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Les chemins de la soie : un itinéraire culturel en Cévennes

Marc -Henri Piault
p. 82-88

Texte intégral

"Quelques jours avant que les vers prennent la montée sur les nouveaux rameaux pour vomir la soie, ils manifestent leur dessein par la lueur de leur corps, qui devient diaphane et translucide comme raisins mûrissants... Lors remarque-t-on les vers être diversement colorés, toutefois distinctement, de jaune, d'orangé, d'incarnation, de blanc et de vert..." (Olivier de Serres, Le théâtre d'Agriculture et Mesnage des Champs, t. 2, Ed. Impériale, Paris, 1804, p. 141)

A propos de l'idée de Groupement

1La mission du Patrimoine ethnologique a lancé l'idée des groupements pour la connaissance et la mise en valeur du patrimoine ethnologique, après quelques années d'encouragements apportés aux travaux d'équipes dispersées dans les régions de France : le temps est venu de favoriser la mise en commun d'expériences souvent sans liens jusqu'alors. Ces rencontres, cette coordination doivent permettre aux dynamiques locales de s'exercer pleinement et de faciliter l'autodétermination des entreprises. Dans ces occasions offertes de concertation entre les groupes travaillant dans une même région1, la possibilité est enfin donnée à nos disciplines d'enregistrer les effets cumulatifs des recherches et d'en révéler les conséquences pratiques dans l'environnement immédiat contemporain. Ces groupements sont l'occasion d'activer ou de réactiver des rencontres entre partenaires potentiels d'un projet de développement culturel ; c'est aussi une forme de laboratoire pragmatique destiné à concrétiser, à rendre accessible, à restituer véritablement le produit des recherches antérieures, à orienter d'autres investigations et à accélérer un dialogue productif entre les différents acteurs d'un processus culturel vivant. Il s'agit d'opérer sur le terrain d'une production effective la réalisation non pas seulement d'un langage interdisciplinaire mais d'une méthode de construction mettant en interaction de véritables corps de métiers. Ce serait là un aspect d'une finalisation progressive de la recherche puisque les groupements réunissent des chercheurs, bien entendu, mais également des entreprises culturelles. Cette conjonction devrait mettre en œuvre la dialectique nouvelle d'un mouvement de culture où seraient présents et actifs les explorateurs du savoir, les opérateurs culturels et les détenteurs-producteurs du patrimoine. L'articulation "connaissance-mise en valeur" doit se situer effectivement dans le champ social de ce qui peut la produire et la rendre nécessaire, c'est-à-dire dans le cadre d'une société découvrant dans son histoire les raisons et les moyens d'un développement autonome2. Il s'agit en définitive de soumettre les éléments constitutifs de l'histoire matérielle, sociale, culturelle d'une société donnée à la mise à jour contemporaine qu'elle peut et désire en faire en y incluant ses désirs contradictoires sinon antagonistes. L'opération de mémoire en cours est bien alors la réalisation d'un parcours de reconnaissances de soi aujourd'hui et ne signifie pas simplement la collection stratifiée de civilisations plus ou moins disparues. Ni archéologie ni préhistoire : il y a, pour nous, dans les opérations de groupement, la mise en service d'un gisement culturel dont l'exploitation doit renouveler les ressources de vie actuellement disponibles. Les techniques, les savoirs, les concepts mis en œuvre dans les siècles précédents, se situaient dans le cadre d'économies autocentrées, où la nécessité de trouver sur place l'essentiel des moyens de vivre développait une imagination créative particulière. Les conditions aujourd'hui sont différentes, les besoins également, mais on commence à appréhender les périls de rationalisations actuelles où les sociétés locales progressivement amalgamées, s'inscrivent dans la machinerie complexe et de plus en plus abstraite d'un système général dont les finalités et les ordonnancements n'apparaissent plus très clairement. Les lieux et les conditions de décision s'éloignent des groupes humains aux dimensions limitées qui sont entraînés, malgré eux, dans une histoire dont les motivations leur sont étrangères mais dont les conséquences risquent de les atteindre de plus en plus dramatiquement... Des opérations de ressourcement comme celles que les groupements patrimoniaux peuvent entreprendre, contribueront sans doute à une reconnaissance des identités, donc des véritables besoins qu'un groupe social, ici et maintenant, peut satisfaire par lui-même avec des raisons, des conditions d'accès et des conséquences claires pour chacun des partenaires possibles.

