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En Europe, les nations

Anthropologie de la « patrie » : le patriotisme hongrois*

Anne-Marie Losonczy et Andràs Zempleni
p. 29-38

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Lieu d'étude :

Hongrie
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Texte intégral

1Le réveil des nationalismes et des particularismes ethniques de toutes sortes est une des manifestations sociopolitiques les plus marquantes et probablement durables des changements en cours en Europe centrale et orientale. Loin d'être une simple survivance ou force conservatrice libérée par l'effondrement des régimes communistes, le nationalisme apparaît d'ores et déjà comme une des composantes majeures des paysages politiques actuels et futurs des pays de l'Est.

2L'objectif de ce projet de recherche ethnologique 1 n'est pas d'ajouter une nouvelle pièce au dossier fort substantiel des études politologiques, historiques et sociologiques sur la question épineuse du nationalisme2. Qu'il s'agisse des nationalismes politiques « occidentaux » inspirés de Rousseau qui supposent l'existence de l'État-nation, ou des nationalismes culturels « orientaux » issus de la pensée herderienne qui précèdent et promeuvent la création de l'État-nation3, ces études s'articulent, pour l'essentiel, autour de cinq notions de base : nation, État, peuple, pays, aire linguistique et culturelle. Depuis Ernest Renan4 elles font comme si le concept de « nation » était coextensif à celui de « patrie » et comme si le patriotisme, en tant que réalité sociale, était réductible au nationalisme. Notre projet remet en question l'assimilation implicite de la patrie à la nation et du patriotisme au nationalisme politique.

3C'est la méconnaissance de certaines propriétés spécifiques de la « patrie » et du patriotisme – phénomène bien plus ample que le nationalisme – qui en justifie, à notre sens, l'approche proprement ethnologique. On sait que la question de la naissance de l'Etat – soit, en règle générale, celle du transfert de la source de la souveraineté au roi – est un des thèmes centraux de l'anthropologie politique. Nous pensons que celle-ci est tout aussi apte à aborder les effets du processus inverse, soit du transfert de la souveraineté du roi au peuple, autrement dit les patriotismes et les nationalismes modernes dont l'historien remonte généralement l'origine à la Révolution française. L'approche ethnologique permettra, espérons-nous, de donner quelque consistance à cet insaisissable et énigmatique state of mind par lequel les grandes études classiques5 qualifient le nationalisme.

4La notion de patrie : au point de vue ethnologique, il conviendrait donc de distinguer le nationalisme du patriotisme et la nation de la patrie. Dans les pays est-européens du moins, la « patrie » n'est pas une abstraction ou un simple référent idéologique du microcosme politique mais une catégorie et une référence majeure et courante et de la mentalité et du langage communs6. C'est pourquoi notre approche ethnologique portera, autant que faire se peut7, sur cette catégorie collective et non sur ses élaborations politiques, politologiques et sociologiques. Car une chose est sûre : bien qu'elle en soit inséparable, telle une mélodie de la symphonie, la « patrie » n'est assimilable à aucune des entités habituellement utilisées en sociologie politique : nation, État, peuple, pays8. Elle semble définissable, et c'est là notre principal postulat méthodologique, au moyen d'une étude systématique des métaphores et des rituels patriotiques9.

La terre et la patrie. L'insularité hongroise. Les frontières de la patrie

5Parmi les métaphores chères aux patriotes hongrois, les unes sont spatiales ou plutôt territoriales. Elles concernent le « sol hongrois » (magyar föld), la « terre de nos ancêtres » (oseink földje), la « terre-mère » (anya-föld)... dans laquelle le Hongrois est « enraciné » qui le « nourrit », le « soigne » et le « recouvre », comme dit le poète, « du berceau à la tombe »10. En hongrois courant, patrie se dit haza, terme fort ancien (xiiie siècle) et directement dérivé de ház – maison. A première vue – et quelles qu'aient été les variations historiques de cette notion qu'il nous faudra bien examiner à fond11–, la patrie se présente donc comme un territoire indissociable du peuple et du pays qu'il habite12. Pourtant, ses limites ne correspondent ni à celle de l'État ou de la nation ni même à celles de l'aire géographique habitée par des populations qui se disent et parlent hongrois. Elle n'est réductible ni à une aire géographique, linguistique ou résidentielle ni à un territoire proprement politique. Une première question pourrait donc se formuler ainsi : à vrai dire, la « patrie » a-t-elle des frontières, est-elle assimilable à un territoire, et si oui, qu'est-ce qui en trace les limites ?

