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l'Amour

Une société élective

Scénarios pour un monde de relations choisies
Sabine Chalvon-Demersay
p. 81-100

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Lieu d'étude :

France
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Texte intégral

1La fiction peut-elle informer sur le social ? Les œuvres diffusées doivent-elles être considérées essentiellement comme le produit idiosyncratique des fantasmes, des rêves et des talents de leurs auteurs ? Ou bien, à l'inverse, les œuvres télévisuelles, et culturelles en général, ne font-elles que reproduire une hypothétique réalité sociale brute, suivant une théorie simpliste du reflet ? Cette dichotomie classique n'épuise pas la question. Un troisième point de vue, que l'on pourrait qualifier de performatif, est possible. Les récits y sont considérés comme constructeurs d'une réalité destinée à être proposée à un public et peuvent dès lors être analysés en tant que système porteur de sens, en tant qu'identificateur de problèmes et de solutions destinés à entrer en congruence avec un public large.

2C'est ce type de démarche que nous voudrions appliquer ici à l'étude d'un corpus de téléfilms. L'étude de ces fictions, à première vue hétérogènes par leurs tons et par leurs sujets, révèle en effet une grande unité dans leur représentation du monde social qui autorise à les traiter à l'égal d'un système cohérent. Au cœur de leurs contenus : un ensemble de préoccupations anthropologiques concernant l'organisation familiale ou, plus profondément et plus précisément, le problème que posent la gestion et le maintien des liens. Cette question centrale est le leitmotiv invisible de l'ensemble des téléfilms étudiés. Elle fait de ce matériau un document particulièrement intéressant pour l'étude des bouleversements relationnels qu'a connus notre société depuis une vingtaine d'années, ou plus exactement pour celle des ressources cognitives qui sont aujourd'hui disponibles pour en gérer les conséquences.

Fictions de prime time

3En 1995, 781 téléfilms de fiction ont été diffusés en première partie de soirée sur les six chaînes hertziennes de télévision française. Sur cet ensemble, 309 fictions françaises et 472 fictions d'origine étrangère (229 fictions américaines, la plupart diffusées par M6). Les fictions françaises se répartissent en trois ensembles : le premier, minoritaire, correspond à la veine française traditionnelle des fictions historiques qui sont souvent des adaptations d'œuvres du patrimoine littéraire (Les Maîtres du pain, La Rivière Espérance...). Le second, majoritaire, correspond au genre du téléfilm policier organisé autour d'un héros récurrent (Navarro, Julie Lescaut). La troisième veine est un peu différente et c'est celle qui nous intéresse ici. Il s'agit de téléfilms unitaires centrés sur des « problèmes de société ». La plupart ont été diffusés dans Les Mercredis de la vie, le mercredi soir sur France 2. L'étude proposée se fonde sur l'observation intensive de 70 d'entre eux1.

4Comment la question de l'amour y est-elle abordée ? Une première constatation s'impose, c'est la rareté des scénarios consacrés à la relation d'une histoire amoureuse entre un homme et une femme. Sur l'ensemble du corpus, une vingtaine. Et l'amour n'y est jamais décrit de manière romantique. On ne trouve pas de scénarios classiques de l'amour contrarié, ni d'histoires de passion, ni conquêtes éperdues, ni baisers hollywoodiens, ni descriptions de l'état naissant, tous ces téléfilms délaissant ostensiblement un des ressorts habituels des récits de fiction. Que cache cette discrétion ? Un déclin des formes de l'amour romantique, un état de crise des liens amoureux, une érosion des enjeux collectifs associés aux questions qu'ils soulèvent ?

5L'hypothèse que je voudrais proposer est un peu différente. En fait, à travers ces matériaux, on voit plutôt se déployer les conséquences d'une aspiration généralisée à fonder toutes les formes de lien, et non plus seulement les relations de couple, sur des affinités sentimentales. Ce sont les conséquences de cette situation qui sont travaillées au sein de ces fictions.

Une société élective

6Par leurs tons, leurs sujets, leurs atmosphères ces téléfilms sont divers. Issus de sociétés de production différentes, écrits et réalisés par des auteurs différents, ils reprennent à leur compte un certain nombre d'inquiétudes contemporaines (le sida, le chômage, la drogue, l'exclusion, le racisme, l'échec scolaire, les enfants battus, des deuils, des maladies, des handicaps...). La plupart d'entre eux sont centrés sur les transformations familiales et l'examen des conséquences des nouveaux modèles familiaux (enfant confronté au divorce de ses parents, remariages, familles recomposées, familles monoparentales, père à la recherche d'un enfant, enfant à la recherche d'un père...)

7Pourtant, au-delà de l'apparente hétérogénéité de leurs sujets, toutes ces fictions semblent aimantées par une problématique commune. En effet, si on regarde non pas ce qui est raconté par ces fictions mais ce qui s'y trouve thématisé, on découvre qu'elles pourraient toutes répondre à une seule et unique question. Question qui pourrait être formulée ainsi : comment vivre dans un monde où toutes les relations seraient des relations choisies ?

8Autrement dit, ce qui est proposé à travers ces téléfilms est l'exploration des conséquences du rêve d'un modèle relationnel utopique, d'un modèle relationnel invivable, le rêve d'une société totalement élective. Une société où les liens ne seraient plus institutionnels et contraignants, mais tous librement consentis. Un monde où les parents choisiraient leurs enfants, les enfants choisiraient leurs parents, où les conjoints se choisiraient entre eux et se délaisseraient symétriquement, où les enfants éliraient le nouveau conjoint de leurs parents, adopteraient leurs nouveaux frères et sœurs, se constitueraient des parentés de substitution, choisiraient leurs familles d'accueil, décideraient du parent qui les garderait. Une société dans laquelle tous ces choix seraient libres et sans contraintes ; suivant un modèle d'adoption généralisée ; avec un idéal caché de symétrie, de réciprocité, de transitivité.

9En fait, tout se passe comme si la dynamique élective, qui a concerné d'abord les relations entre les conjoints, faisant reposer le fonctionnement du couple sur les affinités sentimentales, tendait à se propager à d'autres segments relationnels et affectait désormais également les relations entre générations. Comme si de nombreux aspects du modèle amoureux s'étaient dégagés du seul enclos des relations de couples et avaient inspiré d'autres modes de relations, fournissant un paradigme général de gestion des liens familiaux ou amicaux. Cette situation s'accompagne d'une nouvelle grammaire relationnelle dont les téléfilms, à travers leurs choix narratifs, permettent de saisir les logiques et les contradictions.

10C'est donc cet idéal utopique d'un monde électif, ses modalités, ses conséquences, les complications qu'il entraîne et les impasses sur lesquelles il débouche qui sont inlassablement retravaillés à travers ces téléfilms. En dépliant ce rêve dans ses modalités les plus concrètes, ces fictions rendent perceptible la torsion des représentations exigée par la volonté de faire fonctionner ce modèle : il faudrait en effet que les relations soient toujours réciproques. Cette situation provoque un réajustement des places et des positions de chacun : l'épreuve de l'élection a tendance à symétriser les relations entre les sexes et entre les générations, les entraînant dans une dynamique égalitaire qui débouche sur une abolition des hiérarchies et des différences. Elles font émerger les tensions et les contradictions liées au fait qu'il s'agit vraisemblablement d'un modèle impossible. Qu'il est en tout cas incompatible avec toute forme de « responsabilité relationnelle ». Et que par conséquent son coût n'est pas identique pour les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants.

Une trame narrative commune

11Une société élective, un monde de relations choisies, telle est la trame autour de laquelle se tisse l'ensemble de ces téléfilms. Si on accepte l'idée que c'est bien là ce qui est thématisé à travers ces fictions, on comprend un certain nombre d'éléments qui reviennent régulièrement d'un téléfilm à l'autre. Cette problématique fournit en effet un modèle qui permet de rendre compte de choix narratifs tout à fait concrets et précis. Ce modèle a l'avantage de permettre une certaine prédictibilité qui dépasse les limites de l'échantillon étudié. C'est une construction qui devrait, en principe, pouvoir être validée par chacun dans son expérience de téléspectateur ordinaire.

12Presque tous les téléfilms commencent par l'arrivée d'une voiture, parce qu'il s'agit de mettre en présence les protagonistes. Presque tous finissent sur un quai de gare, un rivage ou un aéroport, parce que les liens électifs sont fragiles et que les histoires se terminent souvent par une séparation. La problématique des liens électifs permet de rendre compte de la durée sur laquelle se développent les intrigues : une temporalité spécifique qui n'est ni celle des films d'aventures, ordinairement concentrée sur quelques jours, ni celle, étirée, des grands feuilletons. En pratique, le plus souvent une saison. En aucun cas le temps d'une vie, encore moins celui d'une dynastie, juste le temps qu'il faut pour voir un lien nouveau s'établir. Elle a des incidences également sur les objets autour desquels se nouent les actions. Ce ne sont pas, comme dans les films policiers, des pistolets, des couteaux, des poignards qui font avancer les intrigues, mais plutôt des outils de communication : on fait plus souvent du mal à autrui avec des coups de téléphone qu'avec des coups de feu. Toute la charge de l'intensité dramatique repose sur des mots échangés. Avec une place particulière pour le répondeur téléphonique. Parce qu'il signale une absence supposée mais pas tout à fait certaine, parce qu'il offre une réponse générale, mécanique et indifférenciée à un appel particulier, parce que la voix est un instrument de présence physique extrêmement puissant et que le répondeur qui s'enclenche fonctionne comme une promesse non tenue, le répondeur joue dans cette problématique relationnelle le rôle d'un véritable instrument de torture. Mais ce sont surtout, d'une manière plus traditionnelle, les lettres qui constituent le principal instrument de dramatisation : lettres de rupture, lettre de vengeance (L'Angélus du corbeau), lettres dérobées (Les Merisiers), lettres inventées (La Lettre imaginée), lettres imposées (Voyage en Pologne), lettres renvoyées (Soleil d'automne), celles qui n'ont jamais été reçues, celles qui n'ont jamais été postées, celles qui n'auraient pas dû être écrites.

