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Repères

« Ethnologie et patrimoine en Europe »

Conclusions et perspectives du colloque de Tours
Daniel Fabre
p. 145-150

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Lieu d'étude :

Europe
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Texte intégral

1Ce colloque, organisé par la mission du Patrimoine ethnologique, s'est déroulé autour de trois thèmes majeurs :

  • « Patrimoine et identités collectives », avec les interventions de Christian Bromberger, Isac Chiva, Pietro Clemente (Italie), José Luis Garcia (Espagne), Marc Maure (Norvège), Joaquim Pais de Brito (Portugal), Krzysztof Pomian et Damien Watteyne (Belgique) ; cette journée s'est conclue par une table ronde réunissant Christian Bromberger, Vassil Garnizov (Bulgarie), Jean Guibal, Jacques Hainard (Suisse), Dolors Llopart I Puigpelat (Espagne), Vintila Mihailescu (Roumanie) et Alain Morel.

  • « La production sociale de l'étranger », avec les interventions de Gérard Althabe, Sylvia Arlettaz (Suisse), Pierre Centlivres (Suisse), Dolors Comas D'Argemir (Espagne), Clara Gallini (Italie), Wolfgang Kashuba (Allemagne), Victor Karady, Martin Roth (Allemagne), Verena Stolcke (Espagne) et Patrick Williams ; cette journée s'est conclue par une table ronde réunissant Gérard Althabe, Claudine Fabre-Vassas, Véronica Gorog-Karady, Amalia Signorelli (Italie), Michael Stewart (Grande-Bretagne) et Zdenek Uherek (République tchèque).

  • « Nationalismes et lien national », avec les interventions de Giulio Angioni (Italie), Daniel Fabre, Marc Ferro, Jean-François Gossiaux, Gérard Lenclud, Llorenç Prats (Espagne), Harald Tambs-Lyche (Norvège) et Andreas Zempleni ; cette journée s'est conclue par une table ronde réunissant Andreas Bimmer (Allemagne), Wojciech Burszta (Pologne), Christine Burckhardt-Seebaas (Suisse), Marianne Gullestad (Norvège), Gérard Lenclud.

  • La quatrième journée, présidée par Isac Chiva sur le thème « Vers une ethnologie de l'Europe », fut clôturée par Jacques Toubon, ministre de la Culture et de la Francophonie, en réponse à la synthèse suivante de Daniel Fabre, vice-président du Conseil du patrimoine ethnologique.

2Patrimoine, identité, nation, l’un des intervenants a qualifié cette triade de « cocktail explosif ». Vous vous doutez bien que l'association de ces termes et de ces thèmes n'était pas innocente. En effet, chacun d'eux comporte certes une part de familiarité maîtrisée, mais qui ne va pas sans son revers d'ombre, de flou, de diversité proprement incontrôlable.

3Du patrimoine, en effet, de ce qui se transmet au fil des générations, l'ethnologie des sociétés européennes a su faire un des fleurons de son analyse. Mais qu'en est-il, si l'on quitte l'univers de la parenté et de la famille et si l'on ajoute à ce terme « patrimoine » des adjectifs tels que « culturel » ou « ethnologique » ? Isac Chiva a tenté ici même de proposer une définition de cette notion maintenant commune, en Europe occidentale tout au moins, de « patrimoine ethnologique ». Il a retenu sa diversité, son hétérogénéité, sa fragilité qui justifie l'urgence de son étude. Ces caractères peuvent étonner, car ils ne sont pas à proprement parler des critères – ils incluent au lieu de séparer, ils spécifient moins qu'ils ne généralisent – mais nous sommes tous d'accord sur cette extension nécessaire. Nous en reconnaissons l'efficacité opératoire et nous saisissons combien leur ouverture exige que la recherche et la réflexion critique aient ici la plus grande place.

4De l'identité nous avons retenu un aspect central, la production de l'étranger, cet « autre » que génère forcément le sentiment d'appartenance. Encore un thème familier aux ethnologues. Mais plusieurs intervenants nous ont rappelé ici même que la rhétorique éprouvée et vénérable du « sang » et des « racines » qui partout permet d'évoquer la continuité et l'identité maintenue d'un groupe, en désignant d'un même mouvement son dehors, masquait des changements considérables. On n'était pas étranger dans un village en 1830 comme on est étranger dans une nation moderne. En outre, nos crises économiques et les modifications profondes de nos solidarités ne produisent-elles pas chez nous de plus en plus de nouveaux étrangers, de fait si ce n'est de papiers ?