6Voici une des pistes qui pourrait nous conduire à saisir la différence entre la territorialité politique et patriotique : « petite île dans la mer des peuples » (S. Petofi), « pays de bac » (E. Ady), « archipel » (qui comprend les îles des minorités magyares des pays voisins), la métaphore de l'insularité hongroise revient avec insistance tant sous la plume des poètes que dans les conversations des patriotes. Implique-t-elle qu'à la différence du territoire étatique ou national séparé par une frontière nette d'autres territoires de même nature, la terre-patrie entourée d'une substance étrangère à la sienne (d'eau) est conçue comme une entité qui n'est pas limitrophe d'autres patries ? L'État-nation finit par « reconnaître » celui qui lui est contigu. En est-il de même de la patrie ?

7L'idée de l'insularité, si caractéristique du patriotisme hongrois, nous retiendra non seulement sous cet aspect spatial mais aussi dans sa connotation existentielle. En effet, elle est indissociable de celle de la solitude hongroise : egyedül vagyunk, « nous sommes seuls », dit la voix du patriote. Cette idée de solitude insulaire est-elle, comme le prétendent beaucoup de Hongrois, une marque d'une origine ethnique et d'une histoire singularisantes – dont un des signes majeurs serait le caractère extrêmement marginal de la langue hongroise – ou alors un trait plus général des patriotismes de type « oriental » ? L'insularité est-elle propre au haza hongrois ou commune à des pays tant occidentaux (telle l'Irlande) qu'orientaux (telle la Roumanie) que l'histoire a durablement privés d'indépendance nationale13, ou encore une propriété cachée et plus générale de la « patrie » ?

Corps de la nation, du patriote et de la Hongrie. Les métaphores sacrificielles

8A la différence de la patrie qui apparaît donc comme une enveloppe et un lieu, la nation – et la Hongrie – a un corps (nemzettest). Un seconde série de métaphores nous permettra de mieux cerner les rapports subtils que la pensée patriotique tisse entre le « corps de la nation », du patriote et de la Hongrie. Il s'agit de tropes corporels et plus particulièrement sacrificiels. Les plus triviaux concernent le corps du patriote. Pour ne prendre qu'une expression récente, populaire et passablement antisémite lancée en 1989 par le dirigeant communiste réformiste Pozsgay et relancée par l'écrivain Csurka lors de la dernière campagne électorale, un « vrai Hongrois » se reconnaîtrait à sa « colonne vertébrale populaire-nationale »14 qui lui permet, dirait le poète Petofi, de « se mettre – et de tenir – debout » au milieu de tempêtes qui balayent sa patrie. Sa colonne vertébrale est aussi droite que son arbre généalogique qui n'a subi aucune greffe « étrangère » (en fait, nationale : souabe, slovaque, juive, tzigane...) et qui « l'enracine » aussi profondément que possible dans la terre de la patrie où les morts de sa famille sont ensevelis. D'où peut-être la popularité actuelle des généalogistes dont la tâche est d'exhumer symboliquement ces morts qu'ils relient aux vivants comme s'ils formaient désormais un seul corps réimplanté dans la terre de la patrie. Colonne vertébrale, tronc droit, cœur habité par le « désir de la patrie » (honvágy)15 qui « l'accueille sur son sein » (keblére fogadja)... La métaphorisation corporelle du patriote – des « bons » ou « vrais » « fils de la patrie » (hazafi) – ainsi que l'activité des généalogistes constitueront deux volets de notre étude.

