1La France, on le sait, est « la fille aînée de l'Eglise ». Cette dimension traditionnelle de son identité de nation a-t-elle résisté à la tourmente révolutionnaire et à l'un des processus de laïcisation de l'Etat les plus radicaux que l'Europe ait connus avant la mise en place du « socialisme réel » ? Fut-elle, malgré tant d'indices contraires, impliquée dans la formation de la conscience nationale actuelle pendant ces décennies cruciales où, entre 1870 et 1945, trois guerres mirent à l'épreuve de façon plus ou moins radicale la définition territoriale du pays et même son autonomie politique ? La question, dans sa généralité, relève d'abord des compétences de l'historien. Je ne l'aborderai ici qu'à travers l'étude de quelques héros dont se dotèrent, au cours de cette période, les grands acteurs collectifs concernés par la définition de la nation française et de son pouvoir légitime : l'Eglise et la République.
2Chacune d'elles dispose d'une procédure d'accréditation de personnages exemplaires qui lui est propre : il y a d'un côté la voie laïque, avec ses réseaux institutionnels – le Panthéon, l'apprentissage scolaire de l'histoire, les cérémonies civiles, les statues et autres marquages de l'espace public ; de l'autre, la voie catholique, centrée sur les étapes de la canonisation et l'organisation des cultes. Or ces deux procédures convergent en la personne de Jeanne d'Arc, « la sainte de la patrie », instituée entre 1840 et 1920 à la fois sainte et héroïne nationale. L'étude de cette rencontre, en vérité improbable (au moins dans l'espace du catholicisme depuis le xviie siècle1), offre ainsi un terrain presque idéal à mon enquête. Serait-ce en Jeanne d'Arc que se rejoignirent l'Eglise et la République, contraintes l'une et l'autre à estomper un conflit où il n'y avait que des perdants ? Et par-delà les stratégies des protagonistes de cette double promotion, que faut-il conclure du fait que notre plus grande héroïne nationale est aussi une sainte ?
3En revenant sur ces années cruciales dans la formation de la conscience nationale, politique et religieuse des Français, je ne pense pas m'enfermer dans l'analyse d'un temps révolu. La « récupération » de Jeanne d'Arc par le Front national est un phénomène d'actualité que l'on aurait tort de considérer comme une manipulation politicienne insignifiante. L'année 1996, d'autre part, a été riche en événements politico-religieux pour le moins singuliers : en janvier, le président Chirac s'est rendu au Vatican en « visite d'Etat » et, à cette occasion, une personne de son entourage a affirmé que la République laïque entendait rester « fidèle à son héritage chrétien ». Un commentateur italien a pu voir dans cette rencontre (la première de ce type depuis 1959) « une étape dans l'histoire de la laïcité française »2. 1996 a été en outre l'année du 1500e anniversaire du baptême de Clovis, dont la célébration a motivé la venue en France du pape Jean-Paul II, à Reims mais aussi, le fait mérite d'être souligné, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, ville de Grignion de Montfort et haut lieu de la contre-révolution vendéenne. Notons que ses précédents voyages dans notre pays l'avaient déjà conduit à Paray-le-Monial et au Sacré-Cœur de Montmartre – deux sites de la France religieuse dont nous allons bientôt reparler. Ne sommes-nous pas en train de revenir aux Gesta Dei per Francos ? Il y a, pour le moins, lieu de penser que l'identité de la France comme « nation chrétienne » reste un enjeu symbolique toujours actuel. Voyons d'un peu plus près comment elle a été impliquée dans les grandes ruptures de notre histoire nationale au xixe siècle.
4Les relations entre l'Eglise romaine et les Etats européens sont bien loin d'avoir été idylliques et, à cet égard, la France n'est pas une exception. Mais, si le catholicisme a été pendant des siècles sa religion d'Etat, si l'Eglise de son côté a cautionné durablement la légitimité de ses rois, ces figures de l'harmonie débouchent dans son cas sur un divorce tragique. Fille aînée de l'Eglise, la France est aussi, par excellence, la terre de l'infidélité, de l'ingratitude, de l'apostasie. C'est bien entendu la République laïque qui devient au xixe siècle l'incarnation de cette France-là, dans un contexte d'affrontement avec la première, rivée à son catholicisme intransigeant et ses idées monarchistes3.
