1Georg Simmel avait certainement raison d'inclure sa brève étude de l'amour et du mariage dans une plus large discussion sur le secret et les mensonges dans la vie sociale. L'amour est l'indiscrétion suprême. C'est surtout la question de la connaissance et de la dissimulation qui unit cette série d'articles – aucun d'entre eux n'étant d'ailleurs franchement optimiste sur le sujet. Ils contribuent, bien sûr, à la connaissance, au sens ordinaire de cette expression ; comme tous les travaux de recherche, ils nous renseignent sur le monde. Mais connaître l'amour n'est pas comme connaître les plantes, qui se moquent de savoir que l'on s'intéresse à elles. L'amour est un double processus de découverte mutuelle (entre amants) et de dissimulation (aux yeux de tous les autres). En faire un sujet d'étude est, d'une certaine façon, contredire sa nature profonde. Je sais, bien entendu, que beaucoup de couples affichent leur passion en public, néanmoins cet « étalage » ne fait que suggérer d'autres comportements bien plus ardents réservés à l'intimité. Je sais également que lorsque des chercheurs les interrogent, individus et couples parlent longuement de leur vie sexuelle, souvent avec une franchise alarmante. Mais quand ils se confessent, ils sont généralement sûrs qu'on ne remontera jamais à eux par les informations qu'ils ont données et que celles-ci seront, par bonheur, occultées dans des tableaux de statistiques publiés par des revues destinées exclusivement à des universitaires décatis qui semblent venir d'une autre planète. Du reste, en sciences sociales, le style confessionnel s'intéresse plus au sexe qu'à l'amour qui, pour moi, sont deux choses différentes. Je pense qu'il est impossible que ce questionnement révèle de véritables et authentiques secrets amoureux, tout simplement parce que ceux-ci sont automatiquement discrédités dès qu'ils sont livrés au public. Quand l'un des amis de lady Di fait des déclarations à la presse, il perd ses qualités d'amant et devient un goujat et un profiteur. Qu'est-ce qu'un tel homme pourrait bien nous dire de l'amour, lui qui en est visiblement incapable ? Nous ne pouvons donc jamais rien savoir de l'amour parce que le processus qui nous y mènerait, du point de vue d'une tierce personne, anéantirait ce que nous cherchons à savoir.
2Comment l'amour et la connaissance se sont-ils retrouvés si intimement liés ? Il me semble que nous pouvons faire remonter l'origine de l'amour à la naissance du type particulier d'intelligence qui distingue notre espèce des primates supérieurs. Les psychologues ont choisi de l'appeler « machiavélique », car sa première expression chez les primates est la capacité de dissimuler et de tromper. Les chimpanzés, par exemple, se donnent beaucoup de mal pour cacher leur intention de copuler aux animaux qui les dominent hiérarchiquement. Ils sont experts dans l'art de se glisser dans les fourrés d'un pas nonchalant, apparemment à la recherche de nourriture, alors qu'ils s'y sont donné rendez-vous pour des ébats passionnés. Les bases de l'aventure amoureuse sont déjà jetées. Ces rendez-vous requièrent, en premier lieu, l'échange de messages avant l'acte entre les futurs amants. Ces signaux (ils s'expriment par des gestes, exposent furtivement leurs organes génitaux, etc.) doivent rester invisibles, sous peine de voir intervenir les animaux dominants. Il ne s'agit pas là d'un simple échange entre partenaires, mais d'une communication exclusive et « confidentielle ». La copulation elle-même se déroule alors à l'abri des regards, ce qui représente un deuxième type de contrôle d'information stratégique en société. La réticence humaine à pratiquer l'acte sexuel en public, sauf circonstances particulières, y trouve son origine phylogénétique. Les psychologues et autres scientifiques pensent que l'intentionnalité et la perception de soi – qui sont la base même de l'intelligence humaine – prennent leur source dans la conscience qu'ont les singes de « l'image qu'ils donnent aux autres ». Le secret, la tromperie (le mensonge) et le partage de moments d'intimité qui doivent à tout prix rester cachés aux autres sont intrinsèquement liés à la sexualité par l'évolution de la compétition et de la domination sexuelle chez les pongidés/hominidés. L'exhibition, la rivalité et les conflits sexuels sont des aspects plus ou moins universels de la vie animale, mais ce qui nous caractérise (et, dans une moindre mesure, ce qui caractérise les chimpanzés) est la complexité de notre sexualité : la rencontre de partenaires sexuels et la manipulation des flux d'informations sont devenues, pour nous, inextricables. Nous en sommes donc venus à parler de « connaissance charnelle », expression qu'il serait faux de prendre comme métaphore ou comme circonlocution pour certains types de comportements instinctifs qui n'ont rien à voir avec la connaissance. Même le rapport sexuel est un savoir (inférieur) ; l'amour aussi en est un, tout particulièrement. Ou, pour être plus précis, c'est une manière d'acquérir des connaissances, d'obtenir, de distribuer et de transformer des informations qui sont d'une valeur sociale fondamentale.
