1En 1897 mourait une jeune carmélite qui allait devenir en quelques années « la plus grande sainte des temps modernes » (Pie X). Pourtant, la « petite » Thérèse eut une vie des plus obscures et sa sainteté s'inscrit dans le cadre nouveau pour l'époque du secret, du caché. Sa vie peut se résumer en quelques phrases : cadette de cinq filles (toutes religieuses), orpheline de mère, Thérèse Martin entre au carmel de Lisieux à l'âge de 15 ans ; atteinte de tuberculose, elle y meurt neuf ans plus tard après avoir rédigé son autobiographie.
2Même les promoteurs du culte et ses plus fidèles dévots restèrent quelque peu décontenancés par le manque de preuves visibles de la sainteté de Thérèse lorsqu'ils eurent accès aux documents authentiques : « Il faut bien avouer que lorsqu'on découvre, après Vatican II, les dépositions des témoins, on est généralement déçu [...]. Si elle a été héroïque, c'est en ne le paraissant pas. Chez elle tout est caché, intérieur. De son vivant, elle n'a jamais fait de miracle » (Mgr Gaucher 1972 : 340-41). De fait, les fidèles avides de spectaculaire, ceux qui s'attendent à de divines manifestations restent sur leur faim : aucun miracle, aucune extase, aucun stigmate... Il y a en effet un paradoxe à la célébrité extrême – et toujours grandissante – de sainte Thérèse : comment a-t-elle pu se faire connaître tout en représentant les vertus chrétiennes de la petitesse, de l'humilité, de l'indignité ?
3« Tous les saints font figure de saints construits en ce sens qu'étant nécessairement saints par suite d'une réputation faite par d'autres et du rôle que les autres attendent d'eux ils se trouvent remodelés au niveau des représentations mentales collectives » (Delooz 1969 : 7-8). La « fabrication » de Thérèse est d'autant plus exemplaire que sa sainteté ne recèle et ne révèle rien d'extraordinaire ; rien ne permet de la distinguer de ses consœurs mystiques inconnues. Pour révéler cette sainteté imperceptible, on va la construire, et ce d'autant plus que sa visibilité est moindre. Ces remodelages passeront autant par l'écrit que par l'image.
4Lorsque Céline (sœur Geneviève), la quatrième fille Martin, l'artiste de la famille, rejoint ses sœurs de sang au carmel, elle obtient de la prieure (qui est alors mère Agnès de Jésus, la propre sœur de Céline) la permission spéciale d'emporter dans ses bagages un objet pour le moins inattendu dans une maison religieuse réputée pour son austérité : un appareil photographique. Il franchit la clôture du couvent en 1894 et servira à immortaliser l'image de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face, déjà bien affaiblie par la tuberculose. Grâce à lui nous pouvons examiner une quarantaine de clichés des trois dernières années de la sainte.
5Il est vrai que l'on n'est saint que pour un groupe ; dans le cas de Thérèse, il s'agit d'abord du « clan » Martin1 puis, par élargissement relatif, du groupe de parenté spirituelle composé par les sœurs carmélites. Dans cet univers exclusivement féminin, les relations entre Thérèse et ses sœurs (de sang ou de religion) se transforment en véritables rapports de fille à mères : son extrême jeunesse2 et sa maladie la désignent d'abord comme objet de l'affection générale. Ces éléments combinés à une pieuse attitude amèneront progressivement les carmélites à la considérer comme une sainte potentielle. Il faut imaginer l'incroyable pression dont elle est l'objet pendant les derniers mois de sa vie : ses sœurs notent sur des petits bouts de papier tout ce que dit la jeune mourante (cela deviendra les Novissima verba), glanent des reliques (pétales de rose effleurés, rognures d'ongles...). Cette singulière ambiance la poussera à dire : « Vous savez bien que vous soignez une petite sainte » (Thérèse de Lisieux 1971 : 650-652).