5Ces deux France ne pouvaient pourtant s'ignorer. L'Eglise et la République se rencontrent inévitablement autour de l'idée de nation, chacune ayant à se légitimer en référence à elle et à en proposer sa version. Ainsi se dessinent des généalogies rivales, mais en partie semblables au moins pour ce qui concerne l'Ancien Régime : le temps du royaume chrétien est aussi celui de la construction de l'Etat-nation, dont la République entend bien assumer l'héritage. Les lignées se rejoignent sur des hommes et des événements emblématiques : Clovis et la bataille de Tolbiac, Roland à Roncevaux, les grands rois qui unifièrent l'espace français... Chaque camp n'en a pas moins ses propres héros : si la France chrétienne peut ignorer Vercingétorix, elle donnera à sainte Geneviève, héroïne de la défense de Paris contre les troupes d'Attila, plus de place que les manuels d'histoire des écoles de la IIIe République. Mais la divergence s'accuse avec les héros antagoniques de l'époque révolutionnaire. Il n'est pas de conciliation possible entre le culte du souvenir d'un roi guillotiné en qui l'on voulut voir un saint martyr et l'exaltation de ses bourreaux.
6On voit ainsi apparaître deux modes de gestion opposés de la rupture révolutionnaire et, plus largement, de l'inéluctable processus de sécularisation qui lui fait suite, en dépit des efforts et des espoirs de la restauration catholique du xixe siècle. Les républicains peuvent avoir une lecture continuiste de l'histoire de France dans la perspective d'une philosophie du progrès : les rois étaient « de leur temps » et la République assume aujourd'hui le destin national comme ils l'avaient fait à leur époque. Les cléricaux, au contraire, dès lors qu'ils confondent l'identité nationale avec l'existence d'un royaume chrétien, ne peuvent que déplorer un dévoiement coupable et appeler de leurs vœux une restauration à la fois nationale, monarchique et catholique. Selon eux, c'est sous la pression des protestants, et surtout des juifs et de la franc-maçonnerie, que la France s'est engagée dans la voie dangereuse d'une apostasie que Dieu ne tardera pas à punir. Le cycle d'apparitions de la Vierge ouvert en 1846 à La Salette, et généreusement fourni jusqu'à la Première Guerre mondiale4, permet de donner à ce message la caution du Très-Haut. Pour eux, la France ne peut exister comme nation que dans la forme politique et religieuse d'une monarchie catholique. Une république laïque trahit par principe son identité nationale : les « internationales » juive, maçonnique et communiste sont là, disent-ils, pour en administrer la preuve.
7Eu égard à ces clivages, l'importance que prend dans les deux camps, à la fin du xixe siècle, le personnage de Jeanne d'Arc semble, à première vue au moins, un signe d'apaisement. Et il est vrai que sa promotion presque simultanée aux statuts de sainte et d'héroïne nationale marque, globalement, un rapprochement de l'Eglise et de la République sous l'égide de la patrie. Les choses sont pourtant plus complexes en raison, tout d'abord, de l'extrême singularité du cas de Jeanne d'Arc. Pour les hommes des Lumières dont les républicains assument l'héritage, Jeanne fut longtemps un objet de dérision. La Pucelle, de Voltaire, représente la pointe extrême de cette façon de penser, liée sans nul doute à une difficulté d'ordre idéologique : comment une vision rationaliste de l'histoire pouvait-elle s'accommoder d'un événement quasi miraculeux ? On imagina donc que son entrée censément providentielle sur la scène de l'histoire n'était rien d'autre qu'une gigantesque machination5. Mais, au temps de la Révolution, on put voir en elle une victime des « antiques abus », et elle figura à ce titre sur une feuille volante à côté de Jean-Jacques Rousseau, Calas, Latude et Sirven6. L'attitude de l'Eglise n'est pas moins ambiguë. Le procès de réhabilitation de 1456 restait bien timide dans ses conclusions : Jeanne y était simplement déclarée innocente des chefs d'accusation retenus contre elle, mais il n'était pas question d'en faire une sainte7. Dans les siècles qui suivirent, il semble que l'Eglise préféra oublier une affaire où certains de ses membres avaient sans conteste le mauvais rôle. Enfin, on va le voir, le lancement en 1869 du processus qui allait conduire à la canonisation de 1920 pose un problème d'interprétation : à ce moment, les intentions de l'Eglise sont passablement obscures, et le personnage de Jeanne d'Arc ne correspond qu'assez mal aux figures de la sainteté qu'elle est en train de promouvoir.
