1L'anthropologie dite « du proche » traite généralement deux types de rituels. Les premiers sont d'origine récente : produits de la « modernité » et même, pour certains, de la « surmodernité », ils seraient identifiables dans toute pratique sociale organisée suivant des convenances. Le plus souvent, leur analyse procède par analogie avec le rite « sauvage » et consiste parfois en une simple transposition du vocabulaire ethnologique de celui-ci : l'entrée au Club Méditerranée sur la marche des canards est identifiée comme initiation ; telle marchandise vendue suivant des attitudes et des règles codifiées dans un marché est présentée comme un médiateur symbolique ; la tournée du chef d'une bande de loubards est décrite comme une offrande de type potlatch, tandis qu'on observe des espaces cérémoniels dans les aéroports où les voyageurs se disposent à effectuer leur rite de passage.
2Les rituels du second type traités par l'anthropologie du proche seraient traditionnels et, partant, leur étude mériterait un traitement anthropologique lourd, comparable à ceux des sociétés lointaines, mais bien difficile à mener dans un contexte dépourvu du holisme qui caractérise celles-ci. Les rituels du premier type ne consistant qu'en objets issus de l'extension des critères par ailleurs extrêmement flous définissant ceux du second type, ce partage apparaît comme illusoire et la difficulté de définir un rituel, aussi insurmontable, qu'il soit proche ou lointain. Cependant, l'étude d'un rite produit par une société « proche » présente des difficultés spécifiques.
3Qu'elle s'attache à déterminer sa fonction, à décrypter son sens ou à caractériser son action, l'analyse d'un rituel « exotique » part implicitement du principe qu'une « pensée sauvage » y est à l'œuvre. Inscrit dans un calendrier, fondé sur des croyances, mobilisant des rapports de parenté, s'adressant à des divinités ou exprimant un mythe, le rite « lointain » semble agencer plus ou moins confortablement différents éléments de la culture. Il donne une impression de cohérence avec la société qui le produit. Certes, il ne s'agit bien souvent que d'une illusion d'optique, mais c'est là probablement un bienfait heuristique.
4Or dans les sociétés contemporaines, cette cohérence n'apparaît que dans les cas où l'anthropologue de la modernité décide de caractériser telle ou telle pratique sociale comme rituelle. Cette démarche, qui est, on l'a vu, de type analogique, procède en outre comme l'œuf et la poule :
5 – telle pratique sociale est organisée autour d'une convenance ;
– cette convenance présente une certaine cohérence avec la société qui produit la pratique ;
– cette pratique est construite comme objet rituel à analyser.
La cohérence entre le rite et la culture qui le produit est ainsi induite par la construction même de l'objet d'analyse.
6Mais lorsqu'on étudie une cérémonie très ancienne, présentée plus ou moins comme rituelle par les indigènes et manifestant un contenu religieux, sa cohérence avec la société moderne est moins évidente et souvent même tout à fait obscure. Il est difficile de voir par exemple les liens entre la société espagnole contemporaine et les foisonnantes fêtes religieuses qu'elle célèbre chaque année. Leur cohérence, leur mystère et leur vitalité donnent le sentiment d'être en présence d'une « pensée sauvage ». Celle-ci aurait-elle disparu en laissant des traces dans les rites ? Ces festivités semblent en effet plus liées à la société espagnole de la Contre-Réforme qu'à celle du traité de Maastricht. En outre, elles se dérobent le plus souvent à une corrélation avec l'organisation sociale locale ou la parenté, à une lecture sémiologique se référant à un corpus de croyances, à la détermination d'une comunitas qui viendrait se faire et se défaire, à l'établissement d'une communication par le biais de l'action rituelle. Echapperaient-elles à l'anthropologie ?
7On se tourne alors vers l'histoire : telle cérémonie exprimerait des liens sociaux disparus, telle autre commémorerait tel événement. Le rituel traditionnel en société moderne serait une survivance, au mieux revisitée : la corrida prend la suite des jeux taurins méditerranéens, le culte de telle ou telle Vierge est un vestige de celui d'une déesse romaine, les représentations de « Maures et chrétiens » miment un épisode de l'histoire de l'Espagne. L'anthropologue a alors recours aux documents d'archives qui devraient révéler la clef du rituel. Celui-ci est ainsi caractérisé avant tout par son anachronisme : le rite n'a point de lien avec la société actuelle, il a donc un lien avec la société passée, et on ne peut trouver son sens que dans des annales qui datent son apparition et documentent la société qui l'a produit. C'est ainsi que l'enquête ethnographique trouverait ses limites dans ces rites traditionnels des sociétés modernes qui inviteraient à un recours aux méthodes de l'histoire pour révéler leur sens. L'ethnologie ne disparaîtrait pas avec les sociétés exotiques susceptibles de remplacer les rites exotiques par des rites modernes, ni avec l'avènement des sociétés modernes dont les rites modernes peuvent être analysés en termes exotiques, mais bien avec les sociétés modernes qui produisent des rites d'un exotisme anachronique qu'on livrerait à l'historien.
8Une fête religieuse espagnole, célébrée depuis plusieurs siècles au cœur de l'Espagne, près des moulins de Don Quichotte, sous l'œil cathodique de la télévision, nous donnera l'occasion de chercher ailleurs que dans les documents d'archives le sens d'un rite anachronique. Elle nous permettra aussi de montrer que le rituel peut jouer, dans la mémoire et dans la permanence de l'événement, un rôle qui n'est pas limité à la commémoration. C'est essentiellement en rapprochant l'action rituelle des exégèses indigènes que nous procéderons.
9Camuñas est un village de trois mille habitants environ, voué à la vigne, à l'olivier et à la fleur de safran, comme tant d'autres dans cette oasis de la Manche. Au loin, les ailes des moulins à vent de Consuegra soulignent la ligne de crête sur laquelle s'élève le majestueux château fort de l'ordre de Malte, pris et repris jadis par Maures et chrétiens.
10La Fête-Dieu qui glorifie le saint sacrement en majesté dans toute la chrétienté est célébrée à Camuñas par un rituel très particulier. Deux groupes composent la confrérie du Saint-Sacrement. Les pecados et les danzantes s'opposent par leurs costumes, par leurs maisons rituelles et par leurs rôles antagonistes dans la cérémonie. Ils entretiennent en effet des relations d'hostilité rituelle pendant toute la durée de la Fête-Dieu. Ce dualisme cérémoniel ne semble recouper aucune division en moitiés, comme ailleurs en Espagne, même si la condition de pecado et de danzante semble se transmettre de père en fils. L'organisation dualiste de la confrérie ne correspond pas à une distribution des quartiers du village, et ne semble pas recouper non plus de division économique ou sociale. Seules quelque trois ou quatre familles se distinguent par l'importance de leurs propriétés. Plusieurs membres de la confrérie vivent à Madrid, où ils sont le plus souvent commerçants ou employés. Certes, les pecados sont dans l'ensemble un peu plus riches que les danzantes1. Mais ces différences ne permettent pas de parler de deux catégories sociales, et en aucun cas on ne peut juxtaposer sur l'opposition entre pecados et danzantes une quelconque division entre riches et pauvres. On ne peut pas plus distinguer les deux groupes par leurs idéologies politiques, ni par leurs opinions sur la guerre civile qui a été particulièrement sanglante dans cette région. Le dualisme de la confrérie apparaît comme résolument cérémoniel.
