1Les liens qui unissent depuis maintenant plus d'un siècle l'ethnologie, discipline scientifique et l'Europe, aire géographique aux contours imprécis, sont multiples. Aussi pour tenter de mieux comprendre l'apparente diversité de démarches qui caractérise la situation actuelle, un retour historique s'impose. En effet contrairement à beaucoup d'autres disciplines scientifiques, l'ethnologie1 – et tout particulièrement l'ethnologie du domaine européen – a été marquée par des différences nationales dont la variété d'appellations est déjà à elle seule, comme nous le verrons, révélatrice.
2L'ethnologie s'est d'abord constituée comme une discipline scientifique européenne étudiant les populations extérieures à l'Europe. Le fait de privilégier l'étude des peuples extra-européens s'inscrit dans la perspective évolutionniste, caractéristique du monde académique du xixe siècle, où domine l'idée que la vie sociale est plus aisément « déchiffrable » chez les peuples considérés comme plus « naturels » (les Allemands parlent de Naturvölker), plus proches des origines de l'humanité, aborigènes, qu'en Europe contemporaine, peuplée selon la terminologie allemande de Kulturvölker. Cette distinction entre mondes européen et extra-européen s'est traduite dans l'univers scientifique naissant d'une part, par l'émergence et l'institutionnalisation de l'ethnologie, restée dans de nombreux pays à ses débuts proche des sciences naturelles et, d'autre part, par l'émergence de la sociologie, science positive étudiant ce que nous appelons aujourd'hui les sociétés complexes2. Cherchant à comprendre les sociétés extra-européennes comme des phases antérieures de l'évolution sociale et technique, l'ethnologie a assez rapidement doublé – à partir des premières recherches de terrain auprès des populations exotiques vers 1890 – ces travaux de comparaison (comme ceux de Morgan, Tylor, etc.) d'entreprises de description et de collecte des formes de société jugées alors en voie de disparition définitive. En tant que discipline scientifique née au xixe siècle, l'ethnologie (générale) est ainsi éminemment européenne et ensuite, par « bouturage universitaire », nord-américaine3, bien qu'elle ait pris selon les pays des noms différents : anthropology chez les Anglo-Saxons, Völkerkunde4 chez les germanophones, etc. Même une fois que l'ethnologie s'est progressivement diversifiée en écoles théoriques et/ou nationales, le rôle de l'Autre comme pôle de comparaison – et miroir de Soi – n'a jamais été réellement mis en cause comme élément essentiel, sinon des théories ethnologiques, du moins de sa pratique. Ainsi, lorsque des chercheurs formés à l'ethnologie générale ont commencé – après la Seconde Guerre mondiale – à étudier des populations européennes, ils les ont généralement choisies « aux marges »5 de la culture intellectuelle européenne ou nord-américaine à laquelle ils appartenaient eux-mêmes : l'Autre, même s'il est géographiquement ou culturellement assez proche d'un Soi-observateur, paraît ainsi devenu un ingrédient indispensable de la discipline. Là où cette distance semble faire défaut, elle est introduite intellectuellement par l'utilisation de méthodes de recherche et de concepts forgés « du temps où l'ethnologie s'exerçait encore exclusivement sur un Ailleurs extra-européen ». Cela permet de comprendre pourquoi dans un certain nombre de pays, comme par exemple en Grande-Bretagne, la légitimité d'une ethnologie « at home » reste jusqu'à aujourd'hui discutée ; elle y est en quelque sorte considérée en contradiction avec les objectifs généraux de la discipline.
3Mais depuis les années 1930, 1937 exactement, une autre discipline, ou plus précisément un autre projet scientifique, associe les mots ethnologie et Europe. Il s'agit de la European Ethnology/Europäische Volkskunde/ethnologie européenne, terme inventé en 1937 par le Suédois Sigurd Erixon pour désigner un projet de recherche et de coordination internationale réunissant des chercheurs, travaillant chacun dans leur propre pays ou région sous des appellations disciplinaires variées, mais dans lesquelles les termes peuple/populaire sont une constante :
Volkskunde dans les pays de tradition germanophone
Folklivsforskning/Folkemindevidenskab en Scandinavie
Demologia en Italie
Laographia en Grèce
Etnografija en U.R.S.S.
