1Cet article rend compte d'une recherche exploratoire, commanditée par le Secrétariat d'État à la consommation en 1987, à la suite de l'appel d'offres lancé conjointement avec la direction du Patrimoine. Ce projet est sous-tendu dès l'origine par une intention : pallier la rareté des études sociologiques et ethnologiques de fond sur le décor domestique en milieu rural, et par un souci : rendre compte d'un mode de consommation et d'habiter dans ses dimensions pratique et symbolique.
2Nous concevons le décor domestique comme l'ensemble des objets, des meubles et des revêtements impliqués dans l'aménagement intérieur de l'habitation, saisis dans leur arrangement spatial ; comme une « composition » impliquant le mobilier et l'espace dans lequel il prend place. Sa constitution est le lieu d'une consommation complexe où se mêlent étroitement les registres pratique et symbolique.
3Précisons également que par consommation, nous entendons autre chose qu'une pratique passive d'assimilation, mais plutôt le jeu subtil et négocié entre des significations singulières et les formes du décor socialement admises, donnant lieu à de perpétuelles réinterprétations1. Au carrefour de plusieurs logiques : économique, sociale, esthétique, le décor intérieur est donc à envisager avec l'ensemble des représentations et des pratiques qui permettent à la famille de prendre place dans un réseau de relations sociales et culturelles, mais aussi d'inscrire une identité, un patrimoine réel ou fictif, une histoire particulière que le décor mémorise et met en scène. Celui-ci permet alors de lire une sorte de représentation du monde de ses auteurs, partagée et singulière à la fois : il est bien plus qu'un signe d'appartenance sociale ou régionale auquel on ne saurait le réduire.
4Le décor domestique nous renseigne évidemment sur les origines et la position sociale des habitants, ainsi que sur les déterminismes sociaux, économiques et culturels qui le produisent ; mais, au-delà, nous avons fait l'hypothèse qu'il révèle de façon privilégiée, qu'il donne plus encore à voir et à lire une tension permanente entre la reproduction de modèles dominants et la consommation-création des individus, c'est-à-dire la réinterprétation à laquelle se livre chaque groupe domestique, qui lui confèrent son plein sens. Cette hypothèse sous-entend que l'analyse des modes de consommation n'épuise pas à elle seule l'analyse des modes de vie et des modes d'habiter. On peut faire le pari qu'une part plus intime de ceux-ci se révèle dans l'analyse du décor, à condition d'appréhender les systèmes symboliques qui lui confèrent sens et place dans le temps et dans l'espace. Il faut d'emblée préciser qu'intime ne renvoie pas ici à une pratique d'intimité ou intimiste, mais à la partie confidentielle des modes de vie, au jeu qui esquiverait, partiellement du moins, les déterminations des catégories sociales.
5Pourquoi avoir choisi de concentrer notre attention sur le séjour ? Composé ici, en milieu rural, selon le cas d'une salle à manger, d'un salon, voire annexé d'un bureau, ou correspondant à la salle commune de l'ancienne ferme, il est de façon exemplaire le centre de la vie familiale, de l'accueil et de la réception. Or, pour autant que l'intérieur est privé, il est également, dans certaines de ses parties, le lieu de confrontation avec l'espace public. C'est à ce titre que notre observation est centrée sur la salle commune, devenue dans de nombreux cas la salle de séjour. Frontière du privé et du public, cette pièce est en effet celle de la réception où le « travail des apparences », pour soi et pour autrui, est le plus évident, et le jeu de la représentation sociale le plus intense. Scène de la vie quotidienne, le séjour est aussi le lieu d'une mise en scène. C'est la « façade » au sens de Goffmann, qui théâtralise la relation de soi à soi et de soi à l'autre.
6Mais le décor est également à la rencontre d'un temps et d'un espace : pour saisir toute l'intensité de la transmission des formes et de la mémoire du groupe social, la prise en compte de la dimension diachronique s'imposait, à savoir l'analyse du décor sur deux générations dont les parents sont agriculteurs et les enfants ruraux ou urbains. Un tel dispositif permet de saisir la pérennisation ou la disparition, la reproduction ou le changement des éléments du décor, mais aussi les durées propres aux objets ou au mobilier.
7Ces durées sont elles-mêmes inscrites dans l'espace : de ces deux générations familiales, la seconde a eu à reconstituer totalement son propre décor, en raison d'une double rupture, géographique — du village à la ville ou aux bourgs — et socio-professionnelle — d'agriculteurs à employés, ouvriers ou artisans. Villages et villes sont donc mis en relation ici non pour un simple effet comparatif, mais bien parce que deux générations les ont mis en rapport dans une histoire familiale et professionnelle.