6Si la perfection de « leur » mystique leur paraît totale, il n'en reste pas moins que les carmélites jugent pertinent de la mettre en scène en raison du caractère intérieur de ses vertus. Mère Agnès ordonne donc à sa cadette de rédiger son autobiographie et, parallèlement, sœur Geneviève la contraint à des séances de pose photographique. Elle écrit ou pose par obéissance et est souvent présentée comme une martyre que, dira le jésuite Paul Doncœur, « ses sœurs acharnées feront poser à genoux dans le jardin, tenant en ses mains tremblantes l'image de la Sainte Face » (Schamani 1955 : 16).
7Le présupposé de la demande d'écriture est évident : ceux qui l'ordonnent prévoient une promotion posthume. Toutes les religieuses ne rédigent pas leur autobiographie, loin de là, seules quelques-unes sont soumises à ce régime particulier3. C'est dire que de son vivant Thérèse est « marquée » comme sainte potentielle. Il n'y a qu'à observer les photos de la communauté dans son ensemble pour s'en assurer : élevée au-dessus de ses sœurs pour bien montrer que c'est elle que Dieu préfère, Thérèse enlace la croix en déposant une fleur de lis aux pieds du crucifié (voir ci-dessus). C'est bien sur elle que se cristallisent les possibilités de sainteté de ce carmel... Au fur et à mesure que Thérèse avance vers la mort, le rythme des séances de pose s'accélère. Trois clichés savamment mis en scène pendant les derniers mois de sa vie nous la montrent à genoux, présentant en ses mains un chapelet, un lis, ou encore les images de la Sainte Face et de l'Enfant-Jésus (juin 1897) qui explicitent son nom de religion et sa doctrine. Recourir à des objets sacralisés est une autre façon de désigner la sainteté.
8D'une vie de sainte sans aucun signe objectif de sainteté, l'autobiographie et la photographie par obéissance se révèlent les meilleures façons de témoigner. En écrivant sa sainteté de l'intérieur (en faisant appel au « je ») le saint la réifie et la rend évidente au lecteur ; de façon similaire, le passage par l'objectif Darlot objective la sainteté.
9Mère Agnès, qui a les pleins pouvoirs sur les écrits de sa sœurette, va travailler ses manuscrits4 de façon à divulguer une image qui s'insère dans des cadres de sainteté préétablis. Ainsi, la prieure carmélite embellit la vie de Thérèse de roses, petits miracles, visions et extase, comme l'ardente « blessure d'amour5 » qui ressemble à s'y méprendre à l'épisode de la transverbération de l'autre Thérèse, celle d'Avila, qui est la grande référence mystique du xixe siècle.
10De son côté, Céline, gardienne jalouse des images de Thérèse, fera de même : toutes les photographies sont retouchées. Certaines le sont de manière subtile ; guidée par le désir de magnifier sa sœur, Céline reprendra inlassablement l'ovale du visage, la profondeur du regard ou la beauté d'un sourire jusqu'à ce que Thérèse, saine Normande un peu joufflue, acquière cette grâce éthérée qui sied si bien aux justes qui ont aperçu Dieu. Comment pourrait-il en être autrement pour cette éternelle jeune fille ?
11De toute façon, les saintes ont le devoir d'être belles, ne serait-ce que pour offrir leur beauté au Seigneur. Chez Thérèse, les retouches corrigent un visage trop lié à la vie terrestre : la bouche rapetissée marque le dédain des nourritures terrestres, le front élargi dévoile une intense vie intérieure, le menton s'atténue et laisse supposer un abandon total à la volonté du Seigneur et, enfin, les yeux s'agrandissent, dévorent le visage parce que c'est grâce à eux que Thérèse est celle qui a vu Dieu.
12Le travail qui consiste à rendre visible la sainteté de Thérèse ne s'effectue pas seulement sur le visage. Ainsi, dès l'édition de l'Histoire d'une âme de 1899, Céline Martin publie la photographie de la « novice en manteau » rectifiée : la silhouette s'affine et des fleurs de lis (ce symbole de la pureté) apparaissent entre ses mains (voir pages 84 et 85). D'autres procédés sont utilisés. Thérèse en « méditation dans le jardin du monastère » est un découpage recollé sur une photographie du cimetière de la communauté (voir pages 88 et 89). Nul doute que cette composition où l'on se représente la mystique seule avec Dieu, pensant à la mort à venir, corresponde davantage aux mentalités collectives concernant la sainteté qu'une banale photographie de famille.
