1Parmi les objets qui composent le patrimoine rural, les ressources agricoles et alimentaires dites « de terroir » cristallisent aujourd'hui les attentes d'un nombre grandissant d'acteurs. Il n'est pas un dossier concernant l'aménagement du territoire, la défense des paysages, la diversification de l'agriculture, le micro-développement ou la lutte contre la banalisation du goût qui ne fasse état de leur existence et du rôle qu'elles sont susceptibles de jouer. Le mouvement s'accélère avec la construction de l'Europe, qui est un élément moteur tout à la fois de leur patrimonialisation et de leur normalisation.
2Ces productions agricoles et alimentaires locales d'origine animale ou végétale, transformées ou non, sont surinvesties et fortement manipulées ; elles n'en existent pas moins, dans un contexte technique et économique qui les fragilise chaque jour un peu plus. Ce sont par exemple le poulet de Bresse, le haricot tarbais, le bleu de Gex, le jambon de Bayonne, la châtaigne d'Ardèche ou le cidre du Domfrontais. Loin d'être monolithiques, elles recouvrent des réalités et ont des statuts très différents. Certaines relèvent de la sphère domestique, d'autres sont intégrées depuis longtemps dans un réseau marchand. Les unes ont fait l'objet d'une valorisation économique, les autres ont une existence quasi clandestine, toutes sont inscrites dans l'espace et dans le temps. Cette importance grandissante accordée aux productions « localisées » va de pair avec l'évolution des sociétés industrialisées, générant une surabondance de l'espace et gommant le sens des lieux.
3La dimension identitaire dont on les dote est volontiers revendiquée par des groupes à la recherche d'une image : acteurs de la production et de la promotion agro-alimentaires ou collectivités territoriales. Le terroir fait l'objet d'une sollicitation sans précédent, alors même que l'interprétation de ce concept reste aussi variable qu'ambiguë.
4En même temps, une réglementation relative à leur protection s'est récemment mise en place à l'échelle européenne. Elle fait référence à la tradition, la localité, l'origine, la réputation et s'appuie implicitement sur des notions telles que la notoriété, l'authenticité, la typicité ou les usages. Ces termes, à qui le sens commun attribue un certain contenu, n'ont pas fait l'objet d'une réflexion préalable approfondie, alors qu'il s'agit pourtant d'attribuer aux produits une existence reconnue. Un immense observatoire en temps réel offre aujourd'hui la possibilité d'examiner les façons dont se construit le statut social de ces produits.
5Dans un tel contexte, le chercheur est confronté à une forte demande. Cette situation impose de s'interroger sur son rôle en tant qu'acteur social très sollicité dans les démarches de validation et de légitimation, omniprésentes aujourd'hui.
6Les productions agricoles et alimentaires locales sont partie prenante de toutes les grandes questions qui se posent aujourd'hui, et se trouvent au cœur d'enjeux de tous ordres. Hier encore quasiment ignorées de la profession et fort peu investies par la recherche agronomique, elles sont devenues l'objet d'une sollicitude sans précédent, dans une conjoncture que le monde agricole a de plus en plus de difficultés à cerner et à prévoir. Elles répondent particulièrement bien aux récentes orientations de la Politique agricole commune, encourageant une diversification des productions et une extensification des pratiques techniques. Les aménageurs du territoire leur confèrent un rôle réel à jouer dans le micro-développement local et la lutte contre la désertification des campagnes. Les ministères de l'Environnement et du Tourisme prêtent une attention grandissante à leur caractère opératoire dans la structuration et le maintien des paysages. Un fil directeur parcourt les différents points évoqués : la relation au lieu.
7L'attachement aux racines et l'intérêt porté au local, sous-jacents au lien à la terre, ne peuvent-ils renvoyer qu'à un néo-ruralisme nostalgique et réactionnaire ? La considération pour les produits locaux doit-elle être irrémédiablement associée à un passéisme souvent teinté de pétainisme, impliquant la glorification des valeurs du monde rural ?
8Si ces notions ont pu être au cœur des mouvements régionalistes et de leurs dérives, le problème se pose aujourd'hui en des termes beaucoup plus généraux, ayant trait à une évolution remettant en question des éléments structurants tels que le temps ou le lieu. L'agriculture contemporaine a par exemple modifié le rapport à la terre. Cette activité, que l'on pourrait croire par nature localisée, est confrontée, au même titre que les autres branches, aux redistributions territoriales. Comme beaucoup d'autres secteurs économiques et socioprofessionnels, l'agriculture est en passe de devenir une activité à localisation précaire et révisable. Ce sont ses fondements mêmes, liés aux potentialités agronomiques des sols, qui sont discutés, amenant une interrogation sur la nature de l'usage ultérieur des terres agricoles et plus largement sur l'aménagement du territoire. Bertrand Hervieux (1993 : 61-71) parle de « terroir déraciné ». Dans un tel contexte, l'aptitude agronomique a-t-elle encore un sens ?
