Navigation – Plan du site

AccueilNuméros29Vivre le tempsL'oubli des morts et la mémoire d...

Vivre le temps

L'oubli des morts et la mémoire des meurtres

Expériences de l'histoire chez les Jivaro1
Anne-Christine Taylor

Résumés

L'"historiologie" jivaro secaractérise par un traitement discursif séparé de l'expérience du changement, liée aux rapports avec d'autres cultures, et de l'histoire "interne" organisée par une logique de la vengeance. L'histoire-processus, conçue comme analogue au vécu de la maladie, est prise en charge sous un forme déchronologiqée par les énoncés rituels thérapeutiques, tandis que les autobiographies guerrières retracent l'histoire linéaire de la destinée individuelle. Ces récits mettent en jeu une relation complexe entre l'oubli volontaire des morts, condition pour la reproduction des potentialités d'existence, et la perpétuation de leur souvenir dans les narrations de leurs ennemis. C'est la logique de cette configuration singulière de rapports au passé que cette contribution vise à éclairer.

Haut de page

Entrées d’index

Thème :

mémoire, mort

Mot-clé :

histoire, Jivaro, oubli, souvenir
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Cet article constitue une version considérablement revue et augmentée d'une contribution intitulée (...)

1Que l'histoire, en tant qu'ensemble de discours et de pratiques, soit indissociable de l'oubli, c'est une donnée d'évidence ; pris au pied de la lettre, le projet de restituer le passé wie es eigentlich gewesen ist mène tout droit au cauchemar encyclopédique du géographe de Borges. La mémoire historique est sélective par définition. Elle dessine de ce fait un champ de recherches que l'anthropologue est sans doute mieux à même d'explorer que l'historien : celui des lieux de l'oubli et des manières dont il est mis en œuvre, autrement dit l'analyse des pratiques et des représentations soumises à l'oubli, et celle des techniques de non-transmission ou d'effacement de la mémoire développées à cette fin. C'est à un exercice de cet ordre qu'est consacrée cette brève contribution.

Leur histoire dans la nôtre

  • 2 Sur l'histoire du bloc jivaro et de la haute Amazonie, voir, pour la période précolombienne et les (...)

2On sait aujourd'hui que les Jivaro – un ensemble pluritribal relativement homogène sur le plan culturel, situé dans la haute Amazonie péruano-équatorienne et regroupant environ 70 000 personnes à ce jour – sont le produit et les acteurs d'une histoire longue, d'une remarquable continuité, fortement impliquée dans la trame du passé républicain, colonial et même incasique du piémont andin septentrional2 : une population jivaro du piémont andin connue sous le nom de Bracamoros figure en effet dans les annales de l'empire pour l'ignominieuse défaite qu'elle infligea aux armées de l'Inca Huayna-Capac. Quant aux Espagnols, attirés dès 1550 vers les basses terres orientales par la rumeur d'abondants gisements aurifères, les « Xibaros » réussirent avant la fin du siècle à les faire refluer en masse vers les hautes terres, et à interdire l'accès à leur territoire aux nombreuses expéditions montées à partir des bourgades andines du sud de l'Audience de Quito pour tenter de rétablir le contrôle de la Couronne sur les zones aurifères. Les missionnaires jésuites, chargés en 1640 de relayer le pouvoir colonial dans la haute Amazonie, n'eurent pas davantage de succès : en dépit de leurs efforts acharnés, ils ne réussirent jamais à établir au sein de l'immense mission de Mainas une réduction jivaro durable. Au reste, l'échec répété des coûteuses entradas, tant civiles qu'apostoliques, lancées à la conquête des Jivaro amena finalement la Couronne à en interdire l'organisation au début du xviiie siècle. Durant la seconde moitié du xviiie et tout le xixe siècle, la stagnation du front de colonisation hérité des débuts de la colonie – une poignée de hameaux isolés peuplés de quelques dizaines de colons ensauvagés – offrit aux Jivaro les conditions d'une reprise démographique et territoriale, consolidée par l'attaque occasionnelle de quelques bourgades sur le haut Maranón, vers la fin du siècle, pour limiter l'incursion de colons dont la présence était au demeurant tolérée – et même recherchée dans la mesure où elle assurait une source d'approvisionnement en outils de fer et armes à feu – tant qu'elle restait faible et contrôlable. De ce fait, les Jivaro furent l'un des rares groupes indigènes de cette région à survivre sans dommages au cataclysme du grand boom caoutchoutier des années 1880-1910, et même, de leur point de vue, à en bénéficier, puisqu'il leur permit de troquer contre des carabines à répétition les pétoires artisanales et les pointes de lance en fer qui leur venaient des colons du haut piémont. En définitive, ce n'est qu'au tournant du xxe siècle que les Jivaro occidentaux, et notamment les Shuar de l'Équateur, durent céder peu à peu du terrain face au développement d'un front de colonisation désormais activement soutenu tant par l'État que par les municipalités andines, aux prises avec une population paysanne évincée de ses terres et de ses attaches traditionnelles aux grandes propriétés, en voie de modernisation. Dans le même temps, les missions religieuses, tant catholiques que protestantes, s'employaient à nouveau énergiquement à sédentariser et regrouper les Indiens, et à leur inculquer les principes de la civilisation en raflant leurs enfants pour les scolariser dans leurs internats.