8Ainsi, les deux dimensions diachronique et synchronique permettent de suivre les filiations et les emprunts du décor d'une génération à l'autre au sein d'un même patrimoine familial, mais également les ruptures et les abandons, les processus de « contamination » de voisins à voisins dans un même village ou au sein d'une fratrie, etc.
9Le terrain où a été effectuée l'enquête est situé en Margeride lozérienne, choisie pour son caractère profondément rural (La Soudière 1984 : 156) et son éloignement des grands centres urbains : le contraste urbain/rural, parfois estompé, est ici particulièrement accentué. La Margeride est cette petite région naturelle, à cheval sur les trois départements du Cantal, de la Haute-Loire et de la Lozère, entre le Velay et l'Aubrac auxquels elle s'apparente, au nord des Causses et des Cévennes dont elle se distingue nettement. C'est un haut-plateau granitique (1 200 à 1 500 m) très érodé, aux sols maigres et acides, couvert de landes, de pins et de pacages, parfois encore de hêtres et de bouleaux, laissant fréquemment affleurer la roche-mère. Le pays s'est voué historiquement à l'élevage, aux céréales vivrières, à la cueillette aussi (La Soudière et Larrère 1987) ; l'élevage prédomine : d'abord ovins, permanents ou d'estive, paissant les crêtes ou nourris du feuillage de ces frênes émondés qui bordent prés et chemins ; ensuite bovins : veaux de boucherie sous la mère, puis veaux naissants exportés avec une production de lait, remise en question aujourd'hui après l'imposition des quotas laitiers. De fait, l'essentiel de la population y vit d'agriculture, surtout dans les cantons nord du plateau, tandis que les quelques petites villes des vallées qui le bordent : Saint-Chély-d'Apcher, Langogne, Marvejols, en sont les lieux de foire et d'échanges.
10Le climat des hauts plateaux est rude, les hivers longs, enneigés et ventés (La Soudière 1987). Ils sont sans doute à l'origine, comme dans les régions comparables, d'un attachement très fort pour la cheminée, le bois et tout ce qui peut évoquer la chaleur du feu.
11Faiblement peuplée (14,3 habitants/km2 pour l'ensemble de la Lozère, qui comptait 74248 ha en 1982), la région a connu un exode tardif mais constant depuis 1906, qui n'a faibli que tout récemment ; on assiste depuis au rajeunissement des chefs d'exploitation ; la Margeride est cependant moins déserte que le sud du département. Elle est également plus agricole.
12Tandis que les campagnes n'ont cessé de se dépeupler, les quatre villes de plus de 2 000 habitants ont connu une légère croissance : elles ont en effet accueilli ces enfants en surnombre obligés d'abandonner la ferme parentale (ces familles nombreuses, sur deux générations, qui constituent notre échantillon). Partant, ils libéraient non seulement un peu l'espace agricole, permettant une croissance progressive de la taille des autres exploitations, mais aussi l'espace habitable au sein de maisons devenues graduellement plus confortables.
13Les villages ont perdu aujourd'hui presque tous leurs commerces. Seuls les chefs-lieux de cantons les abritent encore, avec quelques artisans (cf. carte de répartition des artisans dans le secteur de l'ameublement et du décor) : « le désenclavement géographique entraîne le sous-équipement du hameau » (Bonnin, Perrot, La Soudière 1979 : 62).
14Vers ces petits centres cantonaux comme vers ceux, plus conséquents, des préfectures (Mende, Le Puy) où se trouvent supermarchés, magasins de vêtements et de meubles..., les trajets restent malgré tous les efforts d'équipement relativement longs et difficiles, surtout l'hiver. Les achats s'y prévoyaient de longue date, comme une aventure ; ils tendent aujourd'hui à se multiplier et à se banaliser.
15En choisissant la population sur laquelle allait porter l'enquête nous avons suivi deux principes : nous donner la possibilité d'une approche diachronique et synchronique d'une part, questionner l'opposition entre rural et urbain d'autre part. Pour ces différentes raisons, nous avons sélectionné neuf familles élargies, dont cinq familles d'exploitants connues de longue date2 (ce qui nous a facilité l'enquête qualitative, qu'il n'est pas toujours aisé d'entreprendre en terrain inconnu), et pris presque tous leurs descendants mariés et/ou installés dans la région. La carte ci-après, sur laquelle est repérée leur situation géographique sous forme de symboles, montre à l'occasion que la mobilité géographique d'une génération à l'autre est extrêmement restreinte.
