1Dans sa « réflexion amoureuse », Evariste Parny nous offre le contexte le plus attendu de la notion de « transport » en cette seconde moitié du xviiie siècle :
Je vais la voir, la presser dans mes bras,
Mon cœur ému palpite avec vitesse ;
Des voluptés je sens déjà l'ivresse ;
Et le désir précipite mes pas.
Sachons pourtant près de celle que j'aime,
Donner un frein aux transports du désir ;
Sa folle ardeur abrège le plaisir,
Et trop d'amour peut nuire à l'amour même1.
2Les poèmes de cet auteur se situent dans une tradition relativement stable d'écriture « galante », de rhétorique « amoureuse », voire « élégiaque ». Depuis au minimum le milieu du xviie siècle, on peut repérer un certain style, un certain choix d'adjectifs et de thèmes : « presser une beauté », cible des transports, invoquer les « Amours » (au pluriel et avec cette majuscule qui les constitue en images, dotés de petites ailes) sur des « gazons voluptueux ». Les « appas » de la « maîtresse », les « nectars divins », puis les « larmes amères », etc., dressent une sorte de décor emblématique, de scène codée, pour les premiers transports. Mais le temps passe et menace la beauté ; et dans ce décor de fleurs, d'arbres ou de nuit, la préférence se laisse pressentir pour la première fois, ainsi que la fin prévisible de la liaison. La dialectique est vite calmée par la durée entre l'« amour » et l'« amitié » et la tension qui circule en boucle de la « beauté » aux « défaites » (Tout en secret/Pressait Ninette/A sa défaite/Tout conspirait, etc. [Parny 1808 : 13]), des « soupçons » aux « trahisons ». Le « long calme qui succède au tumulte des sens » (id. : 64) fait oublier les « premiers transports ». Le désir « bizarre » (id. : 63) fait régner sa loi diachronique : Hélas on vieillit en un jour/Quand le feu du désir nous brûle (id. : 78), etc.
3Le sourire involontaire que suscite en plein xxe siècle la lecture de ce type de poésie est le signe d'une appropriation de plus en plus distante de leur manière de dire, perçue comme de plus en plus désuète : elles sont drôles involontairement parce que les mots employés semblent relever d'une caricature sans panache d'un style inventé « jadis », un « jadis » décontextualisé, suranné, et cet effet de fossilisation si l'on peut dire jouait déjà peut-être à la fin du xviiie siècle, en tant que genre rebattu au moment même de leur publication2. Ces poésies comblent l'attente du stéréotype lié au genre : Evariste Parny travaille sur un registre assez étroit de figures possibles, largement codées et transformées en tactique rhétorique dans le paysage littéraire de la seconde moitié du xviiie siècle, et en fossiles burlesques pour nous. C'est en ce sens qu'il nous intéresse, car il nous restitue la circulation la plus dénuée d'originalité de certaines notions partiellement désaffectées, comme celle de « transport ».
4Ces figures identifient donc un genre littéraire spécifique, chapitre inévitable dans le patrimoine culturel scolaire de tout jeune Français qui, « pour rire », sera capable d'en mimer la manière. Il y a actuellement en France une mémoire collective, non savante, du style « maniéré » et « précieux », perçu à la fois comme féminin, ridicule et mondain : par exemple, l'invention populaire d'une figure particulière du grotesque maniéré, Marie-Chantal3, est peut-être le dernier avatar du genre précieux inventé au xviie siècle dans les sociétés de Cour.
5Ce n'est pas le lieu ici de traiter d'un point de vue littéraire ou socio-historique cette production de textes, mais plutôt de les prendre au pied de la lettre, du point de vue d'une lecture rétrospective et contemporaine. Nous proposons ici seulement une interrogation sur l'une des expressions consacrées pour désigner l'émotion intérieure, celle de « transport » : dans quel système d'images cette notion s'inscrit-elle ? Quelles sont les implications esthétiques qu'elle nous semble encore susciter, alors même qu'elle a « vieilli » tout au long de ses quatre siècles d'existence culturelle ?
