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Le regard

La science du mauvais œil (malocchio)*

Structuration du sujet dans la «pensée folklorique»
Max Caisson
p. 35-48

Résumés

La continuité entre les prétendues " croyances " folkloriques relatives au " mauvais œil " et l'optique savante, très cartésienne depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIe siècle, est particulièrement apte à révéler la structure originale du sujet dans ce type de connaissances qui est aussi bien celui d'Euclide que celui des théoriciens napolitains de la jettatura.

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Lieu d'étude :

Europe
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Texte intégral

1Science du mauvais œil…Cela ne renvoie pas à quelque rationalisation que subirait la croyance au «mauvais œil» ou à la jettatura, par exemple dans l'illuminisme napolitain, mais bel et bien à l'homogénéité, dans le monde méditerranéen en particulier, et aussi dans la culture européenne, entre ce qu'on rapporte d'ordinaire aux «croyances populaires», voire même aux superstitions, et la science, tout au moins celle d'une certaine époque, qui va de l'Antiquité au XVIIe siècle et se prolonge au-delà dans bien des secteurs. Science ? Philosophie ? Religion ? Folklore ? Ces catégories sont certainement inadéquates pour désigner une forme de savoir restée prédominante jusqu'à la révolution scientifique et idéologique du XVIIe siècle européen. Le terme de «pensée folklorique» est pure convention servant à désigner quelque chose qui appartient aussi bien à la haute culture, quelquefois même la plus raffinée, et qui se signale, notamment, par une structure originale du sujet sachant. L'analyse des écrits et des croyances relatifs au «mauvais œil», en corrélation avec le rappel des caractéristiques de l'optique savante jusqu'au XVIIe siècle, nous semble particulièrement propre à faire ressortir la singularité structurelle de cette subjectivité.

2L'Italie sera très présente dans notre parcours, parce que, tout en étant un des principaux lieux où surgit la science moderne, d'une révolution souvent nommée galiléenne, elle est aussi celui d'une culture qui donne sa forme la plus élaborée et la plus brillante au savoir dont nous parlions. C'est ainsi qu'on entendra les échos pendant longtemps dans la littérature italienne, y compris dans les écrits sur la jettatura napolitaine, ces écrits sur lesquels ont attiré l'attention Benedetto Croce (Croce 1949: 280-286), Ernesto De Martino (De Martino 1963: passim), Luigi Lombardi-Satriani (Izzi 1980: 299-332) et quelques autres. L'ambiguïté de ces écrits suscite des débats qui ne sont probablement pas clos. Notre entreprise contribuera peut-être à rendre compte, en partie, de cette ambiguïté.

3Il est probable, en effet, qu'elle résulte partiellement, par-delà la diabolisation de la jettatura, d'un retour aux sources, c'est-à-dire à un mode de pensée qui appartient à une scientificité autre que la cartésienne, mais qui perdure dans la légèreté de certains essais et ressuscite hardiment dans le romantisme.

4L'idéologie cartésienne de la science exige une nette opposition entre matière et esprit, et dévalorise l'imagination en ôtant aux images leur vigueur signifiante. Théoriser la croyance1 au mauvais œil ou à la jettatura implique qu'on revienne sur ce dualisme et cette dévalorisation.

Le souffle de l'imaginaire

5Ernesto De Martino trouve une certaine incohérence dans la Cicalata sul fascino de Nicolà Valletta. La jettatura (qui est un peu plus que le mauvais œil: elle en est comme l'amplification) y est «tantôt considérée comme fièvre de l'imagination, tantôt comme effluves et émanations matériels provenant du corps fascinateur et que celui-ci propagerait par son regard, sa parole, son souffle, son contact et autres choses analogues: le point de vue psychologique est donc éclectiquement mêlé au point de vue plus proprement physico-naturel et cosmologique [...]» (De Martino 1963: 186). Il n'est pas du tout certain, cependant, qu'il y ait ici une contradiction ou une incohérence.

6En fait, il est probable qu'il n'y a pas lieu, dans ce contexte, d'opposer une théorie psychologique mettant en avant la puissance de l'imagination à une conception «physico-naturelle» mettant l'accent sur des effluves corpusculaires, électriques, magnétiques, etc. Si l'imagination est considérée comme pouvant avoir des effets physiques, voire même matériels, c'est parce qu'elle est conçue comme étant elle-même quasi corporelle. Dans une tradition de pensée qui n'a jamais totalement disparu, l'imagination a un rapport étroit avec ce qu'on appelle encore au XVIIe siècle les «esprits animaux» (même Descartes conserve le terme, peut-être pour mieux en réduire la résonance peu cartésienne). Cette tradition emprunte aux stoïciens, mais dans une ligne qui remonte au moins jusqu'à Aristote. Elle reste présente dans la scolastique, mais prend une vigueur nouvelle chez les auteurs de la Renaissance italienne. Robert Klein y est plusieurs fois revenu. Par exemple, dans «L'imagination comme vêtement de l'âme chez Marsile Ficin et Giordano Bruno», il écrit: «[...] L'image, mi-sensation et mi-idée, avait besoin d'un substrat moitié corps moitié esprit. Or ce substrat était tout trouvé dans le pneuma des stoïciens et dans les esprits animaux des écoles médicales antiques. L'imagination s'alliait à ce souffle aérien ou igné pour plusieurs raisons, dont le fait qu'elle accompagnait nécessairement, selon Aristote, toute pensée – lui fournissant, pourrait-on dire, son corps subtil; qu'elle comprenait le sens commun, centre et directeur de tous les sens, assumant ainsi le rôle attribué en physiologie aux esprits animaux [...]» (Klein 1970: 69)2.

7Ce qui surtout nous intéresse ici, c'est qu'on rendait compte, par ce moyen, des effets de la fascination et de l'action du regard amoureux ou envieux, action qui peut être physique et matérielle. Comme l'écrit encore Robert Klein, «l'action extérieure de l'esprit était la solution passe-partout de tous les problèmes théoriques que posaient les miracles de la magie naturelle, depuis les phénomènes physiques tels que l'œuf de l'autruche couvé par le seul regard de la mère jusqu'au souffle divin inspirateur de la poésie du vates [...]» (Klein 1970: 35). Enfin, «les yeux étant considérés comme les portes naturelles du spiritus phantasticus, le charme du regard trouvait une explication d'autant plus convaincante qu'elle rejoignait les superstitions du malocchio» (Klein 1970: 42).