9Marc Augé, analysant la surmodernité, la relie étroitement à la notion d'excès : surabondance événementielle qui rend le temps de plus en plus difficile à penser, surabondance spatiale liée à la multiplication des moyens de transport, aux changements d'échelle, qui rendent l'espace de moins en moins intelligible. Il en résulte une prolifération de « "non-lieux" par opposition à la notion sociologique de lieu, associée par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l'espace » (Augé 1992 : 48). Infrastructures autoroutières, installations liées à la circulation accélérée des personnes et des biens, zones de transit des populations déplacées fleurissent à travers le monde et génèrent la prolifération de particularismes de toute nature, contrepoint à l'accélération de la délocalisation.
10Dans le même ordre d'idée, la patrimonialisation généralisée qui se déroule sous nos yeux entre en résonance avec cette relation au temps de plus en plus mal contrôlée et par conséquent mal vécue. Ce processus est à mettre en perspective avec l'urgence et la compensation, voire le refus moderne d'assurer l'impératif économique de destruction auquel sont subordonnées nos sociétés. La force de l'acte de patrimonialisation viendrait de ce qu'il se « nourrit de toutes les nostalgies qu'engendre un monde qui disparaît et n'assure plus un minimum vital de symbolicité » (Guillaume 1980 : 16).
11Les auteurs de l'Equivoque écologique se penchent longuement sur la question essentielle de l'arrachement et de l'attachement à la terre. Les multiples références qu'ils donnent, témoins d'une réflexion en cours d'élaboration, montrent bien que l'on se trouve aujourd'hui devant la nécessité de revoir la question jusqu'alors verrouillée de l'enracinement. Plutôt que s'en tenir à une idéologie de l'ancrage forcément en lutte contre celle du dynamisme et du progrès (Genestier 1989 : 54)2, il semble beaucoup plus novateur de réfléchir à une réintégration de son contenu dans nos sociétés. « N'est-il pas urgent, pour reprendre la formulation d'Ernst Bloch, de faire du sol et de l'attachement à la terre des éléments contemporains, des fondements de la liberté et du besoin d'appartenance en même temps que des vecteurs d'une sensibilité et d'une conscience universalistes ? » (Alphandéry, Bitoun et Dupont 1992 : 270).
12Après les produits biologiques et les allégés, les produits de terroir sont aujourd'hui dans l'air du temps. L'authenticité, la tradition, les racines sont vigoureusement manipulées, à une époque où la communication règne en maître. Nombreux sont les acteurs impliqués dans cette appropriation de l'image. Beaucoup de collectivités locales sont à la recherche d'une identité. Les entités administratives que représentent les régions occupent en particulier une place grandissante à l'heure de l'Europe. « Valoriser les produits issus de nos terroirs, c'est aussi mettre en valeur notre savoir-faire et les richesses ambassadrices de nos traditions et de notre culture. Cela fait partie des plus belles images que nous pouvons donner de nous-mêmes, et c'est sans doute celles qui seront parmi les plus appréciées partout où elles pourront être portées », écrivent ainsi des personnalités politiques en préface d'une plaquette régionale (Richesses des terroirs de Midi-Pyrénées 1991 : 3).
13Prospectus, plaquettes, dépliants, campagnes publicitaires de toutes natures... certains textes sont de véritables morceaux d'anthologie, tel ce placard de publicité paru dans Le Monde du 28 novembre 1992 : « Chez Paul Prédault nous nous sommes donné comme mission d'apporter tous les jours et sur toutes les tables de France et d'Europe des jambons et des terrines préparés selon des recettes traditionnelles et authentiques qui préservent et exaltent le vrai goût des aliments... Le vrai goût est un patrimoine, une valeur que nous défendons avec vous et pour vous. »
14Dans cet immense mouvement de libre interprétation, chacun argumente à sa façon. Pour un important groupe de produits laitiers c'est « sa boîte en bois, son étiquette, véritable appel à la gourmandise, soulignant ses origines traditionnelles et authentiques » qui confèrent les qualités particulières et signent le caractère d'un fromage (Répertoire des produits nouveaux 1992 : 34). Pour un autre industriel connu, le fromage – créé en 1992 – est traditionnel car la couronne d'épicéa qui l'entoure est posée à la main (ibid. : 42). Ailleurs, c'est un charcutier qui dans un prospectus assure que « 1 000 mètres d'altitude, c'est le cadre idéal pour la fabrication de charcuterie traditionnelle et naturelle », l'altitude rendant les produits « forcément meilleurs ».
15Enfin et de façon plus générale, les exemples fourmillent, associant la qualité d'un produit à un lieu : les véritables andouillettes de Cambrai, le bon goût et la tradition du Sud-Ouest, la cuisine de pure tradition bretonne. Parfois, le lieu n'est pas celui que l'on croit... Le jambon d'Aoste, peu de consommateurs le savent, n'a strictement rien d'italien. Il est fabriqué dans un village du nord de l'Isère, près des Abrets. La stratégie du marketing laisse le consommateur faire lui-même l'association, à partir de la présentation « italianisante » et du nom du lieu.