3C'est dans ce contexte qu'une poignée de missionnaires salésiens progressistes fomenta en 1964 la création de la Federación de Centros Shuar. Cette organisation, créée pour défendre les terres et l'autonomie culturelle des Shuar, se développa très rapidement, et elle gère aujourd'hui des programmes d'aide économique, de scolarisation primaire en langue vernaculaire, d'infrastructure sanitaire, de transport aérien et même l'inscription à l'état civil de la population indigène, sans parler d'une puissante station d'émission radiophonique. La FCS a joué un rôle très important dans l'essor du mouvement indien en Équateur, et elle reste aujourd'hui une force politique non négligeable sur la scène nationale, comme elle l'a bien montré lors du conflit frontalier entre l'Equateur et le Pérou en 1995 (Taylor 1996).

  • 3 Cette expression désigne de manière vague le régime d'historicité en vigueur dans les groupes jivar (...)

4Or, de cette histoire très « chaude » à l'échelle locale il n'est, à première vue, jamais question dans la tradition orale « prémoderne3 » : pas de discours, comme on en trouve ailleurs dans les basses terres, enchâssant des récits de guerres d'un lointain passé, pas de mythes à caractère ou à contenu ostensiblement « historique » si ce n'est celui, très répandu en Amazonie, du « mauvais choix », qui fait de la disparité entre Blancs et Indiens le fruit d'une maladresse accidentelle ; mythe au demeurant si tronqué narrativement chez les Shuar qu'il ressemble davantage à une sentence qu'à un récit. Bref, du passé, des agissements des aïeux, et en particulier de cette histoire longue, intime et conflictuelle avec les Blancs, on ne raconte rien. Par ailleurs, les restes archéologiques qui jonchent l'habitat jivaro ne sont jamais attribués à des ancêtres mais à des êtres mythiques dits iwianch, géants cannibales sans rapport avec l'humanité présente. Les tribus jivaro disparues – qu'on connaît par les archives – n'apparaissent enfin qu'en de brèves et rarissimes épiphanies, sous les espèces de guerriers splendidement vêtus, marchant à l'envers et parlant en sifflant, qui s'évanouissent au moindre soupçon de présence humaine, de témoin contemporain. Quant aux Blancs, ils figurent métonymiquement, par quelques éléments d'accoutrement ou de comportement, au bestiaire des chimères de brousse que personne ne prend très au sérieux : par exemple, ces nikru iwianch (de l'espagnol negro) chaussés de bottes qui s'emparent des gens esseulés et les abandonnent, tous les orifices du corps suturés, ou ces patri titipiur (« oiseaux des pères » – dominicains en l'occurrence) qui vous sucent le foie à la faveur de l'obscurité, ou encore ces jurijri, créatures mythiques bicéphales qui dissimulent sous leur chevelure un visage de Blanc dévorateur de chasseurs irrespectueux ou trop avides.

5De ces faits sommairement évoqués on retiendra deux aspects : l'altérité radicale des membres du « soi » dès lors qu'ils relèvent du passé, et l'impossibilité de communiquer avec ces anti-ancêtres, ou d'en faire les protagonistes d'un genre narratif, autrement qu'en leur déniant justement un quelconque rapport de continuité ontologique avec les humains actuels.

La maladie de l'histoire

6Est-ce à dire qu'il n'y a dans ces cultures aucune sédimentation du passé, aucune place pour la représentation, en particulier, de l'histoire des relations avec les Blancs ? Certes non ; à condition de s'abstraire d'une vision trop restrictive de ce que peut être une conscience historique, on s'aperçoit vite qu'il existe dans la culture jivaro un type de discours qui ménage une large place aux Blancs et à l'histoire des rapports avec eux, et même une place exorbitante.

7Ce discours est celui des chants de guérison chamanique. Dans ce registre-là, les Blancs pullulent, de même que les étrangers en général ainsi que leurs objets et leurs icônes. Typiquement, le chaman se décrit, dans les chants qu'il énonce, comme installé au cœur de lieux archétypalement blancs (des villes, des garnisons militaires, des tours de contrôle d'aviation, voire des cabinets de toilette...), vêtu d'éléments de costume occidental (des bottes, une épée, un casque...), parlant leurs langues et manipulant les objets les plus significatifs de leurs univers : des moteurs, des avions, des armes, des livres... Et dans le cadre de cet étrange bazar onirique, mêlant des images d'époques, de populations, de statuts différents, le chaman fait davantage que parler du monde extérieur et des Blancs en particulier ; il s'identifie à eux, plus exactement il proclame et décrit cette identification, médiatisée par les esprits auxiliaires dont il est, au cours de sa transe, le simple porte-parole.

8Cependant, le chaman jivaro est avant tout un thérapeute. Ce discours sur les Blancs – et sur son identification à ces étrangers – est donc toujours mobilisé face à un malade, dans le contexte d'un rituel de guérison. On explique souvent cette association – récurrente dans les complexes chamaniques sud-amérindiens – entre le traitement d'une pathologie et un type de discours saturé de références au monde historique des colonisateurs comme une expression de la position médiatrice occupée par le chaman dans le système des relations extérieures propre à chaque société. L'évocation d'altérités sociales dans les chants ne serait, dans cette perspective, que la métaphore d'une extériorité abstraite et principielle. Mais il y a, à mon sens, une raison plus précise et contraignante au lien entre pratiques de guérison et discours sur les rapports aux Blancs présents et passés. Cette raison tient aux modalités de la conceptualisation de la maladie. Dans la plupart des groupes amazoniens, on le sait, c'est l'expérience du symptôme qui est la maladie, au lieu d'être l'épiphénomène d'un processus plus fondamental ; la maladie, en bref, est la souffrance en tant que telle, et non pas ce qui la cause.