8S'il est une sainte dont l'Eglise de la seconde moitié du xixe siècle pouvait faire en France un usage politique, ce n'est pas Jeanne d'Arc, mais bien plutôt Marguerite-Marie Alacoque, une humble visitandine du xviie siècle dont le destin posthume fut et reste, paradoxalement, obscurci par l'immense succès du culte qu'elle promut, celui du Sacré-Cœur de Jésus8. Il ne fait néanmoins aucun doute que, dans l'optique de l'Eglise, la consécration tardive des deux saintes fut pensée comme un tout : leurs canonisations eurent lieu à trois jours d'intervalle, les 13 et 16 mai 1920. Reprenons brièvement le dossier.
9Marguerite-Marie est une mystique comme il y en eut tant au xviie siècle. Influencée par la pensée du sacrifice développée au cours des décennies précédentes par l'Ecole française de spiritualité, elle développa une pensée et une pratique de la réparation qui culminèrent dans des apparitions de Jésus en 1675. Le culte du Sacré-Cœur de Jésus qui en résulta (et qui trouva dans les jésuites des propagandistes très efficaces) n'était pas vraiment nouveau : saint Jean Eudes en avait déjà posé les bases. Mais il prit avec Marguerite-Marie sa pleine dimension politique. Selon ses « révélations », il visait en effet à réparer les outrages subis par l'eucharistie du fait des prêtres indignes et des péchés des peuples. Cette thématique a de forts relents millénaristes et ne présente sur le fond aucune originalité. Son succès tient, me semble-t-il, aux lectures récurrentes auxquelles elle se prêta dans le contexte de déchristianisation massive du xviiie siècle et, surtout, après la Révolution. Ces lectures furent facilitées par un événement à vrai dire assez énigmatique : en 1689, Marguerite-Marie adressa une lettre à Louis XIV, lui demandant d'apposer une image du Sacré-Cœur sur l'étendard royal. Les historiens pensent aujourd'hui que le roi n'eut jamais connaissance de ce message. Quant aux motivations de son envoi, il faut sans doute y lire le désir de voir s'affirmer une « conversion » du roi devenue patente en ces années9.
10La réalité de ce message est indéniable. Tout autant l'est le contresens auquel il donna lieu à partir de la Révolution. Une interprétation providentialiste de l'histoire permit de voir dans le triste destin de la monarchie française la punition du refus de Louis XIV d'honorer le Sacré-Cœur. Son image figurait d'ailleurs sur la bannière des royalistes vendéens, donnant tout son sens religieux à leur cause. Ainsi se mit en place, pour plus d'un siècle, un schéma interprétatif extrêmement fécond : le culte du Sacré-Cœur devenait en France déploration publique des crimes collectifs de la nation – de l'apostasie française ; son admission sur le drapeau national signifierait seule le retour de la France à sa véritable identité religieuse10.
11Le culte de Marguerite-Marie à Paray-le Monial, lieu des apparitions de 1675, et celui du Sacré-Cœur devinrent ainsi l'expression centrale d'une idée de la nation inséparable d'un projet de restauration catholique et monarchiste qui, à défaut d'aboutir à ses fins, obtint quelques succès. Le plus spectaculaire fut, en 1873, le vote de l'Assemblée nationale déclarant la construction de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre d'utilité publique, en expiation des crimes de la Commune11. Le dossier de canonisation de Marguerite-Marie, qui rencontrait depuis un siècle et demi des difficultés, fut repris dans les années 1850 à la demande de Pie IX et la béatification, proclamée en 1864 (année, soit dit en passant, du Syllabus...). Le message à Louis XIV ne fut massivement connu en France qu'après 1867, année de la première publication des écrits de la sainte. Il venait à son heure dans les premières années de la IIIe République : grâce à lui, l'exigence de réparation se trouvait précisément associée au destin de la France. La défaite de 1870 et la Commune étaient interprétées comme des châtiments de son infidélité – en attendant les bouleversements apocalyptiques au terme desquels seraient rétablis sur terre les pouvoirs de Dieu et du roi12.