16Six exploitations fournissent la population enquêtée pour la première génération. Un chef d'exploitation a atteint l'âge de la retraite et trois sont décédés. Les deux autres sont encore en activité et fonctionnent grâce aux fils qui ont le statut d'aides familiaux. Parmi les trois veuves, l'une continue à travailler sur l'exploitation avec l'aîné de ses fils devenu chef d'exploitation et resté célibataire. Les deux autres résident encore sans exploiter (l'une a effectué le « partage » à la mort de son mari), en élevant quelques volailles pour la consommation personnelle3.
17A la seconde génération, non compris les deux fils « aides familiaux », nous ne trouvons plus que trois couples d'exploitants agricoles : deux filles qui ont épousé de jeunes agriculteurs dans le voisinage, l'un à Laubert, l'autre à Fenestre. Mais seul ce dernier habite encore les anciens bâtiments, rénovés. Ceux de Laubert ont construit un pavillon totalement indépendant des bâtiments d'élevage. Le troisième couple, à La Fage près de Grandrieu, a repris l'exploitation du grand-père après une courte latence ; le père, aujourd'hui en retraite, s'était installé comme menuisier pour éviter une concurrence interne à la famille.
18Les autres représentants de cette seconde génération (entre vingt-cinq et quarante ans), se répartissent entre les chefs-lieux de cantons (Saint-Amans, Grandrieu et Langogne), et les faubourgs de Mende et de Marvejols (Montrodat, Badaroux, Couvertoirade, Fontanilles, Boulaines), excepté un couple habitant une petite commune rurale (Chambon). Mis à part ces derniers et ceux qui habitent malgré tout de petits bourgs, les autres résident donc dans des communes dites « urbaines » (plus de 2000 habitants ; on dirait plutôt « rurbaines » aujourd'hui). Ils occupent des emplois secondaires et tertiaires (cf. les schémas de parenté des groupes familiaux) : ils sont ouvriers ou artisans pour la plupart, employé ou fonctionnaire (instituteur). Les deux fils restés sur l'exploitation, à Saint-Paul et à La Brugère, sont aussi restés célibataires et vivent en cohabitation avec le ou les parents encore vivants.
19Mais pour ceux qui ont quitté le village au moment du mariage, la rupture est double : résidentielle et socio-professionnelle. Pourtant, tous sauf un, le plus jeune, sont devenus propriétaires de leur maison individuelle (voire de locaux professionnels) ou d'un bâtiment ancien rénové, comme leurs parents l'étaient des bâtiments de leur exploitation, même exceptionnellement petite comme celle de La Brugère. Tous sauf un ont construit eux-mêmes leur maison (totalement ou pour partie), le dernier pavillon ayant été acquis « clés en main ». C'est là, semble-t-il, un fait significatif dont l'importance n'est pas simplement d'ordre économique mais bien culturel, ne serait-ce que parce qu'il implique une transmission de valeurs d'indépendance et d'économie, ainsi que des « savoir-faire » (maçonnerie, menuiserie...) qui réactualisent une longue tradition de construction sans architecte et sans entreprise privée. L'autre intérêt de cet état de choses, c'est qu'il laisse une plus grande liberté de choix pour l'arrangement intérieur, puisque six d'entre eux avaient décidé de la surface du séjour et de sa configuration sur des plans qu'ils avaient dessinés eux-mêmes.
20Parler de salle de séjour lorsqu'on étudie des exploitations agricoles, comme c'est le cas ici pour la majeure partie de la première génération4, semble relever de la gageure. La salle commune, centre de la vie familiale, cœur de la maison et symbole du foyer, se laisse en effet difficilement réduire à cette terminologie héritée de l'Angleterre : « living room », traduit par « salle de séjour ». Tel est cependant le terme le plus banalisé pour identifier cet « espace où l'on se tient le plus souvent ». Car d'une génération à l'autre, du village au bourg ou à la ville, d'une époque à l'autre, c'est le séjour qui va subir et illustrer la plupart des transformations spatiales, esthétiques et fonctionnelles qui concernent l'habitat rural, au point de ne plus correspondre à sa première dénomination, ni de se laisser enfermer dans d'autres catégorisations plus spécifiques du type « salle à manger ». Pour toutes ces raisons, nous avons réservé ce terme de salle de séjour à cet espace en perpétuelle évolution qui noue avec les notions de « cuisine », de « salon » et de « salle à manger », des relations d'exclusion ou d'inclusion selon les représentations et les pratiques de ses occupants.
21Pour illustrer ces relations, il nous a paru nécessaire de décrire sous forme de schémas la variété des figures dessinées par les séjours étudiés (voir schéma par famille). A la première génération, les familles sur lesquelles a porté l'enquête exploitent des surfaces moyennes pour la Lozère (entre 20 et 60 hectares5, la moyenne lozérienne étant de 36 ha, en propriété généralement).