Sériciculture cévenole

2Les Cévennes constituent une zone d'identification relativement autonome si l'on prend en compte les comportements, les attitudes et les représentations qu'ont de leur appartenance les hommes et les femmes qui se sentent désignés en tant que Cévenols. Il s'agit de désignations liées à des origines, en dehors de toute référence précise à un lieu de vie, ou bien liées à la persistance d'une existence précisément située dans l'espace géographique encadrant l'histoire familiale, soit enfin justifiées par l'établissement, même récent, dans un environnement adopté, comme indicateur significatif culturel, économique, social et éventuellement politique. Les conditions d'expression ou d'explicitation de ces identités varient à l'évidence, selon les modalités historiques d'établissement d'une appartenance revendiquée ou simplement constatée.

3Le récit subjectif ou l'appropriation et l'intériorisation des modalités culturelles d'existence parcourent un éventail assez large de comportements ; à travers eux se dévoilent les richesses d'une culture et les nombreuses variantes développées à partir des modèles prépondérants. Cependant, marquant ces expériences individuelles et les reliant, quelques indices ou marqueurs d'identité émergent singulièrement, sans qu'il soit besoin de tenir compte de leur place à l'intérieur des configurations particulières.

4Ces signes, lieux symboliques à partir desquels se construisent les représentations et se modélisent les personnes dans leur appartenance, sont essentiellement, pour les Cévennes, la montagne, l'élevage, la châtaigneraie et la sériciculture. On devrait ajouter encore, mais de façon plus partielle ou tout au moins plus localisée, les mines. Ces éléments d'un blason identitaire ne sont certes pas revendiqués, vécus, fantasmés de la même manière, et leur poids spécifique dans la constitution d'une personnalité cévenole est sans doute variable. Ces modalités relèveraient d'une anthropologie générale de la personne, ce n'est pas ici notre propos. Néanmoins, les situations contemporaines révèlent, à un niveau quasiment événementiel, au moins des degrés, sinon des natures différentes, de détermination pour chacun de ces facteurs.

5Ainsi, la châtaigneraie marque le comportement et l'imaginaire dans le maintien ou la reconstruction du passé plus que dans une prospective raisonnable : les tentatives pour remettre en état la châtaigneraie n'ont entraîné que des adhésions très ponctuelles. La référence à l'élevage ou à la montagne, notamment l'évocation de la transhumance, participe de l'ordre d'une préservation morale et esthétique plus que d'un argumentaire culturel et économique quant au développement de la société présente dans son ensemble. La soie par contre semble constitutive d'une mémoire vivante et contradictoire, largement partagée, sans considération des différents jugements portés, par une population très profondément concernée. La sériciculture entre presque toujours dans un discours d'appropriation : le récit est autobiographique et évoque directement l'expérience dans la personne cévenole d'aujourd'hui. C'est certainement ce qui a rendu possible le très rapide développement contemporain d'une entreprise locale de sériciculture, soutenue dans son effort économique par toute une région : elle reprend depuis quelques années et sur des bases nouvelles, l'ensemble du processus de fabrication de la soie. Tirant profit de l'expérience historique de la sériciculture cévenole3, une dynamique nouvelle s'est mise en place qui vise à rompre les dépendances passées (notamment à l'égard des soyeux lyonnais), en contrôlant la production "du sol au tissu".

6Les essais de création d'entreprise destinés à fixer une population locale, se sont presque tous soldés par des échecs économiques ; ceux qui résistent restent dépendants de décisions extérieures, fonctions d'un marché dont les données comme les accès sont difficilement contrôlables par les producteurs de la région. Il s'agissait avant tout de projets strictement conduits dans une perspective à court terme de technocratie économiste, ignorant toute référence socio-historique, indifférente aux spécificités locales et en tout cas peu préoccupée des motivations propres à la population cévenole.

7La sériciculture, elle, se fonde sur un acquis matériel et technologique considérable, conservé et magnifié par une mémoire sociale constitutive de l'identité locale. Le projet de remise en état d'une activité séricicole s'est immédiatement appuyé sur ce qu'il faut considérer comme un véritable enthousiasme culturel agissant alors comme facteur de développement.

