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Repères

L'entretien du patrimoine bâti : pour un diagnostic des savoir-faire

François Calame
p. 120-125

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Lieu d'étude :

Picardie
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Texte intégral

1Depuis 1986, l'association Maisons paysannes de France entreprend, avec l'appui et la collaboration d'un nombre important de partenaires — dont la direction du Patrimoine — une campagne pour tenter de mieux connaître les potentiels humains et techniques liés aux savoir-faire du bâtiment pré-industriel. Fondé initialement sur un repérage individuel des hommes et des entreprises qui, références à l'appui, exercent ou sont capables d'exercer aujourd'hui une activité liée spécifiquement à l'entretien du parc immobilier ancien, ce projet a franchi une première étape, avec la réalisation d'un fichier — non exhaustif — de 500 fiches sur dix départements du nord de la France (régions de haute et basse Normandie, Picardie, Nord-Pas-de-Calais). En complément, pour chaque département, les enquêteurs ont présenté : une monographie spécifique sur un détenteur de savoir-faire particulier (dans l'esprit des instructions proposées par Marcel Maget), des éléments typologiques de l'architecture significative du département, permettant notamment de préciser quels liens peuvent encore exister entre les savoir-faire vivants et les modèles architectoniques locaux, et, enfin, des éléments de synthèse propres à chaque démarche départementale.

Ni annuaire ni anthologie

2L'ébauche de recensement ainsi réalisée est beaucoup moins complète qu'un annuaire. Un annuaire d'entreprise a une vocation économique immédiate souhaitée par des sujets prestataires de services, désireux d'apparaître comme partenaires possibles (tous ceux qui souhaitent y figurer le peuvent, moyennant certaines formalités simples).

3Les informateurs ou les entreprises présentés ne sont pas les seuls, ni nécessairement « les meilleurs » à pratiquer la technique pour laquelle ils ont été recensés.

4Leur présence dans ce fichier s'explique par le fait qu'ils sont susceptibles, dans certaines conditions, d'exercer une activité liée directement au bâtiment, ou à la fabrication de matériaux destinés au bâtiment. Il faut entendre ce dernier terme dans l'acception que lui donne l'Agence nationale pour l'amélioration de l'habitat. Elle fait référence à un parc immobilier dont la date de construction serait antérieure à 1948 (53,2 % des habitations en 1982). Sans se lancer dans une tentative de définition anthropologique de l'objet « architecture traditionnelle », on retiendra simplement ici l'idée que dans sa large majorité, le bâti ancien tel qu'il est défini par l'ANAH, fait appel à des techniques de construction et d'entretien souvent distinctes de celles qui prévalent pour la construction contemporaine1.

5Les secteurs ainsi définis sont du ressort de cette étude ; toutefois, ceux des savoir-faire applicables au bâti ancien qui se révèlent être encore susceptibles de répondre à la demande de la construction neuve relèvent également de notre démarche. Lorsqu'on sait quelle continuité marque l'habitat dans le domaine des mentalités, on se rend évidemment compte du caractère extrêmement arbitraire, et peu satisfaisant d'un point de vue anthropologique, de ces distinctions. Paradoxalement, de telles catégorisations du savoir technique se révèlent relativement opérationnelles sur le terrain, et permettent, en tout cas, de répondre immédiatement à une demande explicite ou implicite très présente dans les régions, notamment en terme de développement local.

6Les domaines présentés appartiennent, en général, aux métiers du gros œuvre (charpente, maçonnerie, taille de pierre, couverture, fabrication de matériaux). En second œuvre, sont recensés également certains menuisiers, serruriers, peintres. Quelques représentants des métiers d'art (verriers, sculpteurs, ébénistes, etc.) y figurent. Rappelons que, dans tous les cas, aucune exhaustivité n'est revendiquée par les auteurs de ce fichier.

7On a recherché des personnes en activité, ou susceptibles de répondre d'une manière concrète et opérationnelle à une demande précise en terme de formation, ou de transmission du savoir ou des techniques. C'est ainsi qu'a été volontairement écartée la recherche de sources sur un état ancien des savoir-faire. Certains retraités ont toutefois été recensés, dans la mesure où ils participent encore actuellement à une démarche précise de mise en œuvre de matériaux ou de techniques.