9La symbolisation corporelle du patriote hongrois est indissociable de la corporéité non pas de sa patrie mais de la nation ou du « pays magyar » (Magyarország), soit de la Hongrie16. La corporéité de la Hongrie est attestée on ne peut plus clairement par un ensemble de métaphores que nous qualifierons, à tort ou à raison, de sacrificielles. A lire le poète, la Hongrie « saignant de mille blessures » est incontestablement un corps symbolique. A entendre les vieilles ruminations irrédentistes quant aux « découpes », « morcellements », « amputations », « mutilations » subies par la patrie des Magyars, ce corps « saigné à blanc » par les États (et non les patries) voisins, apparaît et se vit comme un corps sacrificiel. Que l'on nous entende bien : notre attention va au fait que les partages historiques successifs de la Hongrie – notamment par le traité de Trianon (1920) qui l'a « amputée » des deux tiers de son territoire – s'expriment dans ce langage corporel et sacrificiel et non dans d'autres idiomes. Pourquoi ce choix linguistique ? Quelles sont les règles et les raisons sous-jacentes aux subtiles synthèses contextuelles entre les notions de « pays », de « nation » et de « patrie » ?

Les funérailles patriotiques : des généalogistes aux fossoyeurs

10S'interroger sur ces faits n'aurait qu'un intérêt mineur s'ils n'en éclairaient pas d'autres qui sont d'ordre rituel et on ne peut plus actuel. Depuis le changement de régime dont on peut situer approximativement le début en 1989, les exhumations, les réenterrements et les rapatriements des « morts de la patrie » se succèdent sans relâche : Imre Nagy, ses compagnons et les insurgés exécutés de 1956 (16 juin 1989) ; L. Mészáros, ministre de la Défense du gouvernement révolutionnaire de 1848 (sic !) (enterré en Angleterre, « rapatrié » en mars 1991) ; le cardinal J. Mindszenty (inhumé en Autriche, « rapatrié » le 4 mai 1991) ; le politologue O. Jászi (« rapatrié » le 21 juin 1991) ; le régent M. Horthy – chef d'Etat de 1920 à 1944 enterré au Portugal – dont les funérailles « privées »17 ont été prévues pour le mois de juin 1991, etc.

11Pourquoi la multiplication de tous ces enterrements, exhumations et rapatriements ? Pourquoi un riche fabricant de chaudrons vient de dépenser (en vain) une fortune pour retrouver et rapatrier le squelette du plus patriote des poètes hongrois, S. Petofi (alias Petrovits), prétendument mort et enterré en Sibérie en 1949 ?18 L'activité fébrile des fossoyeurs et d'autres « gens de la terre » un peu partout en Europe (de Timisoara à Katyn, en passant par Carpentras voire par les mineurs d'Iliescu) ne serait-elle pas un des symptômes cardinaux profonds des « transitions de régime » actuelles ? Comment comprendre ce phénomène européen et actuel ?

12Les rituels funéraires que l'on vient d'énumérer concernent deux catégories de morts : celle des morts subrepticement et honteusement enfouis dans les fosses communes de la terre hongroise et celle des patriotes exilés et ensevelis en bonne et due forme en terre étrangère.

13Les premiers – les « martyres » de 56 par exemple – n'ont eu droit à aucun rituel, privé ou public. Que signifient ceux que les Hongrois organisent ces temps-ci à leur intention ? Localiser et exhumer les corps des victimes du communisme voire du nazisme, les identifier et leur donner une « sépulture décente », ce n'est pas seulement, comme on l'a souvent dit et écrit, les honorer et se mettre en règle avec les morts de la patrie. La connaissance ethnologique des sociétés traditionnelles suggère que c'est aussi effacer de la Terre des ancêtres la souillure que leur mort atroce et obscure y a introduite. Les rituels funéraires en question reviennent-ils aussi à purifier la Terre de la patrie et le corps de la nation ou du pays ? A en juger par exemple sur la discussion vive et quasi théologique qu'a soulevée la coprésence des restes d'un parricide à côté de ceux des compagnons d'I. Nagy19, la question mérite pour le moins d'être approfondie.