12On voit donc que Marguerite-Marie et le culte du Sacré-Cœur, en harmonie avec la vaste campagne antimoderne orchestrée par Pie IX, étaient les symboles d'un projet politique contre-révolutionnaire et antirépublicain. Très précisément, ils permettaient une mobilisation nationaliste contre la République laïque au nom d'une vision de la nation incompatible avec ce système politique. Une lecture providentialiste de l'histoire de France lui donnait sa caution pour le passé et l'avenir : la guerre de Cent Ans était la punition des manœuvres de Philippe de Bel contre la papauté, la Révolution de 1789 punissait, à un siècle de distance exactement, le rejet par Louis XIV des exigences du Sacré-Cœur. En contrepoint étaient exaltés tous les signes de la bonne volonté respective des rois de France et de Dieu, par exemple la consécration de la France à la Vierge par Louis XIII en 1638, dont l'effet aurait été la naissance inespérée de Louis XIV. Tout espoir de voir la France réconciliée avec Dieu et avec elle-même n'était donc pas perdu. Faut-il s'étonner si les tenants de ce courant d'idées ont reconnu dans la révolution nationale du maréchal Pétain la réalisation de cette promesse ?
13Marguerite-Marie apparaît donc comme l'héroïne nationale d'une France possible qui, pour bien des raisons, n'a pas réussi à s'imposer. Tel est bien le rôle qu'elle joue dans les brochures intégristes (et pétainistes) encore diffusées aujourd'hui, dont les titres et les dates d'édition suffisent à faire deviner le programme : La Vierge Marie dans l'histoire de France, du Marquis de La Franquerie13, 1939 (où l'on apprend, entre autres choses, que la bataille de la Marne fut gagnée grâce à une apparition mariale qui terrorisa les soldats allemands) ; Le Message de 1689 du Sacré-Cœur à la France, de Pierre Salgas, 1940 et 1942, dont la réédition de 1982 s'ouvre sur la photographie du fanion du Sacré-Cœur offert au Maréchal le 28 janvier 1943. Cette France trouve-t-elle une nouvelle jeunesse dans les idées du Front national ? Il y a quelques raisons de le penser. Reste alors à expliquer pourquoi c'est Jeanne d'Arc, et non Marguerite-Marie, qui s'est trouvée annexée à cette cause. Un détour par l'histoire ne sera pas inutile.
14Rappelons, pour commencer, les principales dates de la reconnaissance institutionnelle de Jeanne d'Arc par l'Eglise14.
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8 mai 1869 : Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, prononce dans sa ville (qui est aussi celle du plus grand exploit militaire de Jeanne) un panégyrique de la Pucelle. Les démarches préalables au procès de canonisation sont engagées.
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27 janvier 1894 : Léon XIII signe le décret d'admission de la cause.
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18 avril 1909 : Jeanne est béatifiée par Pie X.
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16 mai 1920 : Benoît XV procède à la canonisation, en présence d'une délégation officielle de la République française.
15Ces quatre dates, rapportées à l'histoire de la France, sont évidemment très suggestives : comment ne pas faire le lien entre cette reconnaissance religieuse et la grande cause nationale que fut la récupération de l'Alsace et de la Lorraine ? Comment ne pas voir dans cette promotion soudain accélérée un signe de bonne volonté de l'Eglise à l'égard de sa « fille aînée » ? Les choses sont pourtant moins évidentes. Quel peut être le projet politique de Mgr Dupanloup en 1869 ? Le célèbre évêque est connu à ce moment pour ses idées libérales, il se démarque de l'ultramontanisme de la plupart de ses collègues français. Mais il deviendra bientôt, dans la première Assemblée de la IIIe République, un des fers de lance des monarchistes. Plutôt qu'un signe de réconciliation, je serais porté à voir dans son intervention de 1869 une réponse au processus d'héroïsation laïque de Jeanne déjà engagé, à la suite, en particulier, du livre de Michelet paru en 1841. Héroïsation qui, après 1870, se nourrira de la conjoncture et d'un hasard heureux : une Jeanne normande ou poitevine aurait moins parfaitement incarné le projet de reconquête des provinces de l'Est.