22Du point de vue historique, les fermes les plus anciennes datent du début du xixe siècle, les autres ont été construites tout au long de ce siècle, exception faite de celle de Belpeyre, construite en 1934, mais agrandie et complètement transformée en 1967. Certaines ont été partiellement ou profondément rénovées, et la plupart sont maintenant équipées d'une salle de bains. Toutes ont conservé la salle commune. Celle de Belpeyre, plus récente, comporte en plus une salle à manger (quasi jamais utilisée en tant que telle) séparée par un couloir. Un des modes principaux de modernisation (permis par une meilleure étanchéité des ouvertures et de meilleurs moyens de chauffage) consiste à récupérer l'emplacement de la chambre des aïeux et de la souillarde, au nord de la salle6, pour l'intégrer à celle-ci.
23A la seconde génération, représentée dans notre enquête par deux couples avec enfants, vivant respectivement dans huit maisons individuelles, un appartement et une ferme, trois couples seulement n'ont pas cloisonné le séjour (pour séparer la cuisine) bien qu'une démarcation existe toujours (pan de mur, ou banque à mi-hauteur). Quant au salon, il s'intègre en général au séjour et n'est marqué dans l'espace que par le mobilier. Le salon de ce type n'apparaît vraiment qu'à cette génération7. Le bureau n'existe pas en tant qu'espace spécifique (sinon à titre de projet). Il est simplement indiqué par un meuble-bureau lorsqu'il est présent (dans deux cas seulement).
24Toujours à cette génération (moyenne d'âge de trente ans), on note une tendance très nette au cloisonnement et au marquage fonctionnel de l'espace par un mobilier spécifique : la « salle à manger » avec sa table, ses six chaises et si possible son buffet, le « salon » constitué d'un canapé et de deux fauteuils, très liés à la télévision, et peu usité par ailleurs. Cette opération a paradoxalement pour conséquence de redonner à la cuisine un rôle central pour l'accueil et l'échange, du moins chez les trois agriculteurs mariés et les deux artisans. Fait significatif, c'est chez eux autour de la table de la cuisine que le visiteur est d'abord accueilli, c'est-à-dire là où cet accueil se faisait dans la maison paternelle. La salle à manger, lorsqu'elle existe comme pièce indépendante, est peu fréquentée, simplement à l'occasion de réceptions familiales, ou le dimanche au cours de très rares invitations d'amis. Mais à l'heure de l'apéritif, du café ou l'après-midi, c'est autour de la table de la cuisine qu'on accueille le visiteur, qu'il soit parent, voisin ou étranger. D'une certaine façon on peut dire que le séjour apparaît comme un espace beaucoup plus privé que la cuisine, laquelle conserve le rôle familial et public de l'ancienne salle commune (tous ces habitants l'ont connue dans leur maison d'enfance).
25Par modalités d'acquisition, nous entendons l'achat, le don, l'échange et les choix économiques qui les organisent, mais également les rythmes et les lieux de ces acquisitions. La part d'autoproduction et notamment de bricolage sera traitée spécifiquement dans une phase ultérieure, car elle représente pour les deux générations une part très importante.
26La Haute-Lozère (ou plus précisément le Gévaudan) n'est pas réputée pour son mobilier traditionnel. Il n'existe pratiquement pas de style régional reconnaissable et inventorié (Stany-Gauthier 1952), car la plupart des fermes, petites et moyennes, se caractérisaient jusqu'aux récentes modernisations par un mobilier intégré aux cloisons menuisées8. Autrefois, lits clos et placards entouraient la salle commune ; seules pièces détachées des murs : les chaises, le pétrin et quelques objets usuels qui composaient l'essentiel du mobilier jusqu'à la fin du xixe siècle et, pour beaucoup de maisons, jusqu'au milieu du xxe siècle.