8De fait, Léonard de Vinci, défendant la thèse de la réalité du mauvais œil, c'est-à-dire de l'action extérieure du regard sur les êtres et sur les choses, invoque le cas du loup dont on dit que le regard prive de voix celui qui l'a vu, le cas du basilic qui tue par son seul regard, le cas des jeunes vierges dont les yeux attirent l'amour des hommes, et, enfin, celui de l'araignée et de l'autruche dont on dit qu'elles couvent souvent leurs œufs seulement en les regardant (Vinci 1942: 379-396). Il y a bien ici absence d'opposition entre une interprétation psychologique du mauvais œil et une interprétation physiologique ou cosmologique. La théorie du malocchio rend compte, d'un même mouvement, de l'attirance amoureuse et de la reproduction des autruches, du mutisme de ceux qui ont vu le loup et de l'engendrement des araignées.

9Ce serait une erreur, cependant, de penser que le genre de théorie qui est implicite dans les textes de Léonard de Vinci est lié à l'ambiance philosophique particulière de la Renaissance italienne. La scolastique la plus rigoureuse se réfère, sur le même sujet, celui du mauvais œil, à une semblable conception de l'imagination. Saint Thomas, qui regarde la fascination comme un fait, la rapporte au pouvoir du mauvais œil. Et ce pouvoir est celui de l'imagination: l'œil est affecté par la forte imagination dans l'âme et, de la sorte, corrompt et empoisonne l'atmosphère, si bien que des corps tendres et fragiles3 tombant sous son regard peuvent en subir des dommages (Gifford 1958: 12). Thomas de Cantimpré, considéré comme un précurseur de la science moderne, explique, à la même époque, le fait qu'un homme qui est vu par un loup devient muet par l'action desséchante sur sa gorge du pneuma, autrement dit du spiritus issu du regard du loup.

L'œil qui palpe

10Il ne faut pas s'étonner que des auteurs chrétiens, aussi peu suspects d'hétérodoxie, acceptent comme allant de soi le fait de la puissance du malocchio que le sens commun d'aujourd'hui rangerait volontiers parmi les superstitions à fort relent de paganisme. Il ne faut cependant pas oublier que ces auteurs ont pour eux l'autorité, non seulement des Pères, mais des Evangiles eux-mêmes et des Épîtres de Paul. Douter de la réalité du mauvais œil, c'est douter des Écritures elles-mêmes. Mais, mieux encore, celles-ci suggèrent que les auteurs des Évangiles sont en accord avec une doctrine optique qui a été, pendant une très longue période, aussi bien celle de la pensée commune que celle de la science la plus «pointue», comme on dit aujourd'hui. Si saint Paul, dans l'Épître aux Galates, attribue au mauvais œil le pouvoir d'ôter aux Galates leur foi (Gal. : III, 1)4, on peut lire, à travers les textes de Mathieu, Luc et Marc, les linéaments d'une conception susceptible de s'accorder avec l'idée d'une puissance aussi redoutable. Marc range le mauvais œil – ophtalmos ponéros – parmi les mauvaises choses qui sortent de l'homme (Marc: VII, 20-23). Luc et Mathieu sont plus explicites, qui font de l'œil la lampe du corps, et du mauvais œil, par conséquent, une mauvaise lampe qui obscurcit au lieu d'éclairer (Luc: XI, 33-36; Mathieu: VI, 22-23).

11Cette métaphore, qui est moins, en fait, une métaphore qu'une théorie, a une longue histoire. Elle est déjà chez Empédocle, dans le passage célèbre des Phusika où il expose sa conception de la vision et sa physiologie de l'œil. L'œil y est comparé à une lampe dont le feu «perce au-dehors, si loin qu'il peut aller». Le principe actif de l'œil est le feu, concentré dans la pupille, qu'Empédocle nomme «la fillette à l'œil rond» (kuklopa kouren) (Empédocle 1953: 273). Ce feu ne se distingue pas de la lumière. Quelle que soit l'interprétation choisie du passage, dont le sens est contesté, c'est ce feu-lumière qui, pour Empédocle, voit. Selon Charles Mugler, nous aurions ici l'origine de la conception grecque du rayon visuel, fondamentale dans l'optique hellénique (Mugler 1964: 86).

12L'optique ancienne n'est pas du tout la théorie de certains phénomènes ondulatoires, elle n'est pas un chapitre de la physique telle que nous l'entendons, elle est bien une optique, c'est-à-dire une théorie du regard, et le problème qui domine toute l'histoire de cette optique depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIe siècle est: comment voyons-nous? Est-ce par le transfert vers l'œil de l'image des choses (théories de l'intromission) ? Ou par l'extériorisation de quelque chose qui sortirait de l'œil pour aller, en quelque sorte à distance, palper les objets de la vue (théories de l'extramission) ? Ce problème d'action à distance, qui n'est pas sans analogie avec celui que posera plus tard la notion newtonienne d'attraction gravitationnelle, appelle une solution qui permette de substituer un contact à l'action à distance. Ce contact s'opère donc soit par délégation vers l'organe visuel d'une représentation matérielle des choses, soit par projection vers les choses d'un élément qui, en somme, ira voir au loin à la place de l'œil, celui-ci émettant une sorte de pseudopode temporaire5. Et ce pseudopode, on le concevra presque toujours comme un feu ou un rayon lumineux, mais un rayon lumineux actif et sentant autant que sensible et qui est assimilé au regard. C'est la doctrine pythagoricienne, celle, par exemple, d'Archytas de Tarente dont Apulée nous dit qu'il «considérait que la vision provenait exclusivement d'un feu invisible qui, sortant de l'œil, allait toucher les objets et en faisait connaître les formes et les couleurs» (Ronchi 1956: 17). La doctrine opposée est typiquement celle des atomistes, démocritéens, épicuriens, etc.

Le corps de la vision

13Cependant, même chez Démocrite, la théorie de l'extramission réapparaît à travers celle de l'intromission, parce que cette dernière est une théorie qu'on pourrait dire instable. Les émissions de simulacres (eidola) qu'elle suppose sont, en effet, universelles et elles doivent donc procéder aussi bien de l'œil voyant que de l'objet vu. Effectivement, Théophraste dit bien que, selon Démocrite, la vision se produit par l'image ; cependant, l'image ne se constitue pas immédiatement sur la pupille, mais dans l'air, entre l'œil et l'objet: l'air, entre l'œil et l'objet, «recevrait une empreinte en se resserrant sous l'action de l'objet vu et du voyant, car toute chose émet constamment un certain effluve» (Théophraste, De sensu: 50). C'est cet air, ainsi solidifié et coloré, qui fait image «dans les yeux humides». Le caractère «subjectif» de certaines de ces images matérielles apparaît clairement lorsque les démocritéens s'efforcent de rendre compte des effets de l'ophtalmos poneros. Dans Le Banquet de Plutarque, qui comporte une longue discussion sur la question du mauvais œil, un démocritéen, un certain Gaius, s'exprime de la façon suivante : «Les émissions des êtres méchants ne sont pas essentiellement exemptes de sentiments ni d'intentions et [...] elles sont au contraire chargées de toute la malignité et de toute l'envie de celui dont elles émanent; c'est avec cela qu'elles s'impriment, demeurent et s'installent dans la victime, dont elles troublent et corrompent ainsi le corps en même temps que l'esprit» (Plutarque Symp.: 625 C-626 E).