Ludoznawstwo en Pologne
Narodopis ou Lidopis en Tchécoslovaquie
Néprajz en Hongrie
Arts et traditions populaires/Folklore en France
Ethnology/Folk-Lore/Folk Live Studies en Grande-Bretagne
Artes y Costumbres Populares/Etnologia en Espagne...
4Ce projet érixonien d'une ethnologie européenne6 a connu des fortunes diverses depuis plus d'un demi-siècle. A l'origine, Sigurd Erixon a voulu avant tout créer un forum, un lieu de discussion entre des européanistes ayant des formations scientifiques diverses : historiens, linguistes, philologues, dialectologues, sociographes, géographes, etc., pour élaborer des problématiques communes. Pour cela il a été l'infatigable organisateur de tables rondes, commissions et congrès internationaux sous l'emblème de l'ethnologie européenne. Aujourd'hui, on est surtout frappé par les aspects techniques des recherches de ces groupes de travail du domaine européen comme en témoigne le numéro 3 de la revue de la CIAP7 Laos (1955) intitulé : International Dictionary of Regional Ethnology and Folklore, résultat de travaux d'harmonisation terminologique à l'échelle européenne. Le projet d'un atlas ethnologique européen s'inscrit également dans cette perspective d'une discipline cumulative où l'érudition savante prime sur l'originalité théorique. Mais malgré tous les efforts d'Erixon et de ses successeurs, malgré la création en 1967 de la revue Ethnologia Europaea8, on est obligé de constater qu'à quelques exceptions près, très peu de travaux publiés dans le cadre de cette ethnologie européenne dépassent les frontières nationales ou régionales. Tout comme en ethnologie générale, la comparaison reste encore ici le plus souvent au stade d'un projet dont la réalisation est sans cesse repoussée.
5Cela nous amène à examiner maintenant, de manière nécessairement un peu schématique, les différentes ethnologies étudiant en Europe.
6Assez curieusement les disciplines d'étude nationale ou régionale que le projet érixonien a voulu réunir, n'ont pas, jusqu'à une date récente, revendiqué l'appellation d'ethnologie, quand elles ne l'ont pas pendant longtemps rejetée comme inappropriée9. Travaillant exclusivement dans leur propre pays ou région, les scientifiques se consacrent ici généralement à quelques aspects précis de la vie locale et en particulier de la vie des « simples gens », du peuple. Contrairement à l'ethnologie générale où des concepts théoriques délimitent les différentes spécialisations, dans les disciplines d'étude nationale, ce sont les objets d'étude qui différencient les spécialistes. A partir d'une distinction grossière, mais souvent utilisée, entre la « culture matérielle » et la « culture spirituelle », une grande variété thématique délimite ensuite les spécialités : par exemple le domaine de la culture matérielle comprend l'outillage, le vêtement, l'alimentation, l'architecture, les techniques, etc., tandis que la culture spirituelle comprend le folklore stricto sensu10, la toponymie, l'anthroponymie, la chorégraphie, la musicologie, etc. Malgré une certaine diversité, ces disciplines d'études nationale ou régionale semblent néanmoins partager quelques traits communs :
-
un intérêt marqué pour des faits historiques, qui ne va pas toujours de pair avec un intérêt pour les processus historiques. Ainsi la Volkskunde allemande, dont les pères fondateurs furent Wilhelm Riehl, les frères Grimm et quelques autres, s'est pendant très longtemps intéressée aux éléments de continuité de la culture allemande dans une perspective profondément a-historique11. L'influence conceptuelle de la philologie a ici souvent dominé les recherches dans les divers domaines jusque dans les années 1950. Les travaux plus modernes s'approchent en revanche de ceux menés en France par les historiens dits « de l'école des Annales » ou de ceux de Norbert Elias, sociologue des processus de civilisation ;
-
un intérêt marqué pour les pratiques jugées « ordinaires », quotidiennes12 ou selon la formule, devenue célèbre, du Suisse Eduard Hoffmann-Krayer (1902/1946) : vulgus in populo. Le vulgus désigne ici « le "petit peuple" aux "pensées primitives" peu conscient de l'existence individuelle » (Jeggle 1988 : 56). Nous retrouvons là une conception selon laquelle les populations au statut économique modeste seraient des « conservatoires » d'éléments originaux disparus dans les couches supérieures sous l'influence de la modernisation13 ;
-
une tendance à fonder à l'aide d'arguments scientifiques la spécificité de certains groupes locaux ou nationaux. Ici des aspects idéologiques et leurs implications politiques ont marqué les recherches aussi bien sous des régimes totalitaires – comme en Allemagne nazie ou dans les pays socialistes de l'Europe centrale et orientale – que dans des pays démocratiques – comme la Suisse, la Belgique ou les pays scandinaves. Il semble que c'est la plus ou moins grande précarité des arguments fondant une identité nationale ou régionale, qui influe directement sur l'orientation et l'importance des études ethnologiques nationales : là où l'identité nationale se fonde sur des événements historiques à propos desquels il y a un large consensus, les études d'ethnologie nationale se sont peu développées comme aux Pays-Bas ou en Angleterre proprement dite (cf. Voskuil 1984).