14Le cas des exilés éclaire un autre aspect du triplexe terre-corps-patrie. En hongrois passablement ampoulé ou ironique, l'individu expatrié se dit idegenbe szakadt hazánkfia – « fils de notre patrie arraché vers l'étranger ». Par une tournure fréquemment utilisée, les vagues successives d'émigrés ainsi que les minorités hongroises des pays voisins sont, quant à elles, qualifiées d'« arrachées au corps de la nation » (a nemzet testéböl kiszakadt). Ces expressions (où les participes passés szakadt-kiszakadt-elszakadt pourraient se traduire en anglais par thorn out ou away) sous-entendent que les « fils de la patrie » ne peuvent être séparés de celle-ci qu'à leur corps défendant et sur un mode violent : qu'ils ne cessent donc jamais d'appartenir à la patrie. Ce lien d'inhérence – déductible au demeurant de l'étymologie « familiale » de « patrie » (hazaház – maison) –relève de toute évidence du registre weberien de la « communalisation » (Vergemeinschaftung) : il est donc d'une nature tout autre que le rapport du citoyen à l'État. Quoi qu'il en soit, les rites de rapatriement des restes des exilés hongrois de marque soulèvent plusieurs questions. Le « fils – hongrois – de la patrie » (hazafi) est-il redevable de son cadavre à sa terre natale ? Quelles sont les formulations populaires et les discours littéraires ou autres sur cette étrange dette corporelle ? Pourquoi les discours d'« accueil » de ces exilés morts saluent si souvent ceux-ci au moyen du terme locatif itthon-idehaza, littéralement « ici-patrie/maison », « à la maison/patrie-ci » ?

Une hématologie patriotique ?

15L'association entre la terre-patrie et le sang de ses enfants est un leitmotiv trivial de tous les patriotismes. Est-elle pour autant bien connue ? L'examen des tropes sacrificiels du patriotisme hongrois nous permettra peut-être de l'approfondir. « Cette terre sur laquelle le sang de nos ancêtres a coulé (folyt) », que leur sang a arrosée à répétition (öntözött), voire que ce sang ancestral a trempée (áztatott)..., l'idée de la compénétration de la terre-patrie et du sang de ses « enfants » est peut-être plus complexe qu'on ne le pense. Sous une forme caricaturale et pourtant révélatrice, elle est réapparue dans le discours fasciste qui n'est pas l'objet de cette recherche mais que nous ne pouvons en démarquer qu'en le situant par rapport au discours proprement patriotique. Que voulait dire le Führer des Croix fléchées hongroises lorsqu'il parlait de vérrög ? Littéralement « motte (rög)-de-sang(vér) »20, ce mot inusité n'est-il pas l'expression délirante de l'idée disons patriote du malaxage de la terre et du sang ? Cette idée est loin d'être l'apanage du discours fasciste. Elle est, semble-t-il, sous-jacente à celle de la puissance fécondante du sang patriotique. Sous la plume d'écrivains aussi libéraux que B. Szemere (xixe) apparaît, par exemple, cette phrase énigmatique : « C'est le sang qui produit le bien » (a vér termi a jót). Selon une autre expression : « C'est du sang que germe le bien » (a vérböl sarjad a jó). Quel est ce sang fertile ou fertilisateur si ce n'est celui versé par les patriotes sur la terre de la patrie ? On pourrait multiplier de telles figures de style et se demander par exemple ce que voulait dire, au fond, l'écrivain patriotique modéré L. Németh lorsqu'il opposait – dans son célèbre texte « En minorité » – les Hongrois « clairs » ou « délayés » (hig)21 aux Hongrois « profonds » (mély) ? « Délayé » est-ce une épithète morale, comme le pensent certains de ses commentateurs, ou une référence voilée au sang hongrois menacé de dilution ? Quoi qu'il en soit, ce type d'indices laisse entrevoir l'importance et la relative complexité des liens que la pensée patriotique tisse entre sang, terre et patrie. D'où la place que nous entendons réserver à cette thématique.