27Cette spécificité margeridienne explique sans doute qu'à la première génération (de notre enquête) le mobilier soit somme toute assez récent, qu'il ait été fabriqué par l'agriculteur lui-même, par un artisan ou bien acheté. La plupart des couples sont arrivés au mariage sans héritage mobilier, et les rares meubles anciens qui ornent la salle commune sont inévitablement dus à la générosité d'un parent ecclésiastique, lequel les avait lui-même reçus parfois d'un châtelain de la région (cas de la famille Saint-Paul). A cette génération, âgée aujourd'hui de soixante à soixante-dix ans, la plupart des meubles ont été fabriqués par le maître de maison, essentiellement en ce qui concerne les tables, parfois les chaises et les bahuts. Le pin sylvestre étant le bois le moins cher et le plus répandu localement avec le « fayard » (hêtre), ce sont surtout ces bois, séchés plusieurs années sur place, qui seront débités le jour venu. Il est d'usage, en effet, de conserver du bois acheté « sur pied » au hasard des déplacements ou des offres. Agriculteurs ou artisans, nombreux sont les Lozériens qui conservent un arbre ou deux dans un endroit sec de la maison. A côté du pin et du hêtre, ou du frêne peu utilisé, le merisier, l'ormeau, le poirier, etc., sont des bois « luxueux », qui ne poussent pas sur place, et ne peuvent s'acheter que dans le sud du département, voire dans d'autres. Il y a plus de luxe encore à s'en servir pour fabriquer une rampe d'escalier ou un encadrement de placard de cuisine comme nous l'avons vu. A cette génération, la part d'autoproduction est énorme. Les hommes s'improvisent tout à la fois menuisier, forgeron, tapissier, rempailleur... Les meubles achetés en magasin spécialisé sont rares. Nous n'avons rencontré qu'une agricultrice, veuve aujourd'hui et dont les enfants sont tous installés en ville, qui ait acheté un gigantesque buffet polyfonctionnel (« meuble de salon »...) à Mende (aux magasins BUT), au moment où elle avait fait retapisser sa salle à manger, à l'occasion d'un rappel de pension.
28En revanche, cette première génération « hérite » souvent, au sens figuré cette fois, des meubles dont leurs enfants ne veulent plus, soit parce que leur goût a changé, soit parce qu'ils n'en ont plus l'usage. Ainsi, certains buffets de cuisine « style 50 », achetés lors du mariage, reviennent au bout d'une vingtaine d'années chez les parents. Il existe deux sortes de circulation de meubles : verticale et horizontale (de parent à parent sur une ou plusieurs générations et à l'intérieur d'une même génération, ou d'ami à ami) qui s'expliquent en partie par l'incongruité qu'il y aurait à jeter tout objet ou meuble qui puisse encore « servir ».
29De la même façon, beaucoup de jeunes couples conservent les meubles fabriqués par le père ou le beau-père et offerts à l'occasion du mariage. Nous avons ainsi rencontré une famille dont le père a fabriqué pour chacun de ses enfants qui se mariait un meuble : la fille aînée a reçu une dizaine de chaises en pin paillées, le troisième fils un buffet de cuisine, également en pin, à deux corps, etc. Ces meubles leur ont permis de « démarrer », selon l'expression en usage, de s'installer. Lors d'une phase ultérieure, ils parachèveront leur ameublement par l'achat cette fois de la salle à manger complète et/ou du salon.
30Pourtant, sur douze couples, quatre seulement ont acheté une salle à manger complète. Les autres ont gardé une table fabriquée par le mari, et acheté un buffet dans un magasin spécialisé (tel que BUT, magasin le plus cité par les gens auprès desquels nous avons enquêté). Les quatre achats « complets » sont pourtant le fait de couples au sein desquels le mari (un agriculteur vivant dans un pavillon entièrement construit par lui, l'autre, instituteur, qui a aussi réalisé la plus grande partie de sa maison) est un très bon menuisier, mais l'un et l'autre sous-estimaient leurs capacités et leur équipement pour les finitions, et ont accédé au désir de leur épouse de posséder un ensemble de style uniforme, aux finitions irréprochables.
31Se « meubler » correspond donc à une phase d'installation du couple. C'est être chez soi bien davantage que pour la génération de leurs parents agriculteurs pour lesquels la cohabitation était fréquente, et ne permettait pas l'identification d'un couple par son mobilier. A la génération actuelle, la plupart (sauf trois) ne sont plus agriculteurs, et le marquage de l'espace par un décor personnel correspond dans l'imaginaire à l'occupation d'une place dans l'espace social et économique, mais en la créant (sentiment d'autant plus fort lorsque, comme c'est le cas ici, on construit ou rénove soi-même sa maison). Alors qu'à la génération précédente l'un (en général l'épouse) venait prendre place dans la maison de l'époux et essayait plus de s'y adapter que de s'y créer un espace propre, celle de leurs fils et de leurs filles a la volonté de créer un décor intérieur conforme à ses goûts. Il y a autant d'éthique que d'esthétique dans l'acte d'installation et de décoration. Le père de famille installe les siens, les meuble grâce à son savoir-faire, comme la mère habille ses enfants et d'ailleurs aussi souvent son intérieur ; réduire cette pratique à de l'économique serait passer sous silence toute cette dimension du don et du confort voulu pour soi et pour les siens.