  • 4 Ce point est plus longuement traité dans un article paru sous le titre « The soul's body and its st (...)
  • 5 L'approche proposée ici du rapport entre maladie, métamorphose et histoire doit beaucoup au travail (...)

9Par ailleurs, cette souffrance prend habituellement source dans une perturbation du tissu qui lie l'individu à son environnement socialisé, perturbation vécue comme une altération de la conscience de soi, génératrice de mal-être4. C'est dire que la maladie est conçue essentiellement sous les espèces d'une expérience de la métamorphose5, et c'est cette métamorphose subie par le patient qui suscite en réponse l'élaboration, à des fins thérapeutiques, d'une transformation correspondante, positive celle-là, du chaman en étranger et plus particulièrement en Blanc. Pourquoi ? Pour une raison simple, mais dont les implications sont profondes : c'est que l'histoire du contact avec les Blancs – et depuis le contact – est elle-même vécue et représentée comme une interminable et douloureuse transformation, et pas du tout comme une série d'événements. Elle est, autrement dit, la métamorphose en soi, le processus du changement en lui-même, et non la série de faits qui le causent et qu'il entraîne. A cela s'ajoute que l'expérience de la souffrance constitue sans doute le mode le plus saillant de la perception de la durée pure, d'un temps vécu ordinairement dilué dans l'enchaînement irréfléchi des actes et des discours quotidiens ; d'autant plus que l'état de maladie, chez les Jivaro, se signale avant tout par la prostration, par un retrait brutal de l'engagement actif dans le monde et avec les autres. En bref, la maladie est la figure privilégiée de l'histoire dans cette culture, à la fois parce qu'elle est ressentie et conceptualisée comme le processus par excellence de la temporalité douloureuse, et parce qu'elle met en jeu une intériorisation des altérations qualitatives des rapports sociaux. Voilà pourquoi l'expérience de la maladie suscite en retour un discours sur l'histoire des relations interethniques.

10C'est dire que les Jivaro prennent l'histoire beaucoup plus au sérieux que nous, puisqu'ils ne retiennent d'elle que l'essentiel, à savoir la transformation des choses (manifestement négative, en ce qui les concerne), et dédaignent l'écume des événements ; ainsi le passé, en tant que processus, est en permanence absorbé et contemporanéisé. Cela justifie le syncrétisme historique caractéristique des énoncés chamaniques ; de fait, la représentation du changement n'a que faire de la chronologie ou de la périodisation, même et surtout si elle construit et présuppose la temporalité. Certes, il y a un « avant » et un « après » de la métamorphose, telle qu'elle est définie par la maladie ou le rituel, mais ces états restent indéfinis : seule compte leur différence de nature. C'est bien ce que disent en contrepoint les mythes, préposés, eux, à détailler inlassablement l'altérité de l'« avant », tout en restant muets sur le mécanisme et la nature de la métamorphose. Les oppositions qu'ils mettent en place pivotent sur des formules lapidaires et constatatives – « la mortalité advint, l'enfant se fit aigle, l'oiseau-mouche apporta le feu... » – qui toujours accentuent la solution de continuité entre des états contrastés, au détriment des conditions – rituelles, oniriques ou autres – qui permettent de vivre sans rupture le passage de l'un à l'autre.

Annales de l'homicide

11Négation – scandaleuse pour nous – d'un rapport de continuité ontologique entre ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été, découplage entre représentations du changement et représentations du passé, les Jivaro s'ingénient en apparence à couper court à toute forme d'histoire racontable. Entreprise d'autant plus paradoxale qu'il s'agit d'une histoire éminemment respectable par la ténacité de la résistance que ces Indiens opposent depuis plus de quatre siècles à toute tentative d'évangélisation, de colonisation et d'assimilation. Les Jivaro sont évidemment conscients de cette intransigeance, en tirent un légitime orgueil, et en font naturellement la matière principale de leur nouvelle historiographie.

12En revanche, leur historiographie « traditionnelle » (ou plutôt leur historiologie) reste sur ce chapitre d'un mutisme surprenant. Car des récits historiques, à la vérité, les Jivaro n'en manquent pas, si l'on entend par là des narrations censées restituer le déroulement d'une série de faits posés comme réels et liés par une chaîne de causalité. Mais ces récits du passé ne concernent que les guerres internes à l'ensemble culturel, et surtout ils n'ont de profondeur que la vie d'un individu, celui qui les raconte. On ne parle en effet dans cette société que de son propre passé, et l'histoire ne se conçoit que sur le mode de l'autobiographie. Le refus de mémoriser un passé collectif n'implique donc pas la répudiation du passé tout court. Bien au contraire, c'est justement la négation du passé sous les espèces du collectif qui permet la construction du passé sous les espèces de l'individu.

  • 6 L'une de ces autobiographies guerrières a été scrupuleusement traduite, commentée et analysée par J (...)

13Précisons d'abord les traits essentiels du genre discursif que nous venons d'évoquer. Il désigne un ensemble de récits d'épisodes martiaux – héroïques ou cocasses, souvent les deux – auxquels a participé le narrateur, adressés à un ou plusieurs visiteurs de marque, élaborés dialogiquement par le héros de l'histoire et l'un des hommes de l'auditoire6. Ce sont des narrations linéaires dont l'armature temporelle est fournie par la succession des affrontements lors d'une guerre de vendetta intratribale ou d'une guerre de chasse aux têtes intertribale. Toujours présentés à la première personne et centrés étroitement sur les motivations et les actes du narrateur lui-même, ces récits sont donc structurés de bout en bout par une logique de la revanche nécessaire ; la vengeance est, dans tous les sens du terme, le moteur de l'histoire.