Végétaux et oiseaux

16Au cours de nos enquêtes exploratoires, il nous est apparu que les nouveaux partis politiques hongrois expriment volontiers leurs différences profondes au moyen d'un ensemble de symboles et de slogans qui font appel à certains oiseaux et végétaux ainsi qu'à l'opposition air-terre. Ces symboles et ces slogans sont loin d'être étrangers à notre propos. Ainsi, le logo du parti libéral SZDSZ – souvent qualifié, par ses adversaires, de « parti juif »22 – est une hirondelle tricolore aux ailes déployées (qui s'en va en toute liberté23 mais qui revient nicher dans la « patrie-maison ») tandis que celui du MDF conservateur – qui comprend une influente fraction « populaire-nationale »24 – est la tulipe de la tradition paysanne. Ces choix symboliques qui suggèrent l'orientation « aérienne » des libéraux (dits « cosmopolites ») et « terrestre » des conservateurs (qui se qualifient volontiers de « vrais Hongrois ») pourraient être dus, bien sûr, au hasard. Ils le seraient en effet si d'autres choix ne nous y ramenaient pas. Ainsi, une affiche du MDF – de vagues oiseaux dans un ciel lourd de nuages au-dessus d'un splendide champ couvert de fleurs – s'empresse de préciser : « Nous ne volons pas, nous marchons sur la terre ! » Quoi qu'on en dise, on ne peut traiter sur le même pied symbolique – c'est le cas de le dire – la terre et « l'air de la patrie »25 ! Voilà pourquoi l'étude ethnologique de l'iconographie et des discours des partis politiques ainsi que des monuments patriotiques constituera également un volet de notre recherche ethnologique. Elle permettra, espérons-nous, de dégager quelques mises en forme symboliques concurrentes du patriotisme.

« Mi itthon vagyunk ». Les deux ennemis internes contemporains de la patrie : juifs et Tziganes

17Un autre leitmotiv repérable et peut-être spécifique du patriotisme hongrois semble pouvoir se formuler ainsi : « au cours de notre longue histoire, nous avons rarement été chez nous, nous sommes en minorité26 dans notre propre patrie. » La patrie hongroise est non seulement en danger permanent : elle est à « réoccuper », à « regagner » constamment face à ses ennemis externes et internes. Loin d'être nouvelle, cette idée est bien actuelle. Par exemple, elle est sous-jacente au slogan récent et plutôt populaire lancé par un des dignitaires du MDF : « Mi itthon vagyunk ! » – « Nous sommes chez nous ! » ou : « Nous sommes à la maison-ci ! » Selon que le locuteur accentue Mi (« nous ») ou itthon (« à la maison-ci », « dans notre patrie-ci »), ce slogan peut signifier soit : « C'est nous qui sommes chez nous ! » (et pas les autres), soit : « C'est chez nous que nous sommes ! » (on est chez soi, à la maison). Dans les deux cas, la formule sous-entend que les « vrais » Hongrois sont menacés de marginalisation, de mise en minorité, voire d'expulsion dans leur propre patrie-maison dont d'autres cherchent à les déloger.

18Contenu dans ou exprimé par tant d'autres formules, ce leitmotiv de la marginalité ou de l'exil intérieur du Hongrois dans sa propre patrie redouble et renforce la représentation insulaire de celle-ci (cf. supra). Il pourrait bien sûr, s'expliquer par l'histoire tourmentée de la Hongrie marquée par des vagues d'occupations successives et prolongées (Tartares, Turcs, Autrichiens, Allemands, Russes...). Mais il nous retiendra ici sous un autre aspect. Depuis leur sédentarisation par Arpád (ixe siècle) dans le bassin des Carpates – appelée bien significativement « l'occupation de la patrie » (Honfoglalás) – et a fortiori, depuis la fondation de leur royaume chrétien et multinational (saint Etienne, ixe siècle), les Hongrois ont connu toutes sortes de brassages et de métissages avec toutes sortes de groupes ethniques ou nationaux. Fondée sur les principes de l'assimilation pacifique, de l'accueil et de la coexistence, la « pensée nationale » (nemzeti gondolat) – de ses origines stéphanoises jusqu'à son épanouissement libéral au xixe siècle – est sans doute le plus beau fleuron de la pensée patriotique. Mais, une fois de plus, nous pensons que celle-ci n'est pas réductible à la « pensée nationale » et notre objet n'est ni la nation ni le nationalisme mais la patrie et le patriotisme.