Élaboration du projet

8Avant la proposition du présent groupement, nous4 avions travaillé en Cévennes sur les "savoirs naturalistes populaires" et plus précisément, nous avions participé aux recherches concernant l'usage des plantes. Dans le même temps, nous étions sollicités, dans le cadre de nos activités audiovisuelles, pour réaliser un film destiné à présenter l'entreprise cévenole SICA "Soie - Cévennes" qui était à l'origine de cette expérience de reviviscence technique, économique et culturelle reconstituant le procès de la soie. Cette première réalisation a conduit à formuler le scénario d'un film plus ambitieux pour cerner un peu mieux le contexte historique et social de la sériciculture. Ce film, en voie d'achèvement, a été l'occasion d'un parcours à travers les Cévennes et d'une traversée des mémoires historiques et des émotions constitutives d'une sensibilité particulière. Il y avait, à l'occasion de cet essai de visualisation d'une expérience régionale, quelque chose qui n'était pas seulement reconstitution historique ou préservation patrimoniale, mais révélait une identification vivante. Les souvenirs engagés, les récits sollicités, les préoccupations souvent contradictoires mais toujours vives à l'égard de possibles renaissances de l'éducation des vers à soie, les débats autour d'expérimentations en cours sur de nouvelles sortes de mûriers, l'attachement aux architectures des fabriques textiles, tout cela nous entraînait à considérer la soie non plus comme une production historique relative, mais comme un marqueur essentiel, décisif, d'une identité, d'une personnalité cévenole. En outre, l'enquête embryonnaire, dont certains éléments apparaissaient déjà lors des investigations sur les plantes médicinales, montrait l'importance centrale du "discours au féminin" dans ce qui se révélait être une véritable idéologie de la soie. Le trajet de la magnanerie à la filature marque ces "chemins de la soie" dont nous voulons retrouver les traces et qui reliaient, sous les pas des jeunes filles et des femmes cévenoles, l'exploitation paysanne à la fabrique. Le mûrier, "arbre d'or" sans aucun doute, enrichit le cultivateur, disent les intendants et les observateurs économistes, mais dès lors que l'on se met à l'écoute des différents agents de la production, les mémoires sont moins unanimes et si l'image de cette société devient plus complexe, ses difficultés sont plus évidentes dans l'éclairage contrasté des témoignages contradictoires. "Les vers à soie, c'était un tue-monde comme on dit..."5, et la parole vivante qui tisse l'histoire populaire, celle des personnes et non plus celle des institutions et des systèmes, renvoie à une réalité infiniment plus ambiguë que celle d'un passé unanimement partagé dans le bonheur !

9Il s'agit donc de retrouver sur les lieux mêmes de son développement, de son déclin et de sa renaissance – modeste sans doute mais novatrice –, les conditions réelles de cette production de la soie associant l'agriculture à l'industrie par la médiation des femmes : leur place est essentielle tant dans l'ordre pratique de la production matérielle que dans l'ordre symbolique faisant de l'éducation des vers à soie une véritable métaphore de la reproduction biosociale.

10Notre projet vise à donner à l'espace toute sa réalité significative par une "mise en scène" concrète du vécu social et historique des mémoires de la soie. Il convient de favoriser la découverte d'un environnement "naturel", le terroir, mais aussi d'un environnement industrieux, économique, caractérisé par une architecture, une répartition spécifique dans l'espace, des phases complémentaires de la production dont les variantes historiques expriment les passages et les transitions d'un mode de fabrication à un autre et donc d'une organisation sociale à une autre. Il s'agit donc d'appréhender l'évolution, y compris dans ses formes contemporaines et innovantes, des liens unissant l'activité économique à la formation d'un terroir et à la constitution des mentalités et des identités locales. Le parcours dont nous tentons le repérage et la construction proposera la découverte "extensive" des croyances, des savoirs et des techniques de sociétés cévenoles saisies dans leur paysage historique.

L'itinéraire

11L'aire géographique concernée par le projet s'étend sur les départements du Gard, de l'Hérault et de la Lozère entre lesquels se répartissent de nombreux éléments de l'histoire de la soie en Cévennes.