32Il y a aussi dans l'aménagement et le bricolage une part de création à laquelle certains des interviewés attachent une grande importance. Moins d'ailleurs pour se distinguer des autres que pour le plaisir d'inventer et d'innover, de traduire matériellement dans le bois et le fer une envie de forme, une image, un désir, un goût que sa propre compétence permet d'obtenir. Que cette image ou ce modèle préexiste ne semble jamais conscient, même si pour l'observateur étranger cela est peu douteux. La sorte d'amnésie qui semble régner à cette phase de la reproduction d'un modèle souvent inconscient permet l'affirmation joyeuse d'un goût personnel et la croyance en un objet unique, ce qui d'une certaine façon est vrai puisque chaque meuble et chaque objet porte les traces du travail qui l'a économique oblige à des compromis...). Le style n'est pas négligeable, mais passe après la question des finitions et de la qualité du matériau ; une autre raison présiderait à l'achat : l'exigence d'un style homogène uniforme dans la pièce, mais elle apparaît pour l'instant comme secondaire.
33Ceux-ci correspondent, on le sait, à certains temps forts de la vie : mariage, naissances, mais aussi déménagements, construction de sa propre maison, qui provoquent un renouvellement du mobilier et du décor, en fonction bien sûr des produit, et de son fabricant. Lorsqu'il s'agit de meubles achetés en magasins, éthique et esthétique sont davantage en concurrence. Le poids de l'économique est là important, mais l'esthétique est ce qui justifie néanmoins l'achat de certains meubles impossibles à réaliser par manque d'expérience ou de matériel spécialisé. Les finitions, par exemple, sont souvent invoquées comme une exigence qui ne peut être satisfaite par ses propres moyens. Le goût du travail bien fait et de la belle matière, du beau bois par exemple, qui est toujours massif, est aussi la plupart du temps privilégié par rapport au style (du moins dans le principe et le discours : la réalité moyens. Il n'est pas rare que l'ameublement et la décoration s'échelonnent, pour ne pas dire s'étalent, en longueur sur plusieurs années pour ces mêmes raisons économiques. Le cas d'un couple d'agriculteurs de Laubert est exemplaire : bénéficiant d'un petit salaire d'appoint dû à ses activités de secrétaire d'association, l'épouse consacre ce budget à l'achat annuel de mobilier et d'équipement électro-ménager. Année après année, elle équipe sa maison (machine à laver, TV, cuisinière, chambre, cuisine, salle à manger). La salle à manger, dans ce cas précis, a été achetée après que toutes les autres pièces eurent été équipées. Cet exemple n'est pas un cas particulier, surtout si le séjour est séparé de la cuisine comme c'est le cas ici. Cet ordre de priorité confirme la dimension d'apparence et de représentation sociale propre à la salle à manger. L'achat de la salle à manger correspond ainsi souvent à une consécration de la maison et du couple. C'est en général la dernière dépense qui clôt un long périple de sacrifices et de renoncements chez ces couples peu fortunés, une sorte de concession à la norme, et simultanément une parure sociale ostensiblement exhibée.
34Cela explique que le choix du mobilier « salle à manger » soit l'objet d'une réflexion beaucoup plus soutenue et précise de la part des couples et fasse souvent l'objet d'une négociation. Or une telle exigence doit se satisfaire de l'éventail relativement réduit d'offre que présentent les marchands de meubles de la région, ou les menuisiers ébénistes qui exécutent parfois des modèles de catalogue diffusés par les premiers.
35Le magasin BUT de Mende semble être un des pôles commerçants les plus cités. Son caractère polyvalent et ses facilités de paiement (crédit différé...) attirent la population avoisinante et celle de Mende, vu la grande variété de « styles ». Mais ce tableau atteste aussi une proportion non négligeable de meubles achetés d'occasion chez les brocanteurs : par exemple, on achète au plus près de son goût en attendant le jour où il sera possible de satisfaire celui-ci. Néanmoins, en ce qui concerne surtout la table, meuble « emblématique » s'il en est, la fabrication individuelle représente une très forte proportion. Autre élément à relever, le rôle des commerçants ambulants dans l'achat d'un type de chaises (carrées, solides, bois coloré et verni, siège paillé, style néo-rustique. On peut également les trouver en supermarché, presque au tiers du prix proposé aux paysans...) qui uniformise les salles de séjour de cette région. Les marchands ambulants ne se contentent pas de vendre à domicile, ils achètent les rares meubles anciens qui restent dans les fermes lorsqu'ils en ont l'occasion. Grâce à eux ou à cause d'eux, le style des chaises 1950 en tube métallique chromé et siège formica est maintenant remplacé par ce nouveau modèle néo-rustique. Les anciennes chaises sont gardées en réserve ou revendues pour 30 F pièce environ, ce qui ne favorise pas l'envie de vendre de la part des habitants.