3Cela peut être démontré par une approche comparative. Toute société est, à sa manière, un monde informationnel. Dans tout univers social (je ne suggère pas que de tels univers ont des limites précises, bien que ce soit parfois le cas), il existe des informations qui sont connues de tous, d'autres accessibles à la plupart des gens, à seulement quelques individus, ou encore à une ou deux personnes. Leur distribution varie en fonction des paramètres de la société dans son ensemble. Certains articles de cette anthologie portent sur des sociétés urbaines évoluées dans lesquelles l'univers informationnel est structuré de manière particulière : tout le monde, dans ces sociétés, détient des quantités d'informations générales se rapportant à la grande majorité des gens. Certaines d'entre elles leur sont connues superficiellement, et d'autres, plus rarement encore, intimement. Les Français sont très bien informés sur la société française dans son ensemble, à l'exception peut-être de certaines minorités. Un Français de classe moyenne « connaît » tout (dans les grandes lignes) sur les classes ouvrières et la bourgeoisie, au point de pouvoir s'entendre avec des membres de ces classes sociales sans trop de difficultés. Une riche combinaison de traits distinctifs permet à tout Français de se sentir plus ou moins chez lui dans n'importe quels ville ou contexte social auxquels il pourrait être confronté. Mais, en même temps, la répartition entre ses amis personnels et sa famille, d'une part, et la grande quantité d'individus qu'il ne connaît que par des traits « typiques », d'autre part, est extrêmement inégale. A l'opposé, on trouve une société comme celle des Umeda (dans le district Sepik de Nouvelle-Guinée, où j'ai fait des recherches) dans laquelle le rapport entre les informations spécifiques et générales sur les autres membres de la communauté était totalement inversé ; même pendant les combats, les Umeda pointaient leurs flèches sur des guerriers qu'ils connaissaient personnellement, et dont ils connaissaient également (entre autres) les liens familiaux. On ne trouvait de véritables « étrangers » que dans des villages ennemis très éloignés, et les Umeda avaient sur eux peu d'informations générales fiables, en tout cas pas assez pour entretenir des rapports. Je veux dire par là que les formes particulières que prend l'« amour » dans différentes sociétés sont la conséquence prévisible du type et de la répartition des informations collectives qu'on y trouve.
4A Umeda, l'amour tel que nous le connaissons – une idylle avec une personne relativement étrangère que l'on choisit d'aimer parmi toutes celles possibles – était impensable. Les Umeda se mariaient entre cousins et s'échangeaient leurs sœurs ; les mariages étaient planifiés bien avant que la fille ne devînt adulte (les garçons étaient habituellement plus âgés, la proportion entre les sexes leur étant défavorable). Les hommes devaient simplement attendre que les filles qui leur étaient destinées grandissent, centimètre par centimètre, tels des arbres fruitiers... Comme la population était à son niveau le plus bas (pas plus de 750 personnes, dont seulement quelques-unes avaient des chances de se marier selon les règles en vigueur), les garçons ne pouvaient espérer faire la cour à une fille célibataire et encore moins en « tomber amoureux » à l'occidentale. Je ne sais pas si les filles en faisaient autant, mais ils fantasmaient sur l'amour, qui était pour eux une abstraction. « Il n'y a pas si longtemps, me racontèrent les garçons de mon hameau, trois filles formidables qui vivaient de l'autre côté du village sont venues chercher des hommes. Elles étaient adultes, pas mariées, c'était incroyable ! De nos jours, ces choses-là n'arrivent plus. Toutes les filles par ici ne sont que des gamines et, de toute manière, elles sont toutes déjà fiancées. » Il s'agissait de rêves dans lesquels les filles s'éprenaient des garçons, ce n'étaient pas eux qui tombaient amoureux d'elles. Ils n'étaient pas en mesure de faire un choix. Mis à part ce type de fantasme, il ne pouvait y avoir d'amour à Umeda que dans un seul contexte, celui de l'infidélité, ou de l'adultère unilatéral entre homme célibataire et femme mariée. A mon avis, l'amour et l'adultère sont forcément la même chose dans un endroit comme Umeda. Si le mariage entre cousins est la « forme élémentaire » de l'alliance interfamiliale, alors la forme élémentaire de l'amour est l'adultère. Les Umeda aimaient beaucoup discuter de ces liaisons avec moi, et s'intéressaient plus volontiers à leur déroulement qu'aux sentiments impliqués, comme les paysans vendéens décrits par Bernadette Bucher dans l'article qu'elle présente ici. Je n'ai aucun moyen de savoir dans quelle mesure ces bavardages sur le sexe correspondaient vraiment à la réalité. Mais, en supposant qu'on ne me racontait pas tout simplement des histoires, les Umeda avaient de véritables aventures amoureuses, des liaisons impliquant un choix personnel (du moins pour la femme) et la plus grande discrétion. Si les amants étaient découverts, on les punissait par des coups ou, le plus souvent, par la sorcellerie. Même si, par chance, leur secret n'était pas trahi accidentellement, ils couraient de grands risques car on croyait que les femmes compromises dans des liaisons clandestines, pour se tirer de ce mauvais pas, demandaient au sorcier d'éliminer l'amant lorsqu'il était devenu superflu. L'amour et la connaissance (ainsi que la mort) finissaient ainsi par se mêler étroitement.