16L'appropriation abusive d'un nom de lieu, d'un mode de production, d'une dimension historique pour mieux vendre un produit constitue une concurrence déloyale pour les producteurs qui s'astreignent à respecter certaines règles ; c'est en même temps une tromperie pour le consommateur. La mise en place du marché unique, ouvrant les frontières et donnant l'opportunité aux producteurs des différents pays de la Communauté de vendre librement, pose le problème du devenir de ces productions « de qualité particulière » et plus largement de celles qui sont spécifiques à chaque pays. L'exemple de la feta est souvent cité. Le Danemark a développé la fabrication de ce fromage à base de lait de brebis élaboré en Grèce, en utilisant du lait de vache. Le résultat aboutit forcément à un produit tout autre mais vendu sous le même nom. Cela n'aurait pu se produire si le savoir-faire et l'origine avaient été identifiés et protégés.
17C'est dans ce contexte général que le Conseil des Communautés européennes arrêta le 14 juillet 1992 deux règlements relatifs l'un à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine (n° 2081/92), l'autre aux attestations de spécificité (n° 2082/92) des produits agricoles et des denrées alimentaires. L'objectif est de formaliser juridiquement un cadre permettant d'établir et de protéger une relation entre un produit et un lieu ou une tradition (voir encadré).
18Le cahier des charges d'une Appellation d'origine protégée (AOP) ou d'une Indication géographique protégée (IGP) doit comporter, outre la délimitation de l'aire géographique concernée, « des éléments prouvant que le produit agricole ou la denrée alimentaire sont originaires de l'aire géographique » et « des éléments justifiant le lien avec le milieu géographique ou avec l'origine géographique ». Celui d'une Attestation de spécificité (AS) doit comprendre des éléments permettant d'évaluer le caractère traditionnel du produit. Cette obligation de preuve va très certainement peser dans l'élaboration ultérieure des demandes et solliciter d'autant les disciplines susceptibles de les fournir.
19Les négociations furent très serrées entre les différents partenaires des pays du Nord et du Sud : les premiers, réticents, parlant de mesures protectionnistes, les seconds, favorables, de défense du patrimoine. Cette réglementation semble contenir toutes les ambiguïtés propres à la construction européenne. En effet, la nature de l'ancrage n'est pas réellement clarifiée : on retient à travers les AOP et IGP une fixation dans l'espace plus que dans le temps. La tradition de fabrication est prise en compte à travers l'AS, mais elle doit être contrôlée, comme l'IGP, de façon normative. On en vient à séparer la tradition (plusieurs fois évoquée mais non définie dans le texte officiel) et la localité à travers les définitions de ces signes de protection. Cet état de fait a des répercussions tant sur la notion de savoir partagé, reposant sur les usages liés à une localité, que sur l'épaisseur temporelle d'un lieu. Les textes européens semblent bien autant destinés à lutter contre la délocalisation et à identifier des bassins de production qu'à prendre en compte la dimension patrimoniale des productions agricoles.
20Cette réglementation, nouvelle en Europe, renvoie pour partie à certaines procédures françaises préexistantes. En effet, la France a développé depuis plusieurs décennies une politique d'identification et de certification de la qualité des produits agricoles et alimentaires. Celle-ci repose principalement sur l'Appellation d'origine contrôlée, qui protège la dénomination des produits ayant un lien avec le terroir, le label rouge, qui garantit la qualité supérieure d'un produit, et plus récemment la certification de conformité, qui atteste de caractéristiques spécifiques. Il faut également citer le label régional, qui conjugue le label rouge et la prise en compte d'une région administrative. Cette situation, d'une certaine façon, a rendu la tâche plus difficile au législateur chargé de tenir compte des différents signes de qualité dans les décrets d'application déjà en place. Les options choisies font bien apparaître toute la difficulté qu'il y a à vouloir réglementer des notions telles que la tradition ou l'authenticité ; elles révèlent par ailleurs l'existence de logiques différentes, voire contradictoires et porteuses de tensions dans le secteur agro-alimentaire français3.
21Le législateur reconnaît depuis longtemps l'usage d'un nom géographique pour identifier et protéger des contrefaçons un produit dont le caractère est lié au terroir et à un savoir-faire. Le concept d'Appellation d'origine contrôlée (AOC), sur lequel repose cette réglementation, s'est forgé depuis la fin du siècle dernier au fil des problèmes rencontrés. Il fallut toutefois attendre la loi du 6 juillet 1966 pour que la définition soit donnée explicitement : « Constitue une Appellation d'origine la dénomination d'un pays, d'une région ou d'une localité servant à désigner le produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains. » La loi du 2 juillet 1990 harmonisa la démarche d'appellation d'origine pour l'ensemble du secteur agroalimentaire. L'AOP européenne est assimilée en France à l'AOC et gérée selon les mêmes règles. En particulier, et c'est le point le plus important, l'AOP reste sous l'autorité de l'INAO (Institut national des appellations d'origine), établissement public, qui partage avec la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) la responsabilité des contrôles.