11Il est certain que le rituel de Camuñas tranche remarquablement avec les célébrations classiques de la Fête-Dieu, notamment avec la majestueuse procession aux relents inquisitoriaux de la ville voisine de Tolède. Ici les corps constitués, les congrégations religieuses, les corporations, les ordres militaires et religieux défilent pompeusement devant l'ostensoir ciselé dans le premier or américain rapporté à Isabelle la Catholique. En contrepoint, la Fête-Dieu villageoise de Camuñas apparaît comme subversive et exotique. Elle a été interdite pendant près de dix ans de régime franquiste pour son caractère idolâtre2. Les danses à l'intérieur de l'église ont été considérées comme païennes, et, pendant la prohibition, les fidèles s'enfermaient en secret une fois les fêtes passées pour les exécuter. Les courses agressives des pecados contre le saint sacrement – et d'ailleurs contre toutes les autorités comme le curé ou le maire du village – ont également choqué les ecclésiastiques. Mais c'est surtout, comme nous allons le voir, les rôles rituels de l'un et l'autre groupe pendant la messe de Corpus Christi qui ont offusqué les censeurs.
12A côté des célébrations de Tolède, le rituel de Camuñas apparaît ainsi comme une Fête-Dieu « sauvage », fondée non pas sur l'ordre hiérarchique de la procession canonique, mais bien sur une structure dualiste que nous allons à présent examiner.
13Les pecados (« péchés ») et les danzantes (« danseurs ») forment une confrérie, la Cofradía del Santísimo Sacramento. Des 43 danzantes, 25 ont un rôle actif pendant les rituels de la Fête-Dieu. Leur masque est pourvu d'un long nez busqué. Ils portent une sonaja (« idiophone », tambour de basque sans peau) qu'ils jouent tout au long de la fête, suivant un rythme répété, la musique consistant exclusivement en percussions. Le statut de chacun des danzantes dépend d'une hiérarchie commandée par l'âge :
141. Le capitán (« capitaine »).
2. L'alcalde (« maire »).
3. Le judío mayor (« juif majeur »), qui a la charge d'offrir sa résidence personnelle comme maison rituelle du groupe pendant toute la durée de la fête.
4. El del cordel, qui porte en bandoulière une corde en sparte dont il se sert pour « maintenir la discipline ».
5. El tras de guí, qui clôt le défilé.
15En dehors de cette hiérarchie, il faut noter trois personnages essentiels : el de la porra (porra : « massue », « bâton », ici un instrument de musique), qui joue pendant la danse de cet instrument original qui consiste en un socle en bois sur lequel il frappe avec une castagnette allongée, suivant un rythme répété ; la madama, un travesti qui danse au rythme d'el de la porra ; enfin el del tambor (« le tambour »), qui accompagne le rythme du précédent.
16Des 37 pecados, 22 participent activement au rituel. Leur masque est pourvu de deux cornes agrémentées de rubans multicolores et d'un nez camus. Ils portent un grand bâton richement enrubanné. Leur ordre hiérarchique dépend aussi de l'âge :
171. La pecailla, dont le vêtement, on le verra, est un peu différent de celui des autres.
2. Le correa, qui porte un martinet en cuir dont il se sert pour maintenir l'ordre.
3. Le suplente correa, qui remplace le précédent le cas échéant.
18Viennent ensuite les pecados « normaux » qui sont rangés suivant la date de leur initiation à la confrérie. Situé en dehors de cette hiérarchie, le pecado mayor offre son habitation comme maison rituelle appelée pecauría. Il porte le masque très particulier de bocagorrino (« gueule de cochon »), nom qui le désigne traditionnellement.
19Il est impossible de décrire ici l'ensemble du rituel qui commence le mercredi, veille de la Fête-Dieu, et dure quatre jours. Je me contenterai d'en rapporter les moments où les deux groupes de la confrérie interviennent plus directement, moments qui se répètent à l'identique le dimanche suivant.
20Les pecados et les danzantes se réunissent chacun de leur côté dans leur maison rituelle le jeudi matin3 : les danzantes chez le judío mayor et les pecados chez le pecado mayor. Puis les danzantes se rendent, cérémoniellement en jouant leurs percussions et en dansant, chez les pecados, qui les reçoivent, masqués, par des rugissements. Ils partent tous chez les danzantes. Ensemble ils vont chercher les autorités municipales à la mairie, puis le curé. Lors de ces deux pauses, un verre de zurra (vin blanc, eau et sucre) est offert, puis les pecados vont echar la carrera : rangés en file indienne dans un ordre hiérarchique strict, l'un après l'autre ils courent de très loin vers le curé ou le maire en rugissant, sautent en frémissant devant l'étendard placé au milieu de la course, et s'agenouillent violemment devant la personnalité ainsi célébrée. Tous se rendent ensuite à la messe.
21Les danzantes entrent dans l'église au rythme des percussions : entre les deux rangées qu'ils forment, la madama, accompagné d'el de la porra et d'el del tambor, et suivi de l'alcalde qui agite son bâton de commandement de bas en haut, exécute dans la nef de l'église une danse endiablée au son de ses castagnettes. Puis la messe est célébrée. Les pecados sont restés au seuil de l'église, disposés en cercle. A chaque moment important de la liturgie, soit lors du signe de croix du début, du mea culpa, de la lecture de l'Evangile et de l'élévation, un membre des pecados, muni d'un fusil et situé à la porte de l'église, tire un coup en l'air au signal d'un maître de cérémonie qui est à l'intérieur. Près de la porte, les pecados se mettent alors à rugir, à grogner et à gratter le sol avec les immenses bâtons enrubannés qu'ils portent à la main. L'apparition de l'hostie, fêtée on le sait ce jour-là, les rend particulièrement frénétiques.
22Immédiatement après la messe, tout le monde se rend derrière l'église pour célébrer la cérémonie appelée tejer el cordón (« tisser le cordon ») devant l'immense ostensoir en carton-pâte dressé au-dessus de l'autel orné de branchages sur lequel le prêtre dépose le « vrai » saint sacrement, opérant ainsi l'un des dualismes qui caractérisent l'ensemble du rituel4. C'est devant ce dieu en double que vont intervenir les deux groupes des pecados et des danzantes. Cette dualité de l'eucharistie doit être mise en relation avec le dualisme qui caractérise aussi bien l'organisation de la confrérie du Saint-Sacrement que le déroulement du rituel.
23Les pecados surgissent en trombe, masqués et agressifs. Rangés en ordre hiérarchique, ils vont chacun à leur tour echar la carrera au saint sacrement, comme ils l'avaient fait pour le curé et pour le maire. L'un après l'autre, ils s'élancent à toute allure, bondissent devant l'étendard de la confrérie placé a mi-chemin de la course et foncent en hurlant sur l'hostie, devant laquelle ils tombent à genoux. C'est la pecailla qui commence en silence (on verra pourquoi), puis c'est le tour du judío mayor (ou bocagorrino) ; viennent ensuite les différents « péchés normaux » (pecados normales) ordonnés suivant la date de leur initiation, suivis du suplente de correa et enfin du correa qui cache son fouet de cuir. Quand tous les pecados ont couru, ils s'immobilisent de chaque côté de l'espace rituel pour faire place aux danzantes, qui interprètent la danse de tejer el cordon. Quand celle-ci est terminée, le prêtre (qui n'est guère intervenu pendant la séquence précédente) saisit le vrai ostensoir placé sous le faux pour initier la procession dans le village qui se déroule de manière assez classique dans le plus grand recueillement. Le saint sacrement est porté par le prêtre sous un dais ; autour de lui marchent les autorités municipales et les notables, et la foule suit. Les rues sont décorées de plantes odoriférantes, le sol est jonché de romarin. Des autels ont été dressés au seuil de certaines maisons, ornés de fleurs et du meilleur linge de la famille. Le prêtre s'y arrête et les pecados renouvellent leurs courses devant le saint sacrement, suivant le même ordre que précédemment. Des tirs de fusil annoncent chacun d'eux, répandant ainsi une forte odeur de poudre.
