1Cette étude a pour propos d'aborder les conditions idéologiques et symboliques de la durée d'un groupe domestique. Il n'y a pas d'héritage, disait Emile de Laveleye en 1888, quand la communauté de famille continue d'exister à travers les siècles et que les générations se succèdent dans la jouissance du patrimoine familial1.
2Que voit-on en effet lorsqu'on contemple, en compagnie des derniers descendants d'une longue lignée, l'épaisseur de temps qui les sépare de leurs ancêtres ? Voit-on des clauses notariales, des échanges matrimoniaux, des volumes de production ? Non pas. On voit des images, des faits, des réputations, des façons d'agir fixées dans l'esprit par des canaux précis d'apprentissage qui amènent les vivants à poursuivre la ligne qu'hier les défunts ont amorcée. Les successions, les héritages, la transmission familiale des biens matériels apparaissent, sous ce regard, comme une conséquence de la perpétuation de ce capital immatériel, de cette culture domestique qui gouvernent la continuité de la lignée.
3C'est cette piste de réflexion qui a motivé les pages qui suivent. Cucurnis est une lignée rurale de longue durée. En concentrant l'observation sur ce domaine, a été toutefois délibérément privilégiée la singularité d'un cas, peut-être absolument atypique. Aussi, et pour les quelques raisons qui suivent, ce travail peut-il plus volontiers servir de chronique ou de document que se charger d'exprimer des conclusions arrêtées sur la question de fond qui en a provoqué l'écriture.
4Cucurnis est d'abord une histoire où les données de l'étude s'enchevêtrent avec les émotions des êtres, les aléas de leur mémoire, les soubresauts du destin, les aveuglements et les partialités. On l'a souvent dit, l'enquête ethnographique possède des composantes qu'il appartient à l'enquêteur de masquer ou de révéler, qui jalonnent et orientent le cheminement dont l'issue est ce discours descriptif, interprétatif, analytique à vocation probante.
5A Cucurnis, il s'est agi et il s'agit encore d'une profonde amitié. Dire qu'elle a bridé l'observation serait inexact. Il faut bien avouer, cependant, au moment d'écrire, de raconter, d'analyser, que la divulgation coûte un peu, car il est malaisé de traduire, d'objectiver ces semaines, ces mois, ces années tissées de relations discontinues avec Cucurnis, faites d'événements familiaux, les miens, les leurs, naissances, décès, que nous avons vécus ensemble, de conversations mêlées, propos du quotidien, souvenirs égrenés et renouvelés, méditations aussi, parfois même empreintes de gravité. Aujourd'hui, il faut donc mentalement interrompre la course de ces instants communs, il faut, bien artificiellement, ménager un palier, une halte, dans l'histoire de cette relation, en gommer maints aspects, forcer le trait ailleurs, effacer son caractère de réciprocité pour laisser place à l'observation unilatérale d'un présent vécu au passé.
6Depuis 1979, je connais Jean Blanc et le cercle étroit des habitants de Cucurnis : son père Firmin qui nous a quittés en 1983, sa mère Joséphine et les Pierre, son oncle et sa tante. Par eux me fut présentée une parenté beaucoup plus étendue, celle que fréquente la mémoire, qu'honorent les cultes et que perpétuent les rituels.
7Les « Cucurnis » actuels procèdent d'une imposante lignée de jardiniers, maraîchers, viticulteurs qui ont depuis le début du xviiie siècle, façonné petit à petit cet assemblage de bâtiments modestes logé au cœur de parcelles progressivement acquises à la lisière de la ville de Carcassonne, entre l'ancien tracé du canal du Midi et la grande route de Toulouse.
8Pierre Cucurny en fut le fondateur. Provençal, il avait quitté Aubagne pour Brousse, dans le causse de la montagne Noire, en 1698, vraisemblablement en compagnie de Pascal Polère qui introduisit dans le bourg l'industrie, plus tard florissante, de la fabrication du papier et du carton servant à l'emballage des draps produits en masse à Carcassonne. Migrant puis ouvrier, Cucurny jette en 1724 les bases de sa durable postérité en achetant à un marchand « receveur des décimes au diocèse de Carcassonne » l'hort del cosi, le « jardin du cousin », grâce au prêt de 800 livres que lui a consenti un maître charron de la ville. L'hort del cosi, c'est l'une de ces petites exploitations maraîchères qui ceinturent la ville basse de Carcassonne, la plupart relevant de la directe du chapitre de la cathédrale Saint-Nazaire de la cité. Lorsqu'y pénètre Pierre Cucurny, ce n'est qu'une masure. Les experts commis lors de la vente aux fins d'évaluation dépeignent quatre murs de pierre à chaux dont l'un menace chute, des fenêtres « en fort mauvaix estat », un sol terrassé, des planchers pourris, une porte d'entrée vermoulue dont la serrure ne peut servir. Au-dehors, un espace minuscule de deux cétérées et demie rassemble quelques herbes potagères autour d'un puits vétuste. Le cadre est peu reluisant mais il représente l'accès à la propriété et à l'indépendance, l'entrée dans ce monde à part des jardiniers qui assurent la transition entre le peuple et la petite-bourgeoisie et sont, à Carcassonne, à la différence de Toulouse ou d'Albi, plus proches de cette dernière que du premier2.
9Dès 1728 et 1729, Cucurny et son épouse Marie Sentoune font, en prenant des terres à bail, plus que doubler la surface qu'ils exploitent d'un seul tenant. En 1734, Pierre achète une terre quasiment égale au jardin originel et qui, naturellement le confronte. Le mouvement d'expansion ne cessera pas, ces nouvelles constructions d'habitation et d'exploitation allant de pair avec l'agrandissement d'une propriété arrosée par deux norias égalant depuis 1913 plus que dix fois le lopin de 1724.
10Sans avidité excessive, sans ces brutaux coups de dés qui témoignent du désir d'aller vite vers le haut de la hiérarchie sociale, dix générations de Cucurnis ont tracé et préservé avec opiniâtreté les contours de ce « pré-carré ».
11« Jardiniers » jusqu'en 1770, « ménagers » ensuite, les maîtres de la maison entrent dans le xixe siècle en « propriétaires ». Ils en sortiront bourgeois, l'un d'eux jouissant même de revenus suffisants pour se voir libéré des activités de production, avant que le xxe siècle et son cortège de mutations rurales ne les renvoie à une servitude paysanne, quand au fond, jamais reniée et aujourd'hui plutôt fermement revendiquée.
12Cette évolution du statut social reflète une évolution économique tantôt souhaitée, tantôt subie.
13Le jardin, la base d'une production maraîchère écoulée sur la Place-aux-Herbes de Carcassonne, fut de tout temps cantonné, à peu de chose près, au lopin primitif et les parcelles réunies au domaine ou exploitées sous bail consacrées aux cultures fourragères, aux céréales ou à la vigne. En 1773, l'inventaire après décès des meubles et des immeubles d'Esprit Cucurnis, le petit-fils de Pierre, le fondateur, révèle que seuls moins de 10 % de la surface utile sont consacrés au jardin, près de la moitié aux champs et le reste à la vigne. Pierre a construit un petit bâtiment pour y loger un four. La maison, alors, fait son pain, son vinaigre, son vin, élève deux chevaux pour labourer et « faire la charrette », et s'est dotée de tout l'outillage utile non seulement à l'ensemencement, au sarclage et à la récolte du jardin mais aussi au travail des champs et de la vigne3. Seules les cinquante dernières années viendront mettre un terme à cette diversité d'activités garante d'une plus grande adaptabilité de l'exploitation aux mouvements de la conjoncture. S'il semble y avoir toujours eu de la vigne sur le fonds, du moins était-il difficile, du temps de Pierre ou d'Esprit Cucurnis, d'envisager qu'il ne puisse plus y avoir que cela. En 1937, c'est pourtant chose faite, après que le succès marchand des céréales et surtout du jardin eut, jusqu'à la fin du xixe siècle, complètement marginalisé la part du vignoble dans le domaine.