22L'IGP et l'AS n'ont pas d'équivalent dans le droit français. La décision a été prise d'articuler les règlements visant à protéger un lien au terroir ou un mode de production traditionnel avec les signes préexistants. Ainsi, la demande d'une IGP ou d'une AS sera liée à l'obtention préalable d'un label ou d'une certification de conformité. Par ailleurs, tout label rouge mentionnant une origine devra désormais faire une demande d'IGP, et de façon générale on ne devrait plus pouvoir (la question est à l'étude et soulève des problèmes considérables) indiquer une provenance sans qu'elle soit dûment contrôlée. La jeune Commission nationale des labels et de la certification de conformité (CNLCC), qui a pour attribution de donner des avis sur l'homologation des labels et l'agrément des organismes certificateurs, se voit également confier la mission d'examiner les cahiers des charges des IGP et des AS. Ainsi, et dans le droit fil des recommandations de la CEE, la France a choisi une application très normative de la réglementation. Ce choix correspond à la tendance de plus en plus marquée à la normalisation dans l'agroalimentaire, visant à préparer au mieux les industries de ce secteur à la réalisation du Grand Marché. Dans le cas des IGP et des AS, il s'agit d'associer qualité4 – notion complexe et présente dans tous les débats –, lieu et tradition. La loi d'application de la réglementation européenne date du 3 janvier 1994. Elle provoque, comme on peut l'imaginer, beaucoup d'interrogations de la part de tous les acteurs impliqués, tant dans la production que dans les dispositifs de contrôle. Tradition, notoriété et origine seront désormais prises en compte dans un processus normatif, au même titre que la durée de l'élevage ou la composition des aliments pour bétail, mais selon quels critères ?
23Tous les produits agricoles ont une origine ; le tout est de savoir quand, pourquoi et comment elle est mise en avant et valorisée pour donner un sens à cet ancrage et en transformer la nature. Le phénomène intéresse la durée qui donne corps à l'espace, associée – de manière plus ou moins forte, là est la question – aux caractéristiques du milieu physique, renvoyant à la notion de terroir.
24La problématique récurrente du terroir est propre à la France. Le terme même est quasiment intraduisible dans les autres pays, y compris ceux d'Europe du Sud, pourtant culturellement proches. Attesté dès le début du xiiie siècle, il est d'abord synonyme d'espace de terre, de territoire, dont il serait une altération5. Mais, si le mot garde ce sens jusqu'au xviiie siècle, il désigne également, dès le xiiie, la terre considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles, plus spécialement le sol apte à la culture de la vigne. Il entre dans l'expression « goût de terroir » au milieu du xvie, à propos d'un vin, puis s'applique par métaphore à un homme qui a les qualités et les défauts que l'on attribue aux gens de son pays (1694)6. Le concept va s'élaborer scientifiquement dès la fin du xixe dans le cadre de l'émergence de la pédologie, instaurant la notion de vocation des sols7. Le terroir est alors donné comme immanent. Il est préexistant à l'homme, qui ne fait que révéler ses potentialités. Roger Dion, prenant l'exemple des terroirs viticoles, conteste le poids des facteurs d'ordre pédologique. Il fait remarquer que la qualité des vins est l'expression d'un milieu social et de ce qu'il appelle le « vouloir humain » (Dion 1990 : 205-226). « Aussi, écrit-il, le rôle du terrain dans l'élaboration d'un grand cru ne va-t-il guère au-delà de celui de la matière dans l'élaboration de l'œuvre d'art » (Dion cité par Pitte 1990 : 17). Ce sont les incessantes allées et venues entre l'agrosystème, le produit et l'homme qui façonnent la question de la « subtile dialectique entre le complexe écologique et le complexe historico-économique », pour reprendre l'expression de Georges Bertrand (1975 : 74).
25Le terroir est un concept polysémique. Selon qu'il intègre ou non la dimension humaine, il prend en compte l'épaisseur du temps et donne un autre sens à la relation au lieu. Cette ambiguïté inhérente au terme se retrouve dans l'expression « produit de terroir », qui fait référence aussi bien à un produit simplement fabriqué en un lieu – par exemple le foie gras élaboré en Dombes – qu'à un produit qui lui est intimement associé, comme le foie gras du Périgord. La profondeur historique intégrant l'accumulation et la transmission d'un savoir-faire et l'inscription de la production dans une communauté font la différence.