12Nous envisageons donc un circuit à travers un certain nombre de lieux significatifs à propos desquels seront présentés les résultats des recherches historiques, anthropologiques, sociologiques, économiques et technologiques entreprises. Il ne s'agira pas d'une exposition éclatée mais statique : l'argumentation de recherche doit en réalité servir à "réhabiliter" des lieux souvent abandonnés auxquels seront donnés à nouveau les constituants d'une démonstration vivante : dans toute la mesure du possible seront organisées des stations en état de marche où pourront avoir lieu des stages de formation diversifiées. Suivant ce qui est montré, on peut envisager des formes d'initiation de type "culture générale" concernant l'histoire, l'anthropologie et leurs méthodes de terrains, les spécificités patrimoniales régionales ainsi que des approches de l'environnement naturel et technique de la soie. La connaissance du "bâti" et l'étude du mûrier et du ver à soie introduiront à des exercices plus particuliers pouvant aller jusqu'à de véritables formations professionnelles. Les nouvelles sélections d'arbres, l'éducation du ver à soie, les techniques de la couleur, de la filature, du tissage, les recherches les plus sophistiquées autour de la création des tissus et des modèles doivent donner lieu à des programmations pédagogiques dont l'ancrage dans les lieux historiques de la production accentuera le caractère concret lié à l'évolution de besoins réels.

13Ces circulations seront articulées autour de quatre points forts, lieux d'animation et d'information générale en même temps que d'exposition muséographique classique. Les bourgs de Florac au nord, Saint-Hippolyte du Fort au sud, Le Vigan à l'ouest, Saint-Jean du Gard à l'est, en même temps qu'ils offriront un descriptif de l'ensemble du procès de la soie, développeront chacun une approche particulière d'un aspect historique, sociologique, technique ou géographique du problème. A partir de ces lieux, différents itinéraires seront proposés, traitant, en tout ou en partie, de cette histoire dynamique de la soie. Ainsi, en plus des expositions prévues et dont une large partie est déjà en place, en plus des réalisations audiovisuelles en cours, vont être balisés les parcours de découverte régionale qui seront le premier effet d'une restitution ordonnée des savoirs recueillis par la recherche : les terroirs avec des mûreraies anciennes, les aménagements progressifs de l'environnement, les magnaneries, les filatures, les moulins, les habitations ouvrières, les "chemins de fileuses" situant les distances vécues de la fabrique à l'exploitation paysanne, les lieux contemporains d'exploitation et d'expérimentation, l'évocation des différents cadres institutionnels qui ont encouragé à plusieurs reprises dans le passé la production séricicole ainsi que les activités de transformation qui en dérivaient. Il y aura une progressive saisie de l'ordonnancement d'une société marquée par la liaison entretenue entre agriculture et industrie. Mettant en évidence un ensemble de savoirs et de techniques incorporés tout au long de l'histoire et de l'expérience vécue d'un environnement, ces "chemins de la soie" proposent des détours révélateurs de débats, de contradictions à l'intérieur d'une société qui ne réunit pas toujours dans un consensus tous ses partenaires : visions des filateurs concrétisées dans l'austère élégance des bâtiments, mémoires souffrantes, percluses des fileuses dont l'alignement figé dans la fausse bonhomie paternaliste des cartes postales anciennes masque difficilement la rigueur des règlements et des conditions de travail. Imagerie productiviste entretenue par les tentatives étatiques des années 40 reprenant à leur compte une sorte de vision pastorale animée par les chants des fileuses faisant arrière-fond d'opérette... Mais aussi, il y a cette "odeur de la fileuse" qui imprègne le pays et qu'attestent aussi bien les écrits que les souvenirs encore présents aujourd'hui, il y a également les mains brûlées, crevassées par l'eau des bassines, les affections respiratoires entraînées par la moiteur des ateliers, les horaires interminables, les salaires dérisoires... "Bien peu de travaux sont plus dégoûtants, d'une odeur plus repoussante et payés d'un salaire plus faible que la première préparation de la soie ou son tirage du cocon"6.

14Ces trajectoires reproduites aujourd'hui font rencontrer non seulement mémoires, recherches et collections depuis longtemps entreprises et parfois même achevées mais leur réalisation entraîne de nouvelles interrogations. Tracés par la réunion de partenaires de disciplines et de modes d'interventions différents, ces cheminements retrouvés, renouvelés, conduisent à une réactivation de recherches interdisciplinaires, production nouvelle, induite déjà par le projet à peine mis sur pied !