5Tout d'abord, il faut savoir que la majorité des garçons umeda restent longtemps célibataires pour les raisons évoquées précédemment, et que ces liaisons secrètes sont avant tout leur seul moyen de connaître la sexualité (et d'apprendre à se connaître soi-même). Leur désir n'est que provisoirement assouvi lors de brèves rencontres dans la brousse, mais la connaissance et l'expérience qu'ils ont acquises durablement et qui forment la base de leur identité n'ont pas de prix. De plus, de telles aventures génèrent des informations qui peuvent être fatales. Par « fidélité », les Umeda n'entendent pas la fidélité sexuelle telle que nous la comprenons, c'est-à-dire la chasteté, mais plutôt la fidélité informationnelle, à savoir le fait de garder le secret sur ces liaisons. On ne se méfie pas des femmes parce qu'elles peuvent porter physiquement atteinte à l'honneur de leurs maris, mais parce qu'elles peuvent, par la parole, trahir leurs amants (ou leurs époux). Leurs maris sont aussi susceptibles d'en faire autant, non pas en étant infidèles, mais en cédant à une jalousie – peut-être injustifiée – et en « parlant » à un sorcier. Dans chacun de ces cas, ce n'est pas tant le comportement physique qui importe que la révélation qui est faite ou qui pourrait être faite.
6Et l'amour conjugal, est-il possible ? Seulement dans la mesure où il n'est pas reconnu par la société. Il a donc tout de l'adultère sans en être un pour autant. Comme c'est souvent le cas dans des sociétés comme celle des Umeda où les informations sont partagées par tous, où tout le monde sait tout de ce que fait l'autre, il est fort difficile pour les couples mariés, non seulement de manifester leur affection en public, mais aussi d'avoir des rapports, quels qu'ils soient, excluant les autres personnes présentes (et chez les Umeda, on n'était presque jamais seul). Maris et femmes doivent se donner rendez-vous dans la forêt en prenant autant de précautions pour ne pas être découverts que s'ils n'étaient pas mariés. Bien sûr, les couples légitimes ont plus souvent l'occasion que les couples illégitimes de faire l'amour « en toute sécurité » – secrètement –, mais ils courent essentiellement les mêmes risques de trahison et de sorcellerie. Pour les Umeda, mari et femme ont, l'un sur l'autre, le pouvoir de vie ou de mort. Leur amour s'exprime par l'engagement qu'ils prennent de ne pas tirer profit des connaissances que l'intimité et le secret leur donnent l'un sur l'autre.
7Chez les Umeda, l'amour consiste en une production, aux marges de la société (dans la brousse, loin des autres), d'une connaissance pouvant se révéler fatale et en une mise au point d'accords entre ceux qui créent et échangent ces informations afin de préserver secret et discrétion. Bien sûr, le mot « amour » ne fait pas partie de leur vocabulaire puisqu'il n'est pas admis. Leurs institutions sociales fonctionnent entièrement sans qu'il intervienne jamais comme motif ou comme base des relations légitimes. L'amour est extra-structurel, et son seul intérêt dans la vie publique est qu'on le tient toujours pour responsable de la mort des gens car les mauvais sorts sont jetés pendant ou après des histoires d'amour compliquées. Cela se comprend dans une communauté où, en apparence, tout le monde connaît tout de l'autre et a le même degré d'intimité avec tous ; l'amour en tant que savoir n'a d'autre choix que de sortir de la société pour s'aventurer dans ces régions sombres et mystérieuses que les Umeda associent à l'amour et à la mort : la forêt obscure dans laquelle errent fantômes et amants.