14En 1913, le maître d'alors convertit un champ en vigne neuve et de nouveau en 1922, en 1924, en 1926 et en 1931. Si bien qu'en 1937, il fut décidé de mettre en fermage le jardin (excepté une petite part à l'usage de la maisonnée) jugé trop accapareur de travail pour le revenu qu'il dispensait, et de se consacrer au reste de l'exploitation, désormais exclusivement viticole. Amorcé au milieu du xixe siècle, le glissement du Languedoc vers la monoculture de la vigne se traduisit ainsi plus tardivement dans cette zone sous l'influence aquitaine, mitoyenne des grands espaces céréaliers du Lauragais. Mais pourquoi donc s'acharner à produire légumes, avoine et fourrage alors que neuf hectares de vigne mettaient l'exploitation du Carcassès à parité de revenus avec le médecin ou l'avocat de la ville ? Le jardin, la source vitale de la lignée, fut récupéré en 1967... pour le convertir en vigne. Ici comme ailleurs, le xxe siècle a accéléré le rythme lent des transformations de la vie rurale. La vigne et la mécanisation en furent les vecteurs. En généralisant la culture de la vigne, l'ancien domaine de polyculture se mua en un organisme spécialisé étroitement subordonné au marché du vin.
15Si tous les investissements architecturaux des xviiie et xixe siècles concernaient, dans la maison, le bien-être des gens (séparation des écuries, cloisonnements intérieurs, façade mise en symétrie, jardin d'agrément) et sur l'exploitation, celui des productions agricole et horticole (création et améliorations successives de deux norias, système de rigoles maçonnées, hangar), ils sont au xxe siècle dévoués à la vigne, comme cette nouvelle cave à laquelle laisse place en 1926 l'ancienne « remise ». Un temps, le domaine vinifie lui-même et négocie avec les courtiers locaux l'écoulement de sa production annuelle. En 1932, il adhère toutefois à la première cave coopérative que l'on crée à Carcassonne. Victime, comme toutes les petites unités viticoles de production, de mécanismes de commercialisation profitables aux grandes quantités4, il confiera peu à peu davantage de récolte à la coopérative avant d'y livrer l'intégralité de la vendange, ne conservant que ce qu'il faut pour faire le vin de messe que les Cucurnis n'ont jamais cessé d'offrir à leur paroisse. En abandonnant l'assise autarcique et la logique de croissance douce voulues par Pierre Cucurny et sa descendance, le domaine avait quitté l'ornière de la sécurité en un temps où la propriété n'était plus au viticulteur synonyme de richesse ni d'indépendance. Pour se maintenir au niveau économique qui était celui du Cucurnis polycultural, il aurait fallu en augmenter la superficie, avoue-t-on à présent, acquérir des parcelles qui, sur des coteaux fertiles aisément irrigables, n'étaient pas à vendre. On ne pouvait plus répéter l'opération qui avait placé au sortir du xviiie siècle l'ancien jardin sur la voie de la prospérité agricole : chance historique, la Révolution avait alors permis au maître du domaine de racheter les propriétés ecclésiales que son ancêtre avait prises à bail. La baisse constante du revenu viticole et l'inflexibilité de la tenue foncière autour du domaine avaient pris « comme dans un étau » la volonté de ses derniers maîtres.
16Les outils, dans le même temps, avaient chassé les hommes. En 1925, le domaine, placé sous l'autorité éminente du patriarche Jean Blanc, n'employait pas moins de cinq personnes étrangères au groupe familial : deux journaliers venus du village voisin de Pennautier affectés tantôt à la vigne tantôt au jardin, le « gagé » logé au domaine, payé au mois et chargé du vignoble, sa femme, journalière au jardin, et enfin le « valet » qui logeait au-dessus de l'écurie pour s'occuper des trois chevaux de trait et soupait à la table familiale. A cette force de travail déjà importante pour les douze hectares de l'exploitation, il fallait ajouter le maître de maison, son épouse, leurs deux fils, la sœur de son épouse et ses beaux-parents dont l'activité se répartissait sur la vigne, les champs restants, le jardin, la basse-cour, les travaux domestiques. En 1937, les journaliers sont écartés par la mise du jardin en fermage. En 1939, l'achat d'un tracteur qui succédait à un motoculteur acquis en 1934 rendait moins utile l'emploi du gagé et surtout des chevaux et donc du valet. La petite entreprise agricole — qui avait pu tenir sa vie durant le grand-père des maîtres actuels du domaine à l'abri des tâches productives — était redevenue la petite exploitation strictement familiale qu'elle avait été à l'origine. Ayant autrefois supporté le gros investissement en travail que constituent les vendanges avec les seules ressources du personnel permanent, le domaine y pourvut désormais par l'entraide familiale, le recours aux voisins, aux amis.
17Soumettre ainsi l'évolution de Cucurnis à quelques mutations économiques laisse penser qu'en son sein la succession des générations ait pu ne pas poser problème, et n'être que le fruit d'une logique exempte de ces distorsions et de ces ruptures caractéristiques de l'association toujours problématique d'une lignée à un sol. L'hort dal cosi était une métairie, semblable aux petites exploitations voisines. Pierre Cucurny en fit une propriété familiale, permettant à sa descendance d'échapper au sort des familles qui les avaient précédés sur la même terre, soumises au bon vouloir des propriétaires, clercs ou laïcs. On les voyait au jour de la Toussaint rassembler leurs effets sur une charrette et prendre la route pour gagner une autre borde et y perpétuer un travail au bout duquel il n'y avait que rarement quelque chose à transmettre. A partir de 1724, Pierre Cucurny pouvait, lui, transmettre un espace vivier capable de soutenir l'existence d'une lignée presque pendant trois siècles.
18On a désormais l'habitude de traiter cette question de la permanence historique d'un groupe de parenté sur la terre dont il est propriétaire à travers les façons dont ont été résolues d'une part la « reproduction biologique » de la famille et d'autre part sa « reproduction sociale » : comment l'enchaînement des mariages et des procréations a-t-il fourni au domaine la longue trame des habitants destinés à le travailler et à en vivre, et comment ce renouvellement des individus a-t-il pu se concilier avec la préservation de la propriété ?
19Depuis le début, dit-on volontiers aujourd'hui à Cucurnis, depuis Pierre Cucurny, l'exploitation vit les générations se succéder sans être jamais divisée, sans jamais voir son laborieux élargissement compromis par les partages successoraux. A peu de chose près, le terroir travaillé par ces derniers descendants équivalait à celui qu'il avait en peu d'années balisé (1724-1734) et dont on avait par la suite acquis ou consolidé le droit de propriété.
20Les données objectives confirment dans leur ensemble cette tradition familiale d'une continuité sans accrocs. De génération en génération, de mariage en décès, le patrimoine domanial fut préservé de l'éclatement par l'action de séries d'écritures, de séries d'« actes », concourant à son intégrité. Une « force de l'habitude » dont n'émane cependant aucun automatisme. Les manœuvres et les calculs y ont leur place et ne soulignent que mieux l'existence d'une volonté commune de la lignée.
21S'il fallait considérer les lignes maîtresses de la longue suite de textes déterminant le statut des biens meubles et immeubles du domaine à l'égard des personnes, nous dirions que le façonnement d'une lignée consanguine de maîtres l'emporte largement sur la prise en compte des destinées individuelles. On connaît de mieux en mieux par de nombreux travaux, les mécanismes matrimoniaux et successoraux des paysans-propriétaires d'Europe méridionale. Cucurnis ne déroge pas à l'essentiel des mécanismes observés.
22Au xviiie siècle, le maître du domaine établit au mariage de l'enfant porté à lui succéder — le premier-né, quel qu'en soit le sexe — la charte sociale de ce que sera le domaine après sa mort. Le 28 juin 1736, Pierre Cucurny fait ainsi donation à son fils unique Esprit de la moitié de tous ses biens meubles et immeubles, à charge pour l'autre moitié de lui incomber post mortem, et accueille au domaine Toinette Gieules, de Ventenac5. Leur fils, également unique et aussi prénommé Esprit, épousera le 19 juin 1760, après le décès de son père, Marie Bonnery, fille d'un « travailleur de terre » de la Digne-Haute. Déjà héritier des biens patrimoniaux de son père, il reçoit au mariage le don d'une terre achetée par Toinette, sa mère, trois ans plus tôt. Marie, elle, entre au domaine avec 550 livres de constitution dotale sur les biens de son défunt père dont sa sœur aînée, Jeanne, est l'héritière universelle6.