13Entre autres photographies, celle de Thérèse sur son lit de mort « effeuillant des roses sur son crucifix6 » serait restée illisible si Céline n'avait pas mis en valeur les fleurs grâce à son pinceau correcteur. Cette retouche qui paraît dérisoire se révèle en fait essentielle car on y trouve la mise en image d'un épisode fondateur de la sainteté thérésienne : la promesse qu'elle fit de « faire tomber une pluie de roses » après sa mort, où chaque pétale serait un miracle. La retouche photographique est ici une réponse iconographique à un motif allégorique.
14Des images sans cesse remaniées de Thérèse (et de son écriture retouchée) va naître une sainte « aux roses » bien édulcorée mais qui se glisse parfaitement dans deux modes de sainteté fort connus : celui de l'extatique Thérèse d'Avila d'une part, celui des jeunes saintes « aux fleurs » d'autre part7. De fait, le processus de construction du saint est avant tout une stratégie de légitimation du nouvel individu en le fondant dans des cadres de sainteté anciens.
15Point d'orgue à cette légende « rosée », Céline, peintre à ses heures, diffusa des portraits de sa sœur où celle-ci est largement idéalisée (voir page précédente). Face aux rumeurs concernant les retouches des portraits de Thérèse, l'évêque de Bayeux et Lisieux publia dès 1915 un avis où il n'hésite pas à reconnaître dans le portrait en ovale « un portrait vrai et authentique de la servante de Dieu vers l'âge de vingt-trois ans8 » (ci-contre, en bas).
16Mais si les photographies falsifiées et les peintures idéalisées par Céline firent connaître la sainte aux roses, les actuels disciples de Thérèse répugnent à l'y reconnaître : le portrait peint de la petite sainte à succès, triomphe de la mièvrerie, est difficilement compatible avec l'image que l'on peut se faire de « la pionnière des réorientations de Vatican II » (Laurentin 1972 : 144) ou d'un futur docteur de l'Eglise9. Le carmel de Lisieux n'autorisera la publication des « vraies » photos qu'en 1961, à la suite de la publication du fac-similé des manuscrits autobiographiques de la sainte10. « Le vrai texte appelle le vrai visage », dira le frère François de Sainte-Marie, l'artisan qui restitua les « authentiques ». Après la fabrication du personnage de la sainte, il fallut la déconstruire. Ce retour à une « vérité » s'inscrit somme toute dans le droit-fil du personnage de Thérèse : une sainte toute pétrie d'humilité peut bien avoir un visage un peu trop joufflu et une syntaxe approximative...
17Voir le saint, c'est regarder celui qui est habité par le divin. Le visage du saint, transfiguré, est le reflet de Dieu. Dès lors, la question du « vrai » visage du saint apparaît légitime.
18L'apparition de l'outil photographique au siècle dernier a rendu désuète la pratique des masques mortuaires. Cette empreinte du visage servant en même temps d'image et de relique avait l'inconvénient de ne représenter le saint que mort. Avec la photographie, on crut enfin avoir accès au « vrai » visage des saints vivants.
19Las ! les admirateurs de Thérèse, préservés jusque-là par les abus jaloux des carmélites, durent se rendre à l'évidence : les photographies non retouchées qui auraient dû leur permettre de percevoir sa sainteté « authentique » ne reflétaient qu'une mise en scène habilement menée. Que les portraits soient le résultat d'une réélaboration de la mémoire (la peinture), d'une construction technique (les photographies retouchées) ou d'un travail de direction quasi théâtral (les photographies authentiques), le croyant se heurte au même problème : la sainte est toujours « en représentation » et le mystère de sa sainteté échappe à toute tentative de mise en image même quand celle-ci passe par l'objectif. Malgré d'insistantes prières à sainte Véronique11, la transfiguration refuse de s'imprimer sur les plaques de verre.
20A Lisieux, actuellement, les photographies de Thérèse livrées sans artifice sont toujours accompagnées d'un spécimen d'écriture manuscrite (voir page 84). Après l'espoir déçu de surprendre l'essence du saint à travers son image, l'autographe serait-il le nouvel et unique moyen pour que celui-ci se révèle aux croyants sans mensonge ?