6Le volume paru en 1778 des « poésies érotiques » de cet auteur ainsi que l'ensemble de nos sources seront donc ici l'objet d'un regard phénoménologique sur les associations implicites que suscite l'énoncé de tel ou tel mot ; elles nous instruisent sur ce que l'on peut appeler l'« esthétique de nos émotions » à l'intérieur de notre culture, le tout sous forme d'hypothèse.
7Précisons bien qu'il ne s'agit dans cet article que de proposer quelques pistes autour de la notion de transport et de sa déshérence, et non d'un véritable travail d'explicitation des conditions d'apparition, de fonctionnement et de progressive disparition de cette notion.
8Que représente de spécifique cette notion de transport dans l'histoire de l'expression des émotions et dans celle de l'imaginaire du sujet ? Quelle est la source de la topique émotive, d'où surgit-elle et qui lui donne son élan irrésistible ? Dans quelle direction le transport entraîne-t-il l'homme ? Enfin, peut-on isoler son vecteur, son unité cinétique ?
9Un siècle avant Evariste Parny, Isaac de Benserade (1612-1691) nous propose ces « Paroles pour un air » :
Je rougis, je pâlis, je soupire où vous êtes,
Sans que vous connaissiez mon amoureux transport ;
Beaux yeux, beaux innocents, vous me donnez la mort,
Et vous savez ce que vous faites.
Bien que mon cœur brûlé de ces flammes discrètes
N'espère aucun recours à son tragique sort,
Beaux yeux, beaux innocents, je bénirais ma mort si vous saviez ce que vous faites (1963 : 55).
10A plus d'un siècle de distance, ce texte et celui de Parny illustrent l'usage du terme de transport dans le contexte des désirs amoureux. Contexte que nous appréhendons aisément dans la mesure où l'expression « être transporté » (par la musique par exemple) nous est familière : elle évoque un élan intérieur vers l'autre ou vers le « haut », ce ciel des valeurs « élevées », élan assez puissant pour échapper aux mots et aux freins. Il y a comme une cénesthésie implicite contenue dans cette expression évocatrice d'un mouvement interne de ce qui est transporté et qui se soulève au rythme d'une profonde inspiration. Et puis la poussée vers le haut se fige dans un suspens, comme la fin d'un mouvement de balançoire, où toute parole, voire tout souffle sont retenus, et qui peut se transformer en état particulier de conscience (extase, délire, bonheur, etc.) avant la retombée dans la pesanteur, dans la matérialité triviale.
11La survie de la notion de transport à travers son verbe passif et intransitif a privilégié la partie positive et plutôt exaltante de cette notion. « Être transporté » est une forme expressive usuelle qui fonctionne dans une longue durée d'exercice : on peut la rencontrer souvent dans les lettres de madame de Sévigné, dans des expressions assez codées pour pouvoir être retournées ironiquement (par exemple : « J'admire où m'a transportée la chaleur du discours » [1993, t. I : 488]) ou toutes simples (comme : « Sa Majesté l'embrassa tout transporté de joie » [id., t. II : 383] ou encore : « Et comme il sortit de son cabinet tout transporté ne connaissant personne, le Roi dit au Maréchal de Villeroy : « suivez le Maréchal de Créquy, il est hors de lui » [id., t. I : 485]). Le sens ici de cette expression reste usuel et compréhensible pour nous. Être transporté emporte « hors de soi » dans un mouvement irrépressible qui garantit la sincérité ponctuelle de ce qui est éprouvé et entraîne la sympathie du spectateur. L'argument, à la fois cause et fin du mouvement de transport, peut être de pure émotion ni gaie, ni triste, ni amoureuse, mais d'intensification d'une intention généreuse, comme c'est le cas dans le dernier exemple cité. En écoutant de la musique, un poème ou un discours, en face d'un paysage4 vertigineux, d'une scène tragique, à l'occasion d'une conversation intense, au détour d'une surprise, lorsqu'apparaît une forme ou un signe « qui touche », l'espace intérieur peut être saisi et emporté « hors de soi » puis mis en suspens, sous tension, en direction d'un point alternatif, d'un élément d'altérité.