16La deuxième date laisse deviner une intention un peu différente. Léon XIII a prôné, depuis 1892, ce qu'on a appelé le « premier ralliement » de l'Eglise à la République et, par conséquent, la signature du décret d'admission de la cause en 1894 apparaît avec quelque vraisemblance comme un geste de bonne volonté. Mais les années suivantes sont parmi les plus conflictuelles de la période : loi sur les congrégations, séparation des Eglises et de l'Etat, affaire Dreyfus... Pie X, élu pape en 1903, reprend de Pie IX le flambeau de la lutte antimoderne plus que la politique d'ouverture de son prédécesseur. La béatification de Jeanne en 1909, si elle a pu contribuer à l'unité des Français, n'est-elle pas aussi une réappropriation par l'Eglise d'un personnage voué à un destin d'héroïne laïque ? Tel fut l'avis, dès 1894, des anticléricaux les plus irréductibles, qui contestaient le droit de l'Eglise à annexer celle qui fut d'abord sa victime15. Une chose est du moins certaine : des années 1890 à 1914, et plus encore dans la période qui suit la béatification, les deux camps multiplient les initiatives de glorification de leur héroïne. Du côté de l'Eglise, des panégyriques de Jeanne sont prononcés et édités par centaines dans toute la France, la vie de la Pucelle inspire des dizaines de pièces de théâtre à destination des écoles et patronages catholiques (deux sont écrites et une au moins interprétée par sainte Thérèse de Lisieux). Une souscription internationale est lancée en 1909 pour ériger à Rouen une statue colossale sur le modèle de la Vierge en bronze du Puy-en-Velay. Moins nombreuses, semble-t-il, les initiatives des groupes laïques sont, en majorité, des souscriptions pour des statues installées dans l'espace public. Les autorités religieuses, civiles et militaires se retrouvent le plus souvent côte à côte lors des inaugurations : à Nancy en 1890, à Reims en 1896. En 1909, à Angers, la cérémonie est purement civique. Les villes de Nevers, Decize et Compiègne organisent quant à elles de somptueuses reconstitutions historiques de l'entrée de Jeanne dans leurs murs16.
17Ce n'est, à mon sens, qu'avec la canonisation de 1920 que l'hypothèse généralement admise d'un geste de réconciliation devient explicite et que l'on peut y voir un signe avant-coureur du « second ralliement » : la condamnation de l'Action française en 1926. La République, de son côté, ira aussi loin que possible dans la voie du consensus : à la suite d'un vote unanime de la Chambre des députés, le 24 juin 1920, une loi publiée au Journal officiel le 14 juillet suivant institue une « fête de Jeanne d'Arc, fête du patriotisme », le deuxième dimanche du mois de mai. L'idée n'était pas neuve, elle avait déjà été approuvée par un vote du Sénat en 1894. Même si cette célébration s'ajoutait au 14 Juillet, au lieu de s'y substituer comme le souhaitaient certains catholiques avant la guerre, elle honorait désormais une sainte. Une telle confusion de fait du politique et du religieux, déjà sensible dans quelques-unes des grandes cérémonies publiques de l'avant-guerre, ne se comprend que dans un contexte de patriotisme exacerbé. Autant que je puisse en juger, il ne semble pas que la fête civique de Jeanne d'Arc ait jamais eu un succès notoire. Son effacement presque général après quelques années s'explique sans doute également par l'institution des cérémonies du 11 Novembre en 1922 et la généralisation des monuments aux morts : autant d'initiatives venues de la base et soutenues de façon quasi unanime par les associations d'anciens combattants. Jeanne, avec sa fête et ses statues, faisait double emploi.
18Cette version consensuelle de la figure de Jeanne d'Arc semble donc, somme toute, à la fois tardive et éphémère. Encore ne faut-il pas oublier la promotion parallèle par l'Eglise de Marguerite-Marie, ni le fait que 1926 est aussi l'année de la béatification, au titre du martyre, des prêtres et religieux victimes des massacres de septembre 179217. En outre, Jeanne elle-même avait été, dans les décennies précédant sa canonisation, trop nettement annexée par les cléricaux et les nationalistes d'extrême droite pour pouvoir devenir du jour au lendemain le symbole d'une France réconciliée. Ainsi, dans un livre de 1912 intitulé La Mission posthume de sainte Jeanne d'Arc et le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le très réactionnaire Mgr Henri Delassus18 offrait une vision providentialiste de l'histoire de France comparable à celles que nous avons déjà rencontrées et ramenait, sur l'essentiel, la « mission » de Jeanne à celle de Marguerite-Marie : impossible, à ses yeux, de séparer le réveil national qu'elle incarna d'un réveil monarchique et religieux toujours d'actualité. Au lieu d'être une sainte du consensus, Jeanne devenait donc une sainte du dissensus. Comme celui du Sacré-Cœur, son message posthume demandait encore à entrer dans les faits19.