8Passons à présent à l'autre extrémité de l'échelle informationnelle, à ces sociétés modernes dans lesquelles l'amour, loin d'être méconnu, est structurellement essentiel – c'est du moins ce que l'on pense. Les gens y apprennent à croire qu'ils y découvriront un jour, par affinité élective, parmi le nombre illimité d'individus dont ils n'ont qu'une connaissance générale, l'être particulier qu'ils aimeront, avec lequel ils vivront comme prévu en harmonie, auront des enfants, etc. Je n'ai pas besoin de dire que cette idée est aussi arbitraire et invraisemblable que n'importe quelle croyance des Umeda en matière de sorcellerie. Elle est cependant nécessaire car, dans la société moderne, ce n'est pas au niveau des individus que le choix marital est institutionnalisé (même s'il l'est autrement, bien sûr, et en l'occurrence par la classe sociale, l'éducation, le voisinage, etc.). Les Umeda n'ont jamais l'occasion de réfléchir aux avantages d'un conjoint sur un autre ; pour eux, seules comptent les conséquences de ne pas avoir de conjoint du tout. Dans les sociétés urbaines modernes, c'est différent. Tout le monde sait qu'il faudra faire, à un moment ou à un autre, un choix définitif sur la base d'informations insuffisantes, choix dont les conséquences seront peut-être incalculables, en bien ou en mal. Puisqu'il n'y a pas, mis à part certains avantages financiers, de vraiment bonnes raisons de s'attacher à une personne plutôt qu'à une autre, et qu'il existe d'excellentes raisons de craindre le pire, on invoque les ruses préméditées du dieu Amour pour justifier ce choix essentiellement arbitraire. Son intervention nous décharge du poids de nos responsabilités et nous fait passer à l'action au lieu d'hésiter interminablement, en proie à une indécision radicale. Alors qu'à Umeda l'amour est à l'extérieur du système social (il engendre la mort), dans notre société il est libre et doit faire tourner le monde. C'est le principe fondateur de la sociabilité, comme le démontre Schneider dans American Kinship (1968). Mais il doit aussi être irrationnel et désintéressé, être le principe causal manifeste qui unit les couples amoureux et les coupe de tous les autres, bien que parmi « tous ces autres » il en existe des centaines, voire des milliers d'autres qui ressemblent « en tout point » à ce couple uni par l'amour et auquel on pourrait les substituer arbitrairement.
9Quelle relation existe-t-il entre l'amour et la connaissance dans un tel système ? Dans la société moderne, l'amour a pour effet de reproduire, de manière fictive, le type de rapports pré-structurés généralement admis dans une société comme celle des Umeda, convertissant ainsi l'arbitraire en inévitable. A Umeda, comme l'a suggéré Strathern pour les sociétés mélanésiennes en général (1988), les rapports sociaux sont directement construits à partir d'autres relations sociales (préexistantes) – la personne que vous épousez fait partie de votre histoire personnelle, tout comme vos cheveux roux ou votre nez retroussé, ou le fait que vous avez un frère nommé Amasu. Tout cela est connu d'avance, pour que les couples s'engagent dans des relations d'importance structurelle bien avant que celles-ci n'aient des conséquences pratiques. Cette prédétermination structurelle faisant défaut, les couples modernes doivent convertir les rapports abstraits et génériques existant entre certaines catégories de personnes en relations spécifiques entre des individus précis, relations bien établies et implantées historiquement qui supporteront les charges structurelles qu'on leur imposera. Courtiser et tomber amoureux sont une manière de doter les relations d'histoires qui font date, renforçant ainsi (plus ou moins) toute acceptation ultérieure de leurs conséquences. Les craintes qu'implique le choix d'un conjoint sont ainsi dissipées. A s'est marié avec B alors que C et D auraient également fait l'affaire. A doit avoir accès à un certain type d'information qui, rétrospectivement, montre que C et D n'étaient pas du tout envisageables, ne l'étaient en fait que génériquement, et non spécifiquement. En échangeant des confidences de plus en plus intimes, le couple d'amoureux convertit une relation qui n'avait aucune raison particulière d'exister en une liaison qui doit être préservée, car les connaissances qu'ils ont acquises l'un sur l'autre incitent les amants à faire preuve de retenue, sexuelle ou verbale.
10On l'a souvent fait remarquer, aujourd'hui l'amour est très loquace. En Angleterre, tout commence avec ce qu'on appelle le « baratin ». On séduit en blaguant sur des questions de plus en plus intimes. Ce badinage révèle en partie la tension et l'ambivalence générées par ce que pourrait être l'énorme enjeu d'un échange dont le but est, en apparence, de « s'amuser un peu ». Il démontre aussi, par les transgressions rituelles de la plaisanterie, le besoin de créer un espace pour des violations beaucoup plus manifestes provoquées par d'éventuelles confidences amoureuses. A la longue, le couple en arrivera à se dire des choses qu'il ne dirait jamais en public par peur du ridicule. Les amoureux s'ouvrent mutuellement leur cœur pour passer plus facilement le cap de la relation physique, si celui-ci n'a pas été franchi dès le début. Ce sont leurs paroles et non leurs actes qui ont fait d'eux des amants. Les échanges furtifs de signaux indiquant une attirance mutuelle, gestes qui, à Umeda, suffisent à l'amour, se sont transformés, dans le monde moderne, en un torrent d'informations confidentielles. Celles-ci forment, pour chaque couple, une réserve affective qui préservera la relation aussi longtemps que les deux amants ne sentiront pas que l'intimité de leurs confidences personnelles est menacée.