14On retrouve le même effort de synthèse dans le platonisme, et la même réciprocité entre le connaissant et le connu. Mais, dans le platonisme, la balance penche nettement du côté des théories de l'extramission, sous une forme qui ouvre la voie à la théorie euclidienne, que l'histoire de la science revendique comme sienne, qui est considérée comme scientifique au sens moderne du mot, mais qui, en fait, ne l'est pas vraiment, et qui témoigne d'autant plus éloquemment de la continuité entre le «folklorique» et le «savant» dans la culture antérieure au XVIIe siècle, particulièrement en ce qui concerne le regard.

15Selon Platon donc, «les yeux projettent des traits de lumière vers les objets, en même temps que les objets extérieurs rayonnent du feu fluide de leurs surfaces vers les yeux, et les deux rayonnements opposés de cette "synaugie" – littéralement: "conjugaison d'éclats lumineux" – se réunissent dans le "corps de la vision", au moyen duquel les êtres vivants perçoivent la réalité extérieure. Ce "corps de la vision" est une sorte d'organe temporaire du tact, en forme de droite» (Mugler 1964: 10). Chez les théoriciens de l'optique à partir d'Euclide, il devient le «rayon visuel», ligne issue de l'œil et qu'on appelle en grec opsis ou aktis (aktis signifie «rayon lumineux»). Chez Platon lui-même, on perçoit déjà une tendance à privilégier l'opsis par rapport au rayonnement extérieur, qui semble moins l'intéresser, en ce qui concerne tout au moins le mécanisme de la vision. Chez les platoniciens ou platonisants ultérieurs, cette prédominance du côté pythagoricien de la doctrine deviendra encore plus évidente.

16C'est particulièrement vrai de celui dont le nom est parfois pris comme un symbole de la rationalité scientifique, à savoir Euclide, qui, outre sa géométrie, nous a laissé aussi une Optique et une Catoptrique. Théon d'Alexandrie, qui, au IVe siècle apr. J.-C., a publié une recension de l'Optique fort précieuse, dit, en parlant d'Euclide : «Le fait que toute lumière se propage suivant une ligne droite étant sensible et patent pour tout le monde, il s'est occupé de l'œil et des rayons qu'il projette. Il a voulu qu'on lui concède aussi que ces rayons se propagent selon des lignes droites tout en s'écartant l'un de l'autre [...].» Cette dernière disposition permet, à la différence de ce qui se produirait si on adoptait la théorie de l'intromission, de rendre compte du fait que les objets regardés ne sont pas vus entièrement d'emblée et tous à la fois «[...] Si des images excitant notre perception affluaient continuellement de tous les corps, quelle serait dès lors la cause pour laquelle celui qui cherche une aiguille ne la voit pas, et pour laquelle celui qui regarde attentivement un livre n'en voit pas toutes les lettres ?» (Euclide 1959: 55). Enfin, si les éléments qui excitent l'organe visuel venaient de l'extérieur, il aurait fallu que son organisation fût concave et appropriée à la réception des éléments en question, comme c'est le cas pour l'ouïe, l'odorat et le goût. Or l'organe de la vue est convexe (Euclide 1959: 56).

17Cette curieuse argumentation, qui oppose les récepteurs sensoriels creux aux organes saillants, suggère un rapprochement entre la vue et le toucher, tout au moins le toucher actif. Et, effectivement, «dans la 23e proposition de la Catoptrique, Euclide parle de rayons plus longs et plus courts d'où résulte la perception différente des points, visuels plus lointains ou plus proches, comme si l'œil sentait la longueur du rayon qu'il émet», dit Vasco Ronchi (1956: 18). De fait, nous sentons bien la longueur de notre bras ou de nos doigts. Voir, c'est donc toucher au loin, palper à distance. Dans ces conditions, ce peut être aussi bien frapper ou, mieux, brûler, mettre le feu. Nous allons voir pourquoi.

Similia similibus cognoscuntur

18Un point essentiel, effectivement, rend compte de plusieurs paradoxes euclidiens et permet de mieux comprendre pourquoi, d'une façon générale, jusqu'au XVIIe siècle, et malgré des théories de la vision qui semblent aller en sens contraire et ouvrir la voie à l'optique moderne, l'étrange doctrine pythagoricienne prévaut et laisse des traces même chez ceux qui la combattent. Ce point essentiel est la thèse, couramment admise, selon laquelle c'est la lumière qui voit: le visible est aussi le voyant. Et cette thèse dérive elle-même de l'idée que seul le semblable peut connaître le semblable.

19D'où vient donc la lumière qui est dans l'œil et qui seule lui permet de voir, en allant, comme nous venons de l'exposer, au-devant des objets vus ? Elle vient, selon Platon, du soleil lui-même: «[...] Le pouvoir de voir que l'œil possède ne lui est-il pas dispensé par le soleil comme un fluide qu'il lui envoie et qu'il met en réserve?» (Platon Rép.: VI, 508b). C'est que l'œil est au corps ce que le soleil est à l'univers sensible. Cette assimilation de l'œil au soleil se retrouve constamment, par la suite, dans l'histoire de l'optique. Elle est présente chez Euclide. Dans la démonstration de la dernière proposition de la Catoptrique, la 30e, Euclide parle de rayons émis par le soleil qui se reflètent sur un miroir de la même manière que, dans les démonstrations précédentes, il parlait de rayons émis par l'œil qui se reflètent sur des surfaces jusqu'à ce qu'ils atteignent les objets (dans l'optique ancienne, on ne peut voir les choses que là où elles sont).

20Mais, comme la proposition 30 est celle qui dit que la chaleur (pûr = le feu) dégagée par les miroirs concaves disposés dans la direction du soleil met le feu (il s'agit peut-être d'un emprunt à un traité perdu d'Archimède sur les effets comburants des miroirs), on est en droit de se poser la question: dans des conditions favorables, l'œil peut-il, lui aussi, mettre le feu? Au cœur des amants, oui, sans doute! La fascination et le mauvais œil ne sont plus très loin.