24Revenons sur la structure dualiste qui caractérise le rituel. On a vu que les acteurs principaux du Corpus Christi de Camuñas sont les deux moitiés d'une confrérie. Leur opposition s'exprime par une agressivité rituelle tout au long de la fête. Elle est également élaborée par le contraste entre les caractéristiques des pecados et des danzantes ainsi que par la symétrie des séquences et du décor de la cérémonie.
25Dès le premier regard, on note les effets contrastés des vêtements et des masques : si le pantalon et les chaussures des danzantes sont blancs, ceux des pecados sont noirs, ces deux couleurs étant rehaussées dans les deux cas de couleurs vives ; au long nez crochu des premiers (qui dans le passé était, de l'avis de tous, beaucoup plus proéminent) s'opposent les cornes saillantes des seconds ; les uns prennent leur masque par le nez, les autres s'en saisissent en rentrant les doigts dans les cavités des yeux. Dans chacun des groupes, des charges apparaissent comme symétriques : le judío mayor chez les danzantes et le pecado mayor chez les pecados procurent les maisons rituelles de chacune des moitiés. A la charge du correa chez les pecados correspond celle d'el del cordel chez les danzantes : le fouet du premier est en cuir, celui du second en sparte tressé. Les portes des maisons rituelles de chacun des deux groupes sont décorées avec des plantes : genêts pour les danzantes, branches de peuplier pour les pecados. L'ostensoir en carton-pâte devant lequel se déroule l'essentiel du rituel est orné alternativement chaque année de ces végétaux. Les parfums du rituel eux-mêmes s'opposent remarquablement. A chaque étape de la messe, l'encens céleste embaume l'intérieur de l'église et les danzantes groupés autour de l'autel, tandis qu'une odeur infernale de poudre envahit le seuil de l'église et les pecados hurlant contre l'hostie ou l'Evangile.
26Un souci de symétrie domine le déroulement du rituel. On notera d'abord sa répétition minutieuse du jeudi au dimanche. Il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, d'une reprise pour les promeneurs de fin de semaine. Le rite a toujours été double, et la décision prise par le gouvernement en 1991 de supprimer la célébration du jeudi fut vécue à Camuñas comme l'annonce de la fin de la fête5. Par ailleurs, l'ordre dans lequel les deux groupes vont chercher les différents acteurs pour débuter le rite s'inverse strictement quand ils les raccompagnent. L'étendard et la croix de la confrérie sont l'objet d'une manipulation symétrique : une année les pecados portent l'étendard et les danzantes la croix, et l'année suivante cet ordre s'inverse. Les « marraines » (madrinas) qui accompagnent la croix en mantille alternent chaque année entre les deux groupes. Pendant la longue communion de la messe de la Fête-Dieu, les deux groupes vont prendre un verre et manger un morceau, surprenant apéritif au moment même où est consommé dans l'église le corps de Dieu qui fait l'objet de la célébration. Pour cela, ils se rendent le jeudi chez un danzante, et le dimanche chez un pecado, cet ordre se renversant l'année suivante.
27Toutes ces symétries et ces inversions soulignent une opposition qui apparaît comme essentielle : si les danzantes jouent de la musique, une musique élémentaire faite de percussions (sonajas, porra, tambour et castagnettes), et dansent, les pecados crient, courent et sautent. Les termes qui désignent les activités rituelles de chacun des groupes parlent d'eux-mêmes : les pecados echan el brinco (« bondissent ») tandis que les danzantes tejen el cordon (« tissent le cordon »). Le tissage étant une activité éminemment culturelle, et le verbe brincar étant employé surtout pour les animaux, ces deux termes opposent remarquablement les caractères sauvage et domestique de chacun des groupes6.
28Cette opposition disparaît au moment de l'adoration orthodoxe du saint sacrement devant les autels placés sur le parcours de la procession. Lorsque toute l'assistance s'agenouille devant l'ostensoir présenté par le prêtre, les danzantes interrompent leur musique et les pecados leurs hurlements pour s'unir dans le silence (ni bruit de pecado, ni musique de danzante) devant le corps de leur dieu. Cette communion sonore est accompagnée d'une conjonction des parfums des deux groupes : des coups de feu annoncent en effet les courses agressives des pecados contre le saint sacrement, et l'encens vertueux qui embaumait les danzantes pendant la messe s'élève à présent vers l'ostensoir, se mêlant voluptueusement à l'odeur diabolique de la poudre.
29Les habitants de Camuñas sont passionnés par l'interprétation de leur fête : ils assiègent l'ethnologue de questions et le convoquent pour donner l'interprétation « scientifique » de leur coutume. Des petits livres locaux diffusent des interprétations partisanes. Ils expriment le manichéisme chrétien du bien et du mal, chacun des deux groupes voulant bien évidemment tenir le rôle du bien contre le mal. En effet on distingue essentiellement deux théories. Celle des danzantes est devenue quasiment officielle. Elle est même présentée à l'ethnologue comme unanime et « indigène », et, s'il n'a pas vécu de très près le rituel, il risque facilement de se faire prendre. Elle a été diffusée par un notable danzante afin que la fête puisse être reprise après sa prohibition par l'Eglise dont elle est devenue l'interprétation officielle. Elle a ainsi joué un rôle important dans la « légalisation » ecclésiastique de la célébration, après la longue période de sa prohibition. Un ouvrage publié par la Diputación provincial de Toledo (Yugo 1985) explique les rôles tenus par chacun des personnages, comme s'il s'agissait d'une représentation théâtrale d'auto sacramental muet. Son auteur déclare que son interprétation est loin d'être personnelle : elle lui aurait été transmise par un érudit du village, mort il y a quelques années, lui-même détenteur d'une tradition dont il est difficile aujourd'hui de retrouver la trace.
30Selon cette théorie, la cérémonie de Camuñas consisterait en un auto sacramental oral, donc mimé au lieu d'être dit, représentant le triomphe de la grâce sur le péché. La madama symbolise la grâce et les danzantes les vertus théologales et cardinales : ainsi le capitán protagonise la charité, l'alcalde l'espérance, tandis que la foi est représentée par le judío mayor, la justice par el del cordel, la tempérance par el del tambor et la force par el de la porra qui fait danser la madama-grâce. Au cours de la danse de tejer el cordón, les âmes que symbolisent les autres danzantes sont sauvées par la grâce et la force. Tous les détails de la chorégraphie sont interprétés dans ce sens avec une élaboration remarquable.
31Cette théorie distingue également chez les pecados la chair, le démon et le monde. La première est représentée par la pecailla qui a un nom féminin adéquat. Ses grelots ont pour but de séduire. Elle court en silence et se déguise en vertu avec un pantalon blanc et un masque sans cornes pour tromper les hommes. Elle est envoyée par le démon à la tête de cochon (pecado mayor ou bocagorrino), qui court à sa suite vers le saint sacrement. Vient ensuite el mundo, symbolisé par el correa. Les autres pecados incarnent les péchés capitaux et toutes sortes de vices. Les uns après les autres ils sont soumis par le saint sacrement, devant lequel ils s'agenouillent.