14Ces récits prennent source, bien évidemment, dans un contexte sociologique organisé par et pour l'affrontement. Les différents groupes Jivaro partagent un modèle de structuration socio-territoriale centré sur des aires de voisinage et d'intermariage associant de manière lâche des maisonnées largement dispersées, sauf en période de conflits aigus. Ces nexus endogames se perpétuent par réplication de l'alliance entre cousins croisés bilatéraux proches et gravitent habituellement autour d'une figure dominante – un « homme puissant », le kakaram – qui parvient, par la force de son caractère et de sa rhétorique, par ses stratégies matrimoniales, par son astuce et sa valeur guerrières, à « vectoriser » le tissu et le climat social de son groupe local. Les relations entre aires endogames, séparées les unes des autres par quelques jours de marche, sont marquées par une hostilité de principe, qui n'exclut toutefois ni relations de mariage, ni rapports d'échanges individuels, ni même à l'occasion alliances défensives ou offensives. Cependant, la maladie et a fortiori la mort étant invariablement attribuées à un acte de malveillance délibéré, il suffit d'un déséquilibre perçu ou imaginé dans le rythme courant de la reproduction sociale, bref d'une victime en trop – la mort d'un homme, celle de plusieurs femmes ou enfants à intervalles trop rapprochés – pour qu'aussitôt ces liens pacifiques intercommunautaires virent à l'affrontement armé : les vendettas qui s'enclenchent ainsi, nourries de griefs anciens, peuvent alors s'amplifier au point d'amener les groupes locaux à vivre plusieurs années entassés dans de grandes maisonnées fortifiées et à se mener ce que les Jivaro eux-mêmes qualifient de guerres d'extermination « pour en finir » avec les autres ou, au pire, avec soi-même et tous les siens.

15Ces guerres intratribales, toujours présentées comme des opérations « défensives » destinées à solder une dette de vengeance, se distinguent nettement des raids de chasse aux têtes menés contre des ennemis qui, tout en étant nécessairement jivaro, ne relèvent ni de l'univers de la parenté reconnue ni de la même communauté dialectale. Contrairement aux homicides intratribaux, toujours motivés, longuement justifiés mais guère ritualisés, les attaques intertribales visent des ennemis anonymes choisis au hasard des circonstances, dont le visage – désossé, séché et reconstitué fera l'objet d'un traitement rituel complexe et prolongé débouchant sur la captation d'une nouvelle potentialité d'existence individuée pour le groupe attaquant. L'anonymat de la victime n'implique pas pour autant que celle-ci soit « innocente ». De fait, l'hostilité qui prévaut entre tribus est encore bien plus implacable que celle qui règne entre groupes locaux associés, malgré tout, par la langue et la parenté. Elle prend source en effet dans la réitération d'états plus tragiques encore que le déchirement causé par un homicide « ordinaire » : l'impossibilité de faire le deuil d'un proche décapité, d'en effacer du souvenir le nom et les traits. Suspendus dans un temps immobile, ces absents obsèdent les vivants de leur présence ; ils alimentent ainsi une mémoire de la perte impossible à combler et une rage dont la virulence reste palpable aujourd'hui encore. Si la logique sociale des deux formes d'affrontement institutionnalisé est très différente, celles-ci ont donc en commun de s'enraciner dans une dynamique de la vengeance continue, et elles fournissent l'une comme l'autre la matière des récits autobiographiques de guerriers ; l'historicité particulière de ces narrations tient à cet arrière-plan de griefs antérieurs, toujours disponible pour dresser l'armature d'une linéarité causale ouvrant tant sur le passé que sur le futur.

L'oubli des morts, source de la destinée

16Reste à souligner que la capacité à dire une autobiographie guerrière est loin d'être commune à tous les hommes. Elle est inséparable de la capacité à faire de l'histoire, à se forger, en d'autres termes, une destinée hors du commun qui vaille la peine d'être racontée. Ces narrations constituent par conséquent une forme de discours propre aux kakaram, aux « hommes forts » ou qui aspirent à se faire reconnaître comme tels. Or l'art d'être à la fois historique et historien ne se gagne pas à la seule force des armes. Il y faut aussi, impérativement, une série de conditions définies dans et par un contexte rituel. L'acquisition d'une ferveur belliqueuse propre à alimenter une destinée exemplaire dépend en effet d'une rencontre mystique entre le futur héros et une entité immatérielle nommée arutam, c'est-à-dire « chose vieille ou usée ».

  • 7 Rappelons que les hommes perdent également leur arutam au moment où ils commettent un homicide ; il (...)