21La clé de l'analogie entre l'œil et le soleil, c'est Plotin, finalement, qui nous la donne dans la première Ennéade: «Jamais l'œil n'eût pu voir le soleil s'il n'avait pris la forme du soleil. Car il faut rendre ce qui voit parent et semblable à ce qui est vu pour s'appliquer à contempler» (Plotin, Les Ennéades: I, 6-9).

22Ce principe de similitude est ce qui régit encore l'optique de Ptolémée, l'autre grand monument de l'optique ancienne, après le traité d'Euclide. Il nous manque le premier livre de cette œuvre. Il ne nous est parvenu que sous la forme d'une traduction latine d'une version arabe. Il a été excellemment commenté par Gérard Simon, qui a fait beaucoup pour l'histoire de l'optique et à qui nous emprunterons beaucoup également. Le premier livre de Ptolémée semble donc avoir été consacré à «montrer en quoi du semblable peut agir sur du semblable ou réagir sur lui: de là un parallèle entre vue et lumière, considérées comme les espèces d'un même genre» (Simon 1988: 85). A vrai dire, il faut ajouter ici à la vue et à la lumière l'âme et la couleur. Elles appartiennent toutes à un même genre, apparenté à l'éther ou quintessence. Vue et lumière ont en commun non seulement une même nature, mais des propriétés semblables: propagation en ligne droite et instantanée, pénétration des milieux transparents, arrêt sur les corps opaques, etc. On voit plus nettement avec les deux yeux qu'avec un seul pour la même raison qui fait qu'on voit mieux un objet éclairé par deux sources lumineuses que celui qu'une seule éclaire.

23Mais la similitude est ce qui fonde la connaissance. La connaissance est assimilation ou identification. Connaître, c'est devenir ce que l'on a à connaître. Voir un objet lumineux, c'est être soi-même lumière. C'est ainsi aussi qu'on ne voit les couleurs que dans la mesure où notre vue se colore elle-même au contact des objets colorés. Ici aussi joue, d'ailleurs, l'analogie entre la lumière et la vue: «Quand la lumière franchit un obstacle transparent mais coloré, elle en reçoit la teinte et la reporte sur les choses qu'elle éclaire, comme on peut le constater pour un rideau fin ou un vitrail. De même bien des faits attestent que la vue s'imprègne de la teinte de ce qu'elle touche ou de ce qu'elle traverse. Si nous fixons une couleur éclatante suffisamment longtemps, notre regard la reporte ensuite sur les autres objets» (Simon 1988: 83). En fait, jusqu'à Kepler compris, on pensera la persistance de l'image rétinienne sous la forme d'une coloration rémanente des «esprits visuels».

24Au-delà de l'obstacle épistémologique que pourraient constituer, selon Gérard Simon, les archétypes techniques de la teinture ou de la peinture, une pensée du sensible par le moyen du sensible, une pensée, si l'on veut, de type «folklorique» ou «sauvage» implique une structuration du sujet telle qu'il ne se distingue pas du monde qu'il a à connaître. Gérard Simon disait «un sujet en troisième personne» dans sa thèse sur Kepler; il parle ici d'une «psychologie sans sujet psychique» (Simon 1988 : 83). C'est que le sujet reste plongé dans l'univers visible et sensible, un univers où la distinction du mental et du physique, de la res cogitans et de la res extensa, n'existe pas, si bien qu'il est impossible, par exemple, d'assigner, dans le style cartésien, un statut psychique ou physique au «rayon visuel»: «Ce n'est pas une entité physique puisqu'il sent la couleur des choses et [...] a le sentiment de sa propre longueur; mais ce n'est pas non plus une donnée de la conscience, bien qu'il explique les caractères de la perception visuelle, puisqu'il s'étend hors du corps dans l'espace et y suit des lois géométriques, y subit des chocs matériels et des changements de qualité» (Simon 1988: 90-91).

25On retrouve ici le statut ontologique, pour nous étrange et ambigu, du spiritus phantasticus, sur un terrain que nous n'assignerions plus cette fois à la psychologie, mais à la physique. Il s'agit en réalité, dans les deux cas, d'une physique, mais une physique autre.

26Ce qui caractérise aussi cette physique, c'est la réciprocité qui y règne entre ce qui, pour nous, serait du côté du sujet et ce qui serait du côté de l'objet. Dans la perception visuelle, ce qui perçoit a un caractère quasi matériel et l'acte perceptif est véritablement une action, une action causale qui a des effets matériels autant que psychiques. Mais, inversement, puisque ce qui voit dans l'œil, ou plutôt hors de l'œil, c'est la lumière, il est patent que tout objet lumineux voit. Les choses voient et ce qui voit en nous est chose; pour tout dire: miroir !

L'œil-miroir

27La notion de «rayon visuel», mais aussi la réciprocité qu'elle entraîne entre voyant et vu, ou vision et visible, a peut-être son origine dans Homère. Disons plutôt qu'il témoigne, avec tous les poètes grecs de l'Antiquité, de la représentation très ancienne d'après laquelle les corps célestes sont doués de la faculté de la vue, du fait qu'ils rayonnent de la lumière. Puisque le rayonnement de l'œil s'accompagne de perceptions visuelles, les corps célestes sont doués, grâce à leur rayonnement, de la faculté de voir. Ils ont donc un œil, ou plutôt ils sont un œil. C'est ainsi que, pour Homère, le soleil «regarde de ses rayons». L'expression se retrouve chez Hésiode. Pour Sophocle, le soleil est un «œil sacré», et, pour Euripide, la lune est «l'œil de la nuit», etc. Ainsi va la réciprocité, que la langue même suggère; nombre de langues, car si, pour le grec, augè signifie (au pluriel) «rayons» (du soleil), mais aussi «yeux», comme phôs désigne les yeux aussi bien que la lumière et derkesthaï le fait de rayonner comme de regarder, en latin lumina dit autant les yeux que la lumière, l'irlandais a le même mot, suil, pour l'œil et le soleil, etc.

28Ce que la langue grecque indique également et qui fait se rejoindre la théorie du regard et celle du spiritus, c'est que l'émission de rayons par les yeux ou par un corps brûlant est couramment conçue soit comme une effluence, un écoulement, soit comme une exhalaison, un souffle. Elle peut être désignée par un verbe comme pneîn et le substantif correspondant pneuma, ou par rheîn et le substantif rheûma. Rheûma c'est, d'après le merveilleux Dictionnaire historique de la terminologie optique des Grecs, «le mouvement du feu, en particulier celui de la lumière projetée par un corps incandescent ou par les yeux» (Mugler 1964: 349).