13Cette problématique permet aussi de comprendre un certain nombre de choix narratifs concernant les personnages, leurs caractères et les situations dans lesquelles ils sont présentés. Elle a une incidence sur le nombre des héros : il n'y a pas un héros unique, mais il n'y a pas non plus une foule d'intervenants comme dans les soaps ou les grands feuilletons : les intrigues se focalisent généralement sur deux individus, parfois trois, rarement davantage. Les relations amicales par exemple sont généralement des relations duelles, l'amitié ne se vivant pas sous le mode de l'insertion dans un réseau relationnel touffu, mais comme un lien particulier et exclusif. Les caractéristiques psychologiques des héros sont stables : on ne se trouve pas face à un héros doté de talents exceptionnels qui surplomberait nettement ceux qui l'environnent. Au contraire, tous les intervenants sont au même niveau ; le principe de l'élection, parce qu'il crée une relation de dépendance réciproque, a tendance à égaliser les positions. Quand le héros a des qualités particulières, ce sont plutôt des qualités relationnelles : il n'est pas courageux ou héroïque, mais plutôt chaleureux et amical. Manifestement, dans la hiérarchie des propriétés utiles pour réussir dans un monde où les relations sont incertaines, la sympathie est la plus importante. Les défauts des personnages sont aussi nettement déterminés par leur placement dans une configuration élective : les personnages sont rarement méchants ou cruels. Situation qui d'ailleurs n'est pas absolument une bonne chose du point de vue de l'intensité dramatique. Ce parti pris est logique dans un contexte où les liens sont fragiles. Il faut que les personnages soient pris dans des liens indéfectibles pour qu'on assiste à une montée en puissance des sentiments de haine et à un durcissement des antagonismes. C'est l'univers des soaps ou des sagas qui se prête à l'exploration de ce genre de situation, mais la méchanceté n'a pas sa place dans un monde où les conflits peuvent toujours, de manière plus économique, se résoudre par une séparation. Ce contexte ouvre la voie à un univers en demi-teinte, où les caractères sont nuancés, qui en appelle à la compassion du public plus qu'à son indignation. Tous ces traits communs définissent pratiquement un genre littéraire particulier fondé sur l'émergence de conventions narratives, dont l'hypothèse de la société élective permet de rendre compte.

14Mais il y a plus : en fait, par les variations du modèle, ces téléfilms suggèrent l'idée que ce fonctionnement électif est voué à l'échec. Qu'il est du moins problématique pour certaines catégories de la population. Et l'indice de cette proposition est le ton dans lequel ils s'inscrivent. Il y a en effet un lien très éclairant entre le ton des téléfilms et l'âge des héros. Les téléfilms qui mettent en scène des personnes âgées sont mélancoliques, ceux qui concernent des jeunes adultes sont traités sur le mode de la comédie, tandis que ceux qui mettent en scène des enfants ont une forte intensité dramatique. Bien que les téléfilms soient censés traiter de problèmes de société, ils sont singulièrement discrets sur les questions de la différenciation sociale et des inégalités qui pourraient en résulter, la dimension de classe étant pratiquement occultée. En revanche, ils attirent l'attention sur la question de la position dans le cycle de vie, en faisant varier en fonction de ce critère les paramètres de la narration. S'il y a une véritable indexation entre le ton du téléfilm et la position dans le cycle de vie, c'est parce que ces conventions narratives sont la traduction d'une idée forte : les atouts dont on dispose dans la nouvelle configuration relationnelle ne sont pas les mêmes suivant la position qu'on occupe au sein des cycles de vie. Le ton est un indicateur qui renvoie à la façon dont les personnages sont dotés pour réussir sur le marché des liens électifs. A travers la manière dont les sujets sont abordés se trouve donc posée la question, proprement sociologique, de la viabilité des nouveaux modèles relationnels.

La comédie des couples

15Sur l'ensemble du corpus, une vingtaine de téléfilms sont centrés sur la question des relations entre les hommes et les femmes. La question de l'amour n'y est pas traitée de manière romantique. Il n'y a qu'un seul récit dramatique (Tout va bien dans le service). Et encore est-il abordé en diagonale. A travers les yeux de l'infirmière qui voit arriver dans son service une jeune femme délinquante et un étudiant africain atteint d'un cancer en phase terminale et assiste à la montée en puissance de leur amour tragique.

16Tous les autres téléfilms, pour traiter des histoires de couples, adoptent un ton dégagé, proche de la comédie. Comme si les histoires d'amour ne justifiaient pas un traitement trop solennel. Ou bien ne devaient pas vraiment être prises au sérieux. Les titres sont d'ailleurs éloquents : Embrasse-moi vite, Fantôme sur l'oreiller, L'Amant de ma sœur, Regarde-moi quand je te quitte, Les Femmes et les enfants d'abord, etc.

17Cette situation n'est sans doute pas fortuite. Les histoires de couple ont souvent suscité des comédies. D'après Stanley Cavell, la comédie hollywoodienne des années 30-40 avait ainsi inventé un genre nouveau, la « comédie du remariage ». Il ne s'agissait plus comme dans la comédie classique d'unir un jeune homme et une jeune femme et de les conduire au mariage en surmontant les obstacles extérieurs qui s'opposaient à leur bonheur, mais de réunir un couple qui, ayant traversé une crise, parvenait à la dépasser (un schéma qu'on retrouve dans L'Impossible M. Bébé, Sept Ans de réflexion, Un cœur pris au piège, Cette Sacrée Vérité, Madame porte la culotte, La Dame du vendredi, etc.). Cette expérience était en résonance avec les premiers ébranlements de la structure matrimoniale traditionnelle et la montée des divorces (Cavell 1993).

18Ici, on a l'impression d'avoir atteint une nouvelle phase : les couples ne cherchent plus à surmonter une crise conjugale. Ils se séparent d'entrée de jeu et vont, durant tout le téléfilm, tenter de reformer un nouveau couple. Chaque fois nous sont racontées les multiples péripéties d'histoires sentimentales mouvementées. La structure narrative se décompose en quatre séquences : rupture d'un premier couple, rencontre d'un autre partenaire, établissement d'une relation souvent conflictuelle, formation d'un nouveau couple.

19A plusieurs reprises donc, le téléfilm commence par une scène de séparation. C'est ainsi que démarre Regarde-moi quand je te quitte. Comme une histoire sans paroles, couverte par la musique du générique, une scène de rupture dans un lieu public. Double rupture aussi dans Une nounou pas comme les autres : Antoine Delille trouve en rentrant du bureau un petit mot très laconique (« Je ne suis pas ta femme, ce ne sont pas mes gosses. Alors trouve-toi une autre bonne »). Tandis qu'à l'autre bout de Paris, Julie/Mimie Mathy se fait quitter par son ami. Dans ce cas, comme dans Assedicquement vôtre, la perte d'un emploi se cumule avec la perte d'un conjoint. Dans Les Femmes et les enfants d'abord, Rose, épuisée par une longue journée d'inactivité, au milieu des bulles de son bain moussant, se fait à elle-même la répétition d'une scène de rupture programmée. Quand son mari rentrera du travail, elle lui proposera plutôt de réchauffer pour lui le reste d'un plat de gratin, mais c'est lui qui, un peu plus tard, lui annoncera son départ. Dans Embrasse-moi vite, peu de temps après le début du film, juste après une soirée d'anniversaire réussie, l'héroïne apprendra par avocat interposé que son conjoint l'abandonne.

20Chaque fois, les ruptures sont brutales, immédiates, sans préambule et sans appel. Dans ce domaine, les nouvelles normes sont extrêmement exigeantes : le partenaire délaissé n'a droit ni à la protestation, ni au chagrin, ni à la colère. Il doit contrôler ses affects, éviter les exhibitions publiques. Toute indignation est interdite. Il doit aussi savoir accepter le climat général de dédramatisation, en étant tenu de se conformer à un modèle unique de rupture : rupture cool, rupture clean, rupture aux épanchements contenus, imposée avec une tranquillité sereine par le partenaire abandonnant. Parce qu'elle faisait partie du contrat initial de l'union et que celui-ci ne s'éprouve réellement qu'au moment de la séparation.

21L'étape suivante est celle de la rencontre inattendue avec un autre partenaire. Rencontre parfois brutale (un accident de voiture dans Les Kilos en trop, évité de justesse dans Les Danseurs du Mozambique. Dans Adieu les roses, l'amoureux surgit par la fenêtre, dans Fantôme sur l'oreiller, elle tombe du plafond. Dans Regarde-moi quand je te quitte, l'héroïne heurte de plein fouet en marchant à reculons l'ex-petit ami de la nouvelle maîtresse de son ancien amant).