12Cette topique se retrouve à son point d'achèvement dans les descriptions des extases mystiques : « Mon âme était enlevée, et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu'il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même, le corps tout entier était emporté lui aussi, et ne touchait plus terre » (sainte Thérèse de Jésus 1949 : 194-196). Le transport est une victoire réelle, c'est-à-dire relevant des lois de la physique, contre la pesanteur : il pousse irrésistiblement la tête puis tout l'ensemble corporel vers le haut, lorsque l'appel est entendu. Il faut noter la valeur transculturelle de cette figure du corps soulevé, en état de lévitation, comme figuration de l'extase religieuse. Ici, les travaux de Gaston Bachelard devraient être relus en fonction des acquis nouveaux des sciences humaines5. Le transport vers le haut est aussi celui vers la lumière et la clarté, qui trouvent leur source dans l'objet qui a suscité l'élan intérieur : les cheveux de la « beauté », presque toujours blonds dans les textes poétiques avant le xixe siècle, les astres des valeurs suprêmes, ou la face impossible à fixer, trop éblouissante, trop éclatante de Dieu. Au fond, le transport compense une impossibilité de voir : il est une appréhension non visuelle, une tentative de saisir quand même le trop, l'inouï, l'extrême superlatif.
13Chaleur et lumière accompagnent l'intensification du mouvement de transport, qui finit par entraîner, pousser un corps alors mobilisé, mis en branle. Inversement, lorsque le corps est immobile, voire allongé, les pesées internes changent de couleur : « Quand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de La Rochefoucauld et la nuit elle deviennent tout à fait noires » (madame de Sévigné 1993, t. I : 272). Lorsque les idées sont plus sombres, le corps est plus pesant, et le ciel plombé plus oppressant : la nuit et l'ennui offrent une esthétique reconnaissable de la pesée intérieure, cette « presse »6 quelquefois étouffante, à la mesure du vide ambiant, gris7 avant d'être ténébreux. Ces associations d'images semblent résister aux évolutions historiques qui peuvent néanmoins frapper de désuétude un mot, voire l'une de ces associations elles-mêmes. Il est difficile de saisir le point d'inflexion chronologique de la courbe, celui à partir duquel les variations à l'intérieur d'un système d'images deviennent irréversibles. Les changements dans l'usage d'un terme comme celui de transport peuvent être des indices de bascules qui en fait se situent ailleurs. La thématique du mouvement intérieur, liée à celle, inverse, de la pesée interne, enveloppe toute l'imagerie de l'émotion, dernier mot qui est moins porteur de son sens littéral et étymologique (movere) que la notion ici examinée.
14Mais il faut revenir au texte d'E. Parny. Ici, le transport est le mouvement même du désir, irrépressible, qui fait se ruer l'amoureux sur l'objet de sa flamme. Les « premiers transports » sont l'équivalent des « premiers émois », ou plutôt ils en sont l'expression cinétique ; les émois font s'échauffer les sangs qui montent alors au visage, et palpiter les poitrines ; ils sont à la fois plus candides et plus spécifiquement sensuels que les premiers transports qui ont choisi leur objet et qui font se précipiter les pas.
15Les exemples sont nombreux à travers la littérature galante (de tous genres) des xviie et des xviiie siècles qui répètent ce type de situation expressive où la notion de transport intervient tout naturellement. Une recherche plus systématique pourrait saisir la circulation de cette notion à travers les lettres, les romans sentimentaux, la poésie élégiaque, les mémoires et les autobiographies8.
16Le mot même de transport ne semble pas investi d'une énergie esthétique qui lui donnerait une séduction puissante dans son énoncé même, comme le serait le terme de « désir » par exemple, ou de « nuit », ou même d'« ardeur », car son sens premier est plutôt trivial. Il s'agit d'une topique cinétique véhiculée dans les termes mêmes : quelque chose est porté « trans », à travers, quelque chose se transporte. Le mot même énonce un double mouvement, celui d'un suspens (le port) et celui d'une traversée, d'une translation, comme dans le geste de porter un enfant qu'il faut soulever du sol avant de l'amener quelque part. Dans la « Réflexion » de Parny, les signes de ce double mouvement sont multiples, les palpitations du cœur « ému » montrent que ce mouvement est aussi intérieur, que son surgissement naît « en soi ». Puis la force de la poussée intime « précipite les pas ». La « folle ardeur » désigne une des composantes du transport, à savoir sa puissance d'échauffement, son énergie d'entraînement qui fait courir l'amant enflammé vers l'objet de son désir. Tout transport commence dans un invisible mouvement de l'espace intime dont la température s'élève, et se termine dans la propulsion du corps en son entier vers ce qui le transporte. Il y a donc deux moments de ce même mouvement : le premier se situe à l'intérieur de l'« âme » en feu, et le second concerne tout l'« être » devenu ardent : le transport fait surgir « hors de soi » puis propulse vers – le préfixe trans est ici informatif.