29Mais rheûma désigne aussi les «sécrétions ignées» des miroirs! C'est que les miroirs, eux aussi, émettent des rayons. Par exemple, selon Ætius, «Empédocle présente les images se formant sur les miroirs comme [...] achevées par le fluide igné qui est sécrété par les miroirs et qui entraîne avec lui l'air localisé devant lui» (Ætius: IV, 14, 1). C'est ce fluide qui donnerait de la consistance aux images émises par nous en les enveloppant.

30On soupçonne, à partir de là, que les miroirs voient, et qu'inversement, bien entendu, les yeux, sont comme des miroirs (l'argot dit des «mirettes»). Ce sont des miroirs actifs évidemment, puisque ici l'image voit. Mais c'est le cas de toute image qui, au fond, nous regarde lorsque nous la regardons. Toute la pensée «folklorique» est pénétrée d'idées de ce genre, mais également la pensée «savante» antérieure au XVIIe siècle, et celle qui la suit lorsqu'elle se détourne du modèle cartésien. Dans cette structure – en miroir ! –, symbolique en quelque sorte de la réciprocité sujet/objet, la possibilité du malocchio se trouve finalement inscrite.

31Un mot dit bien cette structure: c'est le mot pupille, pupilla en latin, «petite fille» ou «petite poupée» (on trouve aussi pupus, «petit garçon», au même sens de «pupille»). En grec, koré (ou kouré) a le même sens. La même appellation se retrouve en hébreu, en sanscrit. L'espagnol niñas de los ojos est très explicite. Mais déjà dans l'Égypte ancienne, la pupille est appelée «la jeune fille qui est dans l'œil»6. Si on considère que c'est la pupille qui voit (pupilla peut signifier «œil»), c'est bien parce qu'elle est un miroir où nous nous reflétons en petit. Pline dit bien: «Les yeux sont un miroir si parfait que cette pupille toute petite rend l'image entière d'un homme» (Pline, Hist. nat. : XI, ch. 53).

32Pour beaucoup d'auteurs anciens, c'est par l'image reflétée ainsi dans la pupille que nous voyons. Il est à craindre cependant qu'ils aient été mal compris par les lecteurs modernes, postcartésiens. Car dire que nous voyons par les images qui se forment sur la pupille (ou ailleurs dans l'œil aussi bien) ne signifie pas nécessairement que nous voyons par une inspection de l'esprit sur ces images, mais peut vouloir dire que ce sont les images elles-mêmes qui voient. Mais si elles voient, c'est qu'elles ont une âme, une psukhè. De fait, il y a une «âme pupilline», qui est aussi une âme-image. Mais de qui est-ce l'âme ? La question se pose, dans la mesure où cette image est en nous celle de l'autre, la pupilla, comme elle est, en l'autre, la nôtre.

33La réponse ne peut qu'être ambiguë. En témoigne ce passage de l'Alcibiade de Platon où, pour illustrer le fameux «connais-toi toi-même», Socrate évoque précisément l'idée que la pupille, siège de la vertu visuelle de l'œil, est elle-même un miroir où l'œil, notre œil, se connaît lui-même en regardant l'œil de l'autre, comme l'âme se connaît elle-même en regardant une autre âme, au point où réside sa vertu propre. Je sais que je vois en me voyant voyant dans l'œil de l'autre, qui me voit voyant en se voyant lui-même en train de voir... Vertigineux jeu de miroirs ! En fait, il y a là quelque chose d'assez terrifiant, qui nous fait penser à ce qu'écrit Jean-Pierre Vernant au sujet du visage de la Gorgone: «La face de Gorgô est l'Autre, le double de vous-même, l'Étrange, en réciprocité avec votre figure comme une image dans le miroir (ce miroir où les Grecs ne pouvaient se voir que de face et sous forme d'une simple tête), mais une image qui vous happerait parce qu'au lieu de vous renvoyer seulement l'apparence de votre propre figure, de réfracter votre regard, elle représenterait, dans sa grimace, l'horreur terrifiante d'une altérité radicale, à laquelle vous allez vous-même vous identifier en devenant pierre» (Vernant 1985: 81-82). Mais ce risque d'être fasciné et pétrifié par la Gorgone est inclus dans l'identification à l'image dans le miroir, identification à l'autre côté, où derrière son visage se dessine aussi celui de la Mort.

34La possibilité du mauvais œil est donc bien inscrite dans la structure même du sujet qui voit, tout au moins tel qu'il apparaît dans l'optique antérieure au XVIIe siècle, optique dont les thèmes sont cependant ancrés au plus profond de la pensée folklorique et sont constamment prêts à réapparaître au grand jour pour peu que la science contemporaine y prête la main. A noter que ce «sujet qui voit» est aisément assimilable au sujet tout court, au sujet de la connaissance, laquelle est toujours, d'une façon ou d'une autre, identifiée à un «voir».

Le mauvais regard, c'est le regard oblique

35Si, comme le dit Platon, «la faculté de voir et le pouvoir d'être vu sont attelés ensemble comme par un joug» (Platon, Rép. : VI, 507e), c'est parce que voir, c'est irradier de la lumière et donc être visible ; c'est se faire image dans le miroir de l'autre, c'est, en somme, se faire objet pour être sujet. Autrement dit, existe la possibilité, toujours présente, que le regard se réifie et, se réifiant, réifie l'autre qui est regardé, mais qui, regardant à son tour, expose son vis-à-vis au même danger. Cette réification est une pétrification, celle que fait subir la Gorgone à ceux qu'elle regarde. De cette Gorgone, Jean-Pierre Vernant a excellemment montré qu'elle est comme l'image de soi dans le miroir et, avec Méduse, comme la figure extrême du mauvais œil.

36Pour échapper à la fascination, il faut, dans la structuration «folklorique» du sujet, que l'âme-homuncule assure, des deux côtés, la réduplication analogue à l'infini des regards, réduplication à celle de miroirs parallèles se réfléchissant l'un l'autre. La moindre courbure, le moindre gauchissement fait surgir la possibilité du mauvais œil; les courbures, par exemple, qu'introduisent le strabisme, le port de lunettes, les regards «par en dessous», etc. La conséquence de cette distorsion, c'est la disparition de l'âme pupilline dans l'œil du fasciné, comme elle est absente, croit-on aussi, de l'œil du fascinateur.