7Le choix des thèmes étudiés est ainsi souvent marqué – parfois presque inconsciemment – par l'idéologie ambiante : la Volkskunde allemande qui s'est quasi exclusivement consacrée à l'étude de la culture « spirituelle » a ainsi pendant longtemps cherché à mettre en évidence l'unité des peuples germaniques dispersés dans de nombreux pays ou régions ; là où, en revanche, la majorité des travaux ont été consacrés aux éléments de la vie « matérielle » des populations, les idées d'une diversité entre groupes « égaux » furent le leitmotiv des recherches, comme dans l'Empire austro-hongrois et ensuite dans les pays socialistes d'Europe centrale14 ;
-
un autre trait marquant de la plupart des travaux d'ethnologie nationale ou régionale est leur lien avec des pratiques ou des mouvements extra-universitaires de mise en valeur des cultures nationales ou régionales. Contrairement à l'ethnologie générale, restée cantonnée dans les sphères académiques, les ethnologies nationales ou régionales ont rencontré depuis la fin du xixe siècle une certaine audience auprès du grand public – variable néanmoins selon les pays. Cet engouement populaire pour la connaissance de différents aspects de la vie locale ou nationale s'exprime alors selon les pays ou les régions à travers la muséographie, l'édition, l'organisation de manifestations variées, etc. Parfois transformées en véritable passion pour la culture locale ou nationale, ces manifestations ont pu et peuvent encore dépasser les simples activités de collecte, de conservation et d'étude pour devenir des pratiques de création culturelle, désignées alors par les chercheurs scientifiques par les termes de Fake-Lore15 ou de Folklorismus16. Selon les pays, les régimes politiques et les idéologies, les scientifiques ont pu participer à ces activités populaires visant la mise en valeur de Soi, aussi bien en Allemagne hitlérienne qu'en Espagne post-franquiste ou dans les social-démocraties scandinaves ;
-
enfin, un dernier trait marquant des études d'ethnologie nationale et régionale concerne la langue dans laquelle les résultats des recherches sont publiés. La majorité d'entre eux sont diffusés uniquement dans la langue du pays ou de la région étudiée, créant de facto différents « blocs » de chercheurs entretenant des relations17 : le groupe des germanophones, celui des Scandinaves et, depuis les années 1950, les pays sous influence soviétique. L'importance institutionnelle de la Volkskunde allemande a été par ailleurs à l'origine de la domination de la langue allemande dans les publications à vocation internationale jusque dans les années 1970 et les a rendues ainsi peu accessibles aux chercheurs non germanophones18.
8A partir de la fin des années 1960, notamment sous l'influence des chercheurs scandinaves, la volonté de marquer une rupture avec les perspectives théoriques anciennes – ou plutôt leur absence – et de s'ouvrir davantage vers l'ethnologie générale (en premier lieu nord-américaine) et les sciences sociales, ont amené les disciplines d'étude nationale ou régionale à opter pour l'appellation d'ethnologie régionale ou européenne. Aujourd'hui, tout particulièrement dans les pays où l'ethnologie extra-européenne porte le nom d'anthropologie (sociale et/ou culturelle) comme en Grande-Bretagne ou en Scandinavie, l'ethnologie (régionale) désigne une discipline étudiant la culture (matérielle) régionale ou nationale, tandis que le Folklore19 y désigne une discipline étudiant les aspects relevant de la culture « immatérielle20 ».