23Après que trois Cucurny se furent succédé à sa tête, l'hort dal cosi était devenu l'hort dals Cucurnis. Jusqu'à nos jours, le domaine conservera ce premier marquage symbolique imprimé en nom collectif par ses pères fondateurs7. Au départ, donc, de la « reproduction biologique et sociale » de la lignée, il y a deux situations idéales : un fils unique hérite sans obstacle de l'ensemble des biens corporels de la maisonnée, se marie, et de cette union ne naît également qu'un fils à son tour héritier de tout. Conséquence incorporelle de cet ajustement (fortuit ou souhaité ?) de la démographie domestique aux moyens d'existence : en trois générations la lignée a conquis une permanence fermement exprimée par la reconnaissance toponymique dont elle fait l'objet.
24Singulièrement, c'est au moment où le patronyme « Cucurny » abandonne le domaine que celui-ci est pour la première fois identifié comme jardin potager appelé de Cucurnis. En 1779 se produit en effet la première « succession par les filles ». Esprit Cucurny, le petit-fils de Pierre, avait eu quatre filles avec Marie Bonnery. Aucune n'était encore mariée lorsqu'il mourut. « Malade de corps », il avait donc institué l'aînée, Antoinette, son « héritière universelle et générale » et accordé leur légitime à Jeanne-Marie, Marie et Hélaine (testament nuncupatif du 10 avril 1773). Au décès d'Esprit, le domaine était une société de femmes, peuplée de quatre filles dont Antoinette Gieules et Marie Bonnery devaient, par testament, se partager le gouvernement8. En février 1779, un ménager de Ventenac, Jean-Pierre Jourdanne, épousa Antoinette Cucurny et entra en maître au jardin désormais dénommé Cucurnis. L'agendrement, plutôt dévalorisé dans cette société patriarcale, avait dû cette fois peu lui coûter, sans doute même avait-il été fermement convoité par d'autres. On peut en juger par les 4 000 livres que ce cadet apporte avec lui comme part d'héritage de son père : la somme est considérable, comparée aux 300 livres d'Antoinette Gieules et aux 550 livres de Marie Bonnery. L'enjeu était à la mesure de la valeur du prétendant. Assuré, d'une part, en épousant l'héritière universelle du domaine, que l'un de ses enfants allait en être l'absolu propriétaire, il y est en outre le seul homme, prémuni de la condition inférieure qui stigmatise les gendres, soumis à l'autorité d'un beau-père, propriétaire et maître de la maison, qui les appelle simplement à jouer un rôle de reproducteurs en attendant l'avènement souhaité d'un descendant mâle destiné à hériter. Jourdanne, au contraire, assume pleinement la charge qui lui est dévolue. Jouissant d'une autorité sans contrainte, il se comporte en maître. Il acquiert plusieurs champs et surtout, pendant la Révolution, procède au rachat des terres jadis prises à bail par les Cucurny dont il poursuit et consolide l'action.
25Des six enfants de Jean-Pierre et Antoinette, l'aîné, Pierre, devint plus tard le maître de Cucurnis où le rejoignit le 7 novembre 1813 Marie-Anne Bullès, d'une famille de jardiniers de Carcassonne. Les bouleversements de la législation successorale survenus depuis la Révolution et la promulgation du Code civil n'ont aucunement altéré la trajectoire rectiligne initiée au xviiie siècle. La dévolution du domaine entre les mains de Pierre suggère bien, dans la continuité de l'union de la lignée au sol vivrier, l'influence d'une logique capable de coordonner les actions individuelles et d'imprimer sa marque aux cadres juridiques chargés de régler la transmission familiale des biens9. Pierre Jourdanne et Marie-Anne Bullès eurent deux filles : nouvel agendrement, donc, et entrée d'un nouveau patronyme au domaine de Cucurnis, un nom qui au fur et à mesure que s'éloignait dans le temps le souvenir de la triade originaire prenait plus que jamais valeur de refuge de l'identité collective de la lignée. Mais à ce point de sa course, la généalogie hésite. C'est d'abord le couple formé du mariage de la fille première-née, Marguerite, avec Jean Bonnet, un jardinier de Carcassonne, qui demeure au domaine. En 1846, le vieux Jean-Pierre Jourdanne, presque centenaire, y vit ainsi avec son fils Pierre (58 ans) et sa bru Marie-Anne, ainsi que le jeune couple et ses trois enfants, Marie-Anne, Anne et une seconde Anne10. Que de filles !Sans doute fût-ce là la pensée du patriarche Jean-Pierre ou de son fils Pierre, puisque peu après cette date, c'est le noyau conjugal de l'autre fille de Pierre et Marie-Anne qui est substitué aux Bonnet et appelé à perpétuer la lignée. Les raisons de ce revirement nous sont obscures, absentes des textes et ignorées par la tradition orale. Anne Jourdanne avait épousé en 1842 Pierre-Firmin Blanc, un minotier du moulin voisin de Rouzilhes. Etant la cadette, il était naturel qu'elle s'établisse hors de la maison parentale, et recherche un conjoint disposant de ses propres moyens de subsistance. Deux éléments convergent pour suggérer une explication de cette substitution d'un lignage par un autre, à l'encontre d'une tradition d'aînesse absolue maintenue depuis les origines de la lignée.
26D'abord Pierre-Firmin Blanc était plus disponible, plus susceptible de s'agendrer que sa condition de minotier ne le laisserait penser. Ce fils d'un boulanger de la ville basse de Carcassonne voyait grand, plus grand que le modeste moulin à deux meules de Rouzilhes. Aspiré par la voie ouverte vers Toulouse sous ses fenêtres par le canal du Midi, il y avait entraîné sa famille, l'avait logée rue du Taur et avait pris à ferme l'immense moulin du Bazacle. En peu de temps, Pierre-Firmin était ruiné. Libre, en somme, de se dévouer à l'avenir de Cucurnis. C'est du moins ce qu'a retenu la tradition domestique, dont Rouzilhes, nous le verrons, est un repère essentiel. L'autre élément d'explication est plus prosaïque : Pierre-Firmin et Anne Jourdanne opposaient deux fils aux trois filles de Marguerite et Jean Bonnet. Nul doute que la perspective immédiate d'un héritier mâle n'ait pas été indifférente aux yeux de Pierre Jourdanne ou de son père, le vieux Jean-Pierre, assuré ainsi de transmettre à l'un de ses deux arrière-petits-fils la tâche de continuer la lignée au lieu de l'abandonner de nouveau aux aléas des agendrements.
27L'aîné de ces deux garçons, Jean Blanc, qui était né au moulin de Rouzilhes en 1844 devait ainsi devenir, selon le même mécanisme qui avait fait de Pierre Jourdanne le légataire par sa mère des biens issus de ses ancêtres et de ceux acquis par son père, le maître nouveau et absolu de Cucurnis. Son fils Pierre Alexandre puis ses deux petits-fils, Firmin et Pierre, se succédèrent à leur tour sans que les hasards des naissances imposent de nouvelles successions par les filles. Les choses n'en allèrent pas pour autant de façon linéaire.
28Jean Blanc avait épousé le 15 juin 1869 Mathilde Clémentine Bonnafous, la fille d'un propriétaire du hameau de Clary, proche de Saint-Denis, sur les contreforts de la montagne Noire, et le ménage en s'installant au domaine avait sacrifié à la tradition virilocale de la lignée. Or, en 1874, au décès de Pierre Jourdanne, c'est une amorce d'éclatement que connaît le patrimoine familial. Un partage est effectué. Des parcelles sont attribuées aux héritiers du couple Bonnet comme à ceux de Pierre-Firmin Blanc et d'Anne Jourdanne. Mais par une série de rachats successifs, l'ensemble de la propriété est reconstitué sur le nom de Jean Blanc. Ainsi, par une voie juridique différente, parvint-on au même résultat que celui qui avait été obtenu lors du partage de la succession d'Antoinette Cucurny : l'exploitation indivise resta liée au destin de la lignée. Comme un aimant, l'héritier voulu attire à lui les biens qu'une fiction légale a pu momentanément fractionner. Seule une terre échappa à cette pulsion centripète, une parcelle que les petits-fils de Jean, Firmin et Pierre Blanc n'eurent de cesse de ramener au domaine. Ils y parvinrent en 1941. Sur le long terme, cette amputation provisoire fait aujourd'hui figure d'anecdote.
29Ensuite le visage de la reproduction domestique se transforme quelque peu. Sous des formes juridiques variées, avec l'aide de manœuvres notariales fort répandues au xixe siècle dans les anciens pays de droit romain11 et qui avaient pour effet de préserver les traditions familiales anciennes en respectant les apparences exigées par le droit nouveau, c'est un modèle orthodoxe que l'on avait suivi jusqu'alors. Un couple reproducteur remplaçait un couple reproducteur. Un jeune ménage prenait soin des vieux parents du conjoint héritier ou de l'épouse héritière et assurait par ses enfants l'avenir de l'ostal. Pour concilier les ressources et les besoins du domaine, un seul enfant marié était appelé à rester.