De nouvelles voies de recherche

15A l'occasion de nos pérégrinations pour l'élaboration du projet "Itinéraire", nous avons pu nouer relation avec des chercheurs de disciplines voisines, concernés non seulement par la soie, mais aussi par-dessus tout désireux de confronter leur expérience de spécialistes fondamentalement complémentaires. D'une façon générale, il apparaissait à des historiens, des géographes, des sociologues ainsi qu'à des professionnels de l'environnement et de l'information documentaire, que l'anthropologie faisait converger leurs préoccupations. Nous espérons donc coordonner nos recherches afin d'ajuster les visées disciplinaires à l'intérieur d'un champ commun d'expériences. Trois secteurs sont ainsi regroupés :

Histoire

16Il nous paraît difficile d'étudier une société, sous quelque aspect que ce soit, sans en situer les parcours, sans en marquer les étapes et les conditions de développement. Cette nécessaire mise en perspective historique permettra de prendre en considération le poids des différents facteurs constitutifs des sociétés séricicoles cévenoles. En outre, une interrogation plus particulièrement anthropologique des données de l'histoire serait un élément important de reconsidération des temps historiques : remettre en question les modes spécifiques de comportement, de formation et d'évolution des différents groupes sociaux impliqués dans une histoire commune, mais qui n'est pas nécessairement leur seule histoire. Également, être à l'écoute des versions "subjectives" de l'histoire, révélatrices de parti pris significatifs mais aussi de projets et de dynamiques sociales particulières à l'intérieur d'une même formation sociale.

Environnement

17La diversité et la durée des périodes historiques considérées nous ont fait mesurer l'importance des facteurs environnementaux. Nous devons suivre la transformation des modes de circulation des hommes et des marchandises, non seulement en fonction de la nature des entreprises, du développement des technologies appropriées aux conditions locales, mais aussi par rapport à l'évolution d'un environnement "naturel" marqué par les modalités de son occupation et de son exploitation. Il en est de même pour l'examen de la situation "physique" des entreprises, leur emplacement et leur architecture, ou bien l'économie des échanges concernant les différents moments des processus de fabrication et de commercialisation.

18L'adaptation de la filature et les modifications du paysage, la saisie spécifique d'un espace dans l'organisation même du procès de travail, ce rapport agriculture-industrie, ce lien de la nature à la fabrication qui caractérise la procédure de la soie, tout cela représente un ensemble de données gérant des formations sociales particulières et orientant des conditions originales de développement. La nécessité, propre à ce type d'industrie, d'entretenir et de veiller au renouvellement de la matière première, cette particularité propre aux activités industrieuses reproductrices et non simplement consommatrices de la nature, cela implique une nécessaire prise en compte de l'environnement pour toute compréhension des formations sociales considérées.

Société

19De la culture du mûrier au tissage en passant par l'éducation des vers à soie et la filature, la soie marque le paysage physique et mental de toute une société qui, aujourd'hui encore se reconnaît, nous l'avons dit, dans son évocation.

20Adoptant un point de vue d'anthropologie historique et dans le cadre de notre approche interdisciplinaire nous prenons en compte trois périodes essentielles :

  • les XVIIe et XVIIIe siècles, ou le passage de l'artisanat à la fabrique : les développements technologiques ;

  • la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle : l'industrie et ses crises ;

  • la seconde moitié du XXe siècle : mort et renaissance d'une industrie, déterminisme culturel...

21Nous proposons une visée comparativiste à quatre niveaux :

  • analyse des caractéristiques sociales de l'entreprise et de l'emploi liées au développement technologique des différentes périodes considérées (organisation du travail, gestion de l'espace, ordre social et formulations politique, morale et philosophique d'un ordre général "des choses"...) ;

  • différenciation relative des modes de développement des capitalismes protestant et catholique (attitude à l'égard du travail et formulations normatives, rapports de classes et éthique sociale, rapports avec le monde extérieur...) ;

  • les rapports de sexe : discours de l'homme, discours de la femme, les enjeux pratiques des positions symboliques de la production, l'expression et les conditions et/ou les effets de sa formulation ;

  • position de l'entrepreneur et détermination du producteur. Développement des rapports commerce-industrie, technicité et organisation du travail, dépendance et conflits, génération d'une identité contradictoire, gestion du temps, de l'espace.

22Ces recherches comparées permettront de :

231. situer le développement historique et économique d'une société marquée "culturellement" dans son espace mental et physique par une industrie fixant les conditions d'une nécessaire liaison avec l'agriculture, ce que nous conviendrons d'appeler une société industrieuse caractérisée par des activités impérativement reproductrices de la nature ;

242. tracer la place des relations de sexe dans l'ordre d'une production agro-industrielle et leurs conséquences dans l'ordre social ;

253 - repérer la formation et les effets des comportements symboliques dans l'ordre pratique de la production de la soie ;

264. apporter les éléments pour la constitution d'une anthropologie historique des savoirs et des techniques.

