1Le Moyen Age occidental a beaucoup prouvé et peu cru ; l'un des mythes historiographiques qu'il est le plus urgent de détruire est celui de la foi des bâtisseurs de cathédrales, pieuse invention d'un xixe siècle sulpicien, prolongée dans ce siècle par une célèbre analyse de Lucien Febvre (Febvre 1942) sur l'impossibilité de la mécréance au xvie, impliquant, a fortiori, une foi robuste et obligée chez les médiévaux. L'erreur de Febvre tenait en grande partie à son désir de restituer son opacité au passé, de le meubler d'un décor sauvage et foisonnant de croyances à peine imaginables pour le contemporain. Il paraît maintenant important de revenir sur la question, d'élaguer le domaine des prétendues croyances médiévales, en conjuguant un examen critique de l'attribution des croyances à l'autre et une analyse des spécificités médiévales et cléricales, liées à un régime particulier de preuve.
2Sur le premier point, je ne m'attarde pas et je me rallie aux descriptions de Dan Sperber (Sperber 1982 : 51-85) qui réintègrent largement les « croyances » dans le domaine du savoir. Bien des étonnements, enchantés et condescendants sur les mentalités médiévales, procèdent d'une attitude de collectionneur de bizarreries, sans respect des conditions de production et de réception des énoncés étiquetés comme des croyances. Prenons un exemple simple ; dans le corpus étrange des croyances médiévales, on trouve assez aisément un énoncé comme : « Le sang menstruel des femmes brouille les miroirs. » Mais prenons un des contextes d'utilisation de cet énoncé dans un des commentaires anonymes du traité sur l'âme d'Aristote, rédigé à la fin du xiiie siècle. Un des chapitres considère la question du caractère actif ou passif des sens ; l'auteur penche pour la solution de la passivité, mais il donne d'abord, sur le mode de la question disputée des universités médiévales, les arguments qui vont contre sa propre thèse ; certains donnent, parmi d'autres preuves, l'argument suivant : la vue agit, puisque le regard du basilic tue et que celui de la femme menstruée brouille les miroirs. A la fin de son chapitre, notre psychologue du xiiie siècle réfute les arguments un à un ; il revient donc sur le regard de la femme menstruée : « Les yeux de la femme brouillent le miroir parce que se produisent des évaporations à cause des veines de l'œil lui-même, sur lesquelles il est dit dans le traité Du sommeil et de la veille (d'Aristote) que la veine est un récipient de sang rempli de sang » (Giele, Van Steenberghen, Bazàn 1971 : 88). Il est clair que pour l'auteur, l'action du regard menstrué ne relève pas d'une croyance, mais d'un savoir encyclopédique sur le monde, selon le terme employé par Dan Sperber (Sperber 1974) ; le fait est là, et il s'agit de l'utiliser dans une argumentation ou d'en écarter la pertinence en l'expliquant différemment. L'implantation de ce savoir pose des problèmes assez simples d'histoire culturelle et n'implique nullement le mécanisme autonome de la croyance. De la même façon, Peter Brown dit à propos du temps de saint Augustin : « Les hommes pensaient qu'ils partageaient le monde physique avec des démons malfaisants : sensation aussi aiguë que celle que nous, modernes, pouvons éprouver en présence de dangereux microbes » (Brown 1974 : 44). La nonne d'un récit des Dialogues de Grégoire le Grand, qui subit la possession diabolique parce qu'elle a avalé un démon sur une feuille de salade dévorée goulûment sans la précaution du signe de croix, subit le sort du contemporain qui peut pâtir d'une infection intestinale pour n'avoir pas nettoyé sa laitue (Grégoire 1979 : 42-44). L'allure réductrice des exemples choisis ne doit pas nous porter à un rationalisme anhistorique ; il est évident qu'au-delà des analogies faciles de saisie encyclopédique du monde, une analyse soigneuse et historienne des modes d'acquisition et de traitement du savoir doit être opérée.
3Mais même lorsqu'on retranche de l'univers des croyances ce qui relève d'une autre attitude cognitive, même si l'on fait abstraction des cas flagrants d'athéisme médiéval, beaucoup plus nombreux et significatifs qu'on ne le dit généralement, le régime de croyance religieuse proposée par l'Église médiévale paraît singulièrement bas. Je voudrais montrer que ce système présente l'originalité historique d'être structurellement limité, dynamique et explicite dans son recours à la preuve.