19Les étapes sur le chemin du « ralliement » n'en étaient pas moins irréversibles. On s'en convaincra en découvrant la saga dérisoire d'une jeune fille qui, en 1917, voulut être à la fois Jeanne et Marguerite-Marie et, au bout du compte, ne fut ni sainte ni héroïne nationale.
20Née en 1896 à quelques kilomètres de Saint-Laurent-sur-Sèvre, Claire Ferchaud a vécu dès son enfance dans l'atmosphère du catholicisme le plus conservateur. Passons sur le récit qu'elle donne de ses premières années – vocation précoce, relations quotidiennes avec l'Enfant-Jésus, qui partageait ses jeux – pour arriver à cette année 1917 où prend corps le projet qui orientera désormais sa vie : créer une congrégation de victimes volontaires vouées, sous le signe du Sacré-Cœur, à souffrir pour la France et lui assurer une victoire à la fois militaire, contre l'Allemagne, et spirituelle, contre les adversaires de la foi. Ce projet n'a rien de très singulier : il se situe dans la ligne du culte du Sacré-Cœur, tout en reprenant la dimension prophétique que lui conférèrent, dans la seconde moitié du xixe siècle, les innombrables messagères de la Vierge et autres stigmatisées « nationales » – Louise Lateau, Marie-Julie Jahenny, etc. Où les choses deviennent plus piquantes, c'est dans la première étape de cette mission. Nouvelle Marguerite-Marie, Claire écrit le 16 janvier 1917 au président de la République, Raymond Poincaré, pour lui transmettre un message du Sacré-Cœur de Jésus, toujours le même : son image doit figurer sur le drapeau français. En même temps, nouvelle Jeanne d'Arc, elle se dit investie d'une « mission nationale » salvatrice (sous sa nouvelle bannière, la France gagnera immédiatement la guerre) et se rend elle-même à Paris, comme Jeanne à Chinon, pour rencontrer ce succédané de roi qu'est le président de la République et réitérer sa demande. L'audience, obtenue par la médiation d'un député conservateur de Vendée, a lieu le 21 mars 1917. Elle n'a, bien entendu, aucune suite. De fait, l'image du Sacré-Cœur, diffusée à des millions d'exemplaires, était déjà bien présente dans les tranchées, au point qu'une circulaire du ministère de la Guerre du 6 août 1917 (contresignée, ironie de l'histoire, par Pétain) en interdit l'exhibition20.
21Revenue dans ses Mauges natales, Claire organisa la vie d'une communauté de « vierges réparatrices » qui reçut, dans un premier temps, l'appui des autorités religieuses. Mais, le 24 mars 1920 (moins de deux mois, donc, avant la double canonisation de Jeanne et de Marguerite-Marie), un décret du Saint-Office condamnait la nouvelle congrégation. Au lieu de se soumettre, Claire s'obstina et vécut jusqu'à sa mort (1972) en marge de l'Eglise, maintenant autour d'elle une petite communauté de dissidentes qui subsista en ouvrant une école d'enseignement ménager. Ses écrits ultérieurs, en même temps qu'ils sont une entreprise toujours renouvelée d'auto-justification, permettent d'avoir une vue exacte de ses idées : Claire était et demeura royaliste, antisémite, hostile à la franc-maçonnerie et au communisme. Il n'est guère étonnant qu'elle fasse toujours partie des figures tutélaires de l'intégrisme, à côté des stigmatisées d'hier et d'aujourd'hui et des pourvoyeuses de messages apocalyptiques de la Vierge. Un long article lui a été consacré en 1992 dans le n° 132 de L'Impartial. Bulletin d'information des enfants de Notre-Dame-de-la-Salette et de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, édité à Beaupréau, au cœur de la Vendée militaire...