17Dans les paroles d'une chanson d'Isaac de Benserade, nous avons une version moins violente du transport, ici utilisé comme accentuation légère du sentiment amoureux. Un « amoureux transport » est moins qu'un « transport amoureux », il n'est plus qu'un état intérieur qui agite et « brûle » en secret. A la topique du transport qui précipite le mouvement du dedans vers le dehors, on peut ajouter une dimension énergétique qui réchauffe, allume et illumine dans un afflux de sang et de chaleur centrifuge l'être en son entier, jusqu'à la combustion, la fusion intérieure lorsque le transport doit rester invisible.
18La notion d'« émotion » est un double, moins violent, de celle de transport mais met en jeu une topique et une énergétique identiques. Elle semble aujourd'hui avoir pris la place de celle de transport sans toutefois remplacer certains aspects de cette dernière. En étudiant les associations d'images impliquées dans le texte où le transport intervient, nous tentons ici de décrire une catégorie qui a fonctionné dans la caractérisation psychologique du sujet pendant au moins deux siècles, dans ce qu'elle avait de spécifique, d'irréductible à notre notion d'émotion. Ces spécificités sont liées à la perception, datée historiquement, de la personne individuelle comme composée d'instances particulières, l'« âme », la « raison », le « cœur », plus une matrice de production d'énergie cinétique située tout au fond de l'espace intime, au plus près du corps comme le « désir » amoureux par exemple : cette instance peut bouleverser tout le dispositif identitaire dans la violence du transport.
19Si l'on considère les significations que donnent les dictionnaires, et qui témoignent à la fois d'un consensus collectif sur le sens d'un mot à un moment donné et de la construction « idéale typique » d'une notion telle que le discours savant la construit, nous pouvons redéfinir la notion de transport de façon plus décontextualisée que dans son champ premier d'exercice, le champ (chant) du « désir amoureux ».
20Premier point qui s'impose lorsqu'on lit la rubrique « transport » dans le dictionnaire d'Antoine Furetière, mais aussi dans le Littré comme dans nos dictionnaires récents, le sens émotif, figuré de cette notion est toujours second : son sens littéral premier garde dans le moyen terme de trois siècles toute sa force sémantique et n'est pas tombé en désuétude : « Transport : action par laquelle on fait changer de lieu à quelque chose » est la première définition du Furetière ; « le fait de porter une chose pour la faire parvenir en un autre lieu », indique en premier lieu le Robert ; « action par laquelle on transporte quelque chose ou quelqu'un d'un lieu dans un autre », définit le Littré. L'usage contemporain courant d'expressions comme « transport routier » ou « transport aérien » montre que le mot même est d'un emploi tout à fait familier à nos oreilles et n'est pas tombé en désuétude dans sa matérialité sonore articulée : il y a quelque chose de peu poétique, de tout à fait trivial et neutre dans le son de ce mot, très français avec ses deux r. Le sens usuel commode et courant de ce terme si peu susceptible de dévaluation offre un contraste avec son second sens, proprement psychologique, qui, lui, est franchement désuet au xxe siècle et noté comme tel dans notre Robert : ce sens figuré y est daté de 1614 et mentionné comme « vieilli dans le langage parlé » ; le transport est donc une « vive émotion, sentiment passionné (qui émeut, entraîne) ; état de celui qui l'éprouve » et reste en usage dans le langage écrit. La multiplication du « style oral » dans les écrits contemporains rend néanmoins désuète l'inscription même dans l'écrit d'une telle notion. Le sens vieilli de ce terme redouble en l'accentuant celui du mot « émotion ».