27Nous pouvons espérer que les deux démarches, établissement et réalisation d'un objet culturel ("les chemins de la soie") d'une part, et mise en place de recherches interdisciplinaires d'autre part, se conforteront mutuellement, facilitant, par une mise à disposition effective du patrimoine culturel, sa mise en service au cœur des besoins contemporains de la société cévenole. Le problème de l'effet des sciences sociales est plus que jamais à l'ordre du jour et il nous paraît que toute enquête doit se constituer à l'intérieur d'une problématique de légitimation. Nous savons désormais que le développement de la science n'est pas indifférent aux formes de domination sociale et que la rationalité scientifique produite par les sociétés contemporaines n'est qu'une des possibilités des procédures de connaissance, des instrumentations du savoir. Il nous importera donc au plus haut point de saisir, pour situer notre propre mode d'intervention, d'apprécier le mode de formation et les pratiques des corps "d'observateurs du social" au cours du XIXe siècle et de situer les motivations de leurs initiateurs et de leurs utilisateurs directs ou indirects. Il s'agit au fond de s'affranchir des certitudes fondées sur une pseudo-objectivité afin de contribuer à l'évaluation précise de situations de recherche dont les diversités historiques feraient mieux apprécier les coordonnées relatives de nos propres enquêtes. C'est à ce prix et dans ces conditions que les produits de la recherche et la pertinence de son entreprise pourront être appréciés.

28Le groupement constitué pour l'élaboration de l'itinéraire culturel "Les chemins de la soie" réunit actuellement les formations suivantes7 :

29Association pour le développement de la sériciculture en Cévennes (ADSC -> Monoblet) ; Centre des cultures scientifiques et techniques d'Alès (CCST) ; Association languedocienne du film sociologique, ethnologique et documentaire (ALFISED) ; Office départemental d'actions culturelles (ODAC-Hérault) ; Centre lozérien d'études (CLE) ; Sociétés rurales et politiques de développement : équipe de recherche du CNRS (ER 225)

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Notes

1Par-delà l'importance du projet culturel - tant sur le plan de la recherche ethnologique que sur celui des retombées économiques attendues –, le thème de la soie en Cévennes a été retenu par l'ensemble des secteurs patrimoniaux de la Direction régionale des affaires culturelles du Languedoc-Roussillon pour mener des actions communes : – participation du Service de l'inventaire régional pour dresser un inventaire du bâti industriel lié à la sériciculture ; – intérêt de la Conservation régionale des monuments historiques pour envisager en C.O.R.E.P.H.A.E. une protection de bâtiments représentatifs (filatures) en vue de leur réhabilitation.
2C'est-à-dire d'une transformation active, à partir de soi, et non pas comme le terme de développement l'implique généralement, d'une mise en forme contrainte par un modèle extérieur...
3Je ne donnerai pas ici les éléments essentiels de cette histoire dont la considération fait justement partie des travaux en cours et à venir. Il faut néanmoins savoir qu'une tradition fait des Cévennes la plus ancienne région française de fabrication de la soie. En tout état de cause, du XVIIe au XVIIIe siècle, l'élevage de la soie (ou plutôt l'éducation), la filature, le moulinage, ont définitivement marqué le paysage cévenol.
4Ce "nous" concerne l'Association languedocienne du film sociologique, ethnologique et documentaire (ALFISED) et l'équipe de recherche du CNRS Sociétés rurales et Politiques de développement (ER 225), qui ont été à l'origine du groupement.
5Extrait d'une interview recueillie par Françoise Clavairolle.
6Villerme L.R., Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840.
7D'autres formations, institutionnelles et associatives, nous assurent déjà de leur soutien et leur adhésion formelle au groupement ne saurait tarder. Il est de la nature du groupement de rester ouvert et sa mise en place doit naturellement s'accompagner d'un élargissement des collaborations.
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Pour citer cet article

Référence papier

Marc -Henri Piault, « Les chemins de la soie : un itinéraire culturel en Cévennes »Terrain, 8 | 1987, 82-88.

Référence électronique

Marc -Henri Piault, « Les chemins de la soie : un itinéraire culturel en Cévennes »Terrain [En ligne], 8 | 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3157 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3157

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