19L'idée de la marginalité et de l'exil intérieur du « Hongrois » dans sa propre patrie est intimement liée à la représentation des « ennemis » externes et internes de celle-ci. Sans négliger la première, nous étudierons surtout la seconde catégorie. Comme il a maintes fois été dit et écrit, on aurait du mal à trouver un seul Hongrois au « sang magyar pur » face aux Hongrois qui comptent dans leur ascendance des ancêtres slovaques, allemands, kuns, serbes, ruthènes, tchèques, slovènes, juifs, russes, tziganes... Parmi tous ces groupes, les juifs et les tziganes semblent constituer actuellement les « ennemis idéaux » (internes) de la patrie. Leur position d'« ennemi idéal », entendu au sens freudien, est reconnaissable à ce qu'ils font l'objet de toute sortes de spéculations, de fantasmes, de diatribes, soit de véritables discours patriotiques. Pourquoi ce choix ? Est-ce parce que – jusqu'à la naissance d'Israël – aucun État ne défendait les intérêts de ces deux groupes ? Est-ce parce que, comme le soulignent à satiété les discours antisémites et antitziganes, les juifs occupent une place disproportionnée à leur importance numérique dans les secteurs clés de la vie nationale (médias, commerce, intelligentsia, milieux politiques...), inversement aux tziganes « inassimilables » dont le poids démographique croissant serait une des causes de la marginalisation progressive des « hongrois » des banlieues et surtout des campagnes ?

20Il va de soi que nous nous tiendrons à l'écart de ces polémiques et que nous ne nous improviserons pas spécialistes de la question tzigane ou juive. C'est l'analyse comparative de la représentation de ces deux « ennemis idéaux » de la patrie – et de leurs propres représentations relationnelles par rapport à celle-ci – qui nous retiendra. Car tout se passe comme si juifs et tziganes occupaient une place symétrique et inverse dans la pensée patriotique. De nombreux stéréotypes en témoignent. Aux juifs citadins et lettrés le vieux fantasme du réseau solidaire aux nombreuses ramifications, soit d'un groupe organisé qui exercerait un excès d'influence et qui minerait activement l'esprit, la tête, de la patrie. Aux tziganes majoritairement ruraux et illettrés, le tout aussi vieux fantasme de la horde querelleuse ou des niches isolées, soit d'une masse inorganisée et indifférente à la vie du pays qui envahirait passivement, par sa prolificité, le corps de la nation et la Terre de la patrie. Aux juifs, la menace par le haut et par le verbe, par la violence symbolique, aux tziganes la menace par le bas et par le sang, le crime et la fécondité, autrement dit la violence physique, etc.

21Là encore, que l'on nous entende bien. Nous ne prétendons nullement que la majorité des Hongrois partagent ces déplorables stéréotypes. Nous n'ignorons pas non plus qu'au cours de leur histoire mouvementée, ils ont plus d'une fois changé d'« ennemi idéal » et nous en reconstituerons les figures successives27. Nous soutenons seulement que les stéréotypes en question peuvent servir de points de départ à une étude de la fonction symbolique des ennemis internes et externes de la patrie dans la définition même de celle-ci. Et nous pensons qu'à l'heure où l'écrivain modéré S. Csoóri évoque le spectre de l'« assimilation inversée » des Hongrois par les juifs (sic !)28 et lorsqu'un nouveau culte tzigane confère à la langue hongroise la dignité de la langue liturgique parce qu'elle est « plus pure » que la langue maternelle de ses adeptes29, nous ne pouvons pas éluder, en tant qu'ethnologues, ces délicates questions. Questions qui nous conduiront nécessairement à inverser le sens de notre investigation : à mettre au jour les représentations et les rituels au moyen desquels les milieux juifs et tziganes expriment leur propre vision du patriotisme hongrois.