21Mais si l'on se reporte quatre siècles en arrière, au moment où l'usage de ce mot battait son plein, nous pouvons lire dans le Furetière :
22« Transport se dit aussi en médecine. Quand la fièvre est violente, on appréhende le transport au cerveau qui cause le délire. Quand le transport des humeurs se fait sur une partie, elle l'afflige et souvent la rend impotente. Ce malade n'est pas en état de souffrir le transport.
23Transport se dit aussi assurément en choses morales du trouble ou de l'agitation de l'âme par la violence des passions. Un transport de joye a causé quelquefois la mort ; un transport de colère cause souvent de grands malheurs. Les amoureux ont de doux, de violents, d'agréables transports. On dit aussi un transport pour une figure poétique. La métaphore est un transport d'un mot propre à son sens figuré. »
24Dans cette dernière définition, nous pouvons réaliser que certains usages du terme transport en leurs sens figurés ne sont pas tant que cela tombés en désuétude : dans un contexte médical par exemple, le cerveau est un lieu touché par le transport. L'efficacité organique de cette notion se rencontre aussi dans le « transport de joie ». Quel est ce corps si homogène, si uni entre âme et matière organique, lorsque l'aventure du transport le bouleverse ? Toute une dimension d'efficacité du sens sur la vie physiologique est ici introduite avec cette notion concrète de transport qui relève des lois de la physique. Le transport est donc une aventure de « tout l'être », dont il soude l'unité entre corps et âme dans un même mouvement, quelquefois violent.
25Une expression comme les « premiers transports » des jeunes amoureux laisse la place à cette circulation d'images implicites, plus que la notion de « désirs », ou bien celle de « pulsion ». Il faut l'ajout de l'adjectif « violent » pour que le transport soit irrépressible, menaçant : le transport entraîne l'homme entre fusion et fureur. Cette violence « dans le cœur », cette contrainte venue de l'intérieur ne s'appuient pas sur une théorie implicite de la sexualité comme source énergétique spécifique, ce qui serait notre association rétrospective, liée à une diffraction profonde au xxe siècle dans l'imaginaire du corps et du sujet des postulats des théories psychanalytiques. Sous l'Ancien Régime, le primat explicatif est accordé à la problématique des humeurs corporelles, de leur circulation dans l'organisme, fondée sur toute une vision du corps et de la santé9 en partie périmée quatre siècles plus tard. L'expression encore courante de « transport au cerveau », citée dans notre source du xviie siècle, nous met sur la voie : les transports des humeurs circulantes à l'intérieur du corps sont une menace pour les parties de celui-ci envahies, soit qu'elles soient excessives et que ce soit le trop qui menace (il faut donc faire saigner, purger, etc.), soit qu'elles empoisonnent par leur principe toxique, il faut alors aussi faire sortir ce mal, ce ferment de mort.
26Le malade qui subit les transports dangereux d'humeurs internes ne peut plus alors être transporté extérieurement sans risque. Ce sont bien des transports d'humeurs qui constituent souvent l'aspect visible des maladies et des dysfonctionnements organiques : les écoulements de sang, les vomissements, les diarrhées sont des transports. Le cerveau semble le premier menacé par les transports, voire les effluves, les fumées toxiques qui montent à lui. Ici nous retrouvons l'imaginaire de l'alambic défini par Claudie Voisenat (1992 : 17-38). Le cerveau est un espace qui risque d'être envahi par des substances étrangères, quelquefois toxiques, il entre alors en fureur ou en délire. Le transport trouve ici son point d'articulation avec la question de l'ivresse, c'est-à-dire des tactiques volontaires de modification de conscience.