22S'instaurent alors des relations qui commencent généralement par être orageuses. On n'est pas du tout dans la rhétorique du coup de foudre, mais plutôt dans le climat d'une épreuve de dissuasion. Les deux partenaires ne cessent de se quereller (« Julie, si j'étais sujet à l'urticaire, vous me feriez l'effet d'un grand champ de fraises »). Et il faudra le temps du téléfilm pour que les deux partenaires finissent par découvrir ce que les téléspectateurs avaient compris depuis longtemps, c'est-à-dire qu'ils sont en train de tomber amoureux.

23On voit bien qu'au-delà de leur diversité tous ces téléfilms proposent des scénarios de conquête, en faisant simplement varier les atouts et les handicaps respectifs des candidats à l'amour. Comme autant de modèles de simulation des réponses à une question unique : comment faire pour être choisi ? On verra s'il vaut mieux être un bon sportif ou un mauvais poète (L'Amant de ma sœur), avoir un travail ou bien être au chômage (Assedicquement vôtre), posséder un château ou vendre sa maison (Adieu les roses, Fantôme sur l'oreiller). Créer des costumes (Embrasse-moi vite), écrire des romans roses (Les Danseurs du Mozambique), chanter des opéras (Deux Fois vingt ans). Est-il si nécessaire d'avoir bon caractère ? Vaut-il mieux être honnête ou peu scrupuleux (Les Epoux ripoux) ? Que se passe-t-il si on est aveugle (Julie bientôt douze ans et demi) ou manchot (Aime-toi toujours), si on est rigide et cassant ? Peut-on vraiment espérer être aimé si on est un peu trop gros (comme Antoine/Marc Jolivet dans Les Kilos en trop) ou bien beaucoup trop petit (comme Julie Toronto/Mimie Mathy dans la Nounou pas comme les autres).

24Moyennant quoi, on peut se demander pourquoi ces téléfilms adoptent tous pour parler d'amour ce ton si particulier, à la fois amer et léger.

25D'abord, il faut remarquer que la caméra cadre large : elle ne se concentre pas sur la rencontre amoureuse. Elle l'inscrit dans une séquence biographique plus longue, suggérant qu'il y a un avant et qu'il y aura un après. Le fait que le héros commence par se débarrasser dans les premières images des dépouilles d'un couple encombrant relativise évidemment les enjeux de la rencontre amoureuse et fait sortir d'une rhétorique de l'amour unique. Et si l'amour n'est plus unique, il ne peut plus être décrit avec le lexique de l'amour romantique. Cette situation oblige effectivement à mettre les déclarations d'amour au second degré, pour conserver un peu de crédibilité et éviter de paraître trop naïf ou trop cynique.

26On n'est pas non plus dans la lignée des comédies de boulevard. Les adultères ne sont ni fréquents ni durables2. En outre, le secret qui les environne n'est pas un ressort de comique. Au contraire : les normes environnantes valorisent essentiellement la transparence, ce qui est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles les adultères ne peuvent pas durer longtemps, mais instaure un climat qui rend la tromperie plus pénible que cocasse.

27A travers ces fictions, on voit en fait se mettre en scène une version de la vie sentimentale qui correspond à l'intégration dans le fonctionnement du couple de l'idée de sa précarité. Les nouvelles normes relationnelles d'autonomie individuelle et d'épanouissement personnel, cimentées par l'idéal d'authenticité et l'exigence de transparence, ont fait exploser le couple traditionnel. L'idéal d'authenticité, qui est au cœur de la culture individualiste, impose avant tout d'être en phase avec soi-même ; la conformité à ses propres désirs devient une ardente obligation et rend la question de l'autre éminemment problématique. La conséquence de ce modèle est une précarité qui doit être acceptée puisqu'elle fait partie du contrat moral de l'union. A partir du moment où le partage de sentiments authentiques est le seul ciment du couple, si ceux-là évoluent, le couple n'a plus de raison d'être. C'est là ce qui explique l'atmosphère très particulière qui traverse toutes ces histoires et mêle une certaine défiance à l'égard du sentiment amoureux à l'impossibilité de se soustraire à ses lois. De ce fait, l'humour est vraisemblablement la seule posture possible pour sortir des contradictions de cette nouvelle donne sentimentale.

28Mais de plus, toutes ces histoires finissent bien. Parce qu'une nouvelle union remplace la première et que le tout est pris dans un processus plutôt dynamique et finalement assez gai. Il faut dire que les jeunes adultes sont au cœur du modèle électif et que ce sont sans doute eux qui bénéficient le plus de ses avantages. Ils ont échangé la sécurité du mariage classique contre une vie plus aventureuse pour laquelle ils sont plutôt bien dotés. Pour eux, les nouvelles normes relationnelles assurent un relatif équilibre entre les bonheurs qu'elles promettent et les difficultés sur lesquelles elles débouchent.

29On voit bien que ce qui habite ces représentations et explique leur optimisme un peu forcé, c'est l'idée qu'au fond un conjoint peut en remplacer un autre. Mais est-ce qu'un parent peut en remplacer un autre ? Est-ce qu'un enfant peut en remplacer un autre ? Et, de manière plus générale, est-il toujours possible d'inventer des relations de substitution ?

La vieillesse ou la mélancolie

30La réponse est beaucoup plus incertaine lorsque les héroïnes sont des personnes âgées. Pourtant, ici encore, l'aspiration à l'inscription dans un modèle électif est au cœur des enjeux et détermine les paramètres de la narration. Les personnes âgées sont des femmes, elles sont seules et les intrigues se ressemblent : il s'agit chaque fois de savoir si une relation fondée sur un principe électif parviendra à compenser un lien familial défaillant. Cette situation dramatique détermine les caractères des personnages. Quand les personnes âgées sont les héroïnes des téléfilms, elles sont toujours tendres et douces, comme s'il était nécessaire que cette condition soit remplie pour que l'histoire elle-même puisse être racontée. En revanche, quand elles sont prises dans des relations de parenté et que ce n'est plus autour d'elles que se centre l'action, les caractères peuvent se différencier : on voit une mère inefficace et indifférente dans La Grande Fille, des grands-parents abusifs dans Papa et rien d'autre, une mère glaciale et pathologique dans L'Ombre du soir, parfaitement folle dans Grossesse nerveuse. Ce qui montre à quel point ces choix narratifs sont à la fois contraints et significatifs.

31Les différentes figures de personnes âgées se distribuent suivant un éventail assez ouvert. Les plus jeunes ont à peine l'âge de la retraite. La dame de Lieudit a près de 110 ans. Les difficultés auxquelles elles sont confrontées sont identiques quelle que soit leur position sociale : La Dame de Lieudit, dans la somptuosité de ses châteaux ornés de tableaux de maître, semble confrontée exactement à la même solitude que Charlotte dans son modeste appartement parisien (Le Clandestin). Toutes deux vivent en compagnie de leurs souvenirs, s'adressent à des personnes disparues, sur un ton rempli de solennité énigmatique (« Mon ami, vous souvenez-vous ? »), ou bien tendre et prévenant (« Tu sais, Gigi »). Toutes deux sont aux prises avec le cynisme de leur entourage et font un peu comme si elles ne s'en apercevaient pas : Charlotte prend très au sérieux les expériences scolaires de son petit-fils, et accepte bien volontiers d'accueillir sur son balcon un très étrange eucalyptus dont elle découvrira inopinément les vertus particulières. Elle est pleine de compréhension lorsque sa fille décommande invariablement le déjeuner du dimanche. Quant à la dame de Lieudit, elle observe avec un certain détachement comment l'on se sert d'elle.

32Chacune des histoires permet d'examiner l'hypothèse d'une relation de substitution amenée à compenser un lien familial défaillant. Défaillant du fait de la mort d'un conjoint ou d'une défection de la parenté. Cela pourrait être un ami (dans Le Clandestin, un travailleur immigré polonais se lie d'amitié avec une vieille dame...) ; un nouveau conjoint (plusieurs téléfilms mettent en scène la reformation d'un couple de personnes âgées) ; un enfant. On se retrouve alors dans un schéma classique au cinéma de la mise en scène d'une relation qui unit les générations les plus éloignées. Avec manifestement deux cas de figure. Dans le premier, l'enfant a besoin des personnes âgées et vient chercher auprès d'elles une consolation (La Grande Fille), un réconfort et une disponibilité (Dis maman tu m'aimes), des conseils ou de la fermeté (Les Merisiers), la transmission d'une expérience (J'aime pas qu'on m'aime), des réponses aux questions qu'il se pose ou une initiation aux valeurs de la vie. Dans le second, le plus fréquent, ce sont elles qui ont besoin des enfants. C'est le cas par exemple dans La Récréation. Si Reine, à un âge très avancé, a repris le chemin de l'école de son village avec sur les épaules un petit cartable à bretelles et si elle a délaissé la cueillette des pommes et des châtaignes pour se remettre avec acharnement aux conjugaisons et à la règle de trois, c'est pour éviter que la dernière classe du village ne soit fermée en raison du manque d'effectifs et pour conserver encore un peu de temps son petit-fils auprès d'elle. Quant à Mammy Mamours, qui a vidé son compte d'épargne, hypothéqué sa maison, mobilisé les économies de toute une vie pour offrir à Léo le petit Africain un voyage dans son pays natal, elle tremble de le voir choisir de rester là-bas pour toujours auprès de sa famille retrouvée.