11Mais d'où viennent, en définitive, ces informations confidentielles ? Si les rapports des couples modernes, structurellement essentiels mais individuellement arbitraires, reposent sur des confidences mutuelles et des indiscrétions partagées, quelles sont les matières premières de ces confessions ? Sont-elles aussi individuelles et singulières que le pensent les intéressés ? Ici, nous devons aborder un thème nouveau qui est d'une grande importance pour beaucoup d'articles dans ce numéro (et, en particulier, pour celui de Sabine Chalvon-Demersay). Il s'agit de la transformation de l'amour en fiction : les confidences que se font les couples leur sont fournies structurellement, parce qu'il est structurellement nécessaire que ces confidences soient échangées. Aujourd'hui, l'amour ne pourrait se concevoir sans imaginaire et, en particulier, sans fiction romantique. A Umeda, il n'y avait pas de fiction amoureuse ni de culture populaire de l'amour ; seulement des bavardages risibles, dangereux et structurellement méconnus sur le sexe. Mais examinons la situation occidentale. Chaque couple moderne doit s'inventer en tant que couple, alors qu'il n'a aucune expérience personnelle antérieure, une histoire qui justifie son existence. Les amants ne peuvent prendre modèle sur leurs frères et sœurs ou sur leurs amis, car même les meilleurs ou les plus proches d'entre eux doivent savoir se contrôler et rester discrets. L'éducation sentimentale doit donc se faire à l'aide d'exemples fictifs plutôt que réels, comme les romans à l'eau de rose, les films et les mélos télévisés. Les fictions sont nombreuses, alors que les opportunités dans la vie courante le sont beaucoup moins ; ce n'est pas condamner la société moderne que de faire observer, comme cela a été souvent le cas, que la fiction populaire devance et guide les actions des amants dans la vie réelle au lieu de représenter la réalité. La fiction est une comédie gigantesque, un mode de réflexion externe, qui donne aux individus les scénarios dont ils ont besoin et que l'expérience de la vie courante est incapable de leur fournir. On ne peut donc rejeter la fiction amoureuse sous prétexte qu'elle serait moins authentique que la réalité. La fiction est aux sociétés modernes ce que la généalogie est à celles où le mariage est réglementé : le moyen de créer les relations dont dépend la vie sociale. Transposée dans la vie réelle, elle fournit les histoires sur lesquelles se fondent les rapports entre les gens, et la société en général. Malgré son caractère apparemment arbitraire et l'interchangeabilité des couples, l'amour actuel ne trouve pas plus sa source dans l'individuel et le personnel que le mariage à Umeda (qui ne se fait pas sur la base d'un choix personnel). Il nous faut chercher ailleurs les règles sociales fondamentales qui engendrent la connaissance, l'individualité et l'histoire.