26Pour l'INAO, le nom géographique englobe tout à la fois le produit, les savoirs, les pratiques techniques mises en œuvre et les usages sur lesquels ils reposent. Il est indissociablement lié au terroir, sans lequel cette notion même n'a plus de sens. « En matière d'AOC, tout part de la relation spécifique cépage-terroir : c'est à ce stade que se crée l'identité, révélée ensuite par le savoir-faire humain » (INAO 1992 : 26). Le concept d'AOC, privilégiant les caractères pédo-climatiques (sol, climat, exposition) s'exprimant à travers le savoir-faire des hommes, a été construit à partir du vin. La transposition de la logique viti-vinicole aux autres secteurs pose de nombreuses questions, car le lien au terroir devient beaucoup plus complexe à faire émerger. Qu'en est-il du fameux « effet terroir » pour une charcuterie ou, a fortiori, un fromage que l'on fabrique quotidiennement ? La place respective accordée aux qualités d'ordre pédo-climatique et aux techniques propres aux producteurs est très discutée actuellement au sein de l'INAO. Le problème se pose avec d'autant plus d'acuité que la détermination de la zone d'appellation est constitutive de l'AOC. Elle peut être par ailleurs révisée comme c'est le cas actuellement pour le Calvados, opération qui soulève des difficultés.
27Concernant les AOP et les IGP, il semble que la lecture qu'en fait l'Etat français soit imprégnée de cette « culture du terroir » évoquée plus haut. Ainsi, dans la réglementation européenne, il n'est pas exclu que des produits nouveaux puissent bénéficier d'une AOP, dans la mesure où sont respectées les différentes conditions énoncées, le lieu lui transmettant des spécificités données. L'INAO conteste cette absence de prise en compte de l'antériorité, associée à la profondeur historique, et demande que les AOP françaises s'alignent sur les critères des AOC. Concernant les IGP, la situation est pour l'instant très floue, mais le mouvement est lancé. A parcourir Qualité infos, la lettre d'information de la qualité agro-alimentaire, on prend la mesure de la complexité de la tâche et du potentiel de manipulation-reconstruction disponible. Les détenteurs de la certification de conformité « porc de la Frairie, saveur de Poitou-Charentes » s'inquiètent par exemple de ne pouvoir, après huit ans, garder la mention Poitou-Charentes sans entrer dans la voie IGP. « Nous avons commencé une réflexion, mais il ne nous sera pas évident de prouver notre lien au terroir » (Qualité infos 1994, 34 : VII).
28Dans cette vaste famille, certaines productions semblent présenter une cohérence très forte. Situées à l'intersection d'un faisceau de facteurs naturels et culturels, elles forment l'assise d'un système dont toutes les composantes ont leur raison d'être, les charcuteries corses par exemple, élaborées à partir d'une race locale de porcs nourris dans les châtaigneraies voisines. D'autres associent plus simplement leur ancrage en un lieu à une pratique d'élevage (tel le veau de Chalais, animal anémié, en Poitou-Charentes) ou un mode de conservation (comme l'ail d'Arleux, dans le Nord, que l'on a pour habitude de fumer). La proximité d'une ville joue souvent un rôle déterminant dans la mise en place et le développement d'un produit qui, des décennies plus tard, devient assimilé à un terroir. Il en est ainsi de quelques productions légumières et fruitières de la ceinture parisienne, comme l'asperge d'Argenteuil ou la pêche de Montreuil, qui durent leur notoriété à l'immense savoir-faire des maraîchers, primeuristes et arboriculteurs beaucoup plus qu'aux qualités des sols.
29Réputation, lien au terroir, savoir-faire « ancestral », bassin d'approvisionnement, volume de production, sensibilités, particularismes départementaux..., ces facteurs, de nature bien différente, interfèrent plus ou moins selon leur degré de pertinence et les forces en présence. Tout ou presque reste à faire, tant la situation est inédite. Comment trier le bon grain de l'ivraie ? Quelle stratégie adopter pour le producteur ou l'industriel ? Comment évaluer le bien-fondé de la demande de protection du produit ?
30Face aux inquiétudes engendrées par les phénomènes de délocalisation généralisée, une autre relation au lieu est peut-être en train d'émerger à l'échelle européenne, faisant de la localité une qualité en tant que telle. La notoriété associée à la pérennité, seules susceptibles de faire sens et de donner une valeur à l'espace en transformant son contenu, semblent faire place à la qualité du lieu pour lui-même, lié à des potentialités physiques parfois hypothétiques. L'attention accordée aux lieux et la nécessité de définir leur qualité ont réactivé la question du déterminisme8 avec d'autant plus de vigueur que tout le dispositif établi incite à la mise en évidence de preuves. Certains les cherchent plutôt dans l'histoire, dans l'antériorité des savoir-faire, d'autres dans les caractéristiques physiques, a priori plus tangibles, propres à un terroir.
31Un vaste chantier est aujourd'hui ouvert sur la caractérisation de la spécificité, de la typicité, de l'authenticité des productions locales. Tous ces termes, auxquels il faut ajouter la tradition, l'origine, sont souvent repris sans que l'on se pose réellement la question de leur signification. L'« authenticité des produits » est ainsi considérée, dans le texte de l'appel d'offres Aliment demain (lancé conjointement par les ministères de l'Agriculture et de la Recherche), comme une « nouvelle méthode de contrôle de la qualité », coincée entre la « caractérisation des matières premières » et la « compréhension du stress bactérien ».