32Cette version est contestée par plusieurs pecados. La théorie qu'ils énoncent est moins élaborée et plus controversée. D'après elle, le rituel représente la passion du Christ. Les danzantes sont les juifs qui ont exécuté Jésus, tant il est vrai que les danzantes sont souvent appelés judíos. Si l'appellation de virtudes (« vertus ») est aussi récente que l'exégèse officielle, celle de judíos semble beaucoup plus ancienne. On la trouve dans un document municipal de 1927 qui mentionne la « cofradia de Judíos » puis « las cofradias de Judíos y Pecados ». En 1948, Martin Brugarola est catégorique : « Si on demande qui sont les danzantes on vous répond que ce sont les juifs » (Brugarola 1948 : 76). Luis Moreno Nieto (1960) ne dit pas un mot des vertus que représentent aujourd'hui pour certains les danzantes. En revanche, il caractérise les danzantes comme judíos et la madama comme apostol traidor (« apôtre traître »).
33Les pecados de leur côté sont, d'après cette théorie, les bons chrétiens, et même, disent certains, les apôtres de Jésus. Les différents éléments de leur vêtement sont interprétés comme des attributs du Christ avec une fantaisie particulière : par exemple le serre-tête qu'ils portent sous le masque est pour eux la couronne d'épines, tandis que le châle qui recouvre leurs épaules représente la croix. Selon cette exégèse, les juifs-danzantes capturent le saint sacrement, autour duquel ils dansent, reproduisant ainsi les insultes subies par Jésus-Christ dans la maison de Caïphe. Puis ils « tissent un cordon » autour de lui pour l'emprisonner : c'est le sens de leur danse ainsi nommée et exécutée devant l'ostensoir. Les courses éperdues des pecados vers celui-ci, interprétées dans la version précédente comme des agressions des « péchés » contre le saint sacrement, sont au contraire, selon cette exégèse des pecados, des tentatives désespérées pour le délivrer des juifs qui l'ont capturé. Ce scénario dans lequel le saint sacrement est piégé par le filet que tissent les juifs doit être situé dans le contexte des fantasmes de la profanation de l'hostie et du meurtre rituel qui ont toujours hanté les chrétiens.
34L'un des exégètes des pecados raconte en vers exquis comment la chorégraphie des danzantes exprime la jubilation des juifs qui ont arrêté Jésus, et comment les pecados grognent à la porte de l'église à la vue de leur Seigneur emprisonné. Pendant la messe du jeudi de la Fête-Dieu, au moment de l'élévation, les pecados hurlent. Pourquoi ? D'après les danzantes, parce que les pecados ne supportent pas la vue du corps du Christ glorifié par leur danse. D'après les pecados, parce qu'ils sont désespérés de voir leur Seigneur prisonnier des juifs.
35La madama, qui pour les danzantes représente la grâce, n'est autre pour les pecados que Judas le traître ; tandis qu'el del cordel (qui représente pour les danzantes la vertu de la justice) porte selon les pecados la corde avec laquelle les juifs attachèrent le Christ. Quant à la porra, la percussion infernale au rythme de laquelle danse la madama-Judas, elle est pour les pecados l'équivalent du marteau avec lequel les juifs ont cloué le Sauveur sur la croix, tandis qu'el del tambor est chargé d'annoncer la sentence fatale (Almansa 1934 : 10).
36Chacun des deux groupes de la confrérie de Camuñas a donc son exégèse propre. Mieux, les interprétations des pecados et celles des danzantes ne sont pas seulement différentes ; elles sont opposées et même contradictoires. Chaque moitié mène une action rituelle avec l'autre sur le plan pragmatique, mais contre l'autre dans le sens exégétique. Celui qui joue le bien pour l'un joue le mal pour l'autre. Chacune des exégèses inverse ainsi le rôle exprimé par l'autre : il est clair que les moitiés sont complémentaires sur le plan pragmatique mais incompatibles sur le plan sémantique, comme le bien et le mal dans le cadre du manichéisme chrétien7.
37On imagine les questions auxquelles est soumis l'ethnologue qui travaille sur ce rituel : qui d'« eux » ou de « nous » a raison ? Lorsqu'il dit qu'il ne trouve pas de documents d'archives sur le rituel, on pense qu'il garde les données pour lui. La signification de leur rituel est en effet une valeur très estimée et une véritable obsession pour les « péchés » et les « danseurs » de Camuñas. Désormais, le sens d'un rituel dont la société qui l'a produit est révolue semble passer par une interprétation historique. Comme si pour les acteurs d'un rituel celui-ci était le produit d'une conjoncture particulière du passé qu'il exprimerait.
38Cependant il faut se rendre à l'évidence. On ne trouve point de documents sur le rituel de Camuñas au-delà de la mention aux judíos et pecados de 1927 (cf. plus haut), même si l'existence de la confrérie du Saint-Sacrement et sa célébration sont attestées en 17708. Un indice permet cependant de penser que la cérémonie de Camuñas avait son allure hétérodoxe il y a plus de deux siècles. En 1763, le village de Puertollano, situé à quelques kilomètres, célébrait la Fête-Dieu avec une « confrérie de juifs » (hermandad de judíos) et des rites comparables à ceux de Camuñas : « Exécutant une sorte de danse, et dansant et sautant ils entrent dans l'église au moment où Sa Majesté est exposé [sic], et pis encore certains d'entre eux et d'autres sont travestis en femmes. » Ces danses sont interdites en 1763, même sous le prétexte d'être « confrère des juifs », sous peine d'une amende de quatre ducats à la suite de la visite ecclésiastique de don Tomás de Marcos Molina9.
39Malgré l'absence de documents historiques, il est difficile d'appliquer à ce rituel un traitement de « société froide ». Dans les sociétés traditionnelles dont s'occupent les ethnologues on trouve généralement dans les mythes et dans les croyances et même dans la structure sociale des éléments explicatifs du rite : il y a le plus souvent une « logique » sous-jacente à ces éléments. Si la Fête-Dieu de Camuñas est en plein épanouissement, ses liens avec la société contemporaine qui la produit semblent mal définis et même inexistants. Quels sont les ressorts de sa reproduction ? Sans élucidation historique, sans explication sociologique, nous tenterons de mettre en relation l'action rituelle et ses exégèses incompatibles.
40L'hostilité rituelle entre les deux groupes de la confrérie, le travail d'opposition entre eux, le duel entre le bien et le mal en termes ethniques (du moins pour le groupe des judíos) qu'expriment les exégèses, tout cela renvoie aux représentations de moros y cristianos célébrées en Espagne depuis le Moyen Age. On ne peut ici qu'en tracer un schéma peu conforme à leur richesse. Le groupe des Maures s'oppose à celui des chrétiens selon une mise en scène relativement stéréotypée. Chacun des deux clans exhibe d'abord sa force et son courage avec fracas ; ils se lancent ensuite des défis ; des conditions de reddition sont proposées et des simulacres de bataille sont joués. Enfin on assiste à la conversion des Maures et à l'hommage rendu au saint patron de la localité (Carrasco Urgoiti 1976). Les représentations de moros y cristianos se sont peu à peu mêlées au théâtre religieux à des fins de catéchisation, et bien souvent les deux groupes ont fini par représenter les forces du bien et du mal. Cette évolution s'est produite surtout en Amérique, où la fonction catéchétique de ces représentations a été largement exploitée auprès des Indiens10.