4Une excellente analyse de la croyance médiévale, naguère proposée par Jean Wirth (Wirth 1973 : 7-51) permet de bien saisir ce qui différencie la « Fides » - nous garderons ce terme latin pour désigner cette construction médiévale et cléricale de la foi - de la « foi » moderne, telle qu'elle se définit en milieu chrétien depuis le xviie siècle ; cette foi moderne se présente comme une attitude intérieure, strictement personnelle, éclairée et soutenue extérieurement par le dogme et l'institution, irréductible à ces énoncés explicites, nommés « croyances » (au pluriel) dont on affuble la foi de l'autre sauf lorsqu'elle se conforme analogiquement à un modèle œcuménique acceptable (la foi juive ou islamique, par exemple). En revanche, la Fides médiévale se présenterait comme un modèle de connaissance particulier et privilégié ; à côté de la science (connaissance évidente d'objets évidents) et de l'opinion (méconnaissance), elle fournirait une connaissance évidente d'objets non évidents, mais nécessaires au salut. La force de cette construction épistémique proviendrait à la fois d'une adaptation du modèle aristotélicien du savoir et d'une congruence entre la Fides cognitive et la Fides sociale du temps féodal, en un moment (xiie siècle) où la relation sociale s'établit sur la foi-fidélité jurée et non sur le contrat. De même que la fidélité sociale repose sur l'autorité vassalique, de même la Fides religieuse se fonde sur l'autorité, la garantie du Seigneur, de Dieu. La destruction monarchique du système féodal s'accompagnerait, progressivement du xiiie au xviie siècle, de la mise en pièces de la Fides épistémico-religieuse collective, au profit de la foi éthico-dévote singulière.
5La description de Wirth me paraît très satisfaisante pour ce qui est du processus de désintégration de la Fides, mais insuffisante pour la phase de sa construction. D'une part, le substrat logicien de la Fides ne me semble pas informer profondément la conception cléricale de la croyance en dehors du domaine restreint de la première scolastique ; d'autre part, la congruence féodale est beaucoup trop tardive pour avoir joué un rôle fondateur. Il faut rechercher, me semble-t-il, les racines de cette Fides au principe même de l'Église occidentale.
6Sans vouloir sacrifier au rite médiéviste du retour systématique à Augustin, il faut bien reconnaître que tout est dit dès la fin du ive siècle. Augustin a rédigé, au début de sa carrière, en 390, un petit traité, De l'utilité de croire (Augustin 1982 : 208-301) adressé à un ami d'adolescence qui avait partagé sa foi manichéenne, quelques années auparavant. Ce traité présente l'intérêt d'offrir un exemple rare, sinon unique de réflexion chrétienne sur l'acte même de croire et sur la spécificité chrétienne de cet acte, même s'il faut tenir compte des conditions particulières de rédaction du texte, adressé à un interlocuteur précis.
7Augustin tente de convertir un manichéen ; à la fin du ive siècle, les disciples de Mani, implantés en Afrique depuis peu près d'un siècle, passaient pour des rationalistes : leur doctrine rendait compte, de façon cohérente, du monde et de l'existence du mal. Ils opposent aux chrétiens leur désir de savoir et d'expliquer, mal satisfait par l'exigence chrétienne de la foi préliminaire à toute compréhension. Ils refusent le principe d'autorité, ou de confiance, par rapport à l'Église, mais aussi par rapport au texte fondateur, la Bible. Les manichéens, souvent issus des élites lettrées de l'Afrique romaine, se scandalisaient des grossièretés de l'Ancien Testament. Augustin commence donc par défendre le texte biblique, en présentant la nécessité de l'exégèse triple ou quadruple, qui fait apparaître, au-delà de la rude lettre, des significations plus spirituelles.