32La question de l'authenticité est délicate. La dimension ontologique sous-jacente doit être analysée pour éclairer le soubassement idéologique que cette notion semble comporter, sans pour autant laisser dans l'ombre la question tout à fait intéressante de la contrefaçon et de la falsification. Que dire de la typicité, néologisme qui fait florès aujourd'hui mais n'a pas encore trouvé sa place dans les dictionnaires ? En dehors de son sens habituel, c'est-à-dire désignant un objet qui présente les traits les plus marquants d'un type, ou qui en synthétise l'ensemble des caractères, l'adjectif typique désigne également ce qui constitue un symbole, une allégorie... (Trésor de la langue française 1994).
33Dans la réalité de son élaboration, un produit local est souvent la résultante de tâtonnements, d'essais, d'approximations successives, d'adaptations manquant quelque peu de panache, eu égard au statut qu'on lui donne ou que l'on souhaite lui donner. Pour le légitimer, son prestige sera entériné par un personnage célèbre. Le Guide du brie de Meaux par exemple, petite plaquette de présentation éditée par le syndicat de défense de ce fromage, en fait remonter l'origine à douze siècles en arrière : « C'est sous Charlemagne, qui l'appréciait fort, que l'on commence à suivre sa prestigieuse épopée. Elle est étroitement liée à notre histoire de France. » Défilent alors Blanche de Navarre, Philippe Auguste, Charles d'Orléans, Rabelais, Condé, Marie Leszczynska, Louis XVI, qui « en demande une part à l'épicier Sausse après avoir été reconnu et arrêté à Varennes », jusqu'à la consécration, au congrès de Vienne en 1814 où le brie fut couronné « roi des fromages ». Les procédures de légitimation peuvent donner lieu à une reconstruction plus ou moins élaborée de l'objet. La réappropriation de l'histoire est souvent sélective, comme l'est également celle de l'étymologie. Les questions soulevées par l'origine du mot pogne – pâtisserie drômoise de la famille des brioches, très renommée dans la région de Romans – et les façons d'y répondre en sont une bonne illustration : « Alors que faut-il retenir, la poignée ou l'éponge ? Il est délicat de trancher d'autant plus que les deux sens ont pu se rencontrer et s'influencer... En tous cas l'étymon spongia ne fait pas le bonheur de tous ! "On veut bien faire de l'historique mais on veut aussi faire vendre nos produits !" (Gougeon 1993 : 10-11). L'origine est souvent « ancestrale », date de la « nuit des temps » ou se réfère à la légende, fortement imprégnée de hasard. Il en est ainsi du roquefort, qui vit le jour grâce à un berger ayant quitté précipitamment la grotte où il se trouvait en laissant un quignon de pain et un morceau de fromage. Lorsqu'il revint quelque temps plus tard, le fromage était devenu bleu et goûteux.
34Ainsi, la construction de la légitimation historique donne lieu à l'élaboration d'un corpus de récits, mythes et légendes qui doit être étudié comme un objet de recherche à part entière, à l'instar des contes par exemple. Quelle est la place du hasard, de l'erreur, de la légende ? A quel type de personnage célèbre (ou représentant d'une classe sociale) fait-on appel pour valider le produit ? Comment et par qui sont constitués les récits ? A quoi tient le génie des lieux ? Loin d'évaluer en expert la validation de ces hypothétiques preuves, il s'agit bien d'en dégager les règles de structuration9.
35L'analyse historique à proprement parler est complexe. Lorsqu'elle fait l'objet d'une demande de la part de professionnels ou d'organismes cherchant à argumenter, à produire des éléments qui vont valider une relation au terroir, une origine, elle devient ciblée, utilitaire. Il s'agit alors de rechercher les traces de l'existence d'un produit dans les archives ou la littérature. Les résultats acquis, dans le cas de l'élaboration d'un dossier de demande d'AOC par exemple, sont autant de preuves d'une antériorité ; embrassent-ils toujours pour autant la richesse et la diversité de ces productions ? Cette question ressortit directement à la notoriété, préalable tout à la fois implicite et déterminant. Car qui octroie la notoriété et dans quelles conditions ? Les filtres de la ville et du marché font émerger certains produits, en laissent d'autres dans l'ombre, qui n'en existent pas moins pour autant. Un autre axe apparaît ainsi en filigrane : celui des rapports entre ville et campagne, particulièrement important lorsqu'est abordée la question de la notoriété et du statut. Le produit, fabriqué de façon dispersée dans les villages et les hameaux, prend souvent le nom de la ville où il est commercialisé : il en est ainsi du jambon de Bayonne ou du bleu de Sassenage.