8L'approche fine d'un certain nombre de métiers a révélé que si transmission du savoir il y avait, on ne pouvait pratiquement jamais parler à leur sujet d'immobilisme, ou de conservation rigoureusement à l'identique. Les contextes de production évoluent, les maillons des chaînes opératoires également, même si la finalité demeure (la pierre de taille n'est plus extraite à la lance ou au pic mais à la haveuse, toutefois, la connaissance de la veine par le carrier est toujours aussi importante). On note également des mutations d'ordre sociologique : ainsi les détenteurs de savoir-faire ne sont pas les mêmes qu'au début du siècle. Certains groupes sociaux ont été significativement renouvelés, comme dans les professions de la taille de pierre et de la maçonnerie, où les immigrés portugais sont très nombreux.

Le choix d'un secteur

9Les dix départements concernés par cette étude se présentent comme des secteurs particulièrement riches par la variété des types de leur architecture rurale. Marqués du nord-est au sud-ouest par une certaine continuité architectonique, ces départements, à l'exception de la Manche et de l'ouest du Calvados et de l'Orne, comportent un certain nombre de similitudes dans l'emploi des matériaux, et même dans les modèles d'architecture rurale ancienne : permanence de la maison longue de plain-pied, techniques de pan de bois et torchis, de briquetage et d'appareil mixte, de couverture en tuile plate et en ardoise, de maçonnerie de craie, et de silex, pour ce qui concerne une partie de la Normandie, de la Picardie, de l'Artois et de la Flandre.

10Le premier constat à établir est le suivant : la tentative menée ici pour recenser quelques-uns des détenteurs de savoir-faire en matière d'architecture locale reflète la permanence d'une grande richesse technique et culturelle. Et ce n'est pas un simple truisme, car il semble bien que dans certaines régions françaises la totalité des savoirs concernant le bâtiment pré-industriel a quasiment disparu, à la suite de mutations historiques et sociologiques exceptionnelles. Citons, pour mémoire, les cas d'amnésie culturelle en matière de techniques architecturales propres aux zones de Picardie sinistrées par quatre ans de guerre de tranchées. On constate ainsi la disparition, dès les années 20, des techniques nécessaires à l'entretien d'un bâti brutalement et totalement dévalorisé à la suite des destructions. Les habitants des villages bombardés eurent ainsi à cœur de faire table rase du bâti ancien pour deux raisons : tout d'abord pour toucher les fameux « dommages de guerre » attribués par l'État, d'autre part pour faire disparaître tous les témoignages de ce cauchemar récent.

11Inversement, on constatera qu'il existe deux contextes, géographique et sociologique, très distincts, qui ont favorisé une bonne transmission des savoirs techniques en matière de construction préindustrielle. Le premier concerne les quelques secteurs ruraux marqués par un certain conservatisme propice à la persistance et à la bonne transmission spontanée des pratiques d'entretien à l'identique du bâti rural. Ce constat peut être effectué en particulier dans les régions d'économie bocagère, pour lesquelles les travaux d'ethnologues ont déjà révélé par ailleurs certaines particularités dans le domaine des systèmes de représentation. C'est dans ce contexte que l'on rencontrera le plus souvent des auto-constructeurs ou auto-réparateurs, effectuant des opérations d'entretien sur leurs bâtiments. A contrario, les zones de grande production agricole industrielle semblent avoir peu favorisé la permanence des pratiques anciennes dans le domaine des techniques en général.

12D'un type bien différent, d'autres facteurs explicatifs dans la transmission, et même souvent, dans la réappropriation des techniques doivent être indiqués ici. La proximité de Paris (rayon de 100 km autour de la capitale) ou de Rouen, a entraîné le développement des résidences secondaires dès l'entre-deux-guerres, avec quelques bastions déjà anciens, situés en pays d'Auge ou aux abords des grands domaines paysagers du sud de l'Oise. Par ailleurs, en Normandie, l'habitat dispersé en pays bocager a correspondu dès le début du xxe siècle aux modèles d'habitat de plaisance recherchés par les habitants des villes.

13La clientèle des citadins résidents secondaires et des résidents principaux aisés a constitué depuis cinquante ans un atout déterminant dans le maintien de certains savoir-faire, et dans la stimulation des artisans à conserver, ou parfois à réapprendre, les pratiques anciennes du bâtiment. Certains secteurs concernés par la construction en pierre (par exemple, la moitié sud du département de l'Oise) constituent également des zones où domine le régime de la grande propriété céréalière (Vexin, Valois, Clermontois). D'importants domaines fonciers ont ainsi été concentrés, et les exploitants en faire-valoir direct de ces secteurs méridionaux de l'Oise constituent souvent une clientèle soucieuse du maintien de la qualité architecturale de leur patrimoine.