41On est d'autant plus tenté de rapprocher la Fête-Dieu de Camuñas des représentations de moros y cristianos que cette région a joué un rôle particulier dans la reconquista. Le château de Consuegra, qui domine cette région proche de Tolède, est reconquis en 1083 par Alfonso VI et repris en 1097 par les Almoravides. En 1150, il est soumis par Alfonso VII et ses deux fils. La forteresse passe ensuite aux Maures, et en 1177 Alfonso VIII El Bueno la reprend après neuf mois de siège. Il la remet à l'ordre de Malte en la personne de son prieur don Pedro Arias en 1221 (Aguirre ms p. 38 in Guerrero Ventas 1969). Camuñas va suivre le destin du prieuré de l'ordre de Saint-Jean. La région est attribuée à l'ordre de Malte probablement pour des raisons défensives, le château étant situé « sur le front des Maures et, de plus, près de Tolède » (Guerrero Ventas 1969 : 58), mais aussi pour contrer le pouvoir des ordres de Santiago et de Calatrava qui occupaient l'est et le sud de Tolède. Cette région de front a donc été particulièrement marquée par l'opposition entre les chrétiens et les Maures. Le rituel de Camuñas exprimerait-il, comme dans d'autres régions d'Espagne, cet antagonisme ?
42On n'y trouve aucune référence à des Maures. En revanche, les danzantes sont aussi appelés « judíos ». C'est bien cette judéité qui explique, d'après tous, le long nez busqué de leur masque. On aurait ainsi des « péchés » et des « juifs », ou bien, si l'on retient les caractéristiques du masque, des « diables » et des « juifs ». Il est vrai que cette région a vu se développer un marranisme de type castillan particulièrement ancien et riche. Jusqu'a l'expulsion de 1492, les marranes de la région, d'origine médiévale, sont en contact étroit avec les juifs qui nourrissent leurs traditions11. Ce marranisme castillan n'a pas ici subi d'influences portugaises comme ailleurs en Espagne. Le rituel de Camuñas pourrait-il en garder la mémoire ? On pourrait imaginer que les juifs viennent remplacer les Maures dans une opposition entre les forces du bien et celles du mal. Mais alors comment expliquer que le rôle des chrétiens qui s'opposeraient aux juifs danzantes soit tenu par des « péchés » (pecados) habillés en « diables » ? Avant de répondre à une question issue d'une hypothèse mal fondée, examinons la dimension « ethnique » du rituel. Nous tentons ainsi une lecture du rituel « en clef de juif » dans le sens que Claude Lévi-Strauss donne à cette expression.
43Nous avons vu que, pour la plupart des pecados, les danzantes représentent les juifs. Mieux, le terme de judíos désigne le plus souvent le groupe des danzantes. Les pecados reprennent ainsi à leur compte le nom de « juifs » attribué aux danzantes au long nez busqué, et s'appuient sur le nom de judío mayor porté par celui qui prête sa maison pour le rituel. Selon cette exégèse, les pecados seraient les bons chrétiens qui tentent de délivrer le Christ des pièges tendus par les juifs. Or dans le groupe des pecados, des bons chrétiens selon leur interprétation, le pecado mayor, appelé aussi « gueule de cochon » (bocagorrino) et portant un masque porcin, joue un rôle essentiel. Il est l'homologue du judío mayor dans le groupe des danzantes. En effet, pecado mayor et judío mayor partagent le superlatif de « majeur » ou « le plus important », et leurs domiciles sont transformés en maisons rituelles pendant toute la durée de la cérémonie. C'est là en particulier que sont pris les repas en commun dans un silence imposé par le correa chez les pecados et par el del cordel chez les danzantes. Les deux charges présentent ainsi une similitude des noms et une équivalence des fonctions : au « juif majeur » des danzantes-juifs correspond ainsi le « péché majeur » ou « gueule de cochon » des pecados.
44Or cette homologie entre juif et cochon n'est point fortuite. Claudine Fabre-Vassas (1994) a montré comment, pour la tradition chrétienne, le cochon figure le juif. De nombreuses données ethnographiques et historiques donnent les multiples niveaux de cette identification qui va bien au-delà de la prohibition de consommer la chair la plus proche de celle de l'homme : des cochons les juifs ont l'odeur, l'allure courbée, la couleur rousse, les maladies dont la ladrerie que leur donne leur « sang impur », l'ardeur sexuelle... Par glissement métonymique, la circoncision juive est perçue comme la castration qui frappe le porc. C'est bien par le terme marrano, qui signifie « cochon », qu'on désigne en Espagne les juifs convertis au christianisme après 1492, ces conversos que l'on soupçonne de pratiquer leurs anciens rituels. La violence symbolique des pénalités qui sont infligées à ces « nouveaux chrétiens » illustre leur nature porcine : par exemple on pend à l'envers les cochons et les juifs, humanisant les premiers et animalisant ainsi les seconds (Fabre-Vassas 1994 : 145).
45L'équivalence du « juif majeur » du groupe des danzantes et de la « gueule de cochon » du groupe des pecados est une illustration saisissante de l'homologie chrétienne entre juif et cochon. Mais alors comment expliquer que le cochon, qui figure le juif dans la culture chrétienne, soit, dans l'exégèse des pecados (qui, on l'a vu, fait des danzantes des juifs et des pecados des bons chrétiens), du côté des chrétiens ? C'est que le cochon-juif, personnage essentiel du groupe des pecados, est ignoré par l'exégèse de ceux-ci ! Et cela au point qu'il est transformé en noble lion pour la circonstance (Almansa 1934 : 15) :
46« Siguiéndole va detrás quien Ilaman pecao mayor con una larga careta aullando como un león (Derrière lui le suit celui qu'on nomme péché majeur avec un long masque hurlant comme un lion). »
47De leur côté, les danzantes, que l'on appelle aussi judíos (« juifs »), ne font, dans leur interprétation en termes de « péchés » et de « vertus » (voir plus haut), aucune référence aux juifs. Ils ne retiennent pas dans leur exégèse l'appellation de juifs qui leur est réservée, souvent d'ailleurs qu'ils se donnent eux-mêmes, et ils ne relèvent pas le long nez busqué de leur masque. Ils ne mentionnent pas le nom de judío mayor que porte l'hôte de leur maison rituelle, si ce n'est, a contrario, dans le nom de la vertu qu'ils lui font représenter : s'il y en a une que le juif n'a pas c'est bien celle de la foi, nom qui a été donné à celle que représenterait le judío mayor dans l'exégèse officielle des danzantes ! Tout ce qui relève du juif est en quelque sorte évacué par cette interprétation.
48Les pecados au contraire en font la base de l'identification de leurs rivaux : on l'a vu, les danzantes sont pour eux les juifs qui capturent Jésus dans leur « cordon », tandis que les pecados sont les bons chrétiens qui tentent de le libérer. Cependant, l'exégèse des pecados ignore la gueule de cochon de leur hôte rituel, tout comme celle des danzantes ignore le nom de « juif majeur » du leur, et même leur appellation de judíos.