30Avec le xxe siècle, la maison se vide d'employés et se grossit de parents. Cela amène à Cucurnis l'avènement successif de deux formes familiales fort typiques : la famille étendue, puis la frérêche. Un joli document témoigne de la première. Sur cette photographie, prise en 1912, Firmin Blanc a trois ans. Autour de lui figure le cercle de sa parenté proche, matri- et patrilatérale, consanguine et spirituelle, qui coïncide aussi, à ce moment, avec le groupe corésidant à Cucurnis. Il y a donc autour de Firmin, ses parents, Pierre Alexandre et Joséphine Lucie, son grand-père maternel, Jean Blanc, ses deux grands-parents maternels. Les Sicard, qui ont quitté Pennautier pour s'agréger à l'ostal avec leur seconde fille, Catherine, qui mourra, toujours célibataire, dans la maison de sa sœur en 1976. Et puis il y a Louis, le valet d'écurie, assimilé, lui aussi à la famille, et enfin mademoiselle Lafage, la marraine de Firmin, l'ancienne institutrice de Joséphine Lucie, à présent en retraite. Le frère de Joséphine viendra peu après à son tour rejoindre Cucurnis, et s'y éteindre des suites de ses blessures reçues à la Grande Guerre, dans la petite chambre du haut, où l'on n'a rien changé depuis lors.
31La mémoire domestique, imprégnée de ce témoignage vivant laissé par la photographie, conservera l'image de ce vaste groupe comme de la norme de l'existence passée : une communauté familiale élargie aux deux lignages parentaux. A la génération suivante, l'élargissement du groupe familial se fera toutefois par la base de la pyramide domestique. Pierre Alexandre Blanc, grâce à la méthode précédemment évoquée, reçut de son père Jean les terres et les bâtiments de Cucurnis, et ses sœurs aînées, Anne et Véronique furent désintéressées de la succession par des dots versées en avance d'hoirie. Contrairement à la tradition respectée depuis l'origine de la lignée, il jugea inopportun de faire de l'aîné de ses deux fils (Firmin, né en 1909) son seul héritier. Le destin de Cucurnis devait être conjointement remis entre les mains de Firmin et de son cadet, Pierre, né en 1913, à l'intention de qui on construisit en 1932 une seconde maison d'habitation, jouxtant l'ostal familial. Ce choix ne fut pas le fruit d'une pression des circonstances mais clairement l'effet d'un désir paternel. Peu enthousiasmé par l'école, Pierre a treize ans lorsque son père l'appelle aux travaux de l'exploitation. Firmin est en revanche un très bon élève, et la décision paternelle de lui faire interrompre, à quinze ans, une scolarité prometteuse motivera même l'intervention d'un professeur. Le calcul était simple, confia Firmin, bien plus tard : « (considérant) qu'il fallait une suite à la campagne (...), au lieu d'en récupérer un au moins, il a essayé de récupérer ses deux fils, comme ça, il savait que franchement la campagne marcherait toujours une génération de plus » (1er mai 1979). « Une idée bien louable pour l'homme », avait commenté Pierre, parce qu'à ce moment-là, dans les années 1924-1926, époque du décollage de la vigne, on pouvait vivre nombreux et bien sur une exploitation comme Cucurnis. Comment, de toute façon, aurait-on pu contester pareil choix d'avenir ?
32Il y avait du long et du court terme dans cette sentence originale. Sans doute, la permanence de la famille sur le domaine paraissait-elle doublement garantie en multipliant ainsi par deux les chances de reproduction. Mais il faut aussi constater qu'en gardant ses deux fils, on pouvait économiser de la main-d'œuvre salariée et acquérir de nouveaux moyens techniques : « Si notre père a acheté le tracteur, c'est pour nous faire plaisir, ce n'était pas pour lui parce que lui, les chevaux, c'était tout. » Stratégie ou tactique ? Ce souhait d'intéresser ses deux fils au destin du domaine qu'une tradition familiale constante avait toujours dévolu à un seul enfant, ne pouvait souffrir aucune contradiction12.
33Conformément au décret paternel dérogeant à la tradition antérieure, les deux fils de l'héritier-maître du domaine s'y établirent, y accueillirent chacun une conjointe et y eurent à leur tour des enfants. Joséphine, épouse de Firmin, et Marie-Jeanne, épouse de Pierre, venaient respectivement de Maquens et de Montredon, deux hameaux du pourtour carcassonnais. Un temps coexistèrent ainsi à Cucurnis les deux aïeux, Jean Blanc et Pierre Sicard, leurs enfants mariés, Pierre Alexandre et Joséphine Lucie, et les deux enfants mariés de ce dernier couple, qui n'eurent chacun qu'un enfant, un fils, sans oublier, jusqu'à son départ, le valet, et jusqu'à leur mort, le frère et la sœur de Joséphine Lucie.
34Quand Jean, fils de Firmin, né en 1949 et Guy, fils de Pierre, né en 1938, furent advenus au domaine, les conditions étaient réunies pour que la succession se déroulât conformément au modèle inventé par Pierre Alexandre. Le hasard démographique permettait donc, entre cousins, le renouvellement de la même solution d'indivision avec feux séparés à laquelle, à la génération précédente, deux frères avaient été conviés par leur auteur. Mais une nouvelle attitude devant l'avenir était apparue et de la même manière que la volonté personnelle de Pierre Alexandre Blanc avait imposé au domaine une marche à suivre pour plusieurs décennies, les choix personnels de ses fils Firmin et Pierre l'orientèrent dans une autre direction. Pour Guy comme pour Jean, il n'y eut aucun frein dans leur scolarité. Au contraire, de constantes incitations parentales à quitter la terre, à rechercher une formation permettant un emploi rémunéré contribuèrent à dissocier leurs vies de l'exploitation des terres ouvrées par leurs ancêtres. Tous deux sont aujourd'hui fonctionnaires, l'un conseiller principal d'éducation et l'autre sous-archiviste.
35« Il n'y a pas de suite, a dit Pierre Blanc, et nous n'avons rien fait pour qu'elle y soit, cette suite. Nous avons tout fait pour qu'elle n'y soit pas. »
36Ainsi, l'histoire de Cucurnis au xxe siècle est-elle marquée par ces innovations dans la course de la reproduction familiale. Pierre Alexandre élit ses deux fils comme héritiers du domaine indivis, ceux-ci décident ensuite d'en éloigner leurs propres fils. Sans doute la propriété viticole a-t-elle déterminé le premier choix et le déclin du vignoble le second. Peut-être aussi pourrait-on mettre au jour un certain nombre de facteurs aptes à expliquer l'enchaînement des causes qui font qu'aujourd'hui personne, dans la lignée des Cucurnis, ne s'apprête à perpétuer le lien séculaire de la famille au sol vivrier. Là n'est pas pour nous le propos. Quelles qu'aient été les stratégies de reproduction mises en œuvre par la famille, une volonté supérieure les aurait contrariées : la volonté de l'Etat aurait bouleversé la meilleure des solutions successorales.
37Que la mesure d'expropriation qui frappe les terres de Cucurnis, dont on sait le patient assemblage, dissolve une structure vive ou atteigne une communauté humaine dont l'avenir était déjà investi autre part, le résultat est identique. Quels qu'aient été ces choix successoraux du xxe siècle à Cucurnis, la croissance urbaine les aurait rattrapés, et mis en pièces. Aussi prendrons-nous simplement acte de ce parcours formel. Cucurnis, c'est effectivement, comme nous venons de le voir, une famille et une terre qui font un bout de chemin ensemble et se séparent. Le problème ne sera pas de connaître les raisons micro et macrosociologiques de leur séparation mais ce que celle-ci nous dit des causes et des effets de leur trajet commun.