17Ces esprits sont les partenaires des vivants dans un rituel essentiel à l'accomplissement d'une vie digne de ce nom, rituel qui consiste en la quête solitaire, sous hallucinogène et en forêt, d'une vision d'un mort inconnu particulier. Celui-ci finira, après une série d'apparitions terrifiantes, par s'identifier et délivrer au postulant un message verbal concernant sa vie future, plus particulièrement son destin de guerrier. L'énoncé reçu, intériorisé sous forme d'âme, doit en outre demeurer rigoureusement secret, sous peine d'abandonner brutalement son destinataire7. L'obtention d'une vision d'arutam est donc toujours signalée de manière très oblique. Elle se traduit surtout par une propension accrue à la « colère » – kaje –, soit le désir de vengeance, et par une rhétorique plus ferme et maîtrisée. Ces modifications de comportement expriment la conviction d'invulnérabilité et la clarté existentielle acquises par le bénéficiaire de la vision. Le rituel agit donc comme une sorte d'intensificateur de la conscience de son identité personnelle, source d'une vocation qui, bien qu'elle soit la même pour tous les hommes, offre à chacun la promesse d'un accomplissement unique. En ce sens, l'arutam est à la source d'une trajectoire qu'on cherchera à rendre exemplaire ; dans l'échange fugace qui les unit, le mort concède en somme au vivant une biographie virtuelle et les moyens de la raconter, les deux choses allant de pair.

18Et cependant l'arutam ne confère aucunement une postérité glorieuse, une existence posthume dans la mémoire des gens que le guerrier aura réussi à entraîner dans le sillage de son destin. Du héros que la rencontre d'un arutam permet à un homme de devenir, il ne restera rien après sa mort, si ce n'est une exemplarité privée de son support biographique, de son apparence singulière et de son nom, en bref quelque chose de mémorable mais dont il est impossible de se souvenir. Car si c'est bien des morts jivaro que les vivants reçoivent une destinée susceptible de faire l'histoire, c'est aussi ces morts qu'on cherche le plus ardemment à oublier ; mieux, ce n'est qu'à condition de les effacer de la mémoire qu'ils reviendront sous forme d'histoire en puissance.

19Le travail d'oubli exhaustif et rigoureux appliqué aux trépassés prend sens dans les notions jivaro sur la personne et sur la nature de la collectivité dont elle relève. Les Jivaro se pensent sous les espèces d'un stock relativement restreint, commun à l'ensemble de l'ethnie, de silhouettes corporelles ou d'apparences singularisées, et plus particulièrement de visages. Ce stock d'apparences spécifiques est en outre fini et clos ; il n'y a pas de création possible de potentialités inédites d'existence humaine, et toute naissance suppose donc une mort préalable. Ce n'est pas tout. Il faut en plus que l'identité visuelle singulière du mort antérieur soit dissociée tant de la personne à laquelle elle a été attachée que du cours de vie qu'a connu cet individu. Cette idée renvoie à une distinction implicite entre, d'une part, l'apparence visuelle qui est donnée et générique tout en étant singulière, et, d'autre part, ces principes d'individuation que sont la destinée et la mémoire intersubjective. La destinée est strictement individuelle mais, en puissance, accessible à tous à condition de bénéficier de visions d'arutam nécessaires pour se forger un parcours de vie unique. Quant à la mémoire, elle renvoie à la particularisation de l'imago – la trace visuelle de l'individu – qui émerge de l'interaction entre une personne et son réseau social. Elle synthétise à la fois l'image de soi construite par intériorisation du regard d'autrui, et la figure de la personne telle qu'elle habite dans la pensée de ses parents proches ou lointains, représentation saturée par conséquent d'une histoire spécifique de rapports affectifs tant positifs que négatifs.

  • 8 Pour un développement de cette analyse, cf. Taylor, op. cit, et Taylor 1993.

20Le divorce entre le corps-forme et la personne individualisée par ses actes et par les liens émotionnels qui se sont tissés autour d'elle8 s'effectue dans et par le deuil. Le mort est d'abord coupé des rapports sociaux dans lesquels il était inséré par le biais des chants funéraires qu'on lui adresse. Ces chants – énoncés individuellement et en privé – réitèrent une insistante dénégation des relations de parenté entre l'orant et le défunt – et de son nom, par abstention – ainsi que l'annulation de tout moyen de communication entre eux – visuel, auditif ou tactile : le vivant se dit caché dans d'impénétrables taillis, inaccessible à la vue et à la présence du mort, sourd à sa voix et à ses appels. Puis le mort récent, désormais privé de son nom et de son appellation de parenté, est progressivement dévisualisé, toujours par le moyen des invocations muettes ou sotto voce adressées à lui par les vivants : on y évoque avec un minutieux et macabre réalisme le pourrissement de ses chairs et l'effacement de ses traits. A l'issue de cette mimesis verbale de la désagrégation physique, le mort est sommé de se transformer en l'une ou l'autre des apparitions effrayantes qui annoncent la venue d'un arutam (une comète en vision rapprochée, un grand arbre décharné, un jaguar et un anaconda enlacés en un combat mortel, un bras géant mutilé et ruisselant de sang...), transformation qui est la culmination de l'entreprise d'oubli volontaire du défunt et la condition du recyclage de son nom propre et de son apparence. A partir de ce moment, il ne reste du mort qu'un vague souvenir, très vite estompé, et on n'en parle guère, sauf de manière incidente dans le contexte particulier de l'autobiographie. Dans ce cadre-là, rien n'interdit de désigner nommément les morts, avec l'adjonction d'une particule équivalente à notre expression « feu », mais seulement dans la mesure où ils ont directement participé aux actions dont le narrateur est le sujet ; et celui-ci se gardera bien de les décrire physiquement, de les caractériser ou de leur imputer des contenus de conscience.