22Ce dossier est-il susceptible de mettre en évidence le rôle que le catholicisme a pu jouer dans l'émergence des formes modernes du nationalisme en France ? L'hypothèse semble à première vue paradoxale. De 1870 à 197021, ce n'est que pendant les quatre années du régime de Vichy que – sous réserve de quelques amendements – la thèse de la conciliation nécessaire entre l'Eglise, la nation et le pouvoir légal a pu sembler se vérifier, avant de subir un discrédit que l'on aurait pu croire définitif tant dans le champ de la politique que dans celui de la religion : l'Eglise elle-même, engagée dans un processus de « sécularisation interne », se montrant de plus en plus favorable à des formules de « séparation » avec les Etats22. Dans ce contexte, la figure d'une Jeanne d'Arc « sainte de la patrie », telle qu'elle avait été doublement consacrée en 1920, perd beaucoup de son sens. Déjà, sans doute, la Marche lorraine qui guidait les pas des troupes de la Libération en 1944-1945 n'honorait plus en elle qu'un symbole laïcisé de la résistance à un occupant étranger. Triomphe d'une idée de la nation exclusive de toute référence à la monarchie et au catholicisme, en dépit de la qualification religieuse de l'héroïne. Et même si le général de Gaulle n'a jamais rompu avec l'idée de la « France, nation chrétienne », on peut affirmer sans grand risque d'erreur que le principe de l'Etat laïque a été de plus en plus massivement accepté, y compris par l'opinion catholique, le seul domaine sensible restant celui de l'enseignement privé confessionnel.
23Est-ce à dire que le catholicisme a contribué lui aussi, même sans le vouloir, à la promotion d'une idée sécularisée de la nation ? Du roi Très Chrétien à la laïcité républicaine, c'est sans aucun doute l'idée de nation qui offre la seule représentation possible d'une continuité. C'est elle aussi qui fournit un principe de légitimité susceptible de relayer la sacralité des anciens rois. En ce sens, elle fonctionne comme une ressource de transcendance autosuffisante et peut susciter des dispositions éthiques (au premier chef sacrificielles) tout à fait comparables à celles qui découlent d'une appartenance religieuse. Il en résulte que le héros national tend à devenir le saint d'une religion séculière plus qu'un « grand homme » dont on reconnaîtrait simplement l'excellence. Or le point de rencontre des figures du saint et du héros – le cas de Jeanne d'Arc est à cet égard exemplaire23 – est, centralement, la figure de la victime sacrificielle. C'est en effet le sacrifice qui pose un ordre de valeurs transcendantes supérieures à tout bien de ce monde (y compris à la vie) et dessine les contours de la « communauté imaginée » au bénéfice de laquelle il est consenti. A l'échelle de l'histoire, on peut se demander si la prolifération, au xixe siècle, des stigmatisées et autres souffrantes « nationales » n'est pas un moyen terme entre l'espace religieux du sacrifice et sa version sécularisée. Dans cette hypothèse, la théologie de la réparation et le culte du Sacré-Cœur vaudraient comme riposte antimoderne à la sécularisation de la société et de l'Etat et, en même temps, comme adaptation à la réalité nouvelle de la nation : la communauté nationale peut être pensée à travers eux comme groupe ingrat, coupable de trahison, mais aussi comme groupe trahi par ses représentants légaux. Elle existe donc virtuellement par elle-même, en dehors de la lignée royale qui incarnait autrefois l'unité du pays.
24On comprend enfin, dans cette hypothèse, que l'enjeu de l'appartenance nationale vienne se substituer à celui de l'identité religieuse. Libérée de sa référence monarchique et catholique, l'affirmation de l'identité nationale tend à s'imposer seule comme source de valeurs et valeur à promouvoir, sans avoir à se conjuguer au passé en s'associant au projet d'une restauration religieuse et politique de moins en moins crédible. Il est révélateur que ce soient des groupes intégristes sans expression politique autonome qui conservent les références à Marguerite-Marie et au Sacré-Cœur et participent en masse aux pèlerinages de La Salette et de Paray-le Monial, quand le Front national se contente de récupérer Jeanne d'Arc : une Jeanne d'Arc qui est moins la sainte que l'héroïne nationale. Les relations entre identité religieuse et identité nationale, toujours affirmées dans la phraséologie de l'extrême droite, semblent en fait avoir changé de signification : les ultras du xixe siècle mettaient au premier plan l'apostasie religieuse du camp laïque. Les thèmes aujourd'hui les plus populaires sont la dénonciation d'une « apostasie nationale » illustrée par le mythe des privilèges dont jouiraient en France les étrangers et, en conséquence, le mot d'ordre « La France aux Français »24. La référence au christianisme, quant à elle, semble surtout motivée par le fait que les « étrangers » qui font les frais de la plus grande haine nationaliste se trouvent être des musulmans.