38Depuis quelques années, les habitants de Cucurnis ont été prévenus qu'une partie de leurs terres étaient convoitées pour supporter le passage d'une voie rapide contournant l'agglomération carcassonnaise. Initialement, il s'agissait d'une bretelle d'accès à l'autoroute Toulouse-Narbonne. Or l'autoroute se fit, mais de l'autre côté de la ville. Moment d'espoir vite déçu car la procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique fut maintenue dans le cadre d'un projet de rocade devant détourner de la ville une partie de la circulation automobile. Malgré cette menace, l'exploitation continuait. Depuis deux ans, cependant, l'événement a pour le domaine accéléré l'histoire. Le décès de Firmin, en 1983, a mis un terme au précaire équilibre que maintenaient les deux ménages dans leur partage des tâches. Pierre seul ne pouvait plus assumer l'entretien des vignes. Petit à petit, elles furent arrachées. Un modeste carré en subsiste. Et puis, autre fait du hasard, les travaux tant redoutés d'aménagement du relief ont commencé. A l'heure où j'écris ces lignes, une montagne de graviers a surgi des anciennes vignes et surplombe les habitations. C'est là l'un des singuliers rebondissements de la crise viticole !Pour protester contre son attitude à l'égard de la production régionale, certains viticulteurs avaient détruit les stocks de vin étranger d'un important centre commercial de Carcassonne. Souhaitant reconstruire le bâtiment consumé par les flammes sur un terrain proche de Cucurnis et afin d'en obtenir l'autorisation, la société propriétaire s'engagea à financer elle-même les dérivations de circulation nécessaires à son accès, en respectant les plans de rocade prévus. Ainsi fut amorcé un aménagement que l'administration tardait à entreprendre et qui meurtrit aujourd'hui Cucurnis.
39Cela a été une première tentation que de prendre la très grande accessibilité des habitants de Cucurnis à l'égard de l'enquête pour la volonté de livrer une sorte de testament culturel dont l'ethnographe serait le notaire. Ce désir manifeste de divulguer le contenu de la mémoire familiale et leur curiosité aiguë à l'égard des détails de leur propre histoire semblaient bien activés par la fin prochaine de Cucurnis qu'annonçait le projet de percement d'un axe routier. Quand l'avenir se dérobe sous les pas, le passé plus qu'ailleurs est présent. Cucurnis n'avait plus rien à donner, sinon le souvenir de sa vie. Fallait-il s'en tenir à cet aspect d'ethnographie-sauvetage, à la constitution d'« archives orales » ou au recueil d'un « patrimoine » immatériel menacé de disparition ? Sans doute ces choses ont-elles, quelque part, leur utilité. Elles m'ont peu motivé. Se serait-il simplement agi de constituer un catalogue de ce que véhicule la tradition orale dans une famille rurale du Languedoc oriental, je n'aurais probablement pas étudié Cucurnis. La césure événementielle que pratiquait la perspective de rocade dans la mentalité domestique m'avait trop vite fait prendre la célébration de l'histoire de Cucurnis comme une simple réponse à l'arrêt de l'histoire. Il y avait de cela, et les quelques émissions de radio que nous y avons faites n'ont pas manqué de le souligner13, mais il y avait beaucoup plus que cela : la matière d'une réflexion sur les fondements de la durée d'une lignée domestique.
40Il n'est pas question de confronter l'objectif au subjectif, l'histoire vraie de Cucurnis à l'histoire sélective et reconstruite que transmettent ses membres. On ne mesurera pas les zones d'ombre ou les éclairages subits de tel ou tel aspect du passé à l'aune des faits qui jalonnent l'évolution économique ou généalogique du domaine. Une fois dressé le constat de la continuité de l'association de la famille au terroir, il importe peu de savoir si l'image que se font les habitants actuels du domaine restitue fidèlement les techniques successorales employées pour façonner la lignée. Ces techniques et les textes écrits qui en sont les indices, ne sont en vérité que l'écume de la raison profonde de la continuité domestique qu'il faut chercher ailleurs.
41Le problème à Cucurnis n'est pas tant de comprendre comment l'on a transmis les biens sans les partager entre tous les enfants qui sont advenus à chaque génération mais plutôt de saisir de quoi fut nourrie la commune volonté qui fit précisément que la question de l'héritage ne se posa pas comme un problème de reproduction. Comme nous avons tenté de le montrer à propos des groupes domestiques pyrénéens14, lorsque l'ensemble des repères culturels d'un groupe social met en avant une représentation de l'avenir familial, de la reproduction des lignées sur une « maison » qui suppose l'exclusion d'une partie des individus produits par cette maison, c'est dans les ressorts intellectuels de l'adhésion au système qu'il faut chercher son fondement, non dans les tactiques notariales qui ne sont qu'une des conséquences de cette adhésion. Cucurnis, exemple singulier et aussi sans doute singulièrement atypique, étend devant nous une quantité discrète de durée historique. La réalité de cette durée ne se discute pas. Nous n'avons pas eu à la rechercher, à exhumer des textes et à en recouper les informations, pour attester cette chronologie de la lignée que nous venons d'exposer. L'essentiel des textes utiles à son élaboration étaient conservés et classés dans la maison. La parole des vivants, surtout, devançait le propos en détaillant la fresque d'un passé domestique dont l'un des sens peut être de fonctionner comme une idéologie.
42La lignée nous fut donc d'abord présentée en boîte, dans un carton de chemises où, depuis l'achat de l'hort dal Cosi par Pierre Cucurny en 1724 jusqu'aux plans du projet de rocade, avaient été conservés tous les textes (contrats de mariage, inventaires après décès, testaments...) intéressant la relation des familles aux biens. C'étaient « les actes », une référence aussi magnifiée pour sa valeur emblématique que peu utilisée pour le détail de son contenu. Naturellement, il n'y avait pas là une série continue ou exhaustive. Mais pour le domaine, il y avait l'essentiel.
43On remarque toutefois des « rattrapages » significatifs. Lors de la succession d'Antoinette Cucurny, de nombreuses ampliations notariales sont sollicitées pour reconstruire par écrit l'itinéraire du patrimoine élaboré par ses père, grand-père et arrière-grand-père. Ne fallait-il pas harmoniser les formes de la propriété familiale avec le cadre nouveau qui leur était imposé depuis la Révolution et l'Empire ? Il y a aussi des extrapolations vers des lignes collatérales pourtant absentes de la mémoire généalogique. L'abondance relative de documents est alors motivée par un litige. Ainsi Marie Bonnery, l'épouse du second Esprit Cucurny, petit-fils de Pierre, trouva-t-elle un peu long le temps que sa sœur Jeanne, épouse d'Antoine Hugounet, à la Digne-Haute, mettait à lui payer sa dot, depuis qu'elle était légataire universelle des biens de leurs parents. Grâce à cette tension, survenue vers 1766, le détail de la famille de Marie Bonnery nous est offert, une exception parmi les épouses des Cucurny. Il faut préciser que le différend fut bien vite et totalement apaisé par une entente amiable, si bien que l'époux de Marie, Esprit, manda son beau-frère Antoine Hugounet comme son exécuteur testamentaire.
44Constitué par hasard, conservé par volonté, ce fonds d'archives familiales semble prendre avec Jean Blanc (1844-1939) une valeur nouvelle. Instruit, détaché des tâches de production, c'est lui qui le premier classa chronologiquement ces documents, les annota parfois d'un mot en désignant l'objet (« vente », « mariage »...), et leur apposa une date, souvent erronée pour avoir confondu l'année de la copie avec celle de l'acte. Firmin en fut ensuite le conservateur. Aujourd'hui, naturellement, c'est Jean.
45Premier jalon pour la découverte de l'histoire de Cucurnis, premier élément d'objectivité livré à l'enquêteur, « les actes » sont, pour les habitants, singulièrement plus un corps symbolique qu'un corpus d'informations. Docteur en histoire, professionnel des archives, Jean aurait maintes fois pu corriger les dates crayonnées par son aïeul. Et ces épisodes, que l'on affirme ignorer, alors qu'ils y sont consignés. Et cette affirmation que les Cucurny étaient « jardiniers de l'Eglise » alors que certaines terres seulement dépendaient de la directe de la cathédrale, une nuance que Jean, expert en histoire cléricale, aurait fort aisément pu pratiquer. En bref, « les actes » à Cucurnis paraissent servir plus de support que de source à la mémoire domestique. Les ancêtres dont ils eurent, en regard du droit, pour mission de représenter certaines des actions, ne vivent pas que par eux dans l'esprit des vivants.