Souvenirs d'oubli

21L'oblitération du nom, des attaches parentales et de l'identité visuelle du mort entraîne l'oubli de sa destinée, même si elle a été éclatante, pour la raison qu'elle se trouve dissociée de la personne qui l'a vécue. On ne peut en effet narrer et transmettre une biographie abstraite et anonyme sans se représenter l'individu – ou un individu – qui l'a incarnée, et c'est justement cette évocation d'une image mentale que le traitement des morts tend à rendre impossible. C'est bien pourquoi l'arutam n'est pas « reconnu » par le quêteur halluciné auquel il apparaît, et qu'il doit décliner lui-même son identité – celle, on s'en doute, d'un kakaram particulièrement réputé de son vivant. C'est dire que l'oubli des morts est un postulat plutôt qu'une littérale réalité psychologique, et qu'une volonté de démémorisation aussi intense et obsessive fonctionne dans les faits comme un puissant moyen mnémotechnique : à force de penser à oublier des morts qui doivent rester singuliers et qu'on se refuse à globaliser, on entretient toujours au moins la mémoire d'une mémoire. Cela dit, le souvenir des morts n'est accueilli que dans un contexte rituel très particulier – celui de la quête des arutam –, hors témoin, bardé d'une formidable série de contraintes pour le dissocier le plus complètement possible d'une intentionnalité consciente, pour nier, en d'autres termes, son origine dans la mémoire des vivants. En outre, il est d'emblée interdit de transmission, puisqu'il est rigoureusement prohibé de révéler l'identité du revenant et la teneur du message qu'il a transmis. Reste à souligner que le secret, par la vigilance qu'il impose à son détenteur, obligé d'y être constamment attentif afin d'éviter sa divulgation involontaire, a aussi pour effet d'ancrer solidement dans la mémoire individuelle une représentation de son contenu, tout en bloquant sa communication et son appropriation collective.

22Dans le contexte ordinaire de la vie quotidienne, par ailleurs, le brutal travail de deuil auquel s'astreignent les vivants entraîne un réel oubli des proches disparus – en témoigne l'amnésie généalogique quasi absolue au-delà de G + 2 (et encore, nombreux sont les informateurs qui ignorent le nom de leurs grands-parents), et surtout une notable désaffection – au sens propre du terme – à l'égard des trépassés. Ainsi, l'évocation (par exemple dans les récits de guerre) des parents disparus suscite apparemment peu d'émotion, si ce n'est dans le cas de jeunes enfants. L'oubli imparfait des morts d'âge tendre s'explique par le deuil plus restreint dont ils ont été l'objet. Le souvenir d'une personne décédée avant d'avoir bénéficié des moyens de forger sa singularité offre en effet moins de prise à l'effort de démémorisation ; à l'inverse, plus le mort s'est fait remarquer de son vivant, plus le travail d'oblitération de son souvenir se fait intensif et prolongé et moins il survit dans la pensée de ses proches survivants.

23De fait, ce qu'on retient des morts, ce n'est pas tant leurs noms, et encore moins le souvenir de ce qu'ils ont été, mais bien les circonstances de leur mort : en tant qu'assassinés (et dans cette culture toute mort est un homicide, ostensible ou clandestin), ils alimentent la mémoire globalisée de la vendetta, la rage de « se défendre » qui est la motivation principale des quêtes d'arutam et la cause première des affrontements. De même que la « processualité » est divorcée de l'histoire pour fournir la matière des discours chamaniques, de même la souffrance du deuil est détachée de l'image de la personne disparue et versée aux annales anonymes du ressentiment généralisé. Ce ne sont donc pas des morts qui restent dans la mémoire mais des meurtres, le nom des victimes ne servant qu'à particulariser dans le court terme, comme un titre de chapitre, telle ou telle plage de l'interminable histoire de la vengeance.

24Dans cette configuration du souvenir, les victimes de chasse aux têtes occupent, nous l'avons dit, une place particulière. Figés dans la mémoire de leurs proches par un deuil impossible, leur nom, leur silhouette et leur trajectoire de vie – individualisés par l'histoire spécifique de cette portion du tissu social qui les enveloppait de leur vivant – restent d'autant plus ineffaçables qu'ils signalent une béance collective : la perte, pour le groupe dont ils sont issus, d'une potentialité d'existence à venir au profit d'une autre tribu dont le stock de morts aptes à créer des vivants se sera au contraire enrichi. Le destin des visages capturés est en effet d'offrir à leurs preneurs le support nécessaire à l'élaboration d'une (auto)biographie imaginaire, par le biais des chants énoncés par les femmes lors des rituels subséquents à une entreprise réussie de chasse aux têtes. Cette existence fictive culmine dans une seconde mise à mort (toujours discursive), cette fois en tant que membre du groupe victorieux, et une réplique de cérémonie funéraire au terme de laquelle le mort assimilé – et aussitôt oublié – rejoindra l'horizon de reproduction des vainqueurs. Cet oubli fécond condamne en revanche les perdants à une mémoire stérile, au souvenir d'une absence impossible à annuler autrement qu'en tentant de ravir aux ennemis un mort de remplacement et de les précipiter à leur tour dans la fureur d'un présent défini par la perte.