33Tous ces téléfilms sont comme des tranches de vie. Leur rythme est grave et lent, plutôt mélancolique. Mais, en même temps, il faut reconnaître que la solitude à laquelle sont confrontées les personnes âgées n'est pas la résultante directe des nouveaux modèles relationnels. Elle est liée au cours normal de l'évolution d'une destinée. C'est la mort qui a désorganisé leur environnement relationnel et les difficultés auxquelles elles sont confrontées ont une dimension proprement existentielle. Cette situation explique le mélange de lenteur et de douce résignation qui imprime ces téléfilms d'où toute révolte est absente.

La cause des enfants

34Restent les téléfilms qui concernent des enfants. Ce sont les plus nombreux (50 téléfilms sur les 70 analysés). Ce sont aussi ceux où l'intensité dramatique est la plus forte. Les enfants en effet sont au cœur du processus décrit. C'est avec eux qu'apparaissent le plus clairement les implications de la diffusion du modèle électif à toutes les catégories d'âge. Avec d'abord des conséquences internes au groupe des enfants lui-même. En effet, si les histoires d'amour sont rares entre les jeunes adultes, elles sont en revanche fréquentes entre les enfants. Dans beaucoup de téléfilms, on voit des petites filles et des petits garçons amoureux, ce qui traduit un manifeste rajeunissement de l'âge des partenaires. Dans un climat pacifique et harmonieux qui oppose la loyauté des amours enfantines aux tourments et querelles qui empoisonnent les liens de leurs aînés.

35Mais c'est aussi et surtout dans leurs relations avec les adultes que les enfants se trouvent concernés par l'extension de la logique élective dans la mesure où ils sont conduits à faire l'expérience concrète de ses implications.

Le temps des séparations

36Dans plus des deux tiers des téléfilms qui concernent des enfants ou des adolescents, les enfants ne vivent pas avec leurs deux parents. Ce sont les conséquences de cette situation qui vont donc être examinées : conséquences d'abord sur la forme de la nouvelle famille ; conséquences ensuite sur les relations qui vont s'y nouer. Le fait que les enfants soient généralement situés dans des familles incomplètes n'est en soi pas surprenant : Marie-José Chombart de Lauwe et Claude Bellan le remarquaient déjà à propos des personnages de livres et journaux pour enfants : la famille étant le cadre habituel de l'enfant, l'un des ressorts romanesques les plus simples consiste en sa perturbation (Chombart de Lauwe et Bellan 1979). On peut néanmoins remarquer qu'ici le bouleversement de la famille n'est pas une occasion d'envoyer l'enfant explorer le monde pour raconter ses aventures : ce sont au contraire les conséquences de la modification de sa position intime au sein du foyer qui vont être examinées. En outre, ces téléfilms ne sont pas destinés aux enfants mais bel et bien aux adultes. Comme si ce qui se jouait était en fait un travail d'évaluation de la situation actuelle.

37Tous les téléfilms ne s'y prennent pas de la même façon pour parler des enfants, et il est nécessaire d'introduire des éléments de différenciation. On peut distinguer trois répertoires de représentation de l'enfance auxquels ils s'alimentent. Le premier renvoie à un mode de figuration assez traditionnel, celui de l'enfant-héros : le petit bonhomme malin qui sait tout, comprend tout et résout tous les problèmes. Le deuxième est plus contemporain et circonscrit la compétence enfantine au domaine relationnel, s'appuyant notamment sur la capacité nouvelle qu'a l'enfant de juger et gérer la vie sentimentale de ses parents. Par des remarques opportunes, des conseils judicieux et surtout très expérimentés. Le troisième registre est plus distancié, plus réflexif. Plus nuancé aussi parce qu'il montre des enfants qui ont des logiques d'enfant, qui se trompent parfois, qui par moments sont dépassés.

38Ce qui frappe dans l'univers des téléfilms est la fréquence des cas dans lesquels l'enfant est élevé par son père, alors que cette situation est tout à fait marginale dans la réalité. D'autant qu'il y a une évidente dissymétrie : lorsque la mère est absente, son absence ne semble pas créer de difficultés majeures. Dans un certain nombre de téléfilms, elle n'est même pas mentionnée, juste un coup de téléphone dans Le Poids du corps, une lettre pour Julie bientôt douze ans et demi. Alors que, lorsque le père est absent, c'est autour du manque créé par son absence que se structure l'enfant.

39Ce qui nous renvoie à une constatation beaucoup plus générale qui est l'importance de la question de la paternité dans l'ensemble de la case. Sur les 70 cas étudiés, le thème est présent dans 50, central dans 24. Il est abordé sous tous ses angles. Comme s'il s'agissait de déplier toutes les facettes d'un segment relationnel devenu particulièrement problématique.

40 – C'est parfois un lien trop lourd : le père ayant à l'égard de son enfant des exigences excessives, parce qu'il le prend pour le champ d'expansion de ses désirs et souhaite que son fils pratique la musique à la perfection (Concerto pour Guillaume) ou que sa fille devienne championne de patins à glace (Le Poids du corps). Deux téléfilms allant jusqu'à l'inceste (Le Droit à l'oubli, Passé sous silence). Beaucoup se contentant de décrire les conditions de vie ordinaire d'un foyer dans lequel manque l'un des deux parents.

41 – C'est parfois un lien trop lâche. Soit parce que le père n'est guère disponible comme dans La Grande Fille, où il est plus intéressé par son travail que par son entourage et plus apte à comprendre la mécanique des sols que la psychologie de sa femme. Il laisse alors à son enfant la mission trop lourde de contrôler la dérive de sa mère. Soit parce qu'il a disparu.

42 – C'est enfin un lien trop précaire et dans ce cas les téléfilms se centrent sur le thème de la paternité confisquée. C'est le sujet de Grossesse nerveuse qui, dans un genre loufoque, à la limite de l'absurde, déroule les incertitudes contemporaines de la condition paternelle. Le synopsis initial était centré sur les difficultés pour un jeune homme d'accepter l'idée de la paternité. Le scénario a évolué vers l'idée de la privation de paternité, s'enrichissant d'intrigues secondaires qui déroulent un certain nombre de variantes sur la paternité, puisqu'on y voit aussi un père de famille nombreuse victime d'une stricte inversion des rôles qui le cloue à son foyer avec une douce et stupide résignation, ainsi qu'un homme qui a eu recours à une mère porteuse qui ne souhaitera plus finalement abandonner l'enfant qu'elle a porté. Le tout dans la plus grande confusion, tandis que les animaux prennent la place des humains et les plantes vertes celle des animaux. Avec un traitement surréaliste qui, s'il rend malaisée l'interprétation des valeurs sous-jacentes, indique du moins très clairement la complexité de la situation. Et, de toute façon, ce sont les femmes qui l'emportent.

43La confiscation de la paternité est le sujet central de L'Homme de la maison. C'est aussi le thème de La Place du père qui raconte le désespoir d'un père privé brutalement de sa femme et de sa fille. C'est enfin le fil rouge qui court à travers les Instit car si Victor Novak a choisi d'être un enseignant « itinérant », c'est parce qu'il espère secrètement qu'un jour, en rentrant dans une classe, il trouvera parmi les élèves sa petite fille Sophie que sa mère, un jour, a emmenée avec elle.

44C'est donc toujours autour du père que se focalise l'attention. Peut-être parce que les scénaristes sont plutôt des hommes3. Mais sans doute plutôt parce que c'est le lien paternel qui est le plus fragilisé par le déclin de l'institution matrimoniale : le mariage a toujours eu comme première vocation d'attribuer socialement un enfant à un père et un père à un enfant. Sa remise en cause, qui se passe presque subrepticement, comme un événement sans importance, est sans doute une des plus grandes transformations des sociétés contemporaines. Les enjeux idéologiques de la remise en question de l'institution matrimoniale se sont focalisés sur la question des relations hommes-femmes, sans percevoir que ses implications concernaient peut-être d'abord le recul de la dimension sociale de la constitution du lien paternel.

45Le fait que l'enfant soit généralement seul avec un de ses parents le conduit souvent à adopter des positions d'adulte. On voit de nombreux exemples de « parentification » des enfants. Cela peut aller de la simple contribution aux tâches matérielles à la prise en charge complète de la maison, en passant par un soutien moral et affectif qui fait de l'enfant un véritable partenaire sentimental. D'autant plus que, dans les téléfilms, l'enfant et le parent qui le garde sont souvent de sexe opposé. Tout se passe alors comme s'il occupait la place du conjoint absent.

46Mais il ne l'occupe pas toujours, car les parents eux-mêmes ne sont pas capables de renoncer absolument à un statut d'autorité qui est parfois commode et parfois nécessaire. Ce point est très clairement abordé par exemple dans L'Homme de la maison. Claire, la mère, change sans cesse de mode de relations, avec des bascules extrêmement brusques d'un régime ultralibéral fondé sur un registre d'équivalence amoureuse à des positions d'autorité parfaitement arbitraires et imprévisibles. Les bouffées autoritaires, qui sont des réactions brutales face à la crainte d'être débordée, instaurent une absence de continuité dans le régime relationnel. Même en dehors de sa parenté, l'enfant est souvent conduit à être un confident des adultes, comme dans Les Cornichons au chocolat. Situation qui va même jusqu'à l'ambiguïté perverse dans L'Amour fou, qui met en scène l'étrange rivalité d'une femme incarnée par Marie-Christine Barrault et d'une petite fille. Au cours d'un dialogue, celle-là ira même jusqu'à demander à la petite, âgée d'une douzaine d'années, si elle a déjà eu des enfants... Un autre exemple est simplement symbolique : à quatre reprises, on voit des enfants conduire la voiture de leurs parents. C'est un jeu anodin dans Le Poids du corps, où la petite fille sur les genoux de son père reste très enfantine. Cela devient plus sérieux dans Aime-toi toujours : quand la fillette habituée à passer des vitesses pour aider son père, qui n'a qu'un bras, finit par conduire en se dissimulant sous le volant, des voitures fantômes. C'est un changement de place dans La Grande Fille quand elle tente par tous les moyens qui sont à sa disposition de contrôler l'alcoolisme de sa mère et d'éviter un accident.