14La présence de considérables gisements de pierre calcaire de très bonne qualité, situés sur les bords de l'Oise (départements de l'Oise et de l'Aisne) et donc à proximité immédiate de la région parisienne, a constitué évidemment un facteur essentiel de maintien et de transmission des savoir-faire liés à l'extraction et à la taille.

15Par ailleurs, le rôle incitatif joué, tout au long du xxe siècle, par le service des Monuments historiques a été important dans tous les secteurs marqués par la concentration importante d'édifices monumentaux (églises, châteaux, abbayes). En effet, face à la richesse de ce patrimoine d'exception et aux nécessités de son entretien — notamment à la suite des destructions occasionnées par les deux guerres mondiales — le service des Monuments historiques a largement contribué à maintenir, voire à créer complètement certaines entreprises. Ces établissements, en particulier ceux qui disposent des qualifications 15, 126, et 310 (mention « travaux d'art ») qui sanctionnent l'aptitude à travailler sur le patrimoine ancien et l'architecture de qualité, attribuées par un organisme de contrôle interprofessionnel, l'O.P.Q.C.B., ont pu ainsi, pour répondre à la demande de la collectivité, assurer une véritable fonction de conservatoire des techniques du bâtiment « à l'ancienne ». Il s'agit essentiellement d'entreprises de maçonnerie-taille de pierre et de couverture.

16La place des compagnonnages et de l'itinérance dans la transmission des savoir-faire du bâtiment au nord de Paris reste faible (voir les chiffres figurant en annexe). On constate en effet que les sociétés compagnonniques ne se sont guère implantées dans ces secteurs qu'après la dernière guerre mondiale (sièges à Lille, Rouen, Troyes). Elles ne sont toujours pas représentées en Picardie. Les grandes entreprises de ces régions semblent conserver parfois une certaine méfiance vis-à-vis de la main-d'œuvre compagnonnique, tout en lui reconnaissant d'incontestables qualités professionnelles. Nous retrouvons là des survivances d'états d'esprit anciens liés aux conflits qui opposèrent souvent, aux siècles passés, patronat sédentaire et ouvriers itinérants. Dans tous les cas on ne peut que souhaiter, pour la bonne transmission des savoirs techniques du bâtiment, que les compagnons — qu'ils appartiennent à l'un ou l'autre regroupement — viennent par leur pratique de l'itinérance, rompre l'immobilisme géographique des ouvriers du nord de la France, et contribuer à redynamiser un secteur fortement frappé de conservatisme.

17A certaines régions correspond, parfois depuis des époques fort anciennes, l'emploi de techniques et de matériaux spécifiques, au point que l'on peut leur reconnaître la fonction de marqueur de l'identité culturelle locale. L'étude monographique pour chaque département recensé, d'un domaine technologique distinct caractéristique a permis de faire émerger l'existence de contextes divers quant à la place qu'occupe aujourd'hui le savoir-faire traditionnel dans la perception du bâti par les usagers. Le cas de la brique joue un rôle important dans plusieurs des départements concernés. Pour le Nord et le Pas-de-Calais, ce matériau détient encore une place prépondérante dans la construction neuve (le Bénélux et la Grande-Bretagne voisins présentent une situation similaire). Une étude monographique sur le savoir-faire d'un ouvrier briqueteur a donc été proposée pour le Pas-de-Calais par Franck Lahure, tandis que Chantal Pontvianne étudiait de son côté dans un contexte proto-industriel la fabrication des briques dans une petite entreprise ornaise.

18En Picardie, la situation est plus nuancée que dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

19Il faut bien constater qu'aujourd'hui, la brique n'est plus guère valorisée dans l'Oise, contrairement au Nord-Pas-de-Calais, et même à la Somme. On verra là, peut-être, l'un des signes marquant le rejet culturel des valeurs caractéristiques du Nord : l'architecture de brique peut être souvent assimilée à celle des corons, des usines, des friches industrielles, etc.

20Il n'est pas rare en 1988 d'observer le rhabillage extérieur de façades de briques en bon état à l'aide de matériaux beaucoup moins durables tels que crépis plastiques, etc., dans le but de rompre l'« effet coron » que suscitent les façades de brique crasseuses.