46Les relais de leur présence, les motifs du discours au passé — dont les actes prouvent l'épaisseur sans en livrer la nature — sont en revanche nombreux et divers, aléatoires ou rituels. Il peut s'agir d'objets : d'un pot à eau que l'on crédite de la plus grande ancienneté, de la table de la salle commune dont la surface et la rotondité permettent d'évoquer la communauté de famille qui s'y assemblait autrefois, ou d'un résidu noirâtre sur le mur de l'habitation, côté cour, vestige de la queue d'un sanglier abattu par Pierre Alexandre de l'autre côté de la route de Toulouse et mangé à l'occasion de la naissance de Firmin, son premier fils. Mais rares sont, dans la maison, les objets dont la seule fonction soit le souvenir. Les arbres parlent aussi, comme ce grand cyprès entre deux anciennes vignes et que l'on sait planté pour la naissance d'Anne Jourdanne en 1824, ou cet olivier venu de Pennautier, apporté par Pierre et Antoinette Sicard à l'occasion du mariage de leur fille Joséphine Lucie avec Pierre Alexandre Blanc. Le ruisseau, l'Arnouze, qui dessine la frontière nord du domaine, derrière la basse-cour, la porcherie et le vieux four à pain, conte aussi ses histoires, des histoires qui inversent, dans cette lignée de jardiniers l'image profitable de l'eau qui a fait leur fortune15.
47La route aussi, fixe le souvenir. La route, bien sûr, c'est la grande route de Toulouse, anciennement royale aujourd'hui nationale, qui trace la frontière ouest du domaine. L'abbé Sabarthès raconte comment un marchand limousin y passait en juin 1741 lorsque sa femme fut soudain « prise par le mal d'enfant » : « Elle fut recueillie à la métairie du sieur Manzot mitoyenne de Cucurnis et son enfant naquit sous ce toit hospitalier où Jeanne fut ondoyée et les cérémonies du baptême suppléées le 25 suivant16. » Cucurnis, sans doute, dut souvent accorder pareils secours, même si sa modestie lui en fait oublier le récit. Du flot des faits divers inévitablement charriés par cette voie se détachent surtout ceux dont les Cucurnis furent eux-mêmes les acteurs17.
48Les récits anecdotiques dessinent, par l'Arnouze et la grande route, l'enclave de la propriété. Le moulin ruiné de Rouzilhes et la colline de Gougens sont en revanche chargés d'un passé familial qu'évoquent des pratiques proches du rituel. Rouzilhes et Gougens sont au nord et à l'est distants de quelques centaines de mètres de Cucurnis. Il convient de s'arrêter quelques instants sur ces lieux qui sont les seuls, hors du domaine, où se soit fixée la tradition intime des Cucurnis.
49Jusqu'à sa mort, Firmin Blanc se rendait périodiquement à Rouzilhes par les étroits sentiers qui mènent à ces ruines posées sur le Fresquel au cœur d'un bois touffu. C'est là qu'en 1844 était né Jean Blanc, son grand-père. Ecarté de l'école à l'âge de quinze ans, Firmin avait noué une étroite connivence intellectuelle avec cet aïeul de soixante-cinq ans son aîné. Alors que son frère Pierre vouait plus volontiers ses loisirs à accompagner leur père à la chasse ou à la pêche, Firmin passait au lit sa grasse matinée du dimanche à converser avec Jean de chambre à chambre. Cette relation privilégiée dura quatre années, jusqu'au décès du grand-père. Elle fit de Firmin l'héritier et l'acteur d'une souche symbolique qui s'est éteinte avec lui. « Je vais voir Rouzilhes. J'y vais à n'importe quel moment mais le moment où je préfère y aller c'est le soir, quand les promeneurs sont partis, quand les pêcheurs sont partis, quand les chasseurs sont partis. Au crépuscule je médite, je pense à mes aïeux et là je suis content. Je fais cela, voyez-vous, comme une personne fait un pèlerinage. » (F.B., 16 janvier 1982.)
50Le désir de Rouzilhes avait surgi des conversations du dimanche entre grand-père et petit-fils. Jean Blanc n'y conduisit jamais Firmin mais les évocations du temps passé là-bas l'incitèrent à y aller et à y retrouver les vestiges d'une vie quotidienne mise en images par les propos de l'aïeul. « Il me disait à tel endroit tu as telle chose, et j'allais le voir. Il y avait un escalier en bois pour accéder au premier étage. Ensuite, il y avait un évier et la fameuse cheminée, l'âtre devant lequel était langé mon grand-père bébé. Vous aviez une autre cheminée qui était en bas, au rez-de-chaussée. Ils habitaient dans cette cuisine l'été et l'hiver, quand il risquait d'y avoir des inondations, ils montaient au premier. Vous aviez les meules, deux meules attenantes et une plus éloignée. Vous aviez l'écurie où étaient les chevaux, et puis la remise où se trouvaient les charrettes parce que pour charger le grain dans la vallée, il fallait des chevaux et des charrettes. »
51L'essentiel du souvenir tint toutefois pour Firmin à un seul objet : la plaque foyère, un rectangle de fonte placé contre un mur entamé, tombé là avec tout le palier de l'étage « puisque maintenant du rez-de-chaussée on voit le ciel ». Cette plaque, c'est le support majeur de la commémoration. Elle est l'écran où, par le « pèlerinage », se projette le trésor de la mémoire, l'image de l'aïeul aimé sur lequel irradiait la chaleur de l'âtre pendant que sa mère l'enveloppait de langes. Ces mêmes langes avaient été conservés à Cucurnis, conservés par la volonté de celui qui les avait portés — « notre grand-père était très écouté par son père et par tout le monde, c'était un patriarche » — et gardés par Joséphine Lucie, sa bru, dans sa grande armoire de mariée. De l'époux d'Anne Jourdanne en revanche, du premier Blanc de Cucurnis, ne restent que les bribes d'un portrait opaque. Opprobre stigmatisant l'échec d'une ambition inopportune — l'aventure du Bazacle — ou négligence d'un repère estimé superflu ?
52La seconde hypothèse peut paraître la plus intéressante. Du moins oriente-t-elle la réflexion vers l'interprétation. Le long segment de généalogie par lequel transite la mémoire qui, à Cucurnis, est parvenue jusqu'à nous, semble guider le flux et la sélection des souvenirs selon un ordre devant peu au hasard. De la naissance de Jean Blanc (1844) jusqu'au film émouvant d'un nouveau-né emmailloté devant l'âtre que nous a souvent projeté Firmin, la transmission des images emprunte un canal sensible que l'on peut définir comme la force d'emprise du domaine lui-même sur la pensée familiale. Un point de fuite : les Pierre. Pierre Alexandre, le fils de Jean et son fils Pierre, cohéritier du domaine avec Firmin. Hommes du dehors, chasseurs et pêcheurs, ils incarnent aussi une part de tradition, mais pas cette tradition intime qui établit si fermement le périmètre symbolique du domaine commun. « Je me souviens plus de mon grand-père (paternel) que de mon père », disait Firmin. Et des paroles de celui-ci provenait ce que Firmin savait de son arrière-grand-mère, Anne Jourdanne, et du père de celle-ci, le maître de Cucurnis. « Il me parlait surtout de sa mère mais pas de son père, de sa mère et de son grand-père, son grand-père maternel qui était le propriétaire d'ici. » (F.B., 16 janvier 1982.)
53La chaîne de la mémorisation correspond donc à la lignée patrimoniale, au groupe de filiation par qui est assumée la continuité du lien au domaine. Les individus y présentent une image d'autant plus vive et précise qu'ils y cumulent les charges de donner la vie, d'en assumer les conditions matérielles, et d'y donner un sens immatériel. Ainsi Rouzilhes, ce moulin aujourd'hui ruiné où le grand-père de Firmin ne vécut que quelques mois, est-il doté dans l'imagerie des Cucurnis, dans leur légendaire, d'une importance que devrait manifestement lui dénier l'histoire objective. Pour Firmin, tout passe par Rouzilhes, le lieu où était né le premier Blanc à posséder Cucurnis et dont l'évocation, si précise dans ces conversations d'aïeul à petit-fils le dimanche matin, était le fruit d'un souvenir transmis et non vécu par cet aïeul qui n'avait passé que l'orée de son existence en ce lieu dont on a célébré depuis lors les trois meules et la plaque foyère. La mère de Jean, Anne Jourdanne, lui avait conté les détails de ce passage décisif, ainsi que Pierre Jourdanne, le grand-père maternel. Comme si cet écart de la naissance d'un héritier du domaine hors de la maison méritait réparation, on conserva ses langes, on les inclut dans ce tabernacle de l'intimité qu'est l'armoire de la femme, et on perpétua en Firmin la religion du détour par Rouzilhes, satellite symbolique par quoi s'exprimait la gravité de Cucurnis.