47Ce n'est pas seulement la forme de la famille qui fait « monter » l'enfant à une position d'adulte, mais aussi la nature des relations qui s'y nouent. Louis Roussel avait montré comment l'émergence du sentiment dans le couple, beaucoup plus que les mouvements féministes, avait contribué à égaliser la situation des hommes et des femmes (Roussel 1989). On peut se demander si cette situation ne s'applique pas désormais également aux enfants : la problématique élective transforme les hiérarchies au sein du groupe familial. Les modes de régulation autoritaires sont pensés comme incompatibles avec le sentiment. Ils disparaissent et l'enfant se trouve à son tour pris dans une dynamique qui le fait changer de statut. Reste à prouver que les enfants sont aussi capables que les femmes d'occuper ces nouvelles positions, ce qui est peut-être une autre histoire. A moins que, justement, ce ne soit au cœur du sujet.

48Le regard porté par certaines de ces fictions conduit en effet à poser deux questions : les enfants sont-ils vraiment capables d'assumer ce nouveau statut qu'on leur donne et, si tel était le cas, n'y perdent-ils pas quelque chose ?

Le temps des recompositions

49La première séquence était celle de la privation. La seconde est celle de la reconstruction. De nouveaux liens remplacent les premiers. De quelle manière et avec quelles conséquences ? Il y a deux scénarios de recomposition possibles. Dans le premier, ce sont les parents qui ont l'initiative parce qu'ils reforment un nouveau couple. Dans le second, ce seraient plutôt les enfants qui tentent de trouver des parents de substitution : d'une manière durable et définitive (ce sont les scénarios sur l'adoption) ; ou d'une manière moins intense et plus provisoire (ce sont les scénarios qui mettent en scène la relation d'un enfant et d'un adulte qui n'appartient pas à sa parenté).

50Mais une morale et une seule préside à ces recompositions : c'est celle du libre choix. Laquelle pointe vers un principe nouveau et tout à fait original, qui serait quelque chose comme le droit de l'enfant de choisir ses parents – avec sa réciproque, le droit des parents de choisir leur enfant. Et une obligation : que ce choix soit libre, sincère, volontaire et authentique. Dans cette optique, les téléfilms concernant l'adoption ne sont pas secondaires. Ils sont au contraire au cœur du sujet et fournissent le paradigme d'interprétation de l'ensemble de ces fictions. Car ce qui se joue là est la définition d'une société idéale. Une société idéale étant une société où tout le monde s'adopte, dans tous les sens et pour toujours – ou du moins le plus longtemps possible.

51Si on regarde les sujets des téléfilms qui concernent les enfants, on s'aperçoit qu'ils peuvent tous être reformulés dans les termes de cette problématique élective. Un téléfilm est particulièrement exemplaire, c'est Bébé coup de foudre. Ce téléfilm avait été proposé à France 2 au concours des Cent Premières Œuvres. Il a été finalement produit pour TF1. Le scénario original racontait l'histoire d'un clochard qui trouvait un bébé dans une poubelle. C'est devenu celle d'un cadre supérieur au chômage qui trouve un enfant abandonné dans un supermarché. Mais, au-delà de cette évolution par laquelle se marque l'emprise de la chaîne, ce qui nous intéresse est le fait qu'on retrouve ici tous les ingrédients du scénario classique de l'amour contrarié : la naissance de la relation élective, la séduction réciproque, puis la lutte contre les institutions, la nécessité de convaincre l'entourage, de trouver des alliances, de disqualifier des rivaux. Seulement, les deux partenaires ne sont pas un homme et une femme mais un adulte et un bébé.

52Choisir son enfant est aussi le sujet dans Le Garçon qui ne dormait pas. Un couple fortuné – il est musicien, elle est avocate – a décidé d'accueillir un enfant de la DDASS pour offrir à leur fils le grand frère qu'ils n'avaient pu lui donner. Tout va pour le mieux jusqu'au moment où la situation se détériore, l'enfant fugue, vole, devient violent, allant même jusqu'à mettre son petit frère en danger. Et les parents, non sans remords, se disent qu'il leur faut préserver l'équilibre familial compromis et finissent par ramener à la DASS l'enfant qui ne leur convenait pas. Dans L'Eté de Zora, derrière l'histoire d'amour qui met en rivalité un père et son fils dans la famille qui a décidé pendant l'été d'accueillir à la campagne une belle adolescente harkie se profile aussi la question du choix d'un enfant de remplacement. Zora est indignée lorsqu'elle découvre que la place qui lui était attribuée dans la famille était celle de la fille de la maison, qu'un accident de voiture avait laissée lourdement handicapée.

53De manière plus générale, on peut remarquer que dans tous les téléfilms étudiés, les plus forts moments d'intensité dramatique sont centrés autour de la thématique du choix. Non pas le choix entre des options idéologiques ou morales contrastées, mais le choix d'un lien privilégié. Un travail comparatif réalisé sur un corpus de téléfilms américains a montré que très souvent la tension dramatique y était provoquée par un cas de conscience4. Le héros était confronté à un choix entre ses intérêts personnels et des intérêts collectifs garantis plus ou moins bien par la justice et les institutions. On est donc ici dans un registre sensiblement différent : le choix dont il s'agit est un choix relationnel.

54Il faut que les enfants choisissent le parent qui les gardera (Papa et rien d'autre, L'Homme de la maison), ils doivent aussi « choisir » le nouveau conjoint de leur parent, comme Olivier et Charlotte dans La Révélation, petits entremetteurs cherchant à marier des parents isolés – qui d'ailleurs ne les avaient pas attendus pour aller ensemble. Ou comme Julie qui, lorsqu'elle sent que ses mauvais résultats scolaires risquent fort de l'envoyer en pension, se dit que la seule solution consiste à trouver le plus vite possible une femme pour son père. Armée d'une paire de jumelles, avec l'aide de son meilleur ami, un gros garçon qui n'a malheureusement pas su grandir aussi vite qu'elle, elle se lance dans une quête exigeante et frénétique, dont le trop grand succès la laissera un peu amère (Julie bientôt douze ans et demi).

55Les enfants peuvent aussi éventuellement choisir un parent de remplacement – un ami, un vieux monsieur, un passant, un enseignant, une grand-mère (Soleil d'automne), un repris de justice, poète alcoolique (L'Amour fou), un oncle très lointain (J'aime pas qu'on m'aime) ou une prostituée très gentille (Une maman dans la ville). Il faut que les parents choisissent celui à qui ils remettront leurs enfants (Lucas), ou même l'enfant qui leur sera remis. Et il faut que tous ces choix soient libres, sans contrainte, symétriques, durables et multidimensionnels.

56Il arrive que les choses se déroulent suivant ce scénario idéal, ce qui résout toutes les difficultés. Le plaisir qu'éprouve le spectateur à voir la Nounou pas comme les autres convoler en justes noces est bien sûr lié à la satisfaction de la voir surmonter son handicap, vaincre les préjugés et délivrer un message optimiste sur l'exclusion. Derrière cette victoire se joue le refus de toutes les formes de stigmatisation, la résistance à un processus de catégorisation des personnes fondé sur une seule de leurs caractéristiques et, à travers cela, le refus de fonder une société sur le durcissement de ces différences. Mais ce n'est pas seulement cela : ce mariage que les téléspectateurs ont attendu près d'un an permet de résoudre superbement une tension insurmontable. En effet, en choisissant d'épouser la femme qui a fait la conquête de ses enfants, Antoine trouve une solution de conciliation idéale. Il dissout superbement cette tension entre les trois principes de constitution des liens – le biologique, l'électif et l'institutionnel –, tout simplement en les faisant se recouvrir et se superposer parfaitement. Cette solution n'est pas révolutionnaire. Et elle a toujours été l'idéal : passer sa vie avec ceux qui vous aiment – et aiment ceux que vous aimez – est évidemment un objectif souhaitable5. En revanche, c'est précisément quand les différents partis ne coïncident pas que le problème se pose. La question étant alors de savoir qui on sacrifie dans l'affaire. C'est là où la situation actuelle est tout à fait nouvelle. A la fois par les choix qu'elle propose, par ceux qu'elle suggère, par ceux qu'elle contraint, par ceux qu'elle disqualifie.