36L'Appellation d'origine contrôlée cristallise toutes les difficultés de la démarche d'identification de ce qui fait tradition. En même temps, elle en est le garant. Par-delà les situations inégales d'une appellation à l'autre, les cas d'inadéquation à la démarche, voire d'abus, il faut souligner l'originalité de fonctionnement de cette protection chargée de définir, pour les protéger, des productions qui appartiennent collectivement à ceux qui ont su les faire émerger et en sont les dépositaires. Chaque syndicat de défense se trouve confronté aux mêmes difficultés dans le cadre de l'élaboration du cahier des charges, consignant dans le détail les différentes informations sur l'élaboration du produit (pratiques d'élevage, procédés de fabrication, etc.). Les choix diffèrent d'un syndicat à l'autre, d'un type de produit à l'autre, renvoyant à la place qu'il occupe, à la dimension identitaire plus ou moins prononcée qu'il recouvre, au rôle qu'on veut lui faire jouer. En Bresse, la querelle des anciens et des modernes, portant sur l'introduction du soja dans l'élevage des volailles, a duré des années. Cette pratique remet en question le système d'alimentation basé sur la carence protéique, qui contribue à donner une conformation particulière à l'animal. Ce choix, encouragé par les abatteurs et certains éleveurs, permettait d'abaisser les coûts de production et de développer l'élevage, pour les uns ; il modifiait la morphologie de la bête, le persillé de la chair et portait atteinte à la notoriété de l'appellation, pour les autres. Les tensions restèrent très vives pendant plusieurs années, allant jusqu'à faire descendre les « traditionalistes » dans la rue, jusqu'à ce que les décisions aient été prises une fois pour toutes et consignées dans l'arrêté du 15 juillet 1970, modifié par celui du 22 décembre 1989, relatif à la production et à la commercialisation de la volaille de Bresse. Tout récemment, un autre point fut discuté : le roulage des poulardes. Les volailles de fin d'année sont emmaillotées dans des toiles, procédé qui permet de conserver la bête jusqu'à un mois au frais et de lui donner, une fois démaillotée, une forme cylindrique à l'esthétique très codifiée, constituant un des critères d'évaluation lors des concours de fin d'année10. Fallait-il continuer de produire des poulardes toute l'année en conservant le roulage, réserver la production aux périodes festives (époque où la chair, selon les spécialistes est la plus savoureuse) ou envisager les deux types de production ? Les éleveurs, par l'intermédiaire de leurs représentants, ont pris la décision d'imposer le roulage de la volaille entre le 20 décembre et le 5 janvier et d'autoriser la vente de poulardes roulées ou non toute l'année.
37Les négociations entre producteurs qui précèdent l'élaboration d'un règlement technique, prélude au décret qui en reprendra le contenu, relèvent de la construction d'un accord sur un bien commun (de Sainte-Marie et al. 1992). Elles renvoient à une lecture sélective du passé à mettre en perspective avec l'évolution des usages mais aussi avec l'acte de transmettre. Celui-ci, porteur de savoirs efficaces, mais aussi de sens et d'identité (Sigaut, cité par Chevallier 1991 : 6) joue ici un rôle de première importance11. Il contient des éléments complexes à définir. Comment prendre en compte ce que Jeudy (1990 : 3) nomme les « actifs incorporels » tels que le savoir-faire, le style, qui constituent pourtant pour une bonne part l'énigme de la transmission dans la reproduction des signes distinctifs ?
38Les usages et la tradition relèvent en partie de la même problématique : que choisit-on de léguer ? Les usages, règles issues du passé, adéquates en un lieu, combinant les attributs de la loi ancienne, de la pratique actuelle et du projet d'action, constituent un objet de recherche privilégié lorsque l'on veut comprendre la façon dont ces productions s'inscrivent dans le temps. L'usage rural « détient une légitimité par la présomption générale d'antiquité qui pèse sur lui et d'autre part par sa capacité de traduire la diversité géographique des pratiques sociales » (Assier-Andrieu 1990 : 195).
39Il est important d'évaluer jusqu'à quel point peut évoluer un usage et avec lui un paramètre de production. Quels sont les éléments qui constituent le noyau dur d'une tradition, sur lesquels on ne peut intervenir sous peine de remettre en question son existence même ? Toutes ces questions se posent aujourd'hui avec beaucoup d'acuité ; elles doivent continuer d'être débattues par les détenteurs de ces savoirs qui ont été transmis, réinterprétés, modifiés au fil des générations et qui constituent une forme de propriété intellectuelle collective. L'extrême diversité des systèmes de production, des relations au terroir, des représentations afférentes va à l'encontre de la cohérence factice que sous-entend l'expression « produits de terroir » ; toutefois cela ne doit pas faire oublier ce qui les rassemble : le fait de s'inscrire dans une culture.