5Devant la nation, le trouble est à son comble et l'interrogation morale semble, trop vite peut-être, s'imposer à l'esprit. Associée, d'une part, à la liberté conquise –éveil des nationalités au xixe siècle, éclatement actuel des empires totalitaires – et, d'autre part, à l'oppression qui écrase les minorités ou, du moins, les efface, énoncée comme source d'un sentiment légitime ou dénoncée comme force d'intolérance et de chauvinisme, brandie et vilipendée, la nation est bien ce que l'on a pu appeler le « grand opérateur irrationnel » des sociétés modernes. Mais comme pour tout ethnologue, l'« irrationnel a ses raisons », la nation, avec tout ce qui lui est associé, est sans doute un défi majeur, encore trop peu approché.

6Patrimoine, identité, nation, séparées, ces notions nous résistent ou, peut-être, risquent de nous emporter dans le mouvement des passions contradictoires qu'elles soulèvent, y voyons-nous plus clair en les mettant en relation ? Au cours de notre colloque, leur distinction n'a pas été sans quelque artifice et plusieurs communications ont allégrement franchi ces fragiles frontières. Elles ont en tout cas ouvert la possibilité d'une réflexion unificatrice et suggéré le cadre d'une compréhension plus globale. Celui-ci peut, me semble-t-il, s'articuler en quatre points. Ils sont repérables dans notre histoire récente, en France, mais aussi, avec parfois des nuances capitales, ici et là en Europe.

7Premier point. C'est, avec une force toute particulière, au plan de la nation que fut originellement défini le patrimoine. Mais ce que l'on a nommé alors « patrimoine national » a connu une évolution, bien scandée dans les analyses de Krzysztof Pomian. Incontestablement, en France, les institutions se sont d'abord imposées comme patrimoine commun, à bâtir, à préserver, à célébrer. La République a occupé cette place éminente de repère d'appartenance, de réserve de valeurs dont on a dû assurer avec conviction et ténacité le partage entre tous les citoyens, égaux de ce point de vue. Alors que ces références communes étaient confortées – elles ne sont plus contestées aujourd'hui–, s'est épanouie une conception de plus en plus culturelle du patrimoine. On communie dans la connaissance des mouvements de l'histoire et de la mémoire. Ces œuvres, françaises ou non, « nationales » ou « universelles » – les deux aspects tendent à se confondre–, furent choisies, préservées, puis ouvertes et enfin offertes à un public toujours croissant.

8Deuxième point. Ce mouvement s'articule, depuis quelques décennies, sur ce qu'il convient de désigner comme une crise du sentiment national. L'effacement sensible de la « patrie » comme valeur supérieure est très sensible et c'est alors le patrimoine culturel qui entre en scène pour jouer son rôle alternatif. Il est vraiment le bien commun, le socle d'une identification émotionnelle. On peut s'engager pour le préserver et le connaître, mais dans cette promotion, il a assez profondément changé de nature.

9Troisième point. Nos sociétés, nous a rappelé Gérard Lenclud, se sont définies face aux autres, à toutes les autres, comme « modernes ». Alors que tant de groupes humains n'avaient été mus que par le respect scrupuleux de la tradition, les Européens, inventeurs de l'ethnologie, avaient été les seuls à se percevoir comme engagés dans un processus continu de changement historique, et si tradition il y a, elle serait, chez nous, consciente d'elle-même. Mais une « société chaude », pour reprendre l'image de Claude Lévi-Strauss, ne s'attache pas toujours à effacer au fur et à mesure les traces de ce qui fut. A bien des égards, nous sommes aussi des sociétés de conservation. La fièvre patrimoniale croissante est la forme présente de cet attachement au passé qui s'accommode fort bien de la perception patrimoniale des lieux significatifs de notre modernité. Et c'est là que s'est produite la mutation essentielle. Aujourd'hui, dans le patrimoine, sont inclus non seulement les mouvements, les objets et les lieux mais aussi les sites, les paysages, les espaces ; on ne se contente plus des choses, on veut aussi connaître et préserver leur mode de production et leurs usages ; on ne perçoit plus ces « trésors » sur le seul mode de l'avoir – « le patrimoine c'est à nous » – ce sont, par exemple, les constructions de notre mémoire, les contenus de nos échanges, les nuances de nos savoirs. Quant à l'échelle d'appréhension, elle a changé elle aussi ; le national s'estompe ou, peut-être, s'incarne-t-il dans le proche, dans la région, la localité. Il me semble qu'à la fin des années 70, l'émergence de la notion de « patrimoine ethnologique » est à la fois un effet de ce mouvement de fond et une réponse, ou, du moins, un désir de réponse analytique face à ce qui advenait et sollicitait l'ethnologie. Il fallait comprendre pour, si possible, agir.

