centre commercial et les immeubles en accession à la propriété.
12Il s'agit des jeunes habitants du quartier du Sanitas, grand ensemble comparable à celui de la Rabaterie, implanté à quelques kilomètres, sur la commune de Tours.
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Pour citer cet article

Référence papier

Denis La Mache, « La conquête de l'espace »Terrain, 30 | 1998, 139-152.

Référence électronique

Denis La Mache, « La conquête de l'espace »Terrain [En ligne], 30 | 1998, mis en ligne le 15 mai 2007, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3441 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3441

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Auteur

Denis La Mache

EHESS, Centre d'anthropologie des mondes contemporains, Paris

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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