57Dans ce domaine, les travaux d'Irène Théry sur le divorce, le démariage et les recompositions familiales sont extrêmement éclairants (Théry 1993). Ils fournissent une grille de lecture qui permet de comprendre les contradictions des positions idéologiques contemporaines ainsi que les injustices auxquelles conduisent le refus de les prendre en compte. Elle montre, entre autres, que la mise en avant de l'intérêt de l'enfant dans les procédures de divorce est une façon pour les adultes de renoncer à exprimer les caractères contradictoires de leurs attentes en croyant les abolir dans l'intérêt supérieur de l'enfance. Mais, en réalité, cette abolition est une dénégation qui aboutit simplement à transférer aux enfants une responsabilité exorbitante, les adultes renonçant ainsi à leur mission de les instituer au monde. Elle plaide pour un retour au juridisme, la règle de droit ayant le mérite d'être explicite et fondée sur l'idée que les intérêts des uns et des autres sont contradictoires et pas nécessairement compatibles, à la différence des normes psychologiques et des déclarations de bonnes intentions. Donnant surtout un cadre de référence extérieur à la personne qui permette de sortir du cadre singulier. Ses analyses ont permis de comprendre les difficultés de beaucoup des personnages mis en scène dans les fictions étudiées.

58En effet, ceux-ci sont pris dans exactement les mêmes contradictions. Et là aussi, il n'est pas question de le reconnaître ou du moins d'en tirer toutes les conséquences. Pourquoi ? Parce que tout se passe comme si le mouvement de libération qui a profondément transformé les relations entre les hommes et les femmes s'étendait désormais aux relations entre les générations, dans la logique de la diffusion de la culture individualiste. Les adultes ont un devoir d'épanouissement personnel et les modèles contemporains leur interdisent d'y renoncer. L'abnégation est plutôt mal vue. Toute notion de sacrifice est suspectée d'être porteuse d'intérêts sous-jacents d'autant plus redoutables qu'ils sortent masqués des profondeurs de l'inconscient. Le problème est donc assez compliqué puisqu'on n'a toujours pas le droit de sacrifier ses enfants mais qu'on a encore moins le droit de se sacrifier soi-même. Cela se traduit par une véritable hémorragie de sens qui est liée à l'impossibilité de dégager un point d'appui normatif.

59On comprend mieux maintenant la logique qui préside à l'ensemble de ces représentations : la seule solution pour que les grandes personnes puissent vivre leur vie est en effet de montrer comme les enfants sont grands. Et de trouver ainsi un modèle de présentation de la réalité qui montrerait que ces évolutions ne léseraient personne. On n'a guère d'autre moyen pour se dégager des conséquences de ce modèle que de proposer une vision dans laquelle les personnes âgées seraient tendres et douces, restant ainsi sur le marché des liens électifs, et les enfants seraient responsables et adultes. Seulement, ces représentations sont comme des habits trop étroits : parce que les vieillards sont dépendants et les enfants trop petits.

60Et certaines fictions nous suggèrent que les choses ne se passent pas toujours si bien, que les conjoints abandonnés souffrent et que ce n'est pas tellement drôle, que les personnes âgées risquent la solitude si personne ne les prend en charge, que les enfants ne sont pas toujours capables d'exercer les responsabilités qu'on leur impose et qu'ils n'ont pas toujours assez de maturité pour faire les bons choix. Mais comme on ne dispose pas d'un cadre normatif qui permette de se dégager de ces contradictions, ce qui s'exprime alors est le sentiment d'une impasse.

L'Instit

61Si on accepte ce cadre analytique, on comprend mieux ce qui fait la spécificité de L'Instit, et dès lors peut-être aussi les raisons de son succès. Diffusée dans la case des Mercredis de la vie, la série se place en effet en tête des scores d'audience de la chaîne. Reprenant l'ensemble des thèmes abordés par les autres téléfilms, elle en propose néanmoins une déclinaison originale. Victor Novak, son héros, offre sur l'enfance un autre regard et, au-delà, une autre perception de la modernité. Car, en fait, il renonce à l'idée que tous les intérêts sont compatibles, il taille, il tranche, il juge. Il définit de manière extrêmement ferme un nouveau cadre normatif, qui permet de distinguer clairement ce qui est bien et ce qui est mal. Tout en prenant acte des transformations actuelles et en suggérant même qu'elles sont largement positives. C'est là toute son originalité. Et c'est ce qui lui permet de présenter un alliage insolite de principes de pédagogie ouverte, créative et libertaire, et de réaffirmation stricte de principes d'équité exigeants et stables. En proposant des repères clairs, tout en redessinant la carte des territoires de la liberté de chacun, il offre une voie pour sortir de la situation d'impasse créée par le dilemme de la culture individualiste et la difficulté de choisir entre soi et les autres. Sans tomber dans la nostalgie passéiste ni dans les tentations de restaurations autoritaires.

62Chacun des épisodes est l'occasion de la réaffirmation d'un certain nombre de principes. Tout d'abord, un message de réassurance sur l'école, de valorisation du savoir et de l'instruction, ce qui est assez classique ; mais des méthodes pédagogiques nouvelles, ce qui l'est moins : on apprend autant de choses en faisant un sondage, un journal ou un herbier qu'en travaillant ses livres. L'union de ces deux options est celle d'attitudes idéologiques ordinairement différenciées : Victor Novak montre ainsi qu'elles ne sont pas incompatibles. Ensuite, contre un idéal de la transparence généralisé, il pose un droit au secret, et s'inscrit lui-même dans une rhétorique de la pudeur et de la retenue : comme s'il suggérait que la nécessité de tout dire de soi-même à autrui, pierre angulaire de la culture de l'authenticité, est une obligation tyrannique. Enfin, il rappelle que les enfants ne sont pas responsables des erreurs de leurs parents. Que les parents ont le droit d'être libres, mais que les enfants ont droit à leur parents.

63Ce faisant, il propose une autre conception de l'enfance. C'est en fait un modèle centré sur une figure de la conversion. Il arrive qu'au début les enfants se conduisent mal, qu'ils démoralisent leurs enseignants par des procédés ignobles, rejettent certains de leurs camarades, ou souscrivent aux plus stupides des préjugés. Seulement, lorsqu'ils ont compris leur erreur, parce qu'elle leur a été expliquée, ils changent du tout au tout. C'est-à-dire que l'Instit construit un monde où les situations les plus bloquées peuvent être réversibles. En cela, il s'inscrit contre une problématique de l'impuissance. Il refuse à la fois le fatalisme et les solutions trop simples ou trop déterministes.

64Ce modèle suppose toutefois que les adultes assument leurs positions. Lui-même est pris dans une éthique de la responsabilité : c'est l'erreur d'évaluation qu'il a commise dans le passé et qui a abouti au suicide d'un adolescent qui l'a conduit à changer de métier, à accorder plus de place à la prévention. Même si les enfants auxquels il s'adresse sont compétents en informatique, experts en sentiments, qu'ils ont parfois des poux dans la tête et trouvent souvent que leurs copains sont « oufs », ce sont des enfants dépendants. Ils ont droit à une éducation et les adultes ont le devoir de les conduire au monde. Ce qui suppose qu'ils soient au clair avec les valeurs qu'ils désirent transmettre, ce qui n'était pas le cas dans d'autres fictions (« On est aussi paumés que vous, vous savez, disait l'amie de Jeanne. Je ne comprends pas ce qui vous arrive, les enfants. De toute façon, je ne comprends pas ce qui nous arrive depuis un an. Je voudrais descendre »).

65Ce n'est donc pas seulement parce qu'il est un héros récurrent que l'Instit rencontre les faveurs du public, mais aussi parce qu'il combine d'une manière particulièrement efficace les principes qui sont à la base du succès des œuvres grand public avec ce regard particulier sur la modernité. Effectivement, il utilise un certain nombre d'ingrédients qui font le succès des œuvres populaires, tels qu'Umberto Eco les a analysés : une esthétique de la répétition ; des issues morales tranchées et prévisibles ; une dimension consolatoire (Eco 1995).

66Les enfants présentés ne sont pas pris dans une relation singulière avec un adulte particulier. C'est une classe entière qui constitue un collectif. Les milieux sociaux concernés sont plus souvent des milieux populaires que dans les autres fictions, les familles sont plus fréquemment complètes, les communes rurales sont surreprésentées. Il y a un certain nombre de séquences parfaitement ritualisées : l'arrivée et le départ à moto, la rencontre des collègues, la présentation des enfants de la classe, la mise en danger de l'un d'entre eux, la course pour le sauver, etc. Tous ces éléments jouent sur la répétition et, comme le rappelle Umberto Eco, procurent au spectateur le plaisir « modeste mais irréfutable » d'anticiper le déroulement de l'histoire et d'expérimenter sa propre compétence. Les spectateurs qui ont vu les autres épisodes saisissent les allusions, savent ce que signifie le voile de tristesse qui passe par moments sur les yeux du héros ou saisissent l'innovation que constitue le fait qu'il laisse sa main effleurer légèrement la main d'une autre femme. Ils sont dans un univers de connivence où les événements sont prévisibles.

67Mais l'essentiel n'est pas là. Il est dans le fait que L'Instit propose sur l'ensemble des questions qui ont été abordées dans la case un point de vue sensiblement différent. En fait, il prend appui exactement sur les mêmes inquiétudes, mais pour en proposer une renégociation. Car Victor Novak est un peu enseignant, mais il est surtout juge. Il est étrange que ce soit par son intermédiaire que s'opère le retour au juridique que préconise Irène Théry pour les raisons mêmes qu'elle a expliquées.