10Quatrième point. Ce changement simultané et coordonné va avec un phénomène majeur : les fondements de la définition de l'autre, les raisons de sa possible exclusion ont été subrepticement redéfinis. Ils ne peuvent plus exciper d'une prétendue hiérarchie des races, ils s'appuient plutôt sur l'insularité postulée des cultures. Seul le racisme différentialiste est aujourd'hui légitime ; il a su, en effet, détourner le discours généreux du « droit à la différence ». Projeté à l'échelle de la nation, il génère une classification ethnique spontanée, une sorte d'ethnologie sauvage qui sépare les autres en deux catégories : ceux qui sont assimilables et ceux qui ne le sont pas. Et ce débat gagne des dimensions nouvelles avec l'affirmation antagoniste d'une universalité de ce que, depuis la Révolution française, on appelle – au-delà des nations, des ethnies et des cultures – les droits de l'homme.

11Il me semble que l'on a donc bien saisi le rapport, la correspondance profonde entre une redéfinition du premier bien commun de la nation, son patrimoine, un élargissement tout à fait nouveau de la valeur patrimoniale, et une discussion raciale sur ce qui fait la diversité et l'unité de l'humanité. Nous touchons sans doute là au cœur de la plus actuelle modernité et, qu'on le veuille ou non, pour paraphraser Pascal, nous autres, ethnologues, « sommes embarqués ». Ce sont les mots mêmes, les notions de notre savoir qui sont maniés comme des arguments, et c'est de plus en plus vers nous que l'on se tourne pour comprendre l'essentiel. Vers nous ou, en tout cas, vers notre discipline dont on utilise, de façon souvent improvisée, les délicats et fragiles outils.

12Il y a au moins une chose que l'ethnologie a depuis longtemps soulignée : chaque groupe se pense comme le centre et voit le monde s'ordonner autour de lui. On pourrait aisément appliquer ce constat à l'univers des disciplines scientifiques et, pourquoi pas, des grandes administrations de l'Etat. Comme dit de façon si imagée le proverbe, « chacun voit midi à sa porte ». Mais en insistant sur la place qu'occupe l'ethnologie, ce n'est pas cet effet que vise ici mon discours. Les communications, les discussions que j'ai entendues au cours de notre colloque m'ont effectivement convaincu. C'est bien autour du rapport entre patrimoine, identité et nation que se noue un débat capital et notre réunion témoigne de son urgence. Les Européens que nous sommes partagent aussi la certitude que leurs expériences diverses, leurs trajectoires personnelles et nationales si différentes sont une richesse considérable et que la comparaison est en l'occurrence le premier pas de la raison. Mais il y a une question que nous nous posons toujours : que faire de cette volonté et de ces énergies ? Votre attente est pressante, vos suggestions sont nombreuses, je deviendrai maintenant votre simple porte-parole.

13En souhaitant d'abord que le foisonnement de vos apports prenne le plus rapidement possible la forme d'un livre1 dans lequel les lignes de force et les perspectives que nos rencontres ont tracées apparaîtront, à quelque distance, au prix de quelques choix qui tiennent compte de nos échanges, avec plus de netteté encore. Que cette publication soit réalisée dans au moins deux langues européennes c'est, je crois aussi, un vœu commun.