37D'ailleurs, le sujet fascinateur peut être un objet, une chose privée d'âme. Le danger est présent dans les objets lumineux comme dans le regard humain ou animal: par exemple dans les lampes, et précisément dans les miroirs. Rappelons-nous que, si l'œil est une lampe, les lampes sont des yeux, et ces yeux peuvent être, comme les autres, porteurs d'un regard malfaisant. Les recueils de croyances folkloriques notent jusqu'à aujourd'hui des prescriptions du genre : quand un enfant regarde une lampe, il faut lui cacher le visage pour le préserver du mauvais œil. De même on croit qu'il est dangereux de présenter un nourrisson au miroir. Comme celui qui a vu le loup, il risque de rester muet. La possibilité d'autofascination par le miroir est bien connue depuis l'Antiquité. Les Égyptiens avaient des formules de conjuration pour s'en garder lorsqu'ils se regardaient dans un miroir. Mais l'expression «autofascination» convient-elle bien ici ? En fait le miroir, comme nous disions, regarde lui aussi, sécrétant de la lumière, et nous avons vu qu'il était un agent particulièrement efficace de malocchio. Notons, pour finir, que lampes et miroirs sont réunis dans un même interdit pythagoricien, puisque Jamblique nous dit que les pythagoriciens prescrivent de ne pas se regarder dans un miroir près d'une lampe.

38Certains des interdits que nous venons d'évoquer font surgir une question dont l'examen permet de confirmer l'homologie entre la structure du sujet dans l'optique ancienne et dans les conceptions qui sous-tendent les croyances au mauvais œil ou à la jettatura: pourquoi les enfants, surtout les nourrissons, sont-ils plus exposés que les adultes aux effets du mauvais œil, c'est-à-dire de l'invidia, de l'envie ? C'est peut-être parce que, en tant qu'êtres inachevés, encore informes, ils sont eux-mêmes envieux, jaloux. La matière désire la forme, disait Aristote. Les croyances relatives aux «envies» de la femme enceinte sont parfaitement claires sur ce point: c'est le fœtus qui envie, et c'est lui qui souffre si la femme refuse de satisfaire son envie (celle de la femme et celle du fœtus, indissolublement). De même il est clair que la femme enceinte ou la femme menstruante (n'oublions pas que le sang des règles est, dans la physiologie traditionnelle, la matière même de l'enfant, qui s'évacue lorsque celui-ci ne se forme pas) ont le mauvais œil, une influence maligne, en particulier sur les miroirs, comme Aristote l'a soutenu dans le De insomniis. Or une réciprocité des «envies» de la femme enceinte doit se produire, selon la loi générale du regard. Effectivement, celui qui refuse de satisfaire les «envies» de la femme enceinte est tenu lui-même pour envieux, envieux sans doute de l'enfant qu'elle porte en elle, et il en est puni à l'œil. La réciprocité n'est pas parfaite; l'envie de la femme enceinte l'emporte, et c'est lui qui aura un orgelet, un pseudo-enfant dans l'œil, sous la forme d'un grain d'orge. Ainsi se manifeste son identification au fœtus envieux...

39Dans ce point de rebroussement des influences cosmiques, où le monde se mire en lui-même, point de rebroussement qui, à vrai dire, est partout, le moindre décalage, temporel ou spatial, fait ce regard mauvais. Dans l'ensemble de croyances relatives au mauvais œil, le mauvais regard, c'est le regard oblique, le regard torve ou strabique, c'est-à-dire tordu. C'est également le regard qui a permis de voir en premier l'autre, avant qu'il ne voie lui-même celui qui l'a regardé : c'est ainsi que Méduse méduse, que le basilic paralyse et que le loup rend muet l'homme qu'il a rencontré. On pourrait dire, en définitive, que seul l'échange de regards fait qu'il y a un regard. C'est pourquoi on ne dit guère «mauvais regard», comme nous l'avons fait plus haut, mais bien «mauvais œil»7. C'est l'œil qui est mauvais en lui-même. Son action est donc bien involontaire. L'idée d'une fascination volontaire procède d'une diabolisation du mauvais œil, comme on le voit déjà chez saint Thomas d'Aquin, qui accuse les vieilles femmes, les vieilles masques, comme on disait naguère, d'ensorceler ainsi les petits enfants. Le mauvais œil regarde avec un regard déshumanisé, un regard tordu, celui de Gorgô ou du basilic, le regard que nous nous découvrons dans le miroir, qui est toujours un regard tordu, le regard même du miroir, toujours oblique.

Similia similibus curantur

40Que le mauvais œil soit miroir, on s'en rend compte à l'inquiétude que provoque, chez ceux qui redoutent le mauvais œil ou la jettatura, le port de lunettes. La question est posée, en particulier dans la Cicalata de Valletta, de savoir s'il faut craindre davantage les porteurs de lunettes, ces lunettes dans lesquelles on risque de ne rencontrer le regard de l'autre que sous la forme de son propre regard inversé. Les lunettes noires des notables méditerranéens, comme les chevalières et autres objets brillants portés sur soi, repoussent le mauvais œil, mais sont aussi des malocchi. Il est clair, en effet, que la défense contre le mauvais œil est très souvent un œil, et un œil qui tend à reproduire le mauvais œil lui-même, comme dans un miroir, lorsqu'il ne s'agit pas précisément déjà d'un miroir.

41Par exemple, en Italie, contre la jettatura, on utilise la pietra del pavone, la «pierre du paon» ; c'est-à-dire qu'on suspend au cou des enfants un morceau de malachite, dont les strates concentriques rappellent les yeux des plumes du paon (or les plumes du paon sont souvent censées porter malheur: elles ont le mauvais œil!). Autre procédé: on perce une noisette, on en retire l'amande, on y introduit la pierre dite catoptron (ce qui signifie «miroir») ou miroir de paon, on l'emplit avec du mercure et on la porte ainsi sur soi. D'autre part, Waldemar Deonna relève qu'on a souvent utilisé contre le mauvais œil des perles de verre, avec quelquefois des cercles ponctués, et qu'elles sont fréquemment bleues, ce qui l'embarrasse un peu parce qu'il sait fort bien que là où on redoute le plus le mauvais œil, les iris sont généralement sombres et l'œil bleu y a mauvaise réputation. Mais un mauvais œil est le meilleur remède contre le mauvais œil. C'est l'«œil bleu», perle azurée, utilisée comme antidote en Grèce et en Turquie. Les coutumes turques permettent également de retrouver, dans ce qu'on pourrait appeler un «contre-œil», la chaleur du «rayon visuel» cher à Euclide: une amulette contre le mauvais œil y est composée d'un morceau d'alun glissé dans une boule de laine bleue. On pense que, sous l'effet du mauvais œil, l'alun fondra, et ainsi l'enfant qui porte l'amulette sera protégé, l'alun ayant joué, en quelque sorte, le rôle de substitut, pour ne pas dire de fusible (Nicolas 1972: 111-112).