68On l'aura compris, ce n'est pas une restauration autoritaire qu'il suggère, mais une proposition de résolution des tensions fondée d'un côté sur les valeurs du savoir et de l'autre sur les valeurs de justice. Les unes et les autres correspondant à l'idée que les régulations qui fonctionnent le mieux doivent être extérieures à l'individu. Il est nécessaire de disposer de références pour comprendre et évaluer ses actions. Ce qui peut fournir les moyens d'un étalonnage est d'une part l'inscription dans une continuité historique (c'est à cela que sert son activité d'enseignant), et d'autre part la référence à des normes externes (c'est à cela que sert son passé de juge). D'une certaine manière, en préconisant ces solutions, le personnage rompt avec une certaine forme de culture de l'authenticité qui conduit à penser que c'est à l'intérieur de soi-même uniquement que se trouvent les principes de l'action. Cette culture est pourtant aujourd'hui largement dominante et c'est elle qui est ordinairement associée à la modernité. Dans la reformulation qu'il propose, L'Instit adopte donc une position originale, qui préserve le modèle électif parce qu'il tente d'en contrôler les conséquences en lui assignant des limites.

Conclusion

69Lors d'un travail précédent, j'avais analysé mille projets de scénario qui avaient été proposés à France Télévision par des auteurs amateurs dans le cadre d'un concours d'idées. De cet ensemble se dégageait l'image homogène d'un monde sombre et désespéré. Avec l'étude des Mercredis de la vie, d'un côté, de L'Instit de l'autre on a le sentiment que les pièces d'un dispositif d'ensemble commencent à se mettre en place et le tout prend forme suivant une certaine cohérence. D'abord, parce qu'il devient possible de comparer les programmes réalisés et diffusés à l'antenne avec l'ensemble des projets refusés et donc de mieux comprendre les logiques qui président à la sélection des œuvres. Mais aussi parce que ces trois corpus s'éclairent réciproquement. Comme s'ils présentaient trois regards différents sur la modernité, trois réponses à une même question centrale, celle que pose le maintien des liens dans un contexte de crise des institutions.

70Effectivement, entre les trois corpus, on retrouve les mêmes sujets, les mêmes personnages, le même type d'intrigue, ce qui montre qu'à une époque donnée, le champ des possibles exploré par la fiction n'est pas illimité et qu'il fait l'objet de logiques sociales. Mais, en même temps, le ton est radicalement différent.

71Les mille scénarios étaient marqués par un pessimisme radical. Ils montraient un univers dans lequel toutes formes de liens étaient devenues impossibles, un monde social sans régulation, marqué par la trahison des experts, la défection des institutions, dans une problématique de l'impuissance où seules subsistaient des valeurs esthétiques.

72Dans Les Mercredis de la vie, le lien n'est pas impossible. Il est dense et touffu mais rendu extrêmement compliqué par les illusions qui l'habitent. Les téléfilms analysés montrent en effet que le modèle électif est en crise. Parce que ses propriétés mêmes rendent difficile son fonctionnement : la réciprocité n'est jamais garantie, la transitivité est improbable, la substitution pas toujours satisfaisante. La symétrie ne laisse pas de place à l'altérité. Ce modèle ne parvient pas à garantir l'inscription dans la durée et à assurer la traversée de la vie. Déjà difficile à faire fonctionner dans le cadre des relations entre jeunes adultes, il est encore plus délicat à adapter aux transactions intergénérationnelles. Et beaucoup plus qu'une exploration triomphante d'un projet conquérant, les téléfilms nous livrent des images tendres mais soucieuses d'un modèle qui doute de lui-même. Dans certains téléfilms, on voit même s'esquisser les éléments de sa remise en cause. On voit apparaître un retour du principe biologique comme fondement du lien. Comme étant le seul garant possible du maintien des relations de solidarité. Moyen notamment de préserver le segment qui est le plus fragilisé par la régression de l'institution qui est le lien paternel. On voit ainsi des enfants quitter sans la moindre hésitation les parents adoptifs qui les avaient élevés pour rejoindre des parents biologiques resurgis sans préavis d'un passé qui les avait engloutis. L'adoption s'y solde alors par un échec. Les véritables loyautés sont celles des générations.

73Ces solutions seraient-elles annonciatrices de l'émergence d'une nouvelle logique qui chercherait à fonder toutes formes de solidarité exclusivement sur les liens du sang ? Que signifierait l'extension de celle-ci à d'autres secteurs de la vie sociale et relationnelle ? N'est-elle pas porteuse du recul de la dimension sociale du lien et au-delà une mise en cause de l'universalisme. Telles sont les questions que nous posent ces fictions, si l'on pense, en suivant Michel de Certeau que « les récits marchent devant les pratiques pour leur ouvrir un champ ».

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Bibliographie

Baxandall M., 1991. Les formes de l'intention, Paris, Ed. J. Chambon.

Cavell S., 1993. A la recherche du bonheur. Hollywood ou la comédie du remariage, Paris, Ed. des Cahiers du cinéma.

Chalvon-Demersay S., 1994. Mille scénarios. Une enquête sur l'imagination en temps de crise, Paris, Métailié.

Chombart de Lauwe M.-J. et C. Bellan, 1979. Enfants de l'image, Paris, Payot.

Eco U., 1995. De superman au surhomme, Paris, LGF.

Réseaux, n° 75-76, janv. 1996. « Le temps de l'événement ».

Roussel L., 1989. La famille incertaine, Paris, Ed. Odile Jacob.

1987. Données démographiques et structures familiales, Année sociologique,

Théry I., 1993. Le démariage, Paris, Ed. Odile Jacob, 1985

« La référence à l'intérêt de l'enfant. Usage judiciaire et ambiguïtés », in Bourguignon O., J.-L. Rallu et I. Théry, Du divorce et des enfants, Paris, INED/PUF.