49Malgré leur contradiction, les deux exégèses ont donc un trait commun : elles expulsent le juif de leur propre groupe. Les danzantes s'ignorent comme juifs et font l'impasse sur le sens de judío mayor qu'ils transforment en son contraire, la vertu de la foi. Les pecados, de leur côté, ignorent leur « gueule de cochon ». Le rite parlerait-il des juifs qui sont au cœur de chacun des deux groupes sans que les acteurs n'en parlent eux-mêmes dans chacune de leurs exégèses ? Nous donnerait-il à voir la dénégation par les deux groupes de leur part de juif ?
50Dans tout chrétien par nature un juif sommeille, et celui-ci est évacué essentiellement par le rite (Fabre-Vassas op. cit. : 229). C'est d'abord l'eau du baptême qui « emporte le juif ». Mais elle ne suffit pas à « arracher le petit chrétien à sa judéité originelle ». Les différents rites de passage insérés dans la semaine sainte, et les rôles de « petits juifs », de diablotins et d'anges que l'on fait jouer aux garçons, montrent que la fabrication d'un jeune chrétien passe par le meurtre progressif du juif qui est en lui. Il semble bien que le rituel de Camuñas s'inscrive dans la série des opérations d'expulsion de l'identité juive inventées par les chrétiens. Les pecados poussent cette dénégation à son comble puisque, ignorant leur « gueule de cochon » et a fortiori la connotation juive de celle-ci, ils la rejettent sur leurs rivaux en les identifiant comme juifs avec un chef « juif majeur » qui est l'homologue de leur « gueule de cochon ». Les danzantes dans leur version officielle vont jusqu'au bout de la dénégation du juif dans le rituel, puisqu'ils ignorent leur identité de juifs, ils attribuent à leur « juif majeur » la vertu de la foi en Jésus-Christ et ils identifient le pecado mayor ou « gueule de cochon » de l'autre groupe non comme le pendant de leur « juif majeur » qu'ils ignorent mais comme le démon.
51Chacun des deux groupes organise ainsi la dénégation de sa part de judéité dans le rapport qu'il établit entre le rituel et son exégèse. Mais dans cette relation entre chrétiens et juifs que les deux groupes semblent jouer, peut-on identifier les rôles de chacun d'eux ?
52Nous avons montré que le rapport entre pecados et danzantes recoupe celui des catégories du sauvage et du domestique ou, dans d'autres termes, de la nature et de la culture. Si l'on prend pour hypothèse que l'opposition sauvage/domestique correspond mieux à l'opposition mal/bien, qu'à l'inverse de cette dernière l'exégèse des danzantes fait preuve d'une certaine cohérence avec notre interprétation du schéma fondamental du rituel : les péchés ou le mal seraient du côté du sauvage, les vertus ou le bien seraient du côté du domestique. En revanche, l'interprétation ethnique qui est celle des pecados, en termes de juifs et de chrétiens, est difficilement compatible avec celle de l'ethnologue en catégories de sauvage et domestique. En effet, dans cette configuration exégétique, les danzantes-juifs qui capturent le Christ se trouvent placés du côté du mal et, partant, du sauvage, tandis que les chrétiens-pecados qui tentent de le délivrer seraient situés du côté du domestique.
53Pour résoudre ce problème, il nous faut revenir aux représentations de moros y cristianos. Dans leurs versions édifiantes d'outre-Atlantique, le rôle des cristianos était souvent tenu par des Indiens à christianiser et celui des moros par des Espagnols. Les « païens » étaient ainsi intégrés dans le rôle de chrétiens de fait. Parfois le clan des moros et celui des cristianos étaient tous deux interprétés par des Indiens. Le rôle des Maures était alors tenu par des Indiens christianisés et celui des chrétiens par des Indiens « sauvages » qu'on voulait convertir. Si le rituel de Camuñas correspondait à ce schéma de moros y cristianos en termes de judíos y cristianos, il placerait les juifs dans le rôle des cristianos tenu par les danzantes, et les chrétiens dans le rôle des pecados12. Les danzantes représenteraient des juifs déjà christianisés, c'est-à-dire tout simplement des conversos : des juifs qui, pour faire face aux persécutions, choisirent de devenir chrétiens ou d'y jouer. Cette interprétation est cohérente avec le traitement sémantique réservé par les chrétiens aux juifs.
54En effet, les opérations d'identification des juifs faites par les chrétiens visent à les placer du côté de la nature, c'est-à-dire à les mettre à l'écart maximal de l'humanité ou de la culture (Fabre-Vassas op. cit.). L'opposition des deux groupes en termes de pecados-sauvages/danzantes-domestiques prend ainsi son sens en termes de juif-nature/chrétien-culture. Cependant, le juif est loin d'être au chrétien dans une position d'altérité analogue à celle de l'Indien. Dans le contexte de l'Espagne reconquise, la distribution des rôles ne pouvait être comparable à celle qu'on pratiquait dans les Amériques conquises : on ne christianisait pas les juifs, on les brûlait. Il ne peut donc pas s'agir d'un théâtre édifiant comme les représentations de moros y cristianos américaines. S'agirait-il alors d'une commémoration comparable à celles des moros y cristianos contemporaines, telles qu'on les trouve surtout dans le pays valencien13 ?
55Ne cédons pas à la tentation de la survivance ou de la commémoration, et tentons une autre lecture, toujours « en clef de juif », cette fois en considérant non pas les rôles tenus par les acteurs rituels mais les relations que construit l'action rituelle. Nous partons de la dénégation de la judéité qu'exprime le rapport entre action rituelle et exégèses indigènes, et de l'hypothèse d'une évacuation du juif par le rituel, telle que la montrent de multiples données du monde chrétien (Fabre-Vassas op. cit.). Nous nourrirons nos hypothèses de l'observation d'une autre séquence du rituel de Camuñas : celle de la horca (« potence ») qui a lieu le vendredi, entre les cérémonies du jeudi et celles du dimanche de la Fête-Dieu.
56Les pecados sont les protagonistes de ce rituel d'inversion. Leurs charges et leur hiérarchie sont en effet renversées à cette occasion : ainsi le correa qui représente l'autorité devient le personnage ridicule du santo paparro et abandonne son fouet au suplente de correa, tandis que la pecailla tient un rôle grotesque. Ils portent tous des vêtements minables et ridicules, qui contrastent avec les habits fastueux de la veille. La horca apparaît essentiellement comme un rite d'initiation au groupe des pecados que l'on appelle les novicios (« novices »). Ceux-ci portent sur le dos une peau de mouton et ils ont le visage barbouillé de suie14. Les ramaleros sont les novices de l'année précédente. Sur leurs visages sont tracées trois croix au charbon, une sur le front et une sur chacune des deux joues. A l'aube du vendredi, ils parcourent les rues du village avec les cubos (chargés d'arroser avec des seaux d'eau) et les picas (chargés de faire avancer le groupe à coups de pique) en traînant une sorte de carriole ornée de jonc, sur laquelle est assis le santo paparro (ex-correa) et la pecailla, tous deux dans des accoutrements grotesques. Ils sont abondamment arrosés d'eau par des tiznaos (cubos et picas) qui les accompagnent, habillés en bleu de travail et le visage barbouillé de charbon. Tout le monde est trempé, les coups de fouet pleuvent de tous côtés, les roues de la carriole sont démontées, un pecado joue une sorte d'antimusique sur une guitare désaccordée. Il règne une sorte de chaos carnavalesque. Ce petit groupe, d'aspect surréaliste, parcourt les rues de Camuñas en terrorisant les promeneurs, et se fait inviter de temps en temps à boire un verre dans les maisons. On appelle ce parcours « recorrido de penitencia ». Ils arrivent enfin à la place où un échafaud (patíbulo) est dressé au milieu de la foule des villageois et mettent le feu aux ajoncs de la carriole : le santo paparro et la pecailla se sauvent de justesse du brasier.