9Malgré les efforts d'harmonisation, les différentes disciplines, qui étudient aujourd'hui les cultures locales ou la vie quotidienne dans les différents pays européens, portent donc des noms qui s'inscrivent dans un échiquier national d'oppositions terminologiques souvent déroutant pour le visiteur à la recherche d'interlocuteurs ayant des préoccupations proches des siennes ; seule l'analyse des bibliographies des travaux offre ici quelques repères...
10Parmi les différents regards ethnologiques posés sur des populations européennes, celui des anthropologues américains occupe une place particulière. Depuis 1945 un nombre considérable d'ethnologues américains – cultural anthropologists – ont étudié des groupes européens, généralement dans le cadre de case studies thématiques insérées dans une problématique générale ; les monographies de villages ou de groupes européens s'y inscrivent alors comme autant de « cas » particuliers mis en parallèle avec des « cas » localisés ailleurs dans le monde. Parmi les thèmes étudiés par les anthropologues nord-américains travaillant en Europe aujourd'hui, on peut citer en vrac : le troisième âge, les systèmes agraires, les classes sociales, la démographie, l'écologie, le régionalisme, l'économie locale, l'alimentation, la médecine populaire, la politique, la religion/religiosité, la division sexuelle des activités, la culture urbaine, etc. ; l'édition de 1987 du Directory of Europeanist Anthropologists of North America (publié par l'American Anthropological Association) recense environ 350 chercheurs étudiant dans différents pays européens.
11Sans trop exagérer, on constate que cette importante production nord-américaine – un bon millier de monographies publiées depuis quarante ans – semble être largement ignorée par les populations mais aussi les universitaires européens et même là où les travaux sont connus, ils sont rejetés, parfois violemment, notamment par les chercheurs « indigènes ». Le principal grief à l'encontre de la plupart des études nord-américaines semble viser les méthodes de travail utilisées : immersion totale de six à dix-huit mois dans le « terrain », collecte des données à l'aide d'un protocole d'enquête thématique stricte et surtout une ignorance volontaire des travaux universitaires locaux, combinées avec une apparente indifférence à l'égard de l'éventuelle restitution des résultats de recherche auprès des populations étudiées.
12Les travaux nord-américains sur l'Europe posent néanmoins un certain nombre de questions embarrassantes aux ethnologues européens puisque ces derniers acceptent généralement avec beaucoup moins de réserve les travaux nord-américains – parfois des mêmes chercheurs – sur des populations situées ailleurs dans le monde. Mais dans le cas des études nord-américaines concernant des populations européennes, il semble que le jeu de miroir entre Soi et l'Autre –élément important, comme nous l'avons vu, de la méthode ethnologique – donne ici une image de Soi à la place de l'Autre qui paraît caricaturale et provoque parfois des réactions violentes vis-à-vis dudit miroir (en l'occurrence nord-américain).
13Les travaux américains ont en revanche « légitimé » chez un certain nombre d'ethnologues européens la possibilité de faire des travaux dans leur propre pays, souvent en complément ou à la suite de recherches extra-européennes, comme l'a souligné Pierre Centlivres (1980 : 35-62) à propos de la Suisse. Parfois, ils ont stimulé et renouvelé les thématiques des chercheurs du domaine de l'ethnologie nationale comme en Scandinavie ou ailleurs21 en montrant bien que d'autres démarches scientifiques pouvaient également enrichir la connaissance des cultures locales.
14Cela nous amène directement au troisième regard ethnologique porté aujourd'hui sur les populations européennes, celui des chercheurs européens formés à l'ethnologie générale qui travaillent dans leur propre pays ou dans un autre pays européen. A l'exception probablement de la France22, il s'agit encore dans la plupart des pays européens d'une fraction marginale de la profession, dont l'étude des terrains extra-européens reste la règle. Pendant longtemps, les pratiquants de l'ethnologie générale « at home » se sont limités aux marges aussi bien géographique que sociales de l'Europe moderne, qui semblaient peut-être plus proches de certaines populations extra-européennes étudiées auparavant, ou en tout cas plus accessibles par la méthode de collecte ethnographique. Initiées d'abord en Irlande et dans un certain nombre de pays méditerranéens dans les années 1940-1950, les community studies se sont peu à peu multipliées à travers l'Europe jusqu'à nos jours23.