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Annexe

Titres des téléfilms analysés

ADIEU LES ROSES

auteurs : Nina Companeez et Philippe Venault

réalisé par Philippe Venault, 21 décembre 1994

AIME-TOI TOUJOURS

auteur : Medhi Charef

réalisé par Michaël Perrotta, 18 janvier 1995

ASSEDICQUEMENT VOTRE

auteurs : Claude Gutman et Jean-Michel Morel

réalisé par Maurice Frydland, 9 février 1994

AVANTI

auteurs : Jacques Heaneetha et Jacques Beynard d'après la pièce de Samuel Taylor

réalisé par Jacques Besnard, 3 août 1994

BALDIPATA

auteurs : Claude d'Anna et Laure Bonin

réalisé par Michel Lang, 11 janvier 1995

BEBE COUP DE TOUDRE

auteurs : Bernard Ollivier et Evelyne Grandjean

réalisé par Michel Lang, 1er septembre 1995

BEBE EXPRESS

auteur : Valentine Albin

réalisé par François Dupont-Midy, 13 janvier 1994

BONJOUR LA GALERE 1

auteurs : Jacques Monnet, Gérard Carré et Caroline Huppert

réalisé par Caroline Huppert, 13 octobre 1993

BONJOUR LA GALERE 2

auteurs : Jacques Monnet, Gérard Carré et Caroline Huppert

réalisé par Caroline Huppert, 20 octobre 1993

COUCHETTES EXPRESS

auteurs : Bernard Stora et Luc Béraud d'après le roman de Tonino Benacquista

réalisé par Luc Béraud, 10 août 1994

DE PERE INCONNU

auteurs : Brigitte Aymard et Sylvie Dervin

réalisé par Pierre Joassin, 4 mai 1994

DEUX FOIS VINGT ANS

auteur : Lydia Ravera

réalisé par Livia Giampalmo, 6 avril 1994

DIS MAMAN TU M'AIMES

auteurs : Sarah Romano, François Effem et Daniel Boublil

réalisé par Jean Louis Bertuccelli, 29 juin 1994

EMBRASSE-MOIVITE

auteur : Virginie Brac

réalisé par Gérard Marx, 13 avril 1994

FANTOME SUR l'OREILLER

auteurs : Pierre Mondy et Christian Clavier d'après la pièce d'Alan Ayckbourn

réalisé par Pierre Mondy, 6 juillet 1994

GROSSESSE NERVEUSE

auteur : Denis Rabaglia

réalisé par Denis Rabaglia, 3 novembre 1993

J'AIME PAS QU'ON M'AIME

auteur : Daniel Goldenberg

réalisé par Stéphane Kurc, 11 février 1993

JEANNE

auteur : Odile Barski d'après le roman de Nicole Avril

réalisé par Robert Mazoyer, 30 novembre 1994

JE VOUDRAIS DESCENDRE

auteur : Lionel Duroy

réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe, 25 janvier 1995

JULIE BIENTOT 12 ANS ET DEMI

auteurs : Pierre Pauquet, Olivier Langlois et Emmanuelle Sardou

réalisé par Olivier Langlois, 24 novembre 1993

LA DAME DE LIEUDIT

auteur : Jean Capin

réalisé par Philippe Monnier, 29 septembre 1993

LA GRANDE FILLE

auteur : Jean-Paul Salomé

réalisé par Jean Pierre Salomé, 5 octobre 1994

LA LETTRE INACHEVÉE

auteurs : Chantal Picault, Valérie Lumbroso et Bernard Skira

réalisé par Chantal Picault, 10 novembre 1993

L'AMANT DE MA SŒUR

auteurs : Gérard Carré et Pierre Mondy d'après la pièce d'Alan Ayckbourn

réalisé par Pierre Mondy, 13 juillet 1994

L'AMOUR FOU

auteur : Roger Vadim

réalisé par Roger Vadim, 8 décembre 1993

LA PLACE DU PERE

auteur : Didier Cohen

réalisé par Laurent Heynemann, 14 septembre 1994

LA RECREATION

auteurs : Anne-Marie et Patrice Mithois

réalisé par Nicolas Ribowski, 23 février 1994

LE CLANDESTIN

auteurs : Daniel Boublil et Jean-Louis Bertucelli

réalisé par Louis Bertucelli, 26 janvier 1994

LE DROIT A L'OUBLI

auteurs : Chantal de Rudder et Huguette Debaisieux

réalisé par Gérard Vergèz, 23 mars 1994

LE GARÇON QUI NE DORMAIT PAS

auteur : Pascale Breton

réalisé par Michaël Perrotta, 25 mai 1994

LE POIDS DU CORPS

auteurs : Christine François et Pierre Guillaume

réalisé par Christine François, 8 septembre 1993

LES CAHIERS BLEUS

auteurs : Michel Jestin et Serge Leroy d'après le roman de René-Jean Clot

réalisé par Serge Leroy, 7 décembre 1994

LES CORNICHONS AU CHOCOLAT

auteur : Brigitte Aymard

réalisé par Magali Clément, 17 novembre 1993

LES DANSEURS DU MOZAMBIQUE

auteurs : Guy Mullaly, Richard Oleksiak et Donald Martin

réalisé par Philippe Lefèbvre, 17 août 1994

LES EPOUX RIPOUX

auteur : Grant Morris

réalisé par Carol Wiseman, 20 juillet 1994

LES FEMMES ET LES ENFANTS D'ABORD

auteur : Sandra Joxe

réalisé par Sandra Joxe, 14 décembre 1994

LES KILOS EN TROP

auteurs : Jacques Santamaria, Marc Jolivet et Gérard Miller

réalisé par Gilles Béhat, 15 décembre 1993

LES MERISIERS

auteurs : Pierre Pauquet et Pierre Lary

réalisé par Pierre Lary, 2 mars 1994

L'ETE DE ZORA

auteurs : Jacques Labib et Marc Rivière

réalisé par Marc Rivière, 11 mai 1994

L'HOMME DE LA MAISON

auteurs : Huguette Debaisieux, Pierre Lary et Frank Bertrand

réalisé par Pierre Lary, 4 janvier 1995

L'OMBRE DU SOIR

auteur : Marcel Jullian

réalisé par Cinzia Torrini, 16 mars 1994

LUCAS

auteurs : Emmanuelle Bernheim et Nadine Trintignant d'après le roman d'Alain Leblanc

réalisé par Nadine Trintignant, 28 septembre 1994

MADAME LE PROVISEUR 1

auteurs : Hervé Hamon et Chantal de Rudder d'après le récit de Marguerite Genzbittel

réalisé par José Pinheiro, 19 octobre 1994

MADAME LE PROVISEUR 2

auteurs : Hervé Hamon et Chantal de Rudder d'après le récit de Marguerite Genzbittel

réalisé par José Pinheiro, 26 octobre 1994

MADAME LE PROVISEUR 3

auteurs : Hervé Hamon et Chantal de Rudder d'après le récit de Marguerite Genzbittel

réalisé par José Pinheiro, 2 novembre 1994

MAMMY MAMOURS

auteur : Philippe Niang

réalisé par Philippe Niang, 31 août 1994

MARIE S'EN VA-T-EN GUERRE

auteur : Robert Valey

réalisé par David Delrieux, 1er juin 1994

MON ENFANT

auteur : Colin Welland

réalisé par Fdward Bennett, 2 février 1994

PAPA ET RIEN D'AUTRE

auteur : Jacques Cortal

réalisé par Jacques Cortal, 1er mars 1995

PEPITA

auteur : Dominique Baron

réalisé par Dominique Baron, 15 septembre 1993

REGARDE-MOI QUAND JE TE QUITTE

auteur : Philippe le Dem

réalisé par Philippe Broca, 12 octobre 1994

SOLEIL D'AUTOMNE

auteurs : Didier Cohen et Christian Signol

réalisé par Jacques Ertaud, 5 janvier 1991

TOUT VA BIEN DANS LE SERVICE

auteurs : Christine Miller et Charlotte Silvera

réalisé par Charlotte Silvera, 22 septembre 1993

UNE MAMAN DANS LA VILLE

auteurs : Chantal Renaud et Roland Romanelli

réalisé par Miguel Courtois, 28 juin 1995

UNE NANA PAS COMME LES AUTRES

auteurs : Laurent Chouchan et Mimie Mathy

réalisé par Eric Civanyan, 12 avril 1995

UNE NOUNOU PAS COMME LES AUTRES

auteurs : Laurent Chouchan et Mimie Mathy

réalisé par Eric Civanyan, 19 janvier 1994

UN HOMME A LA MER

auteur : Jacques Doillon

réalisé par Jacques Doillon, 12 janvier 1994

UN PULL PAR-DESSUS L'AUTRE

auteur : Colo Tavernier O'Hagan

réalisé par Caroline Huppert, 6 octobre 1993

VOYAGE EN POLOGNE

auteurs : Huguette Debaisieux et Pierre Pauquet

réalisé par Stéphane Kurc, 23 novembre 1994

L'INSTIT (Concerto pour Guillaume)

auteurs : Gilles Gérardin et Didier Cohen

réalisé par Jacques Ertaud, 27 octobre 1993

L'INSTIT (Tu m'avais promis)

auteur : Pierre Pauquet

réalisé par Michel Favart, 9 mars 1994

L'INSTIT (Une seconde chance)

auteurs : Jean-Claude Islert et Pierre Colin-Thibert

réalisé par Gérard Marx, 20 avril 1994

L'INSTIT (Vanessa la petite dormeuse)

auteurs : Patrick Mosconi et Joseph Périgot

réalisé par Philippe Triboit, 7 septembre 1994

L'INSTIT (Samson l'innocent)

auteurs : Patrice Mithois, Anne-Marie Mithois et Alain Krief

réalisé par Christian Karcher, 16 novembre 1994

L'INSTIT (Les Chiens et les loups)

auteurs : Didier Cohen et François Luciani

réalisé par François Luciani, 28 décembre 1994

L'INSTIT (Aimer par cœur)

auteurs : Pierre Pauquet et Didier Cohen

réalisé par Pierre Pauquet, 29 mars 1995

L'INSTIT (Le Crime de Valentin)

auteurs : Didier Cohen et Eric Kristy

réalisé par Christian Faure, 8 mars 1995

L'INSTIT (Le Mot de passe)

auteur : Eric Kristy

réalisé par Jean-Louis Bertuccelli, 28 janvier 1995

L'INSTIT (L'Angélus du corbeau)

auteurs : Bruno Coulais, Alain Scoff et Didier Cohen

réalisé par Laurent Heynemann, 3 mai 1995

L'INSTIT (D'une rive à l'autre)

auteurs : Didier Cohen et Gérard Carré

réalisé par Edouard Niermans, 4 octobre 1995

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Notes

1Les 70 téléfilms étudiés ont été diffusés entre septembre 1993 et septembre 1995. Chacun d'entre eux a été soumis à un questionnaire systématique concernant le contexte des actions, les sujets abordés, l'identification des personnages, les modalités de déroulement des intrigues, associé à un relevé des dialogues significatifs. Puis, j'ai réalisé un certain nombre de cassettes de montage vidéo suivant deux principes : d'une part, une logique thématique permettant de regrouper des éléments qui entraient en correspondance d'un téléfilm à l'autre en fonction de catégories qui pour certaines étaient préétablies et pour d'autres émergeaient des premiers visionnages ; d'autre part, j'ai constitué des copies de référence pour chaque téléfilm en copiant les scènes les plus importantes, ce qui permettait de disposer d'une sorte d'archivage visuel condensant les éléments les plus significatifs. L'ensemble devant aboutir à la réalisation d'un montage vidéo qui réunit et ordonne les séquences en fonction de la problématique proposée et constitue un mode de restitution du matériau qui correspond mieux à sa nature qu'un texte écrit. Cette recherche a été menée dans le cadre d'une étude réalisée pour France Télévision. La partie quantitative a été menée avec Paul-André Rosental.
2Quatre cas : Avanti, L'Amant de ma sœur, Deux Fois vingt ans, Embrasse moi vite.
3Sur les 70 téléfilms étudiés, 11 ont été écrits par des femmes, 44 ont été écrits par des hommes, 14 par un homme et une femme.
4Etude réalisée par Julien Corbett et Eve Bourgois, CELSA, 1995.
5On peut comparer effectivement presque termes à termes, en dépit des différences de période, le scénario de la Nounou pas comme les autres avec celui de La Mélodie du bonheur, film de Robert Wise avec Julie Andrews. Le sujet est le même : un père cherche une personne pour s'occuper de ses enfants. Il engage une jeune femme qui ne correspond pas aux critères habituels, qu'il gardera malgré des débuts orageux et finira par épouser.
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Pour citer cet article

Référence papier

Sabine Chalvon-Demersay, « Une société élective »Terrain, 27 | 1996, 81-100.

Référence électronique

Sabine Chalvon-Demersay, « Une société élective »Terrain [En ligne], 27 | 1996, mis en ligne le 18 juin 2007, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3392 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3392

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Auteur

Sabine Chalvon-Demersay

CNRS, Centre d'études des mouvements sociaux, Paris

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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