12J'aimerais faire à présent quelques remarques sur les articles de ce volume, à la lumière de ce qui vient d'être dit. Nous pouvons les organiser sur une sorte d'échelle, en fonction de la structure des systèmes de connaissance qu'ils décrivent. Les Umeda n'y sont pas discutés mais, en ce qui concerne l'amour, on y trouve des exemples de systèmes qui sont à mi-chemin entre le pôle des Umeda (une connaissance particulariste totale des autres membres de la société répartie uniformément) et le pôle moderne (une connaissance de la société extrêmement générique plutôt que particulariste). Ce sont les Bengali décrits par Kate Gavron qui ressemblent le plus aux Umeda. Pour les médias britanniques, le mariage « arrangé » est un scandale. C'est aussi l'une des principales raisons pour lesquelles les Anglo-Saxons se sentent ethniquement supérieurs aux Asiatiques, non seulement à ceux qui rencontrent des difficultés économiques, comme les Bengali de l'East End, mais aussi aux Asiatiques prospères comme les Sikh et les Gujarati, venus d'Afrique de l'Est, doués pour les affaires et qui ont très bien réussi. Basé sur des liens familiaux égalitaires et une appartenance régionale, le mariage arrangé bengali est structurellement prédéterminé. Il fait l'objet, de la part des parents des futurs époux, de recherches et de calculs prudents, comme le raconte Gavron. Cette procédure est conçue pour maximiser les chances des deux conjoints dans la vie et elle utilise des méthodes entièrement rationnelles – dans les limites de ce qui est culturellement reconnu dans le domaine du possible –, mais elle est considérée comme extrêmement rétrograde par les Britanniques, qui trouvent beaucoup plus raisonnable de se fier aux caprices de jeunes adultes (fussent-ils abrutis par les médias) qui décideront eux-mêmes de leur sort. Les préjugés raciaux sont ainsi. En revanche, il est très clair pour les Bengali que leurs filles doivent être données à des hommes dont on connaît les qualités et les aptitudes, et que les informations les plus fiables sont essentiellement obtenues par l'intermédiaire de la famille et concernent leurs cousins. Le mariage arrangé est, pour ceux qui s'y adonnent, raisonnable, sans danger, limité par l'information dont disposent les parents, qui, à long terme, agissent pour le bien de leurs enfants. Mais l'amour, bien sûr, n'a rien à voir là-dedans. La théorie de l'amour en vigueur dans le sous-continent indien (qu'il s'agisse de mariages entre cousins, comme pour les musulmans, ou entre personnes relativement inconnues, comme pour la plupart des Indiens du Nord) est que celui-ci grandit à mesure que le couple apprend à se connaître après le mariage et que les époux commencent à partager des informations confidentielles dont dépendent la respectabilité et l'honneur de la famille. C'est le mariage qui engendre l'amour, et non le contraire : il existe énormément de témoignages ethnographiques qui soutiennent l'idée indienne que l'amour s'accroît ainsi. On pourrait aussi sans doute démontrer que, même en Occident, les époux sont souvent bien plus épris l'un de l'autre après quelques années, ou même très longtemps après leur mariage, qu'ils ne l'étaient au début, quand ils passaient beaucoup de temps à simuler.
13Gavron rapporte que les adolescents bengali s'insurgent de plus en plus contre des pratiques qui sont, à mon avis, tout à fait raisonnables. Ils ont en fait découvert que la vie amoureuse des Anglo-Saxons suivait – ou du moins était censée suivre – le modèle établi par leurs romans. Les cultures du sous-continent indien sont aussi saturées d'histoires d'amour (surtout de films où l'amour est voué à l'échec) que la nôtre, mais là-bas la fiction romantique a beaucoup moins d'importance structurelle et va beaucoup plus loin qu'ici par rapport à la vie réelle. A l'écran, les couples de Bombay et Tollygunge n'ont rien de vrais amants. Ce sont des personnages de rêves impossibles et non des modèles. Au cinéma, l'amour est marginal, invraisemblable et permet de s'évader, mais personne ne commet l'erreur de prendre son propre conjoint pour l'un de ces dieux ou déesses. Le contexte occidental réduit cependant l'écart entre la fiction et la réalité, si bien que l'influence exercée sur l'amour par la rationalité s'affaiblit, tandis que le contexte social de la vie en Grande-Bretagne sape l'autorité parentale. Nous attendons la suite des événements, sans optimisme démesuré.
14L'article de Bernadette Bucher sur la Vendée profonde est directement lié à mon propos (il l'a, bien sûr, en partie inspiré), car il décrit un système qui ressemble, par certains côtés, à celui des Umeda et dans lequel les propos égrillards contrastent fortement avec un contrôle social très strict du véritable savoir amoureux. La dissimulation est ce qui distingue l'être humain de l'animal, dans un environnement où les animaux domestiques sont importants, non seulement par leur nombre, mais aussi parce qu'ils forment un « arrière-plan » dont se détachent certains aspects de l'identité sociale. Bucher s'interroge également sur la position de l'ethnographe, qui est censé divulguer des informations, même si celles-ci ont tendance à ravaler l'informateur au rang de l'animal (incontinent en matière d'information). Doit-on propager des confidences au nom de la science ? Certainement pas. A quel moment ces informations, rendues anonymes, se transforment-elles véritablement en fiction, forme alors acceptable de la circulation publique d'éléments réellement intimes, qui sont la substance même de l'amour ? Les romanciers prétendent faire de la « recherche ». Devons-nous, chercheurs professionnels, adopter leur modus irrealis pour propager nos propres conclusions ? Les organismes de subventions se montreraient-ils plus généreux si les spécialistes des sciences humaines promettaient d'écrire des romans plutôt que des rapports « factuels » ?