40La procédure de l'AOC reposant sur l'autogestion du syndicat interprofessionnel concerné et intégrant une marge de variabilité dans la caractérisation du produit détonne dans le contexte agro-alimentaire actuel. La démarche est parfois contestée par les partisans d'une normalisation se rapprochant fortement de l'économie d'entreprise. Les règles de fonctionnement des industries agro-alimentaires, dominées par des procédures de contrôle de plus en plus complexes et étendues, revendiquant une objectivité sans faille, sont en train d'être imposées aux productions locales. Quel sera alors le devenir des savoir-faire locaux, qui, généralement transmis depuis plusieurs générations, appartiennent en propre aux producteurs ? Les choix qui ont présidé aux modalités d'application de la réglementation européenne traduisent bien cette tendance en ce qui concerne les IGP et les AS. Comment faire évaluer – et par qui – le degré d'appartenance à un lieu ou le contenu d'une tradition ? La question elle-même a-t-elle véritablement un sens ? D'ores et déjà, les décisions qui ont été prises, assimilant à une IGP les productions sous label rouge indiquant une provenance, laissent entrevoir les problèmes à venir en matière d'application de la réglementation. En effet, mentionner une localisation géographique ne nécessitait pas jusqu'alors d'en expliciter le contenu. Certaines traditions qui avaient pu prévaloir dans une région, étayées par des informations historiques mais aujourd'hui coupées des savoir-faire d'origine, sont parfois réappropriées abusivement dans le cadre de la valorisation d'une image. Il en est ainsi du label rouge volaille de Loué, un des plus puissants parmi les volailles labellisées. Les pratiques d'élevage sont bien différentes de celles qui ont fait la renommée de cette activité. Le système de production repose entièrement sur des cahiers des charges très élaborés, concernant les différents acteurs de la filière qui sont de simples exécutants, dans le cadre d'une démarche tout à fait performante par ailleurs. Une bonne partie des productions avicoles sous label suit cette logique. La tradition, ou la relation au lieu, devient alors un simple artefact.
41Certaines productions en revanche remplissent tout à fait les conditions requises pour faire valoir une provenance géographique dans le cadre d'une IGP. Elles risquent désormais de devoir entamer cette démarche de certification lourde et coûteuse pour pouvoir en bénéficier. Le cas se pose concrètement avec les productions de montagne, souvent de faible volume et élaborées artisanalement. Jusqu'à présent, elles pouvaient utiliser le terme provenance ou appellation montagne sous certaines conditions. Il faudra désormais qu'elles obtiennent un label rouge ou une certification de conformité pour pouvoir continuer de prétendre à cette référence géographique particulière. Cette procédure semble pour beaucoup inaccessible techniquement et financièrement. La loi ne risque-t-elle pas dans certains cas d'aboutir à un résultat inverse de celui escompté ?
42On l'aura compris : l'ethnologue et l'historien sont très fortement sollicités. Syndicats de producteurs, organismes certificateurs, services spécialisés du ministère de l'Agriculture, tous attendent de l'historien la recherche de la preuve (antériorité d'un produit, datation), de l'ethnologue l'identification d'une spécificité concernant les pratiques, savoirs et savoir-faire. Les résultats ne correspondent pas forcément à l'attente du commanditaire. L'ethnologue s'attache plus à démonter les mécanismes de la construction sociale de l'objet qu'à y collaborer, à étudier les modalités d'application des réglementations que participer à leur mise en place12. Son travail se trouve en prise directe avec l'actualité. Jusqu'à quel point arrive-t-il réellement à contrôler son degré d'implication dans les différentes opérations auxquelles il décide de participer, à établir la distance nécessaire ? Le chercheur n'est pas neutre, peut-être ici encore moins qu'ailleurs. Il est sollicité pour participer à la construction même des produits, pour réfléchir par exemple avec les producteurs au contenu de la notion d'authenticité en relation avec leur valorisation et il est de façon évidente parmi les mieux placés pour le faire. Doit-il accepter d'entrer dans une procédure de légitimation – renvoyant en quelque sorte à un niveau de légitimité initial qu'il aurait compétence à évaluer – et pour le compte de qui ? La faculté de s'abstraire de ses propres motivations n'est pas toujours évidente, car il est lui-même partie prenante dans les situations qu'il tente de tirer au clair.
43Toutes ces interrogations sont actuellement testées, en grandeur nature, dans le cadre d'une participation à l'inventaire des produits agricoles et alimentaires traditionnels effectué par région à la demande conjointe des ministères de l'Agriculture et de la Culture et conduit par le Conseil national des arts culinaires. Le passage d'une production domestique à une production de marché, la patrimonialisation balbutiante de certaines spécialités, l'emblématisation d'autres, la question des « vrais-faux produits traditionnels », le positionnement des producteurs face à la nouvelle réglementation, la place respective des savoirs partagés et des secrets de fabrication sont autant de matériaux utiles pour la recherche, qui « remontent » peu à peu à travers ce vaste balayage. Le chercheur participant à l'élaboration d'une méthode d'évaluation des produits apparaît lui-même comme producteur de normes, imprimant sa propre vision de ce que peut être la tradition ou de la façon dont la dimension temporelle est traitée. De telles entreprises mettent en lumière la richesse et la diversité de ces productions en même temps qu'elles contribuent à renforcer le recours à des critères tels que la notoriété, la profondeur historique ou le savoir partagé, autant d'éléments dont il connaît, pour l'avoir maintes fois vérifié, les limites. Or, étant légitimés par des professionnels de la recherche, ces éléments seront bien évidemment repris par les institutions intéressées. Le chercheur propose une grille de lecture ; n'attend-on pas de lui qu'il tranche entre le vrai et le faux ?