8Une fois écartée cette réticence culturelle, Augustin amorce le processus de persuasion en ouvrant « le chemin de la vraie religion », selon le titre de la seconde partie du texte, qui renvoie au traité jumeau De la vraie religion (Augustin 1982 : 22-191). Dans les deux traités, il s'agit de partir de la « religion », prise au sens antique du mot, comme ensemble de pratiques et de rites ; mais l'expression « vraie religion » (vera religio) a une allure paradoxale et même oxymorique pour un Romain du paganisme, puisque la ritualité classique n'impliquait nullement la catégorie de vérité. Entre plusieurs pratiques disponibles, Augustin désigne celle qui convoque virtuellement la vérité comme promesse et comme horizon. Mais la preuve de cette vérité future passe par les critères immédiats qui légitiment une pratique adéquate : la religion chrétienne paraît possible, car elle n'est pas absurde, à condition d'y accéder par un apprentissage, comme en matière de rhétorique professionnelle ou de belles-lettres, selon le parallèle étonnant opéré par Augustin. Ensuite, cette religion semble utile (voir le titre de l'opuscule : De l'utilité de croire) par son efficacité : Augustin réitère l'argument de l'universalité - le monde, dans sa presque totalité a adopté le christianisme - et du pouvoir unifiant : le système chrétien relie fortement le ciel et la terre, le bien et le mal. Enfin, le christianisme atteint la nécessité, définie en termes plus éthiques que cognitifs ; il conduit en effet au salut, inaccessible par la voie de la connaissance rationnelle, dont la portée est limitée. Ici, Augustin produit une distinction célèbre, qui ne sera jamais oubliée par le christianisme médiéval, entre comprendre rationnellement (intellegere), croire (credere) et savoir par préjugé (opinari). Croire se traduit à la fois par un acte de confiance et par l'assomption d'un lot minime d'énoncés, qui constitueront à peu près le contenu du Credo. L'acte de confiance repose sur l'autorité (auctoritas), prise au sens fort, puisqu'elle renvoie à l'auctor, garant et auteur du monde, Dieu. En s'incarnant, Dieu a donné une forme concrète et historique à la vérité. Le Christ a dit : « Je suis la vérité » (Sum veritas) : les disciples, les apôtres, les Pères, les croyants suivent d'un même pas Jésus et la vérité (sequi veritatem).
9La construction du système chrétien, dans sa version augustinienne et occidentale, se fait donc par phases : l'acte de confiance lié à l'énonciation du credo (ou de son prototype) conduit à la « religion », qui permet elle-même un accès à l'intellection, partiel et divers (selon que le fidèle est savant ou simple). Autrement dit, la preuve centrale tient dans le bien-fondé de la confiance en l'autorité qui a succédé à la vérité incarnée ; elle ne peut se mesurer, en son principe, à des critères rationnels ni empiriques. Augustin donne une image frappante de cette nécessité de l'assentiment à une autorité probable (non certaine et chargée de la preuve) qui montre clairement les limites structurelles de la croyance chrétienne : « Si, en effet, l'on ne doit pas croire ce qu'on ne sait pas, comment, je le demande, les enfants se soumettront-ils à leurs parents et leur rendront-ils leur affection, puisqu'ils ne croiront pas que ce sont leurs parents ? Car cela, la raison ne peut le connaître ; c'est sur l'autorité du témoignage maternel que l'on croit qu'un tel est le père. Et même pour la mère, on s'en remet d'ordinaire non pas à elle, mais aux sages-femmes, nourrices et domestiques, car il peut se faire qu'on lui vole son enfant pour lui en substituer un autre et qu'elle-même, ainsi trompée, trompe les autres ? Pourtant, nous croyons, et sans la moindre hésitation, tout en reconnaissant que nous ne pouvons pas savoir. Sinon, ne voit-on pas que l'amour familial, ce lien sacré de l'humanité, serait profané par un orgueil criminel ? Qui donc, même fou, regarderait comme coupable un homme qui aurait rendu ses devoirs de fils à ceux qu'il croyait ses parents, par crainte d'en aimer de faux ? » (Augustin 1982 : 273). Dès le ive siècle, bien avant Ockham et Pascal, la croyance chrétienne apparaît donc comme un pari salutaire, à la mise faible et à l'enjeu important ; ce pari se justifie, en dernière analyse, par le caractère inévitable du jeu.
10Dans le système chrétien de la croyance et de la preuve, tel qu'il s'esquisse chez Augustin et tel qu'il perdure jusqu'au xive siècle, le domaine du croyable (ce qu'on peut et doit croire) demeure fort limité, même si, on le verra, le domaine du crédible (ce qu'il est loisible de croire sans attenter à la Fides) se développe d'autant. La conversion et le respect de l'orthodoxie ne requièrent que les deux premières phases du processus augustinien (confiance accordée et réception du Credo ; observance de la « religion », limitée en fait au sacrement du baptême et à une participation aux autres sacrements majeurs : eucharistie et confession ; on sait que le sacrement du mariage ne se définit que fort tard, au xiie siècle). Ainsi, lorsqu'au viiie siècle, Bède le Vénérable rapporte, dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais (Bède 1968), la conversion récente des Angles et des Saxons, il désigne l'exercice apostolique de conversion par l'expression « prêcher le verbe de Dieu », employée en variation libre avec « prêcher la foi », ou « prêcher la foi et le sacrement ». De son côté, le fidèle « reçoit » le verbe, la foi, les sacrements : ce « verbe », chez Bède, évoque aussi bien le texte minimal du Credo que le Verbe incarné, Jésus, et suffit à fonder la nouvelle communauté chrétienne. Et, à la fin du xiiie siècle, au terme d'un mouvement large de prédication populaire entrepris par les nouveaux ordres mendiants, l'imprégnation religieuse du fidèle moyen ne va guère au-delà de la matière du Credo et d'une modeste pratique sacramentelle (Martin 1988 et Schmitt 1981). Le caractère facultatif et supplémentaire de l'« intellection » assure à la Fides des développements discursifs fort divers et hiérarchisés et donne lieu à cette immense création médiévale, la théologie comme savoir spéculatif, savoir d'autant plus libre et exubérant qu'il s'affranchit des contraintes du discours de persuasion et de contrôle.