42Les objets brillants incrustés dans les murs protégeront, de même, la maison, et les pierres précieuses, tel le diamant, seront une garantie pour l'individu. C'est que tout ce qui brille regarde, et regarde dangereusement. C'est le cas aussi des métaux: or, argent, cuivre, acier. L'anneau de métal brillant est particulièrement efficace. La nacre est très prisée pour la même raison.

43Plus frappant encore est l'usage, aux mêmes fins, de figures grimaçantes, de masques repoussants, qui sont comme la forme la plus exaspérée du mauvais œil. C'est ainsi qu'on a utilisé, en Grèce, le masque de la Gorgone, la tête de Méduse, ce qu'on appelait le gorgoneion et qui était souvent, très significativement, réduit à un œil!

44Il est vrai que, parmi les apotropaïques protégeant du mauvais œil, on trouve aussi, très fréquemment, des représentations des organes sexuels, féminins ou masculins, particulièrement le phallus. Or, en ce qui concerne l'organe féminin, Jean-Pierre Vernant a montré l'équivalence entre la figure-masque de Gorgô et le sexe féminin. Il y a, en effet, une parenté entre Gorgô et «l'étrange figure de Baubô, personnage qui revêt un double aspect: spectre nocturne, sorte d'ogresse [...], mais aussi vieille bonne femme dont les facéties joyeuses, les gestes indécents réussissent à rompre le jeûne de Déméter, endeuillée de sa fille, en provoquant l'éclat de rire de la déesse. La confrontation des textes qui relatent cet épisode avec les statuettes de Priène figurant un personnage féminin réduit à un visage, qui est aussi un bas-ventre, confère au geste de Baubô relevant sa robe pour exhiber son intimité une signification sans équivoque: ce que Baubô fait voir à Déméter est un sexe maquillé en visage, un visage en forme de sexe; on pourrait dire : le sexe fait masque» (Vernant 1985 : 33). Le sexe fait masque, c'est, en somme, le sexe fait regard. Waldemar Deonna dit bien d'ailleurs que le sexe féminin ressemble à un œil.

45Quant au phallus, au fascinum, comme disent les Latins, à ce phallus qu'on retrouve partout, jusqu'à aujourd'hui, comme défense contre le mauvais œil, les Grecs donnent comme nom, entre autres, baubôn, ce qui souligne son rapport avec Baubô. Comme le dit encore Vernant, «il assume au pôle opposé du monstrueux une fonction symétrique». Il se pourrait bien qu'il soit, lui aussi, assimilable à un œil-miroir.

46Il serait ridicule, cependant, de vouloir retrouver, dans l'immense arsenal des défenses contre le mauvais œil, partout ce mauvais œil lui-même. Il s'y fait néanmoins des rencontres surprenantes, au prix de quelques détours. Parmi les végétaux présents dans ledit arsenal, deux paraissent des favoris: la rue et le genévrier; deux plantes qui font «voir», c'est-à-dire qui donnent aux femmes la malfaisance mensuelle du regard.

47En somme, le mauvais œil se fonde sur l'idée du double, sur l'idée que le sujet n'est que le double indéfiniment redoublé du monde. Il est significatif que, dans le nord de l'Inde, le mauvais œil soit conçu comme une sorte de double «en esprit» de l'enfant qui vient de naître, un esprit jumeau. Mais le sujet ne peut être redoublement des choses et de soi-même que parce que les choses ont un sens par elles-mêmes, parce qu'elles sont des signifiants. Les choses parlent, les choses sont aussi des idées. Cette vision du monde est aussi bien celle d'un Thomas d'Aquin, d'un Paracelse, d'un Novalis que celle de ce berger de la Barbagia dont parle Michelangelo Pira et pour qui la «cavalléité» est autant dans le cheval lui-même que dans le mot «cheval» (Pira 1978: 35-36).

48En matière d'optique, il peut donc être possible de soutenir que si la conception pythagoricienne, plus ou moins platonisée, l'a généralement emporté, jusqu'au XVIIe siècle, sur les théories rivales, c'est parce qu'elle est davantage en accord avec l'idée que la connaissance est dans les choses mêmes, dans les sensibilia, et que nous ne connaissons que dans la mesure où nous identifions à ces sensibilia, ce qui nous permet d'avoir du sens comme elles en ont (d'avoir une âme, par exemple). L'univers cartésien est celui où le sujet, seul existant producteur de sens, est néanmoins le seul à ne pouvoir en recevoir un. Il naît et meurt sans raison, et c'est sans raison également qu'il naît, par exemple, homme ou femme. C'est pourquoi de l'aboutissement husserlien du cartésianisme est issu l'existentialisme de Sartre. Pour retrouver sens lui-même, ce sujet doit être replongé dans la chaîne signifiante des mythes, replongé donc dans le monde où nous vivons. La «pensée sauvage» est cette pensée qui, par le mythe, donne au sujet son équivalence avec des objets du monde: arbres, fleurs, animaux, étoiles, outils, qui portent par eux-mêmes du sens. Le sens est antérieur à la productivité subjective, et nous y retrouvons notre égalité avec le monde sensible où nous vivons et qui seul nous permet de vivre. Ce sujet est donc corporel, mais sa corporéité n'est pas celle d'une chose qui n'est que chose; car le sens est dans les choses mêmes et non le produit de notre libre activité.

49Que nous soyons cela même qui est hors de nous, c'est d'ailleurs la thèse d'Aristote et, dans ces conditions, comme le dit Vernant, le Cogito n'a aucun sens pour un Grec, mais, d'une façon plus générale, il n'a aucun sens pour la pensée «folklorique» ou pour celle que Lévi-Strauss appelle «sauvage». Il n'a aucun sens, même dans la philosophie postcartésienne, par exemple pour un penseur comme Berkeley, penseur «folklorique» lui aussi, pour qui l'ordre des symboles et l'ordre des choses se confondent. Ce n'est pas un hasard, donc, si Berkeley cite avec faveur, dans Siris, des sources néoplatoniciennes pour lesquelles qui dit lumière dit non seulement visible, mais vision (Berkeley 1971: 100). Le feu voit, tout au moins le feu éthéré, et la conséquence est bien que les astres voient, tout ce qui est lumineux voit, y compris les miroirs.