36Cet aspect de la consommation dit pratique révèle donc que l'intérêt porté par les ruraux à l'aménagement et au décor ne se laisse réduire ni aux contraintes économiques, ni au « choix du nécessaire » que « les pratiques populaires ont pour principe » chez P. Bourdieu (1979 : 441), qui décrit ainsi culture et éthique populaire9. Bien que ce souci soit très présent et souvent énoncé, l'environnement naturel semble ici jouer un rôle très important. Le goût pour le bois de qualité, le « massif » par exemple, ne se satisfait que rarement des placages ou des « similis ». L'idée de luxe qui, en milieu populaire, peut se confondre avec l'effet produit par le clinquant ou la pacotille qui permettent d'obtenir « au moindre coût le maximum d'effet » (Bourdieu 1979 : 442), n'est pas ici aussi partagée, excepté chez ces enfants d'agriculteurs devenus ouvriers en ville... mais ceux-ci ne sont déjà plus des ruraux.
37Cette exploration des formes de consommation auxquelles donne lieu le décor domestique aura eu pour intérêt central, au-delà de ces aperçus, de nous avoir permis d'affiner deux axes problématiques — la question de la reproduction d'un goût et d'une esthétique rurale d'une part (Martyne Perrot), celle des rapports entre les pratiques domestiques et leur espace d'autre part (Philippe Bonnin) — que nous souhaitons développer respectivement maintenant. Tous deux s'appuient sur cette même conception du décor domestique, du rôle interne et externe au groupe familial qu'il joue par rapport à la mémoire familiale et locale qu'il incorpore, et qu'il met en scène de façon privilégiée.
38Dans la transmission des objets et des meubles d'une génération à l'autre, on assiste au processus décrit par Françoise Zonabend dans La Mémoire longue, c'est-à-dire « à la fois une mémorisation tangible de la généalogie par ces objets et par ces meubles » (1980 : 37) et à l'affirmation par le fait même « du rang de la famille dans sa relation d'appartenance ».
39Mais les objets et les meubles participent aussi, par les choix esthétiques qui les sous-tendent, à la construction d'un goût et d'une esthétique paysannes. A la génération de ceux qui ne sont plus paysans mais encore des ruraux, qu'en est-il ? Assiste-t-on à des ruptures irréversibles qui témoigneraient d'une perte de mémoire et donc d'appartenance sociale ? ou bien sous d'apparentes transformations, à leur pérennisation ? Ce questionnement, situé au carrefour de l'espace (rural) et du temps, devrait permettre d'aborder un champ plus vaste, celui de la culture rurale aujourd'hui. Il semble essentiel de traiter cette question au moment où les ruralistes parlent de crise des sociétés rurales et, corrélativement, des études ruralistes.
40L'esthétique populaire telle que Pierre Bourdieu la définit dans La Distinction, ou les arts et traditions populaires qu'observent les ethnologues, suffisent-ils à rendre compte du mode de vie qui les produisent ? Si pour les ouvriers, employés et cadres on trouve en milieu rural et en milieu urbain les mêmes meubles et mêmes objets, l'environnement symbolique de ceux-ci semble différent. Cette différence n'est pas réductible à un écart dans le temps de l'adoption de tel ou tel mobilier. Mais peut-être tient-elle à cet écheveau très touffu qu'ont tressé les petites histoires avec la grande (histoires familiales, régionales, circonstances particulières). Octroyant à chacun de ces objets une épaisseur symbolique particulière, elles provoquent aussi un usage spécifique. C'est dire qu'à fonction ou technique équivalente, la signification peut varier.
41Peut-on dès lors appréhender la question sinon d'une identité (terme trop érodé), tout au moins d'une spécificité rurale ? N'y a-t-il pas, pour reprendre l'expression de H.-P. Jeudy, un secret du décor, comme il l'énonce pour l'objet, qui correspondrait à la part la plus intime du mode de vie, qui échapperait aux déterminations des catégories sociales. Cette histoire plus confidentielle serait faite de ces fragments de mémoires familiales, individuelles, locales, qui permettent, sous la reproduction apparente d'un « goût populaire » de cerner et d'identifier des réinterprétations plus singulières.
42Nous faisons l'hypothèse qu'une étude fine des représentations et des usages du décor sur deux et trois générations, qui sont passées d'un milieu agricole à un milieu rural, peut y apporter des réponses.
43C'est là le second axe de nos préoccupations actuelles. En effet, deux autres « formes de mémoire », ancrées dans les profondeurs de la culture, et sans doute quelque peu porteuses de normes, sont mises en œuvre dans les manières d'être et de faire incorporées à l'arrangement des intérieurs domestiques. D'abord la trace des gestes, des attitudes du corps, et de la gestion de l'espace personnel, réalisée dans le mobilier ; ensuite l'expression des valeurs fondamentales, quasi cosmologiques, mises en code dans le rangement même, le classement des objets de toute nature, décoratifs ou non, selon des formes apprises, transmises ou réinventées. C'est bien le jeu rusé de ces pratiques domestiques avec l'espace qui leur est imparti, lui-même en profonde transformation, qu'il s'agit de mettre au jour.