27Toute humeur du corps qui sort de son lit et se transporte vers une partie qu'elle inonde intoxique cette partie ; la circulation de l'utérus féminin dans le corps de la femme susceptible de produire les fureurs utérines (et que nous n'étudions pas ici) est bien un transport interne premier, une circulation pathologique d'humeurs et d'organes, qui produit en chaîne les autres transports émotifs, érotiques, furieux, cruels ou délirants. L'histoire bien connue maintenant de la notion ancienne d'hystérie nous offre un exemple de ce mécanisme qui perturbe l'espace intime organique jusqu'à provoquer l'agitation extérieure des membres et des paroles. Nous retrouvons ici toute une chaîne associative connue des historiens de la médecine et de la psychiatrie et des anthropologues des humeurs10 : la circulation interne des humeurs et aussi celle de substances étrangères ingérées produisent des effets bénéfiques ou maléfiques en fonction de certains mécanismes repérables, comme ceux qui privilégient l'association du même avec le même ou du semblable avec son contraire. Dans certains cas l'envahissement du corps par une substance excessive ou particulièrement virulente peut empoisonner le corps qui entre alors en maladie, ou l'âme qui entre dans un délire furieux ou morose comme la mélancolie : un des plus beaux travaux que l'on puisse lire sur cette chaîne associative inscrite historiquement est Saturne et la mélancolie (Klibansky et al. : 1989). Nous ne pouvons ici entrer dans cette problématique mais seulement noter cette perception spécifique dans l'image ancienne du corps qui accorde à la circulation des humeurs, à leur transport interne, une forte efficacité organique et psychologique quand ce transport monte vers le cerveau.
28La notion de transport, même amoureux, suppose pour être comprise dans sa spécificité une topique implicite, un soulèvement intérieur puissant au rythme d'une vague, d'un envol en courbe, toutes ailes gonflées, mais aussi une force énergétique liée aux mystères de l'organisme où circulent des substances diverses, produites par des organes quelquefois inquiétants. Le transport est donc toujours une aventure du corps, de son centre de gravité, qui se soulève tout à coup et oblige l'amoureux comme le délirant à courir, mais le premier sait se freiner pour ne pas tout gâcher. Ce qu'il y a d'irrésistible dans le désir, sa force énergétique située en amont de la sensualité et en aval des choix « d'attaque », s'exprime assez efficacement dans ce terme de transport : ce qui transporte dans l'amour puise sa force et trouve sa définition dans une image ancienne du désir, un désir sans contenu, comme une forte rafale de vent, comme le surgissement d'une fièvre, liés aux tempêtes humorales internes. Ce fondement dans un imaginaire médical du corps conforte la morale implicite des passions : « La plus juste comparaison qu'on puisse faire de l'amour, c'est celle de la fièvre : nous n'avons pas non plus de pouvoir sur l'un que sur l'autre, soit pour sa violence soit pour sa durée », écrit La Rochefoucauld (1665 : 487).
29La notion de fièvre est ici déterminante, elle implique chaleur et délire, elle donne à l'événement intérieur son niveau de réalité organique, elle permet l'union non artificielle de l'âme et du corps dans une aventure aussi incompréhensible et fatale qu'une tempête, c'est-à-dire perçue comme violente. Il est significatif que le Littré cite comme premier sens figuré de la notion de transport (présenté sans indication de vieillissement) : « Mouvement violent de passion qui nous met hors de nous-mêmes », où sont comme verrouillées toutes les possibilités sémantiques dans une morale classique, celle des « passions » qui recouvre aussi la dimension de la pathologie organique, mais qui écrase l'envol du transport au bénéfice de la contrainte du « pâtir ». Ce qui s'élance « hors de soi » dans cette perspective se retrouve enfermé dans la catégorie négative de la démence plutôt que dans celle du bouleversement exaltant, voire fécond. La haine peut être ainsi transportée, comme la bile, et entraîner les états de fureur ou de démence susceptibles d'être décrits en termes de transports. Les danses des « sauvages » fumant l'« herbe du diable », les ébats indécents et tragiques de bacchantes ivres, de femmes convulsives, les cruautés collectives des foules « hors d'elles », toujours suspectées d'être « ivres de sang et de vin »11 seront lues sous la rubrique du « transport violent », irrationnel et féminin, qui les saisit de l'intérieur et les entraîne vers le pire. Toute la palette des variations possibles de la notion de transport nous fait parcourir l'ensemble de la famille humaine, depuis l'enfant qui saute irrépressiblement dans son transport de joie, jusqu'aux violences collectives gratuites ; la femme et l'amoureux, l'esthète et l'ascète sont aussi susceptibles d'être « véhiculés », transportés depuis leur tréfonds jusque vers les horizons d'appel. Mais le transport est toujours une aventure du corps qu'il contraint à rejoindre l'âme, à l'envahir, à la menacer de « perte d'elle-même » lorsque l'homme est « hors de lui ». Ainsi, Lorsque Valentin Jamerey Duval se souvient de sa première ivresse due au vin, il écrit : « Mais quel fut mon étonnement à mon réveil, lorsque, voulant rappeler mes affectueux transports, je me trouvay aussi insensible que le marbre et sans la moindre étincelle de ce beau feu qui m'animait quelques heures auparavant » (1981 : 217). Le transport est une aventure discontinue, plus dépendante qu'une autre d'une stimulation artificielle, comme celle qu'offrent certaines substances susceptibles de provoquer le transport, et donc la modification de conscience. Le transport a donc à voir avec les usages de toxiques internes ou externes, il peut constituer, mieux que d'autres états de conscience plus froids, « de marbre », le but frénétique d'une conduite de dépendance.