Science et croyance

50Un dernier mot: la demi-croyance dont parle Ernesto De Martino à propos de l'idéologie de la jettatura dans le Naples des Lumières – demi-croyance illustrée, en particulier, par la Cicalata de Nicolà Valletta (De Martino 1963: 172-177) – est celle-là même que décrit par ailleurs Van Gennep à propos du folklore en général (Van Gennep 1943), attitude qu'on retrouve encore, précisément au sujet du mauvais œil chez les interlocuteurs de Clara Gallini, dont elle cite les propos dans Dono e malocchio (Gallini 1973: 145). Cela suggère qu'il n'y a pleine croyance que là où la science règne. Bien entendu, cette pleine croyance n'est pas la certitude du savoir cartésien, elle n'est pas l'attitude de celui qui sait selon les normes de la scientificité moderne. Elle est néanmoins l'attitude du sujet de la science (au sens moderne du mot) face à un contenu de connaissance, présumé en soi rationnel ou irrationnel, mais de toute façon tenu pour vrai. La croyance est attitude subjective et, au fond, volontaire: elle est donc le fait d'un sujet au sens moderne, d'un sujet libre, sans détermination préalable.

51Lorsque ce sujet n'est pas constitué, lorsque la science est dans les choses, lorsque, si l'on préfère, le sujet est un cheminement à travers les choses, des étoiles aux brins d'herbe, des montagnes et fleuves à la charrue et aux maladies, etc., alors la croyance n'est pas non plus constituée. La question du croire ou ne pas croire n'a pas de sens. Est-ce que cela a un sens de me demander si je crois au sens des mots dans la langue que je parle ou que j'écris ? Or je suis dans le monde comme je suis dans la langue.

52Cela veut dire, inversement, que lorsque la croyance est bien constituée, il n'y a plus de mauvais œil possible. C'est le cas, sans doute, dans les temps modernes, surtout après la Réforme et la Contre-Réforme. Le mauvais œil cède la place à Satan, à la religion. Là, cependant, où cet esprit moderne, celui de la science et de la croyance n'a pas pénétré, le sujet d'une science qui n'est pas la science se manifeste dans le mauvais œil ou la jettatura, comme il se manifeste dans l'optique antérieure à Descartes, et, surtout, à Newton, l'homme pour qui les couleurs n'existent plus.

53Notons pour finir que s'il est vrai que la science antique (ou médiévale) est aussi une sagesse, c'est-à-dire une connaissance de soi, cela ne veut pas dire qu'elle est pour autant science du sujet au sens moderne du mot. Dans le dispositif moderne de la connaissance, la connaissance de soi n'est la connaissance de rien, puisque tout est en dehors du sujet, susceptible de tout connaître. La science antique est une sagesse parce que le sujet ne s'y produit que comme le mouvement d'une chose signifiante à une autre. Il en est de même de la science «folklorique», de la science du malocchio.

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Bibliographie

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Notes

* Une première version de ce texte a été publiée en juin 1994 par la revue italienne Prometeo (anno 12, no 46, Arnoldo Mondadori Editore), nous remercions les éditeurs italiens de nous avoir permis de reprendre ce texte en version française.
1Nous verrons plus loin la raison pour laquelle le terme «croyance» est ici inadéquat Il n'est conservé que pour des raisons de commodité et faute d'un meilleur terme.
2C'est à partir de conceptions de ce genre qu'on explique que les imaginations de la mère puissent modifier la forme du fœtus. Cette théorie, qui est une théorie «populaire», «folklorique», se trouve développée, entre autres, chez le néoplatonicien Pophyre (1933: 320-321). Elle est, en fait, tout autant une théorie savante.
3Il s'agit bien entendu, du corps des enfants, considérés depuis toujours comme victimes désignées du mauvais œil (voir plus loin).
4Selon la version de la Vulgate, saint Paul écrit: «O insensati Galatae, quis vos fascinavit?» Saint Thomas d'Aquin est d'avis que cet emploi du verbe fascinare renvoie au mauvais œil. Il a sans doute raison, car le texte grec dit: «Tis umâs ébaskanen.» Or Michel Leturmy, traducteur de l'épître dans l'édition du N.T. de La Pléiade (Paris, Gallimard), note bien que ce verbe baskainein, qui n'est employé qu'ici dans le N.T., «comporte une relation au maléfice du mauvais œil», et il voit une confirmation de cette interprétation dans la suite du texte, qui dit: «Alors qu'on avait, sous vos yeux, affiché Jésus-Christ comme crucifié.» L’image du Christ aurait dû faire obstacle au maléfice si les Galates avaient gardé les yeux fixés sur elle (p. 609, note). La croix est d'ailleurs un moyen classique de faire obstacle au mauvais œil, même en pays musulman.
5On trouve des échos de cette conception même encore chez Descartes: dans la Dioptrique, il compare le mécanisme de la vision à celui par lequel un aveugle «voit des mains» en quelque sorte, par l'intermédiaire d'un bâton. Ce que «les objets de la vue peuvent être sentis non seulement par le moyen de l'action qui, étant en eux, tend vers les yeux, mais aussi par le moyen de celle qui étant dans les yeux, tend vers eux [...] cette action n'est autre chose que la lumière [...]». Cependant il n'y a que les animaux nyctalopiques, comme le chat, qui voient de cette manière. Pour eux la théorie de l'extramission reste valable (Descartes 1963: 654-656). Ce sans doute là ce qui fait attribuer à Descartes par Vico la thèse de l'extramission, que Vico, d'ailleurs, continue à soutenir. Mais lui aussi est un penseur «folklorique».
6Nous laissons ici de côté la question de savoir pourquoi il s'agit presque toujours d'une jeune fille ou d'une petite fille, presque jamais d'un garçon. Il faut, sur ce point, renvoyer à l'étude de Lucie Desideri (1991 : 415 sqq).
7Un exemple contraire toutefois: celui du turc, qui dit le plus souvent, pour le mauvais œil, nazar «regard», plus rarement göz «œil» (voir Nicolas 1972: 111). Est-ce en vertu d'un tabou du nom ? A noter que nazar est un mot arabe.
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Pour citer cet article

Référence papier

Max Caisson, « La science du mauvais œil (malocchio) »Terrain, 30 | 1998, 35-48.

Référence électronique

Max Caisson, « La science du mauvais œil (malocchio) »Terrain [En ligne], 30 | 1998, mis en ligne le 14 mai 2007, consulté le 02 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3304 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3304

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Auteur

Max Caisson

IDEMEC, Aix-en-Provence

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