11Cette structure simple et puissante ne saurait cependant être tenue pour stable : le dynamisme même du discours produit à partir de la Fides engendrait, dans le domaine des « choses touchant au salut », des propositions nouvelles dont il fallait examiner si elles étaient « dignes de foi », si elles méritaient la confiance ecclésiale, ou si elles manifestaient une congruence avec la Fides. Ou bien des groupes, des individus, à l'extérieur de l'institution, tenaient des positions qui pouvaient ébranler le socle du Credo et des sacrements. Quelle preuve donner à la dignité ou à l'indignité d'une proposition ? Le système chrétien occidental, en se fondant sur le Verbe et l'assentiment, excluait les preuves empiriques ou rationnelles ; seule importait l'autorité.
12Par exemple, vers 1115, un prêtre, Pierre de Bruys, commence à prêcher un nouveau christianisme qui exclut les églises matérielles, le baptême des enfants, la vénération de la croix, l'eucharistie, etc. Lorsque, devant les progrès de l'hérésie dans le Sud-Est de la France, même après le lynchage de Pierre par la foule de Saint-Gilles, l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, entreprend de réfuter l'hérésie pétrobrusienne (Pierre le Vénérable 1968), il choisit de répondre d'abord sur la question du baptême des enfants. La conviction des pétrobrusiens ne se légitime que par le recours à l'autorité christique : dans Marc, 16, 16, Jésus dit : « Celui qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé » ; or, l'enfant ne peut croire ; donc, le salut ne peut passer que par le baptême des adultes. La réponse de Pierre le Vénérable, dans sa longue totalité, tend à consolider le principe de la légitimité christique attribué à l'autorité ecclésiale, sans considération pour le problème liturgique et dogmatique en lui-même. L'abbé de Cluny montre que si l'inefficacité du baptême des enfants s'avérait, aucun des saints et docteurs de l'Église ne saurait être tenu pour chrétien : ainsi, Pierre met en balance, d'un coup, l'existence même de l'Église. Puis il poursuit en prouvant que l'Église rattache nécessairement son autorité à celle du Christ ; en effet, il lie le refus du baptême enfantin par les pétrobrusiens à leur rejet de toute Ecriture, hormis l'Evangile proprement dit. Par une immense chaîne de citations, il conjoint donc les Epîtres de Paul, puis l'Ancien Testament à l'enseignement du Christ. De proche en proche, du Christ aux apôtres, des apôtres à Paul, de Paul aux Pères, des Pères à l'Église, l'autorité se transmet sans faille ni reste. Le principe de l'accomplissement de l'Ancien Testament dans le Nouveau, de la lettre dans l'esprit qui la vivifie, ouvre la possibilité d'une lecture nouvelle et en même temps fidèle de la lettre christique elle-même. L'Église, épouse du Christ, devient la garante de sa propre autorité, le verbe du Verbe. De même que selon un adage connu, le pape contient les archives dans son propre cœur, de même, l'Église se constitue en preuve animée de la croyance chrétienne.
13Cette production interne de la preuve explique sans doute une pratique fondamentale de l'Église médiévale, la rédaction de faux, répandue dès les premiers siècles du christianisme. Le faux ecclésial n'a rien de cynique ni de crapuleux ; son principe découle du système de la Fides et des rapports qu'il établit entre la lettre et l'esprit : lorsqu'un texte manquait, mais que sa vérité profonde, son esprit existaient, il convenait d'en restituer, d'en créer la lettre. Le faussaire du ive siècle qui rédigea la fausse correspondance entre Sénèque et Paul (Barlow 1938) savait (croyait) que Paul et Sénèque s'étaient rencontrés et que le philosophe avait rendu hommage au docteur. Il fallait bien obvier à l'absence accidentelle du document.