Mémoires croisées

25Faire de l'histoire, c'est d'abord vouer à l'oubli ses propres héros tout en perpétuant, sous forme d'arutam, leur abstraite et communicable exemplarité : sans destinée, pas de renommée, mais sans oubli, pas de destinée. Celle-ci, comme les visages, relève d'un ensemble fini, et elle est donc soumise, au même titre que l'apparence physique, au régime de la rareté. Il y a certes un paradoxe à fixer des limites quantitatives à l'objectivation, sous les espèces de l'arutam, d'une virtualité biographique indéfinie ou d'une modification qualitative de la conscience de soi. Ces limites sont pourtant inscrites dans les conditions d'acquisition et de réalisation de la destinée. D'abord parce qu'elle est indissociable de la rencontre avec un mort dont le stock est par définition limité ; ensuite parce que l'arutam n'a pas d'existence en dehors de son actualisation dans une trajectoire de vie particulière, dont elle est à fois la condition et l'hypostase, parcours tracé par un mort qu'on doit effacer de la mémoire pour amener un vivant à l'existence. Et tout comme l'enveloppe formelle du mort doit être lavée de l'affectivité qui individualisait la personne de son vivant afin que son image redevienne pure singularité, il faut, pour que l'arutam redevienne histoire en puissance, que ce parcours soit dépouillé des actes qui l'ont constitué, évidé de tout contenu hormis un halo de gloire rebelle à tout ancrage dans la mémoire. Ce qui est transmis dans la relation entre le vivant et le mort est ainsi une concaténation du passé et du futur, une histoire au futur gravide d'exploits oubliés.

  • 9 Cette manière de déléguer sa mémoire à l'histoire des autres ne constitue pas un cas isolé dans le (...)

26Et pourtant ces défunts, dépouillés de leur vie afin que leurs descendants puissent à leur tour s'illustrer, survivent en négatif dans la mémoire des ennemis qu'ils ont combattus. C'est l'autre versant de cette étrange histoire d'oubli. Tout ce dont les proches d'un mort l'ont déshabillé pour en faire la promesse d'une nouvelle existence – son nom, son image, le détail de ses exploits – reste en effet fixé dans le souvenir de ses adversaires, précisément dans les récits qu'ils font de leurs propres vies. Nommément désigné comme responsable de l'obligation de défense – c'est-à-dire de vengeance – qui précipite les hommes jivaro sur le chemin d'un destin guerrier, le mort se survit dans ces mémoires de la haine : ses actes y sont répertoriés sur le registre de l'offense et sa mémoire perpétuée – au moins dans cette plage de temps qui lui est concédée par la vie du narrateur – sous le visage de l'ennemi. L'oubli nécessaire de ses propres morts a donc pour corollaire leur présence obligée dans le souvenir des ennemis. Consignés chez eux à l'effacement en tant que parents aimés, ils s'immortalisent ailleurs en tant qu'appel à un nouveau cycle de meurtres, à de nouvelles destinées de kakaram. Et leur postérité discursive sera d'autant plus éclatante qu'ils auront, de leur vivant, donné davantage de fil à retordre au guerrier autobiographe, que les affrontements et les faits d'armes « pour en finir » se seront multipliés. A petits ennemis, petits récits, aux adversaires coriaces et rusés les narrations les plus riches en allusions à leur personne et à leurs agissements9.

27Entre l'oubli des siens et la délégation de mémoire aux parents ennemis, enfin, ces morts dévisagés qui échappent au temps, et dont l'évocation absorbe tout entier le souvenir de l'ennemi tribal. Tandis que l'offenseur figure toujours nommément dans l'ouverture des récits de vendetta, au point de reléguer au rang de détail le sort et le nom de ses victimes, les narrations de guerres intertribales débutent au contraire par l'évocation longue et précise des victimes et des circonstances de leur mort. En revanche, même lorsqu'ils sont connus, les ennemis n'y figurent qu'allusivement, sous le terme générique et lapidaire de shiwiar (dérivé de shuar, i.e. « les personnes humaines »), qui désigne très précisément « les Jivaro non parents ennemis », et de leurs actes on ne consigne que les effets. Dans ces récits-là, nulle élaboration discursive sur des adversaires réduits à la condition d'un anonyme collectif de tueurs, exilés de cette communauté de parents ennemis soudée par une mémoire croisée et la relation d'affrontement que celle-ci ne cesse de relancer. Là, c'est l'énumération des morts inoubliés qui tient lieu d'appel à la vengeance et suffit à résorber toute capacité à personnaliser les ennemis, à en perpétuer le souvenir en tant qu'adversaires égaux dans l'individuation.

Les fins de l'histoire

28L'histoire jivaro se tisse ainsi entre l'effacement des vies et le souvenir des homicides, entre l'oubli des parents tués par des parents et la mémoire des proches tués par des non-parents, entre l'oblitération de la destinée des grands hommes et leur postérité, sous la figure de l'ennemi, dans les récits des adversaires. Quant aux autres – Blancs, métis ou Indiens non jivaro – ils n'ont rien à voir là-dedans. Cette histoire-là est une maladie, dont chacun sait qu'elle peut être mortelle. Pour s'en prémunir, les Jivaro ont longtemps compté sur leur propre manière de faire de l'histoire : oublier les morts pour engendrer des héros, se faire la guerre pour faire des guerriers, tuer pour raconter, raconter pour tuer. Aujourd'hui, leur histoire est rongée de tous côtés par la nôtre, et les arutam, chassés par les militaires et les missionnaires, se font rares. Le souvenir des dernières victimes décapitées, à la fin des années 60, s'atténue à mesure que disparaissent leurs proches survivants, à mesure aussi que l'identité tribale en vient peu à peu à primer sur l'appartenance à un ensemble ethnique uni par ses manières de s'affronter. Alors les Jivaro deviennent, comme tout le monde, historiens. A partir de données historiographiques recueillies, organisées et publiées par des spécialistes occidentaux, ils réinventent ces affrontements lointains bannis de la mémoire traditionnelle, donnent chair à ces milliers d'ingénieux faits de guérilla consignés à l'oubli par le discours des chamans afin de les enseigner aux jeunes générations, par la voix anonyme d'un manuel scolaire ou d'une émission radiophonique. Ce ne sont plus les vieux kakaram qui parlent pour raconter une vie aspirant à les résumer toutes, c'est la voix de la nacionalidad, l'histoire ventriloque de la biographie ethnique. Mais c'est toujours une histoire de guerre.