54Rouzilhes, nous l'avons dit, c'est une ruine au milieu des ronces. Pour s'y rendre, depuis Cucurnis, on se fraie difficilement un passage parmi d'anciens chemins qu'entretiennent seuls les pas des promeneurs. Pourtant, disait Firmin, en m'y conduisant un soir d'été 1982 : « Il me semble que Rouzilhes, cela fait partie de la famille, et je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas avoir su que c'était à vendre sinon j'aurais fait mon possible pour l'acheter. » Propos on ne peut plus sérieux, qui revint souvent dans nos conversations, depuis qu'en 1982 le notaire à qui la propriété en avait échu avait vendu Rouzilhes, les ruines et l'hectare de broussailles qui les encerclait, à un jeune commerçant de Carcassonne qui souhaitait y aménager des courts de tennis. Pour associer Rouzilhes à Cucurnis, Firmin aurait pourtant volontiers contracté quelques dettes. Ainsi lui fut-il refusé de jamais voir unis par un même lien de propriété le domaine où se succédèrent plusieurs générations d'ascendants et ce lieu de passage que, depuis l'adolescence, s'était approprié son imagination.
55Gougens est presque à l'idéologie domestique tout ce que n'est pas Rouzilhes. Symbole collectif, rituel et orthodoxe là où l'ancien moulin figure le souvenir individuel, la libre commémoration et le prolongement d'affectivité. Nous reviendrons sur la comparaison.
56Gougens est l'ancienne paroisse dont dépendait jusqu'à la Révolution le jardin de Cucurnis. C'est aujourd'hui le nom que l'on donne à une butte, un tumulus planté de sapins et de pins que domine un domaine bourgeois. Les voûtes qui demeurent dans ce qui sert de salle de séjour soutenaient autrefois l'église dédiée à saint Salvi, cet évêque d'Albi qui s'était levé du cercueil alors qu'on allait le mettre en terre et qui finit pestiféré vers la fin du vie siècle18. Autour de l'église, étaient jadis le château et le four, et, dans ce qui est devenu un bois, se logeaient les différents cimetières où furent successivement ensevelies des générations de paroissiens19. Selon la tradition orale, qu'il faut toujours penser à distinguer chez les Cucurnis de la leçon des « actes », la lignée des ancêtres fut inhumée dans la butte jusqu'à Antoinette Cucurny, l'épouse de Jean-Pierre Jourdanne, après laquelle la famille fut enterrée au cimetière Saint-Vincent de Carcassonne. Exception notable, Esprit Cucurny, fils de Pierre le fondateur, fut, grâce aux services qu'il avait rendus comme marguillier20, enseveli le 14 avril 1750 dans l'église même « avec tous les honneurs dus à son rang, en présence de Joseph Nègre soubsdiacre, Jean Sourbieu, Jean Santagne et Hyacinthe Roques, clerc tonsuré21 ». Naturellement, on n'avait pas négligé à Cucurnis de consigner cette distinction dans le panthéon domestique.
57Les Blanc de Cucurnis sont les derniers descendants de ce peuple de métayers et de jardiniers que furent les paroissiens de Gougens. Les évocations de cette entité abolie ou de cet ancêtre sur la sépulture de qui dînent aujourd'hui des citadins, servent à marquer ce cléricalisme particulier qui attire si fortement Cucurnis vers le passé.
58Depuis quelques années, depuis que les enseignements de l'histoire familiale ont croisé dans sa conscience les leçons de la liturgie, Jean Blanc emprunte le jour des morts l'étroit sentier qui conduit parmi les labours et les maisons neuves jusqu'à la colline de Gougens. Muni d'un antiphonaire monastique, il s'enfonce dans les bois et y récite l'office des morts jusqu'à ce que la nuit le ramène vers Cucurnis. « C'est le lieu de repos de tous mes ancêtres, cette colline. Je ne sais pas où ils sont précisément mais je sais qu'ils y sont. Le point important est là. Peu importe où ils se situent... On ne pourra jamais le savoir. » (J.B., 19 juillet 1983.)
59Son père l'y avait conduit la première fois — il avait douze ou treize ans — pour voir la terre qu'avaient rejointe les premiers des Cucurnis et dont la pieuse évocation était un principe domestique. Avec Jean, le déplacement sacré a épousé le rythme préconisé par le culte catholique des défunts. Il en a reçu un sens symbolique peut-être plus intense. Pour Firmin, Gougens était un cimetière abandonné où l'on savait inhumés des ancêtres qu'il n'avait pas connus. Il en perpétuait le souvenir respectueux, en pratiquait volontiers la commémoration en allant s'y promener à l'occasion, mais évoquait Rouzilhes avec une tout autre émotion, et c'est bien au vieux moulin qu'il tint à conduire l'enquêteur pour illustrer la ferveur dont il entourait la naissance de son aïeul à cet endroit.
60En allant à Gougens, Jean prie dans la langue où priaient ses ancêtres. Employant le latin, il avoue volontiers se replonger en esprit dans la vie quotidienne de ces aïeux dont il célèbre, par le culte religieux, la vie surnaturelle. A la double singularité d'une tradition familiale extrêmement puissante pour ériger en monument funéraire une propriété boisée où l'on n'enterre plus personne depuis la fin de l'Ancien Régime et dont rien ne laisse supposer l'ancien usage et pour y conduire encore aujourd'hui le lointain descendant de Pierre Cucurny, s'ajoute celle de l'adhésion à un catholicisme rejetant les réformes de Vatican II — on dit volontiers « intégriste » ou traditionaliste — dont cette trajectoire de Jean le jour des morts donne peut-être la logique. Ne peut-on pas y voir le moyen le plus adéquat d'allier en un même culte l'exaltation du souvenir familial et la pratique religieuse commune, la tradition intime et la dévotion publique ?
61Longtemps, la famille de l'ancien marguillier de la paroisse semble s'être conformée aux principes cardinaux de l'orthodoxie catholique, associant les phases de la vie domestique au calendrier des cérémonies liturgiques paroissiales. A Saint-Salvi de Gougens puis au Sacré-Cœur de Carcassonne, paroisse créée pour unir aux confins campagnards les nouveaux quartiers de la ville formés dans les années 60, les Cucurnis fournissaient le vin de messe. Vers la fin de l'automne, le prêtre célébrait la fête des produits de la terre et « la bonbonne était exposée sur l'autel, avec un ruban rouge » (J.B., 23 novembre 1980). D'autres apportaient des choux, du blé ou du miel que l'Eglise répartissait entre les plus démunis. Plusieurs événements, qu'il ne semble pas essentiel d'exposer, contribuèrent à distancier les Cucurnis de cette Eglise à qui ils avaient les uns après les autres témoigné leur attachement. Aussi furent-ils prompts à adopter la solution de remplacement que leur offrit, dans la dernière décennie, la création de pas moins de trois Eglises traditionalistes dans le seul département de l'Aude (Narbonne, Montréal, Fanjeaux).
62Jean referme son antiphonaire après lecture de l'office des morts. La pluie se met à tomber sur la colline de Gougens. Elle en ravine les versants et fait ici et là saillir des ossements. Des ossements, on en a toujours trouvé lorsque les propriétaires de Gougens ont tenté de labourer la butte : « Devant la quantité d'ossements et de tombes, ils y ont renoncé et ils ont planté des arbres... et chaque fois qu'ils plantaient un arbre, évidemment, ils tombaient sur un squelette. » « On marche sur des cadavres », avait dit Jean en parcourant la fameuse colline un jour des morts. Il avait plu et nous avions trouvé des os, une mâchoire, des côtes, à présent rendus à la terre.
63Sanctuaires du souvenir, lieux sacrés de la culture domestique, pôles vénérés des trajectoires commémoratives, Rouzilhes et Gougens ont aussi en commun de mettre en scène aux confins du territoire symbolique de Cucurnis certaines représentations de l'au-delà.