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Notes

*Ce texte a été mis en forme par A. Zempleni et n'engage que sa responsabilité. Il n'est qu'un projet de recherche soumis à la discussion qui ne prétend ni faire le tour complet de son objet ni répondre aux questions qu'il soulève ni même affirmer que les hypothèses avancées résisteront, toutes, à l'épreuve de l'enquête.
1Il a été formulé et retenu dans le cadre des appels d'offres du M.R.T. « Processus de transition en Union soviétique et en Europe centrale et orientale » et « Dimensions culturelles de l'Europe ». Il est issu d'un projet précédent d'A. Zempleni, « L'ethnisme ou la nation pensée comme une tribu. Un point de vue ethnologique sur le nationalisme populaire hongrois ». Ce sont les premiers résultats obtenus ainsi que le vif intérêt suscité par ce projet « sensible » à Budapest qui nous ont décidé à le reformuler, à le développer et à la transformer en projet coopératif avec la Chaire d'anthropologie culturelle de l'université Eötvös Lóránd de Budapest. La recherche est en cours de réalisation par l'équipe franco-hongroise décrite plus loin (Cf. encadré).
2Deux bibliographies classiques : H. Kohn, The Idea of Nationalism, London, Macmillan, 1967 (in fine) et A.D. Smith, « Nationalism », Current Sociology, 1973 : 21, 3, 7-179. Nous remercions vivement E. de Dampierre pour ses conseils de lecture et ses commentaires critiques.
3Distinction formulée par H. Kohn (op. cit.) et mise en valeur par E. Weil, Essais et conférences II Paris, Plon, 1971, 149-162.
4E. Renan, « Qu'est-ce qu'une nation ? », Œuvres complètes I, Paris, Calmann-Lévy, 1947 : 887-906. Pour cet auteur fort influent au temps de sa célèbre conférence (1882), les deux mots sont apparemment interchangeables.
5Dont le plus complet est l'ouvrage cité de H. Kohn.
6En Hongrie, les bulletins météorologiques, les annonces statistiques nationales, les bilans industriels... commencent régulièrement par : « Dans notre patrie (« hazánkban »)... ». Loin d'atténuer la force du patriotisme politique ou culturel des Hongrois, cet usage quotidien du mot l'amplifie.
7Le nationalisme politique se nourrissant du patriotisme tant du sens commun que de la littérature, et inversement, le partage est, nous dira-t-on, impossible et revêt, lui-même, un caractère politique. C'est à voir.
8A l'évidence, elle partage avec chacune de ces catégories certains attributs. Probablement, son rôle est celui d'un embrayeur conceptuel à usage idéologique souple et variable selon les contextes historiques. D'où la comparaison avec la mélodie et la symphonie.
9Là encore, se posera une question de partage : parmi les métaphores d'origine littéraire ou journalistique, faudra-t-il retenir seulement celles qui sont passées dans le langage commun ? Est-ce un partage réalisable ?
10Szózat de M. Vörosmarty (xixe siècle comme l'hymne national) que l'on peut considérer comme le second hymne national que tout Hongrois apprend à l'école et chante à l'occasion des fêtes nationales.
11L'anhistoricité est peut-être un des attributs de la « patrie » : une raison anthropologique de plus pour la soumettre à un examen serré. Nul doute que cette catégorie collective a connu au cours des âges, notamment au xixe siècle, des variations considérables.
12Cette association ne date pas du xixe siècle. Par exemple, à l'occasion d'une cérémonie de commémoration en l'honneur du grand homme d'Etat et patriote P. Teleki – qui a fondé dans les années 30 un institut d'étude « du paysage et du peuple hongrois »–, le premier ministre actuel, J. Antall évoquait, en 1991, « l'âme du peuple enraciné dans le paysage » (« a tájba gyökeredzo néplélek »). Qu'il fasse sourire certains ou en émouvoir d'autres, qu'il soit daté, ce genre de rhétorique patriotique laisse peu de Hongrois indifférents.
13Nous devons cette suggestion à M. Sárkány, sous-directeur de l'Institut d'ethnographie de l'Académie des Sciences de Budapest.
14Nous avons choisi cet exemple, peut-être éphémère, en raison de son origine et de son écho récents. Notre interprétation vaut sans doute davantage pour les partisans nationalistes de l'écrivain Csurka que pour ceux d'I. Pozsgay qui s'exprimait en homme d'Etat et au nom des travailleurs lorsqu'il parlait de ceux qui ont la « colonne vertébrale populaire-nationale ».