14Ce principe de l'Église comme preuve animée eut une puissance et une fécondité extraordinaires, car il lui permit de modaliser elle-même le niveau de pertinence des énoncés et d'installer un régime gradué et extensif dans le traitement des croyances et des propositions internes et externes, que l'Église put accueillir, intégrer et dépasser dans un discours totalisant, sans aucune négativité, sans envers. J'ai décrit ailleurs (Boureau 1988) ce fonctionnement en parlant d'une double échelle de croyance (ou de crédibilité, si l'on cantonne la notion de croyance à l'intérieur du système de la Fides). Un énoncé est affecté d'un indice de crédibilité selon sa position par rapport à sa source (échelle de garantie) et par rapport à l'usage qu'on en fait (échelle d'implication).
15Au sommet de la première échelle, on trouve le révélé, réduit au texte scripturaire ; mais la question des apocryphes donne des limites incertaines à ce domaine. Ensuite vient ce qu'on appellera l'autorisé, c'est-à-dire les énoncés avancés par les Pères et les conciles anciens, bénéficiaires d'une autorité incontestable. Puis on passe à l'authentifié. En ce cas, l'authenticité de la proposition procède d'un contrat de croyance à chaque fois négocié. La garantie est alors offerte par l'énonciateur lui-même, qui met en jeu sa crédibilité propre ou celle d'un auteur vivant ou textuel qu'il interroge. La valeur morale et religieuse de l'énonciateur vaut autant que la confirmation par les textes. L'authentifié, par ce contrat, se prélève sur la masse immense et instable de l'allégué, qui donné sans garantie, n'est pas exclu du champ du crédible, comme le fabuleux ou le mensonger. Parallèlement, une seconde gradation indexe les propositions selon la nature de leur usage : on distinguera dans un ordre descendant, l'usage d'un énoncé dans le discours de la Fides et du sacrement, puis une série d'utilisations qui engagent de moins en moins le statut de l'Église, de la littérature dévote à destination collective à la controverse et la discussion morales, en passant par la prédication puis par la célébration institutionnelle. En somme, en modulant des degrés de crédibilité, en faisant varier le réseau des preuves, l'Église instaurait un régime bas et large de la croyance et c'est en ce sens que j'ai pu dire que les médiévaux avaient peu cru et beaucoup prouvé.
16Le revers de cette puissance du système de la Fides, escorté de sa véridiction graduée apparaît clairement dans l'histoire religieuse du Moyen Age. La preuve se confondant avec le corps de l'Église, il suffisait que la définition de l'Église se fût mise en cause pour que le système chancelât : Pierre de Bruys, en détruisant les bâtiments d'église, affirmait que l'Église véritable était constituée de la congrégation vivante des fidèles, et non de pierres. Plus tard, au début du xive siècle, Guillaume d'Ockham trouvera cette Église vraie dans le cœur des fidèles authentiques, fussent-ils réduits à quelques femmes ou enfants.
17A l'intérieur même de l'Église, lorsque la complication de l'institution augmenta, les candidatures au statut d'autorité vivante se multiplièrent, entre le sacré collège, la curie, le concile, les Églises nationales et le pape. C'est au xive siècle que se développent les grands débats sur la primauté du concile et sur l'infaillibilité pontificale (Tierney 1955). Les troubles profonds du Grand Schisme signalent cette incertitude, au moment où l'objectivité de la Fides se fragmente sous les coups singuliers des mystiques et des laïcs qui esquissent les premières figures de la foi interne du sujet. Revenons au début du xive siècle, pour un dernier exemple qui illustre l'autodestruction du système ecclésial de la preuve : en 1331, le pape Jean XXII, pour des raisons assez obscures, décida de rejeter ex cathedra le dogme de la vision béatifique, qui assurait aux élus qu'ils verraient Dieu face à face avant le Jugement dernier (Jean XXII 1973). Cette initiative souleva un tollé à la Curie et dans la chrétienté et le pape sur son lit de mort, dut se rétracter. Mais la charge de la preuve s'était, en quelques mois, dispersée auprès des cardinaux, auprès des théologiens des ordres mendiants, auprès des simples curés en chaire, et même auprès d'un laïc, le roi de Sicile Robert d'Anjou qui écrivit un traité qu'il adressa au pape (Robert d'Anjou 1970). Le détail des argumentations opposées montrait l'éclatement des principes de la tradition véridictionnelle : chaque camp disposait de garanties adéquates, bien ordonnées selon le système ecclésial ; mais la conviction intime assumait désormais un rôle que la tradition ne pouvait plus remplir. La pensée religieuse commençait sa pérégrination nouvelle, entre l'empirie commune et la foi singulière : on allait croire davantage et moins prouver, ou plutôt prouver ailleurs.