57Deux pecados sont juchés sur la potence : ce sont, dit-on, le « confesseur » et le « juge », dont les rôles sont tenus par les pecaillas des années précédentes. Soudain un sinistre tambour retentit : il annonce l'exécution des novices. Un a un, assis sur une chaise, une croix bricolée à la main, les jeunes initiés sont portés violemment vers le lieu du supplice. Toutes sortes de sévices leur sont infligés par leurs aînés pecados : on leur place un entonnoir dans la bouche et on y verse d'énormes quantités de zurra15. Ils sont inondés d'eau et violemment fouettés avec la correa par le suplente de correa. On les oblige à monter à l'échafaud sous les cris de la foule : « Ne monte pas, on va te tuer ! » Tout en haut ils sont attendus par deux inquiétants « juges » masqués de noir. L'un d'eux parle au novice ; on dit qu'il tente de le confesser :
58« – Crois-tu en Dieu tout-puissant ?
– Ni en lui ni en sa mère !
– Crois-tu en Jésus-Christ ?
– Je ne crois pas non plus en son fils !
– As-tu des remords pour tes péchés ? Vas-tu continuer à être un maudit ? »
59A chacune de ces questions, le « confesseur » fait non de la tête pour que le novice fasse de même. Le novice n'ouvre pas la bouche.
60Le « juge » proclame la sentence : le novice doit être pendu. Le malheureux est attaché par la ceinture au poteau et poussé dans le vide au milieu des rires et de nombreux seaux d'eau ! Suit une baignade générale, l'eau étant projetée de toutes parts. Finalement les pecados se dirigent vers leur maison rituelle où ils vont déjeuner en silence absolu, avec une dévotion toute particulière, intégrant les novices dépouillés de leur peau de mouton et habillés d'une veste noire dont les manches sont bordées d'un feston blanc. Les novices ne servent plus à table : ils sont remplacés par les ramaleros, les novices de l'année précédente. Ils sont devenus pecados à part entière.
61Cette séquence correspond au lendemain profane de la Fête-Dieu, qui est célébré, à Tolède par exemple, autour de la tarasque. Le vendredi de la Fête-Dieu, les festivités prennent le contre-pied de la dévotion du jour antérieur, et l'intervention de personnages grotesques comme les gigantes (« géants ») ou les cabezudos (« grosses têtes ») donne aux célébrations un aspect carnavalesque. Ici la horca semble être intégrée à la structure cérémonielle de l'ensemble de la Fête-Dieu de Camuñas, puisqu'elle constitue le rite d'initiation des pecados : avant leur intégration, les initiés portent des peaux de bête, et les épreuves qu'ils endurent évoquent à bien des égards ce type de rituels dans d'autres cultures.
62Certains Camuñenses disent qu'il s'agit d'une purification, prenant pour preuve les abondantes aspersions d'eau. Mais pour beaucoup d'entre eux, et en particulier pour le curé de la paroisse, la horca représente une institution noire de l'histoire de leur région : le tribunal de l'Inquisition. Plusieurs éléments y font en effet référence : la confession des novices, leur exécution sur la potence annoncée par le tambour, le nom même de santo paparro qui apparaît à beaucoup de participants comme une parodie de celui du Saint-Père de Rome. La chaise à laquelle est attaché le novice, le supplice de l'entonnoir, la barrique d'eau sale dans laquelle on leur plonge la tête, ces différentes tortures évoquent celles qu'infligeait le Saint-Office. Par ailleurs, le santo paparro porte une coiffe en papier jaune marquée d'une croix facilement identifiable : il rappelle le san benito qui était porté par les suppliciés, et en particulier les juifs, lors de leur exécution publique. Un objet saisissant découvert dans une exposition à Madrid m'a convaincue qu'une dimension de l'« histoire réelle » se loge dans cette interprétation indigène de la horca comme tribunal de l'Inquisition : il s'agit d'un masque d'infamie infligé par le Saint-Office à ses condamnés. Il ressemble trait pour trait à celui que porte le bocagorrino. Certes il est en fer alors que le masque bigarré du cochon de Camuñas est en papier mâché, et il présente à l'intérieur de la gueule une pointe que le supplicié portait clouée à sa langue, alors que le joyeux cochon des pecados peut aujourd'hui porter son regard au travers du museau. Mais la conception, les formes, les proportions des deux masques sont les mêmes (voir figure p. 134).
63Quel lien entre cette parodie du tribunal du Saint-Office et les juifs-danzantes qui n'interviennent dans ce rituel que pour sonner le tambour de la sentence ? Il est clair qu'il s'agit de débarrasser les novices pecados de leur part de judéité avant qu'ils deviennent membres à part entière du groupe. N'oublions pas en effet que, dans leur propre exégèse, les pecados représentent bien les chrétiens qui délivrent le saint sacrement des fils tendus par les danzantes-juifs. Ils éliminent le juif qui est en eux par nature en étant exécutés par le Saint-Office. Le drame historique est transformé en rituel par le biais de l'ironie. Les novices abandonnent leur judéité au patíbulo en étant condamnés, torturés et enfin pendus par le tribunal qui condamnait, torturait et brûlait les juifs. Mais pourquoi pendus ? Pourquoi finalement la séquence de la horca porte-t-elle le nom d'une potence ? Souvenons-nous que la figure emblématique du juif pour les chrétiens est bien Judas qui meurt pendu. Dans de nombreux villages d'Espagne, l'exécution du traître juif est célébrée au cours de rituels très explicites. Il est représenté par un mannequin de chiffons qui doivent être volés ou, à la limite, empruntés. Ce Judas est exécuté le plus souvent à Pâques. Il est brûlé dans les villages de Castille, lapidé à Robledo de Chavela, fusillé à Almadén de la Plata dans la province de Séville... A Majorque, des diablotins miment la pendaison de Judas, célébrant ainsi une étape du meurtre du juif qui demeure en eux malgré le baptême (Fabre-Vassas 1989). Ces rituels sont souvent une occasion de faire publiquement et impunément des critiques à des personnages connus ou à des institutions. C'était le cas de la horca jusqu'à la prohibition de la Fête-Dieu qui ne fut pas sans lien avec cette coutume, puisque c'est à la suite de violentes critiques contre le curé du village au moment de la horca que le rite fut interdit. Les novices des pecados sont donc traités par le rite comme des Judas. Par sa mise en scène ironique, par le nom de « juifs » du groupe par rapport auquel se définissent les novices, par ses exégèses et par sa similitude avec des meurtres de Judas pratiqués ailleurs, la horca, qui est le rite d'initiation des pecados, apparaît ainsi comme le meurtre du juif contre lequel se définit l'initié. En ce sens c'est un rite de passage comparable au baptême qui « apparaît comme le rite d'ouverture de cette période durant laquelle on travaille à réduire progressivement une "nature" dont nous avons vu qu'elle se révèle dans le double miroir du cochon et du juif » (Fabre-Vassas op. cit. : 239). Tout comme le baptême entame la nature juive de l'enfant (le « lardon » en référence au cochon), la horca pend le judío pour construire le pecado pour fabriquer un chrétien.