64L'ancien moulin et la demeure cossue cernée d'ossements furent tous deux le théâtre de phénomènes de hantise qui ne cessèrent qu'après la Grande Guerre. Firmin en relatait volontiers le déroulement. Bien après que Pierre Firmin Blanc et son épouse Anne Jourdanne eurent quitté Rouzilhes, un ménage de meuniers s'y était installé comme tenanciers des propriétaires. Lié d'amitié avec Jean Blanc, il lui fit part des manifestations singulières qu'il subissait et que Firmin nous transmit : impossibilité pour sa femme d'abattre son battoir sur son linge pendant la lessive, refus des contrevents de se laisser fermer par l'époux qui, une autre fois, était resté cloué dans son fauteuil, incapable de se lever, bruits nocturnes de chaînes dans les escaliers et de vaisselle tombant à terre. Symptômes classiques de l'agression magique contre la maison. Ces gens partirent, furent remplacés, et le père de Firmin entendit les mêmes plaintes : « Mon pauvre Pierre, lui avait confié le tenancier d'alors, je ne sais pas si je pourrais rester dans cette maison. » C'était en 1918, et conformément à l'usage des métayers, il partit à la Toussaint. Personne n'habita jamais plus Rouzilhes.
65Curieusement, Firmin liait explicitement ces événements à la question spirite : certainement s'agissait-il d'esprits souhaitant entrer en communication avec les habitants du lieu. Aussi déplorait-il que l'on n'ait pas songé à recourir à un médium, comme cette cousine (fille du frère de Pierre Sicard, père de la mère de Firmin) qui avait affirmé avec clairvoyance que Jean vivrait une vie normale alors qu'à vingt-huit jours une réaction méningée avait mis très gravement en péril son système nerveux. « Mon père me disait que Gougens était hanté. D'ailleurs, il a connu la famille qui en a été victime. Tant et si bien qu'ils avaient fait venir un exorciste de Carcassonne afin que les phénomènes cessent. Peut-être étaient-ce les morts de Gougens qui demandaient des messes ? Ça, c'est bien possible. Des morts pour lesquels on ne prie plus parce qu'on ne sait plus où ils sont. » (J.B., 19 juillet 1983.)
66Bruit de chaînes, de trompettes, de vaisselle qui s'effondre : Gougens vivait le cortège des agressions sonores. Excédés, les propriétaires vendirent le domaine en 1920. Le nouveau propriétaire souhaita faire des aménagements et notamment rendre habitables les restes de l'ancienne église. Son maçon était également celui de l'évêché. Informé, comme tout le voisinage de la hantise qui frappait le domaine, ce maçon, raconta Firmin, sollicita le prêtre exorciste du diocèse pour « venir y faire les bénédictions et prières qu'il fallait, et toutes les manifestations ont cessé ». (F.B., 16 janvier 1982.)
67On ne peut induire trop de choses de faits aussi circonscrits. En conservant le parti pris de lire les événements présentés du seul point de vue de l'histoire du domaine de Cucurnis, certains points retiennent toutefois l'attention. On doit ainsi relever la parfaite symétrie qui associe Rouzilhes et Gougens, ces relais du souvenir intime qui sont en même temps des traits d'union avec un au-delà présenté dans la dualité que lui a conférée l'histoire culturelle languedocienne. D'un côté, à Gougens, la hantise signifie que les âmes des morts « pour qui l'on ne prie plus parce qu'on ne sait pas où ils sont » réclament des messes afin, c'est implicite, de faciliter leur traversée du purgatoire — c'est l'interprétation de Jean. Ou bien, comme l'a raconté son père, les agressions sonores expriment un « simple » phénomène de possession qu'un exorcisme dans les règles canoniques suffit à éradiquer. Dans les deux hypothèses, l'explication emprunte à la tradition catholique. De l'autre côté en revanche, à Rouzilhes, l'origine des phénomènes est distinctement attribuée par Firmin à des esprits et, pour lui, la référence médiumnique s'impose. On sait combien le spiritisme avait pénétré la société carcassonnaise et lauragaise depuis la seconde moitié du xixe siècle, et comment l'adhésion populaire à la nouvelle « religion des esprits » y reposa sur la préexistence de la très ancienne institution languedocienne de l'armier ou « messager des âmes » qui fut dès lors qualifié de « médium22 ».
68En élisant hors du domaine des lieux de culte domestique aussi peu anodins et symboliquement complémentaires, l'idéologie de Cucurnis dévoile ses connexions avec les grands courants de la culture ambiante dont, ménageant l'équilibre entre la nature laïque de Rouzilhes et le caractère éminemment religieux de Gougens, elle semble cumuler les capacités d'accès au surnaturel.
69Dans la maison, sur les terres propres du domaine, les esprits ou les âmes des défunts ne semblent en revanche avoir jamais dérangé les habitants. Pas de hantise, pas de réclamations de messes. Régulièrement honorés, les morts de l'endroit ne devaient pas avoir de raisons d'en vouloir aux vivants qui communiaient si volontiers et si étroitement avec leur pensée et avec leur souvenir.
70« J'ai entendu dire que si on prélève sur un cadavre des mèches de cheveux et des fragments d'ongles des mains et des pieds, ce cadavre n'emporte pas avec lui l'astre ou bonne fortune de la maison », disait une paysanne de Montaillou au Moyen Age23. A Cucurnis, c'est le doigt tout entier d'un ancêtre que l'on avait conservé. Un pouce, avec l'ongle et les deux phalanges, immergé dans un bocal transparent de liquide jaunâtre significativement posé, à côté des chaudrons, sur une étagère voisine de l'âtre. De quel corps l'avait-on sectionné ? Nul ne le savait plus. Firmin pensait que son grand-père l'aurait su. Pour lui, le doigt était anonyme. Sachant seulement qu'il venait d'un ascendant, il suffisait à incarner, littéralement, toute la lignée.
71Ainsi, pendant on ne sait combien de générations — et peut-être s'agissait-il du pouce de Pierre Cucurny ? — la maisonnée a vécu, mangé, parlé autour du foyer dans la vision de cette parcelle de corps humain, préservée de la putréfaction, signe de son origine, gage de son unité et témoin de sa durée.
72Emmanuel Le Roy Ladurie soulignait l'analogie existant entre l'attitude des membres d'une domus de Montaillou à l'égard des ongles et des cheveux prélevés sur le cadavre d'un maître de la maison et le rapport qui unit les reliques d'un saint avec le sanctuaire qui les contient24. La signification essentielle de la pratique est d'assurer la présence continue de l'être défunt et la perpétuité des fonctions protectrices qu'on lui prête envers la collectivité domestique ou religieuse. A Cucurnis, point de discours de cet ordre. Il faut dire aussi que la singularité du phénomène ressortait plus de l'étonnement des observateurs extérieurs que de l'opinion des intéressés. D'ailleurs, ce pouce aussi est un souvenir. Firmin grandit en sa compagnie, mais Jean ne l'a jamais vu, et sa mère n'en parla pas (« Moi, je ne suis pas d'ici »).
73Autre relique privée, les langes avec lesquels on emmaillotait le petit Jean Blanc, fils de Pierre Firmin, vers 1844, ont aussi disparu. Firmin s'en souvient : « C'étaient des langes en fil, comme des grands mouchoirs qui pouvaient avoir soixante-cinq centimètres en carré. » (F.B., 16 janvier 1982.) Durant près d'un siècle et demi, on les avait pieusement conservés dans l'armoire. Pendant plusieurs décennies, Joséphine Lucie, venue de Pennautier épouser Pierre Alexandre Blanc, en avait eu personnellement la garde. Un jour, elle les brûla. Sans doute, ont pensé Firmin et Jean, est-ce elle qui fit aussi disparaître le pouce ancestral. Gestes que l'on n'explique guère aujourd'hui que par le grand âge auquel elle les commit.
74Joséphine Lucie nous a sans doute privés d'une saisissante photographie. Elle a surtout renvoyé dans le domaine de la mémoire les seuls objets qui à Cucurnis parlaient d'eux-mêmes des ancêtres, sans qu'un discours d'explication soit réellement indispensable. Elle a aussi détruit les signes d'une évidence symbolique : la coexistence au cœur de la maison des langes issus de Rouzilhes et du doigt d'un défunt vraisemblablement enterré à Gougens ne témoignait-elle pas concrètement de l'unité intime du système des croyances domestiques ?
75Nous ne faisons qu'en effleurer les formes, qu'en deviner la cohésion et la souplesse profondes, la complexe et évolutive architecture. Il reste difficile de ne pas supposer une œuvre logique dans la correspondance des deux seuls itinéraires qui, hors du domaine, servent à exalter le souvenir de la lignée, et l'incorporation dans le cadre matériel de la maison de reliques de défunts associés à ces lieux, par la naissance ou par la mort.
76La mort de Firmin et le début de percement de la rocade ont bouleversé la vie du domaine. De cette vie, présente, les intéressés sont seuls en droit de parler.