21Inversement à cette évolution négative de la cote de popularité de la brique dans le département de l'Oise, happée par le système de valeur de l'architecture d'Ile-de-France, il existe pourtant des indices d'une démarche parallèle, de sens opposé. Un courant, porté par les architectes, les associations de sauvegarde, telles que Maisons paysannes de France, les partenaires de développement local, marque au contraire un regain d'intérêt pour la restauration et l'utilisation en construction neuve de la brique2.

22Un certain nombre de techniques et de savoir-faire ont donc été retenus pour un approfondissement monographique, lié, presque toujours, à l'activité d'un détenteur de savoir-faire, pris comme personnage central de l'étude.

23Voici les thèmes retenus :

  • Aisne : un maçon de plâtre gros, étude d'Yves Bourgin, Maisons paysannes de l'Aisne ;

  • Calvados : une entreprise spécialisée dans le pan de bois, par F. Lahure ;

  • Eure : un chaumier (étude : F. Lahure) ;

  • Manche : la couverture de schiste (étude : Arnaud Deplagne) ;

  • Nord : la taille de la pierre bleue (étude : Jean-Jacques Soulas) ;

  • Oise : une carrière de calcaire grossier (étude : F. Calame) ;

  • Orne : une briqueterie proto-industrielle (étude : Chantal Pontvianne, Maisons paysannes de l'Orne) ;

  • Pas-de-Calais : un maçon briqueteur (étude : F. Lahure) ;

  • Seine-Maritime : un tailleur de silex (étude : Isabelle Dupuis) ;

  • Somme : un maçon de torchis (étude : Nicole Dupré, Maisons paysannes du pays de Somme).

24Si imparfait d'un point de vue statistique que puisse paraître l'échantillon produit avec les 500 fiches individuelles, il a paru intéressant de livrer une première approche quantitative des données, sous l'angle des moyennes d'âge et des modes de formation le plus volontiers mis en avant par les informateurs. Quelques grandes conclusions peuvent en être déduites, par exemple sur la plus ou moins grande vitalité des corporations, la situation parfois critique de certains corps de métiers, la place prépondérante accordée jusqu'à maintenant à la formation « sur le tas ». L'on sait pourtant que le personnel de l'Éducation nationale compte dans ses rangs un certain nombre d'enseignants compétents dans les domaines qui concernent cette étude (plusieurs d'entre eux ont été d'ailleurs recensés), mais il est assez rare que ces formateurs aient la possibilité de les introduire dans les programmes scolaires, peu axés vers la réhabilitation. Un autre constat confirme également la faiblesse des effectifs compagnonniques dans cette partie de notre pays.

25Les pistes d'exploitation de ces éléments documentaires sont multiples, même si la méthodologie employée ne permet finalement qu'une image très floue de la réalité dans ce domaine. Une confrontation autour de ce premier sondage se révèle dès maintenant indispensable, si l'on souhaite poursuivre plus avant, et notamment étendre une semblable démarche aux autres régions françaises. La finalité de cette enquête étendue au plan national pourrait être double : permettre à un public le plus large possible de mieux connaître les potentialités humaines et techniques des régions, poser enfin, avec l'aide d'éléments quantitatifs et qualitatifs, jusqu'à présent complètement inédits, les bases d'une réflexion sur les processus de transmission du savoir dans le domaine du bâtiment.

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Notes

1Cf. F. Calame, « Peau de bois, peau de pierre », in Terrain n° 9, 1987, pp. 82-91.
2On trouvera dans M. Bozon et A.-M. Thiesse, 1986, La terre promue. Gens du pays et nouveaux habitants dans les villages du Valois, Fondation Royaumont, des éléments sur les modèles identitaires propres à certaines des catégories sociales concernées aujourd'hui par la valorisation du patrimoine architectural.
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Pour citer cet article

Référence papier

François Calame, « L'entretien du patrimoine bâti : pour un diagnostic des savoir-faire »Terrain, 11 | 1988, 120-125.

Référence électronique

François Calame, « L'entretien du patrimoine bâti : pour un diagnostic des savoir-faire »Terrain [En ligne], 11 | 1988, mis en ligne le 18 juillet 2007, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3322

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Auteur

François Calame

Mission du patrimoine ethnologique, DRAC, Amiens.

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