64L'ensemble du rituel prend tout son sens sous cet éclairage. En effet, Fabre-Vassas (op. cit. : 239) montre comment la « diablerie » est souvent requise pour dire « cette part maudite donnée par nature ». Faire le diable et faire le juif forment des rites de passage à l'état de chrétien. Par exemple, les garçons catalans prennent successivement les rôles de diables puis de juifs dans des figurations rituelles, suivant ainsi le parcours de leur identité de garçon et de chrétien, se dépouillant progressivement de leur part juive donnée par nature. Si les « petits juifs » miment à Pâques le procès et la condamnation du traître que l'un d'eux incarne, à l'office des Ténèbres ils « tuent le juif » en jouant de la crécelle. Ces deux rites sont aussi contradictoires que les exégèses des pecados et des danzantes de Camuñas. Ils célèbrent l'entrée des garçons dans l'adolescence et leur identité de chrétien qui sera finalement consommée (dans tous les sens du terme) dans la communion, celle-ci mettant fin à l'ambivalence entre une nature de juif et une culture de chrétien. Ces rituels se situent d'ailleurs dans la période de Pâques, celle où la proximité avec les juifs est la plus dangereuse parce que la plus étroite, à cause des coïncidences entre les rites juifs et les rites chrétiens (Fabre-Vassas op. cit. : 217-258).
65Les groupes de pecados, masqués en diables, et celui des danzantes, masqués en juifs, font ainsi référence à deux états dont le chrétien doit se dépouiller, la diablerie et la judéité, et même deux étapes du passage à l'âge chrétien, succédant au baptême, celui où on joue le diable et celui où on joue le juif pour abandonner le « petit juif » et se constituer en « petit chrétien ». Ces deux états, ces deux étapes, sont mis en relation par l'intermédiaire du lien entre « juif majeur » et « gueule de cochon » qui apparaissent ainsi comme les deux images en miroir d'où nous étions partis : on joue les diables pour se débarrasser du cochon, le « grand péché » (pecado mayor) qui est en nous ; on joue les juifs pour se débarrasser du « grand juif » (judío mayor) qui habite notre nature. Le juif informe la nature du cochon, le cochon celle du juif. C'est bien du « double miroir du cochon et du juif » qu'il faut voir le rituel de Camuñas.
66La Fête-Dieu de Camuñas nous dit ainsi que l'identité d'un chrétien passe par l'évacuation du juif que la nature lui donne. Cette expulsion du juif prend la forme spectaculaire d'un autodafé qui est comparable au baptême. C'est ainsi que la horca, tout comme le baptême, tue la judéité des pecados : le juif, jeune initié auquel on donne une croix, est porté par la foule, torturé par l'eau et le feu, puis exécuté au patíbulo. Il y arrive en tant que juif, vêtu de peaux de bête comme le veut la nature du côté de laquelle le met sa judéité, et il en sort en chrétien, en costume noir qu'il endosse pour le déjeuner rituel du vendredi. L'abondante aspersion d'eau qui inonde les acteurs et l'assistance apparaît ainsi comme un gigantesque baptême. Et nous pouvons finalement concilier les deux principales exégèses indigènes de la horca : certains disent qu'il s'agit d'une purification, d'autres qu'on assiste à un procès de la Sainte Inquisition. Si on comprend que celle-ci tue le juif comme le baptême, et que ce meurtre lave le chrétien de sa judéité originelle, les deux exégèses se recoupent et se complètent en séquence : on arrose les novices avant de les pendre comme des Judas.
67L'expulsion du juif apparaît non seulement dans ce rite de passage mais aussi dans les rôles de « diables » (pecados) et de « juifs » (danzantes) tenus par chacun des deux groupes. Ceux-ci représentent en effet les deux étapes de l'expulsion de la judéité qui suivent le baptême, deux phases du devenir chrétien encore imparfait chez le baptisé. La horca montre le passage obligé, tandis que les deux groupes donnent à voir les degrés d'évacuation de la judéité : la diablerie dont le rôle est tenu par les pecados est la première étape de l'expulsion du juif, tout de suite après l'initiation par la horca ; la judéité est la seconde. La chrétienté accomplie du « vieux chrétien » (cristiano viejo) après ces rites de passage est celle des fidèles sans habit, sans masque, sans sonorité et sans parfum de pecado ou de danzante qui suivent en silence la procession du Saint-Sacrement : celle-ci se tient à l'issue des rites de passage de la judéité à la chrétienté.
68C'est bien de l'ontogenèse du chrétien que traite la Fête-Dieu de Camuñas. Dans ce village de la Manche aussi, la célébration de l'eucharistie est bien celle de la chrétienté triomphante. Le jeu des gestes et des paroles, leurs confirmations mutuelles ou leurs contradictions définissent les relations entre l'être chrétien et son immonde contraire. L'action rituelle met en place un appareil de construction de cette identité. Mais c'est en travaillant avec les exégèses indigènes qu'elle trouve son efficacité, que celles-ci s'expriment en sons, en odeurs ou en scénarios incompatibles. Les exégèses indigènes ne dévoilent pas le mystère de la Fête-Dieu de Camuñas, mais, dans leurs rapports avec l'action rituelle, elles nous remettent la clef de juif en laquelle il faut l'interpréter.
69Si enseignement elle donne, ce n'est point en termes de victoire de la vertu sur le péché comme le dit, seule, l'exégèse des danzantes. Elle apprend plutôt comment s'acquiert la qualité de chrétien. Si histoire elle raconte, ce n'est point celle de la passion de Jésus-Christ comme le dit, seule, l'exégèse des pecados, mais celle de la construction de l'identité chrétienne. Le sens du rite retentit de la polyphonie des voix des deux groupes. La Fête-Dieu de Camuñas proclame le mode d'acquisition de la chrétienté. Ce processus tracé par le rite reprend le passage historique du judaïsme au christianisme. Ici en terre d'Espagne, cette célébration porte en elle la mémoire de ce cataclysme que fut l'expulsion des juifs d'Espagne. Elle suggère que fabrication du chrétien, construction d'une Espagne chrétienne et mémoire espagnole sont profondément liées. Les rois catholiques semblent avoir infligé à la nation qu'ils entendaient former l'épreuve que tout chrétien doit subir : l'expulsion du juif qui est en soi-même pour en faire cet ennemi intime, nécessaire à l'identité, qui a été en Espagne particulièrement explicite. Le rituel de Camuñas dit non seulement la nécessité de l'expulsion du juif pour devenir chrétien ; il porte en plus la mémoire d'un événement fondateur. Il se présente à la fois comme une ontogenèse et une phylogenèse de la chrétienté. Et dans ce sens il active aussi un mythe d'origine : la scène primitive de la chrétienté qui est celle du meurtre du juif.
70Des documents d'archives seraient les bienvenus pour connaître les circonstances de l'invention de la Fête-Dieu de Camuñas. Mais on peut se demander si les énonciations que celle-ci nous livre sur la chrétienté, répétées chaque année, à l'occasion de la célébration du corps de Dieu, ne sont pas plus denses dans leur expression que n'importe quelle donnée de document d'archive. Cette mémoire mise en action rituelle par les exégèses indigènes a en tout cas plus d'efficacité reproductrice que des palimpsestes ou des monuments aux morts.