15Hon : synonyme ancien de haza. En hongrois, la nostalgie se dit « désir de (la) patrie » (hon-vágy) et il ne viendrait à l'idée de personne de parler de « désir de la nation ».
16En hongrois, on peut dire « corps de la nation » (nemzettest) et l'on peut accoler toutes sortes de qualificatifs corporels au mot « pays-magyar ». Mais, on ne peut pas dire « corps de la patrie » (haza-test).
17L'affaire est en cours de négociation et semble bloquée : ses partisans assurent qu'il ne s'agira de « rapatrier » (hazahozni) et de réenterrer dans son village natal (et non dans un site national) que le corps du régent (sous-entendu : non l'idéologie fascisante qu'il a représentée). La famille du régent semble, pour cette raison, s'y opposer.
18N'en déplaise aux patriotes hongrois, ce feuilleton archéologique qui a duré plusieurs mois a comporté plusieurs épisodes on ne peut plus ironiques : l'hypothèse, toute provisoire, que le site funéraire fouillé aurait été en fait un vieux cimetière juif ; l'hypothèse actuelle, mais non la conclusion, que le squelette examiné serait féminin !
19Discussion dont l'existence nous a été révélée et la substance communiquée par A.B. Hegedus et J. Ember à la suite du visionnement du film à diffusion restreinte que J. Ember a tourné sur l'exhumation des restes des révolutionnaires de 1956 de la « parcelle 301 » devenue depuis 1989 une sorte de panthéon national.
20Le même terme est utilisé, en cardiologie, pour désigner le caillot de sang.
21Clair comme une sauce.
22Il est vrai que le parti actuellement le plus populaire, le « parti des jeunes » dit FIDESZ (proche du SZDSZ), l'a été également au moyen d'un jeu de mots aussi simple qu'intraduisible : ZSIDESZ, par allusion à Zsidó (juif).
23Chant-devise correspondant à ce logo : « Vie libre, oiseau libre, que c'est bon de marcher librement ! »
24Dont l'écrivain Csurka – le propagateur de la formule « colonne vertébrale populaire-nationale » – est la figure de proue.
25Il est vrai, comme un de nos collègues l'a fait remarquer, que le patriote hongrois parle avec plaisir ou nostalgie de « l'air de la patrie » (hazai levegö). Mais cet « air » n'est que l'émanation-ambiance de la terre-patrie. L'« espace aérien » appartient à l'Etat.
26Ce n'est point par hasard que l'écrivain L. Németh cité plus haut a choisi d'intituler son texte concernant les Hongrois « profonds » et « délayés » : « En minorité » (Kisebbségben).
27Du « poison turc » de M. Zrinyi (xviie) au « Souabe » actuel en passant par le « Labanc » germanique (xviiie), ces figures ne manquent pas. Notre distinction grossière entre ennemi extérieur (successivement, tartare, turc, austro-allemand et russe) et intérieur n'est évidemment qu'un moment de ce travail.
28C'est dans un article publié l'an dernier dans Hitel, périodique quasi officiel du MDF qui forme la base du gouvernement actuel, que S. Csoóri a formulé cette idée saugrenue qui a suscité par la suite de très vives réactions dont la démission de M. Mészöly, vice-président de l'Union des écrivains, et le départ du grand prosateur P. Esterházy de la revue Hitel. Cette affaire que l'on peut analyser aussi comme un épisode de combat politique entre le MDF et le SZDSZ, principal parti d'opposition libérale souvent qualifié de « parti juif », a également donné lieu à une vive polémique entre politiciens. Nous sommes en train d'en reconstituer le dossier complet.
29Information que nous devons à Klára Vass, jeune chercheur en ethnologie (Université Eötvös Lóránd) qui l'a recueillie dans une communauté tzigane. Pendant les offices de ce culte, les adeptes chantent dans leur langue maternelle et disent leurs textes liturgiques en hongrois.
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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Marie Losonczy et Andràs Zempleni, « Anthropologie de la « patrie » : le patriotisme hongrois »Terrain, 17 | 1991, 29-38.

Référence électronique

Anne-Marie Losonczy et Andràs Zempleni, « Anthropologie de la « patrie » : le patriotisme hongrois »Terrain [En ligne], 17 | 1991, mis en ligne le 06 juillet 2007, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/3008 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3008

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Auteurs

Anne-Marie Losonczy

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Andràs Zempleni

Université libre de Bruxelles – CNRS

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