30La force de cette notion tient à son enracinement dans un imaginaire ancien du corps, plus médical que moral ; celui qui fait circuler et bouillonner des substances diverses qui montent à la tête et transportent au cerveau des ferments d'altérité. La notion de transport a vieilli parce qu'elle est marquée par un usage stéréotypé dans une rhétorique datée, celle de l'expression des sentiments dans une société de ville et de cour sous l'Ancien Régime français, au double sens du terme, cour amoureuse et cour d'Ancien Régime, mais aussi parce qu'une de ses racines sémantiques a perdu son sens, à savoir son inscription dans un imaginaire ancien du corps et de son fonctionnement. Mais ce vieillissement n'est pas une disparition, car le mot reste très compréhensible, avec une teinte un peu ridicule, et le verbe sous sa forme passive fonctionne sans aucune atténuation oblique. Quelque chose demeure fort dans la notion de transport qui redouble pourtant assez platement celle d'émotion, nous faisons l'hypothèse ici d'une efficacité spécifique, celle de la séquence cinétique supposée par cette notion et qui consiste à croire s'envoler du dedans.
31La notion de transport suppose donc en un premier temps le recours à une image du soulèvement d'un poids dont la clef semble relever de la mécanique physique, discipline réinterrogée au xviie siècle avec passion ; mais lorsque ce soulèvement concerne l'espace intime de l'homme, les lois de la physique n'interviennent plus, et l'autonomie du mouvement interne semble vertigineuse et irréductible. La courbe de l'envol devient plus ample, plus puissante lorsque l'envol est intérieur. La courbe de la retombée ou le suspens asymptotique dans l'ailleurs proposent comme un style d'action, une manière d'être : le saut parti de très haut qui s'arrondit doucement pendant la chute immense, la roue imaginaire d'un mouvement de balançoire, toutes ces séquences courtes dénuées de toute signification organisée en parole, et dont la liste pourrait être continuée (Nahoum-Grappe 1993), ont à voir avec la force de l'idée de transport, ce qu'elle entraîne : l'exaltation sans contenu obligé, comme lorsque le vent se lève sur un champ de blés, l'investissement tragique et vibrant d'une forme, la matière même de l'expression de l'émotion comme style.
32L'imaginaire du drapé ample, des capes rejetées en arrière, de la traîne immense, du pli infini est lié à l'idée d'un transport purement formel : il est lié au soulèvement intérieur de la cénesthésie émotionnelle dans un mécanisme perceptif non encore clairement élucidé au plan cognitif. Une sorte d'« immensité de forme » oblige à penser ensemble le vent et la musique.
33Car un vent puissant soulève l'ennui autant que la mer ou le drapeau, et son mouvement profond au rythme involontaire a à voir avec l'émotion sans contenu, avec sa possibilité formelle, en amont du langage : plus qu'une image, ici il s'agit en fait de la même chose, de cette identité non visuelle mais ressentie dont parle Robert Musil dans son journal, lorsqu'il écrit sans en faire une théorie : « Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes » (1981 : 317). Car d'une certaine façon l'événement intérieur, sorte de courbe inondée, sans contour, est le même alors, l'un ne servant plus de métaphore à l'autre et constituant le corps même du transport émotif.