44Il s'agit d'une part des « figures décoratives », qui offrent au regard un langage codé ; à cet égard, les reproductions, photos ou tapisseries, les dessus-de-table, de commode ou de télévision que disposent les habitants fonctionneraient un peu comme le tokonoma10 japonais. Leurs goûts, leur passé (héritages, objets transmis de génération en génération), leurs espoirs, leurs états de deuil ou de joie (de manière involontaire : ordre ou désordre des objets, choses déposées là comme des alluvions, des moraines par la vie quotidienne ; ou de manière volontaire : bouquets de fleurs arrangés au bon endroit...) sont « inscrits », presque comme dans un texte, avec un code qu'il faut déchiffrer quand il n'est pas explicité, à certains endroits de la maison de préférence : dessus des meubles (table, commode, télévision...) ou de cheminées, panneaux des murs, etc. Objets « cueillis » dans le champ des consommables ou de l'héritable, ils sont disposés en « bouquets » maladroits ou savants. Plus encore que les valeurs esthétiques des objets, c'est leur articulation avec des sous-ensembles du mobilier qui compte.
45Il s'agit également des « figures mobilières », qui présupposent des attitudes corporelles, une gestion de l'espace interpersonnel dont on sait (cf. Hall, Lécuyer...) qu'ils forment une partie centrale des identités culturelles. Véhiculant une partie du patrimoine local, ces figures permettent de prendre possession et de donner sens à des espaces pavillonnaires quelque peu étrangers.
46Toutes ces « figures » sont spatiales, elles correspondent à la cristallisation, à une époque donnée, d'un usage et d'un comportement. Mais elles peuvent ensuite perdurer alors que les pratiques sont tombées en désuétude, et prendre alors valeur essentiellement symbolique, où le sens s'enfouit de plus en plus profondément (je pense, par exemple, à la figure créée par la disposition des objets sur le dessus de la cheminée, à la place de l'horloge, des photos de famille, à la disposition d'un mobilier dans un séjour, un salon ou une salle à manger...).
47Un faisceau d'hypothèses découle de cette conception. On se souvient que le dogme de l'architecture vernaculaire était l'adéquation entre espace et mode de vie, le premier constituant l'enveloppe mythiquement ajustée au second, sa coquille. L'hypothèse plus réaliste serait que cette adéquation n'est jamais atteinte : d'abord parce que tous les rituels domestiques, toutes les fonctions pratiques ne laissent pas forcément d'empreinte spatiale, architecturée ; ensuite parce que des éléments importants des modes d'habiter sont reproduits, sont transmis d'une génération à l'autre alors même que l'ensemble de ce que l'on désigne comme leur mode de vie aura changé. Il faut donc au contraire considérer qu'il y a perpétuelle inadéquation et nécessité d'un « arrangement » de l'intérieur, de l'espace domestique, une « domestication » en quelque sorte. L'espace intérieur de l'habitation ne prend son plein sens (n'est totalement explicite) qu'avec son aménagement. Il y a là plus qu'une métaphore spatiale, mais même un exemple réel des rapports entre structures sociales (« morphologie sociale » selon l'ancien terme), modèles et pratiques.
48Enfin, il faudra examiner cette autre hypothèse, méthodologique mais centrale, que seule une observation partielle ou trop restreinte de l'espace domestique (quantification statistique des seuls éléments de peuplement et de confort, isolement de l'étude dans le temps et dans l'espace, privilège accordé à l'enregistrement et à l'analyse de discours au détriment des pratiques réelles, de leurs traces et des éléments proprement spatiaux), a pu faire penser à certains moments qu'il se réduisait à un ensemble de fonctionnalités ou à l'affichage d'une position sociale.
49Se pose alors la question des modes d'observation les plus pertinents à mettre en œuvre pour cerner ces nouveaux objets. Cette recherche exploratoire nous aura permis de tester la couverture photographique des objets, mobiliers, et espaces en questions. Elle constitue probablement le moyen le plus précis d'un enregistrement et d'une description contrôlés, et le plus propre ensuite à l'analyse. Elle requiert cependant l'emploi d'une technique rigoureuse, et la maîtrise de l'ensemble des paramètres qu'elle met en jeu. C'est dans cette optique qu'on a recherché les précurseurs de la photographie d'intérieurs11, et montré à quelles conditions elle pouvait être constituée en un mode d'observation privilégié des intérieurs domestiques.