15Si longtemps la monographie d'un village ou d'un groupe est restée le modèle de référence, les travaux des ethnologues se distinguent des monographies élaborées par les chercheurs de l'autre tradition scientifique – Volkskunde e.a. – par leur cadre et leurs conceptions théoriques et méthodologiques empruntés à l'ethnologie générale. En revanche, l'accumulation ethnographique semble – à quelques exceptions près –être abandonnée sur le terrain européen ou, peut-être, laissée à d'autres disciplines.
16On est en effet parfois frappé, notamment chez ceux qui ont également travaillé sur des terrains extra-européens, du manque de rigueur et de richesse ethnographique des travaux concernant des terrains européens en comparaison avec les études menées ailleurs. Cela nous ramène évidemment vers le débat sur l'intérêt heuristique – sinon sur la légitimité – du moins d'une ethnologie générale appliquée à des terrains européens.
17Par ailleurs, les expériences de l'ethnologie générale sur des terrains européens ont amorcé un renouvellement d'abord méthodologique puis théorique de la discipline autour de thèmes comme la légitimité de la généralisation (à partir des observations ethnographiques), le rôle de l'ethnologue comme « outil » de recherche, l'interaction entre le discours ethnologique et la population décrite, etc.24.
18Un des thèmes qui a été privilégié par les pratiquants de l'ethnologie générale sur les terrains européens est celui des formes d'identité collective et de l'interaction entre des groupes revendiquant des appartenances identitaires spécifiques : régionales, sociales, professionnelles, sportives, religieuses, etc. L'arrivée parfois massive, de populations d'origine extra-européenne et leur insertion est également un domaine où ces ethnologues trouvent aujourd'hui non seulement des terrains de recherche mais aussi des possibilités d'emploi au sein des administrations concernées. Le manque de débouchés traditionnels et la multiplication de travaux contractuels dans le cadre d'appels d'offres adressés à l'ensemble des sciences humaines et sociales obligent notamment les jeunes chercheurs dans les pays européens à définir une spécificité disciplinaire fondée à la fois sur des méthodes – ethnographiques – et des thèmes empruntés à l'ethnologie générale souvent sous le regard ironique de ceux qui continuent à étudier exclusivement des populations extra-européennes.
19Par ailleurs, ces questionnements sur la place et la « vocation » de l'ethnologie générale dans l'étude des sociétés européennes contemporaines, subissent dans la plupart des pays une pression sociale considérable sous forme d'une augmentation souvent exponentielle du nombre d'étudiants depuis dix ans. Ce phénomène semble exprimer autre chose qu'une simple mode passagère ; il n'est pas improbable que dans un avenir assez proche l'ethnologie générale, ou du moins son enseignement occupera une place similaire à celle de l'anthropologie culturelle nord-américaine, comme discipline complémentaire dans un cursus universitaire. L'actualité européenne nous montre tous les jours l'importance de conflits dont la nature relève souvent des compétences de la discipline, du moins a priori. La forte demande sociale adressée partout à la discipline permettra peut-être un rapprochement, comme en France, entre des traditions scientifiques longtemps divergentes.
20Ce rapide survol des regards ethnologiques posés aujourd'hui sur les populations européennes montre leur diversité. Dans un article de 1968, le Hongrois Tamas Hofer (1968 : 311-315) évoquait déjà l'existence de « deux personnalités professionnelles différentes » à propos de l'ethnologie générale – anthropology – et de l'ethnologie régionale – Volkskunde e.a. Depuis lors les deux disciplines ont connu, notamment durant les années 70, un certain nombre de révolutions internes, mais la distinction reste encore globalement vraie entre une ethnologie fondée sur des concepts théoriques et des outils heuristiques spécifiques et une ethnologie fondée sur une série d'objets et une aire géographique spécifique. La différence de « longueur d'onde » paraît évidente et difficilement « transcodable ». Seule une grande familiarité avec les deux conceptions permettra peut-être un jour un véritable dialogue entre, d'un côté, les chevaliers théoriciens de l'ethnologie générale et, de l'autre, les moines collectionneurs travaillant patiemment à une grande œuvre (nationale ou régionale) à propos de ce tiers Etat formé par les populations européennes25.