15Je me tourne à présent vers l'article de Michel Bozon et Maria Luiza Heilborn, qui oppose deux systèmes par lesquels l'amour devient source de savoir. Les auteurs comparent ici deux manières de créer l'intimité dont l'amour se nourrit. Au Brésil, où certaines valeurs issues des vieilles civilisations méditerranéennes subsistent sous une autre forme, ce sont les gestes de l'amour et non les mots qui conduisent à l'action décisive de la défloration et à l'engagement d'honneur qui en découle. L'expression de ce code amoureux, compatible avec une hiérarchisation et une particularisation des rapports sociaux plus fortes au Brésil qu'en France, peut être semi-publique (jusqu'au dernier moment). Alors que le mariage arrangé traditionnel est en train de disparaître parmi les élites indiennes, il est intéressant de constater qu'une pratique ressemblant au flirt brésilien (la fréquentation* – un mot dont nous aurions besoin en anglais) fait aujourd'hui son apparition ; je n'ai cependant aucune précision sur le langage du corps s'y rapportant. Il serait intéressant d'enquêter sur ce point. Au Brésil, ce type de comportement est fortement institutionnalisé. En France, le côté physique des choses est en revanche moins important que les déclarations d'amour et le « scénario » de l'amour sentimental auquel on doit se conformer. Dès le début, le code amoureux est ici un code verbal, et la « honte » ne naît pas d'actes physiques mais de la trahison des confidences, ou de leur rétention.
16Le récit donné par Kostas Yannakopoulos des amitiés érotiques entre hommes grecs au Pirée et à Athènes est un peu à part, mais se rapporte néanmoins à la situation brésilienne décrite dans l'article de Bozon et Heilborn. L'auteur apporte sa contribution à de nombreuses études récentes démontrant que les échanges érotiques entre hommes sont loin d'impliquer une identité gay exclusive, ni même une « bisexualité » telle que l'entend la communauté homosexuelle. En fait, les hommes qui font l'amour avec d'autres hommes peuvent être fortement hostiles aux homosexuels, tout en étant simplement très lascifs. Cet article me semble intéressant par la description détaillée que Yannakopoulos donne de l'intensité de l'amitié masculine pendant la phase précédant la relation érotique, et par la manière dont ce désir intense de se lier d'amitié avec l'autre atteint parfois presque accidentellement son paroxysme dans une relation sexuelle dont il n'était pas question à l'origine. Je pense que la grande quantité d'informations échangées par deux personnes (qui peuvent être du même sexe) se rencontrant dans un contexte où chacun est résolu à connaître l'autre aussi bien que possible a quelque chose d'intrinsèquement érotique. Il me semble que ce flot d'informations joue un rôle dans l'origine des relations hétérosexuelles (en particulier dans les systèmes amoureux basés sur l'expression verbale). Il n'est donc pas surprenant de découvrir qu'il peut trouver son apogée dans l'érotisme quand ce qui aurait pu inhiber ce comportement – le fait de devoir assumer le poids d'une identité homosexuelle – n'en est pas la conséquence. En même temps, l'amitié masculine érotique, en l'absence d'une identité homosexuelle, semble découler de la présence simultanée d'un système « méditerranéen » de contrôle des relations hétérosexuelles. Ce type d'amour homosexuel est marginal – c'est la contrepartie verbale, mais sans conséquences, de l'organisation de l'amour hétérosexuel en une succession de rapports physiques, comme cela a été décrit pour le Brésil.
17Penchons-nous maintenant sur les deux autres articles consacrés à la France. Il n'est pas surprenant qu'ils traitent des médias, l'un (celui de Smaïn Laacher) s'intéressant aux confessions radiophoniques, l'autre, par Sabine Chalvon-Demersay, aux mélos télévisés. Comme les autres études de ce numéro, ces articles soulignent de diverses manières la position centrale des médias qui créent les scénarios dont s'inspirent aujourd'hui nos histoires d'amour personnelles. L'article de Laacher parle du coup de foudre*, un concept que les Anglais ne connaissent pas mais qui équivaut, en pratique, au plus prosaïque love at first sight britannique. Nous en avons au moins l'expérience, comme en témoigne l'un de nos poètes nationaux :
« I did but see her passing by
And I shall love her till I die
(Je n'ai fait que la voir passer
Et je l'aimerai jusqu'à la mort) »
Wordsworth, The Highland Maid