14Sur les modalités d'une action, je ne peux être qu'assez rapide, toute la matinée y a été consacrée. Je retiens simplement que les nécessaires échanges académiques ont aujourd'hui, en Europe, leurs canaux, leurs lieux d'expression et leurs moyens. On peut convenir de ne rien ajouter à ce réseau institutionnel. En revanche, il est urgent de concevoir des projets communs sous forme de recherches menées en parallèle, d'équipes internationales et de regards croisés sur des terrains européens. Nous font aussi défaut de bons instruments de travail ; traductions, informations régulières sur les revues, recueils thématiques..., autant de chantiers à ouvrir au plus vite. Mais tout cela ne peut prendre forme sans la mise en place rapide, à l'issue de ce colloque, d'un foyer permanent d'initiatives. Ne faut-il pas dès maintenant coordonner, en chaque pays, un réseau administratif qui resserre les liens entre recherche et culture s'agissant d'ethnologie et patrimoine, organiser en même temps, dans chaque pays de la grande Europe, ces pôles que chacun de vous incarne ici et qui seront confortés par notre projet commun ? Enfin, relions aussi rapidement que possible ces réseaux – nationaux et internationaux – aux institutions européennes, à Strasbourg et à Bruxelles. L'ambition et la cohérence du projet intellectuel qui s'est fait jour ici devraient y recevoir un accueil favorable2.

15Nous avons vécu ensemble ces journées à Tours et en Touraine. Nos hôtes nous ont remis en mémoire le rôle que cette région à joué, au xvie siècle, dans l'épanouissement de l'Humanisme européen. Nous avons tous à l'esprit le défi que les hommes de ce temps-là ont relevé, sans avoir toujours conscience de son ampleur et de sa portée. Il fallait arracher la pensée à un mode théologique de connaissance, à un pesant régime d'autorité. Il fallait ouvrir par l'échange et la circulation des intelligences et des créateurs – alors que l'on n'opposait pas radicalement le savant et l'artiste, le philosophe et le producteur de formes – un espace qui fut celui de l'Europe tout entière. Et puis est advenu un événement imprévu, ce monde fut mis en contact avec l'« autre » absolu et progressivement le découvrit. L'ethnologie est née, on le sait, des questions que posèrent alors les cultures amérindiennes, cette autre moitié de l'humanité. En France, la curiosité fut vive et l'aventure du savoir heureusement fort dispersée : André Thevet était poitevin, Pierre Belon vivait au Mans, Jean de Léry naquit en Bourgogne et mourut en Suisse. Montaigne lut passionnément ces voyageurs attentifs et fascinés. On admet qu'une mutation de notre conception de l'homme s'est esquissée alors, premier pas d'un glissement « du monde clos à l'univers infini » pour reprendre le titre d'un ouvrage d'Alexandre Koyré.

16Sans vouloir aucunement forcer la note, je pense que nous sommes aujourd'hui sollicités par une tâche tout aussi ample. Parce qu'elle s'interroge sur l'homme, sur les formes de son organisation en sociétés, sur la pensée qu'il produit et sur les sentiments qui le meuvent, je veux croire que l'ethnologie sera, fût-ce malgré elle, plus intensément sollicitée que jamais. C'est en tout cas le sens de votre enthousiasme de chercheurs européens. C'est aussi la direction de notre engagement commun.

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Notes

1Ethnologie et patrimoine en Europe. Identité et appartenance, du local au supranational. Actes du colloque de Tours, 8-11 décembre 1993 paraîtra début 1995 dans les cahiers de la collection « Ethnologie de la France », coéditée par le ministère de la Culture et de la Francophonie et les Editions de la Maison des sciences de l'homme. Son édition en anglais est prévue ultérieurement, dans le cadre d'un partenariat avec un éditeur britannique.
2En vue de construire un réseau de chercheurs concernés par l'ethnologie européenne et le patrimoine, la mission du Patrimoine ethnologique initie en France et à l'étranger une série d'actions visant à favoriser les échanges et les formations : séminaires, ateliers de recherches comparées, bourses destinées aux chercheurs des pays de l'Est, conférences présentant les travaux et publications de la Mission. En outre, elle a ouvert un fichier « Réseau de l'ethnologie de l'Europe » qui regroupe les chercheurs et organismes travaillant sur l'Europe et désirant être informés de ses actions en ces domaines (fiche d'inscription sur simple demande à la mission du Patrimoine ethnologique, 65, rue de Richelieu 75002 Paris). Enfin, le Conseil du patrimoine ethnologique a constitué un groupe « Europe » afin de donner suite aux travaux du colloque de Tours.
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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Fabre, « « Ethnologie et patrimoine en Europe » »Terrain, 22 | 1994, 145-150.

Référence électronique

Daniel Fabre, « « Ethnologie et patrimoine en Europe » »Terrain [En ligne], 22 | 1994, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3095 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3095

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Auteur

Daniel Fabre

École des hautes études en sciences sociales, Toulouse

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Droits d’auteur

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