Haut de page

Bibliographie

Carneiro da Cunha M. et R. B. Viveiros de Castro, 1986. « Vingança e temporalidade : os Tupinamba », Journal de la Société des américanistes, vol. 71, pp. 191-208.

Hendricks J., 1993. To Drink of Death. The Narrative of a Shuar Warrior, Tucson/London, The University of Arizona Press.

Renard-Casevitz F. M., Saignes T. et A. C. Taylor, 1986. L'Inca, l'Espagnol et les sauvages. Essai sur les rapports entre les sociétés andines et amazoniennes du xve au xviie siècle, Paris, Ed. Recherches sur les civilisations, ADPF.

Santos Granero F., 1994. Etnohistoria de la Alta Amazonia, siglos XV-XVIII, Quito, Abya-Yala, col. 500 años, n° 46.

Severi C., 1993. La memoria rituale. Follia e immagine del Bianco di una tradizione sciamanica amerindiana, Florence, La Nuova Italia, Idee 7.

Taylor A.-C., 1992. « Historia pos-colombiana da Alta Amazonia », in Carneiro da Cunha M. (ed.), Historia dos Indios no Brasil, Sao Paulo, Fadesp/SMC Compania das Letras, pp. 213-239.

1993. « Remembering to forget. Identity, mourning and memory among the Jivaro », Man, vol. 28, pp. 653-78.

1994. « El Oriente ecuatoriano en el siglo xix : "el otro litoral" », in Maiguashca J. (ed.), Historia y Región en el Ecuador, 1830-1930, Quito, Corporación Editora Nacional, pp. 17-67.

1995. « Les Shuar et le mouvement indien équatorien dans le contexte de la guerre », Journal de la Société des américanistes, t. LXXXI, pp. 275-283.

1996. « The soul's body and its states. An Amazonian perspective on the nature of being human », Journal of the Royal Anthropological Institute (incorporating Man), vol. 2, n° 2, pp. 201-215.

A paraître. « A History of the Andean Montaña in colonial and early republican times (Sibundoy-Basin of the Madre de Dios) », in Salomon F. & S. Schwartz (eds), Cambridge History of Native Peoples of South America, Cambridge/New York, Cambridge University Press.

Haut de page

Notes

1 Cet article constitue une version considérablement revue et augmentée d'une contribution intitulée « Une courte histoire de l'oubli. Perspectives jivaro sur la mémoire des morts et la destinée des vivants », à paraître in Anthropologie et histoire. Réflexions sur les cinq continents, A. Monod et R. Jamous, orgs, Atelier n° 17, Société d'ethnographie de Nanterre.

2 Sur l'histoire du bloc jivaro et de la haute Amazonie, voir, pour la période précolombienne et les débuts de la colonie, Renard-Casevitz, Saignes et Taylor 1986, Santos Granero 1994 et Taylor (à paraître) ; pour la période républicaine, Taylor 1992 et 1994.

3 Cette expression désigne de manière vague le régime d'historicité en vigueur dans les groupes jivaro septentrionaux dans les années 70-85. Depuis que les Shuar, et à leur suite les Aguaruna puis les autres sous-groupes de l'ensemble, se sont dotés d'instances politiques destinées à médiatiser leurs rapports de plus en plus serrés et multiformes avec la société nationale des Etats dont ils relèvent au plan territorial, ils se sont engagés, comme tant d'autres groupes amérindiens, dans un travail de reconstruction de leur passé modelé par les canons de l'historiographie à la mode occidentale.

4 Ce point est plus longuement traité dans un article paru sous le titre « The soul's body and its states : an Amazonian perspective on the nature of being human » (Taylor 1996).

5 L'approche proposée ici du rapport entre maladie, métamorphose et histoire doit beaucoup au travail pionnier de C. Severi (1993) sur le traitement de la folie chez les Kuna du Panama.

6 L'une de ces autobiographies guerrières a été scrupuleusement traduite, commentée et analysée par J. Hendricks (1993). Ajoutons que si ces histoires sont énoncées par des hommes et adressées à des hommes, rien n'interdit leur écoute par les femmes et les enfants.

7 Rappelons que les hommes perdent également leur arutam au moment où ils commettent un homicide ; ils doivent alors entreprendre sans tarder une nouvelle quête de vision. Plus on tue, plus on acquiert d'arutam ; et plus on a recueilli d'arutam, plus intense se fait le désir de tuer.

8 Pour un développement de cette analyse, cf. Taylor, op. cit, et Taylor 1993.

9 Cette manière de déléguer sa mémoire à l'histoire des autres ne constitue pas un cas isolé dans le contexte amazonien ; elle rappelle en particulier la « temporalité de la vengeance » propre aux Tupinamba de la côte brésilienne telle qu'elle a été analysée par Cameiro da Cunha et Viveiros de Castro (1986).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Christine Taylor, « L'oubli des morts et la mémoire des meurtres »Terrain [En ligne], 29 | 1997, mis en ligne le 04 janvier 2012, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3234 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3234

Haut de page

Auteur

Anne-Christine Taylor

CNRS, Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, Villejuif

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search