18Des auditeurs (pratiquement tous des femmes) avaient répondu à l'appel radiophonique de la présentatrice Ménie Grégoire, qui demandait que des histoires de coups de foudre lui soient envoyées. Laacher en fait ici une analyse détaillée. Comment le coup de foudre peut-il s'accorder avec la thèse que l'amour est connaissance ? A première vue, il semble y avoir une contradiction flagrante. L'affirmation de Simmel que l'amour repose sur l'échange limité d'informations personnelles et confidentielles semble être à des années-lumière du coup de foudre, qui ne se base sur aucune connaissance de l'être aimé. L'autre, être « type » purement générique, devient l'objet d'une affection passionnée et individualisée dont il ne se rendra peut-être jamais compte. Il s'agit en fait de l'expression extrême d'un aspect de l'amour contemporain, de son côté « scénariste » : toutes les informations concernant l'autre proviennent de sources imaginaires avant même qu'elles aient été confirmées ou qu'il y ait eu une quelconque collaboration de la part de l'autre personne. Le coup de foudre tire son origine des romans médiévaux qui rappellent (dans leur rapport à la vie réelle) le désir d'évasion de la poésie galante orientale (Abu Lughod 1989) et les films d'amour que l'on peut voir aujourd'hui à Bombay. Mais, dans la France du xxe siècle, les artifices poétiques que l'on considérait autrefois comme des fantasmes ont été domestiqués et intériorisés (depuis le siècle dernier) comme modèles de la réalité – le syndrome de madame Bovary. Je pense que toutes les correspondantes de Ménie Grégoire espéraient, au fond d'elles-mêmes, avoir un coup de foudre un jour. Je crois aussi que si l'on pouvait reconstituer le type de fictions dont ces femmes s'étaient nourries, il serait possible de retrouver, dans certains romans et films, l'origine « généalogique » de ceux dont elles étaient tombées amoureuses « à l'improviste ». Elles n'avaient pas besoin d'en savoir plus, par simple interaction, sur l'objet de leur amour, car elles connaissaient déjà tout de lui, elles avaient déjà inventé chaque détail. Le coup de foudre est un type de choix qui semble complètement prédéterminé et qui exclut le sentiment désagréable de devoir sacrifier une occasion amoureuse pour une autre. Ce choix pourrait en effet coûter très cher, ce qui est le cas avec d'autres manières plus réfléchies de se choisir un amant. Par son côté arbitraire et prédéterminé, le coup de foudre est donc à la fois le type idéal de l'amour moderne et un modèle possible pour sa prochaine phase, l'amour postmoderne, qui sera solipsiste à 100 %. Mais il ne s'agit actuellement que d'un phénomène marginal, puisque Laacher précise qu'il se termine généralement mal et qu'il est rarement acceptable en termes sociaux conventionnels.
19Je terminerai par l'article de Sabine Chalvon-Demersay sur les mélos (téléfilms). Ce que j'ai dit plus haut montre clairement, me semble-t-il, pourquoi je suis entièrement d'accord avec sa conviction que le mélo est un bon sujet d'étude anthropologique, pas seulement en tant que représentation de la réalité sociale, comme peut l'être une ethnographie, mais en tant que partie constituante de la réalité sociale, c'est-à-dire comme source de scénarios. A la fin de son article, l'auteur fait cependant une prédiction qu'il est intéressant de comparer à celle que je viens de faire, à savoir qu'au fil des jours l'amour deviendra de plus en plus fictif, jusqu'à ce que les amants n'aient plus réellement besoin de dialoguer ou d'échanger quoi que ce soit. Tout sera fourni d'avance par les prototypes imaginaires que chacun reconnaîtra immédiatement chez l'autre. Il existe une autre possibilité. Les mélos décrits dans l'article de Sabine Chalvon-Demersay sont très sombres et sérieux ; ils expriment une désillusion profonde avec la notion de « choix ». Il est raisonnable de penser que ce désenchantement est dû plus à l'échec d'un monde qui n'a pas su se montrer à la hauteur d'espérances toujours plus grandes qu'à un effondrement des mécanismes de base de la société. La désillusion n'en est pas moins réelle. Le choix lui-même est ressenti comme un problème, et la réponse, quelle surprise ! se trouve dans la généalogie, les liens du sang et les rapports basés sur la réalité physique. On ne peut vraiment avoir confiance qu'en cela. Je pense qu'il est intéressant d'étudier ce désir de rapport « biologique », en relation avec le grand intérêt porté à la génétique, aux maladies génétiques, au conseil génétique, etc., derrière lesquels se dessinent les implications éventuelles du projet « Human Genome » et d'un futur pour tous où nos gènes seront réparés. Il se peut que, dans les années à venir, les amants échangeront consciemment ce qu'ils ont toujours échangé inconsciemment – leur information génétique. Le choix d'un amant et d'un conjoint se fera à partir d'une harmonisation des profils génétiques. Cette pratique garantira un résultat optimal, offrant ainsi une compatibilité totale des caractéristiques psychologiques et des comportements innés, sans parler d'une progéniture jouissant des meilleurs gènes possibles. L'amour sera alors harmonieux et tous les amants seront heureux en permanence. Quand la machine pourra décoder notre ADN, notre information génétique, sous forme de disquette, deviendra la confidence ultime, le gage suprême de notre amour – « Montre-moi ton ADN et je te montrerai le mien ».