La dispute autour du mot « preuve » se réduit à une question : Qu'est-ce qui constitue une preuve ? Faut-il qu'un ovni atterrisse à l'entrée du Pentagone, près des bureaux des chefs d'État-Major ? Ou bien est-ce une preuve quand une station de radar au sol détecte un ovni, envoie un jet l'intercepter, que le pilote du jet le voit et le suit sur son radar pour finir par le voir disparaître à une vitesse phénoménale ? Ou est-ce une preuve quand un pilote tire sur un ovni et maintient son histoire même au risque de passer en cour martiale ? Est-ce que cela constitue une preuve ?
Capitaine Edward J. Ruppelt1
1Face aux soucoupes volantes, les sociologues n'ont apparemment qu'une réaction : l'étonnement. Ainsi, une fois constaté, à la suite d'un sondage d'opinion parmi tant d'autres, qu'un tiers de la population croit aux ovnis, en vient-on à s'étonner de la persistance de telles croyances, dans notre « univers hyper-technique et hyper-scientifique » (Kapferer et Dubois 1981 : 10). La croyance est ainsi traitée comme une erreur - en effet « si c'est une croyance, ce n'est pas vrai », comme l'a maintes fois entendu dire J. Favret-Saada (1977 : 14) -, comme un phénomène psychologique faisant fi de la raison. Considérer ceux qui croient aux ovnis sous le seul angle de l'erreur, de l'irrationalité est critiquable. C'est ne pas tenir compte des débats permanents sur le sujet, évitant ainsi d'analyser des discussions qui portent non seulement sur la réalité ou la non-réalité des ovnis, mais également sur la rationalité, la scientificité, l'erreur, etc.
2Étudier ces débats demande de prendre en compte le contenu de ces croyances, ce qui n'est que très rarement fait par les sociologues. Pour peu que l'on s'y essaie, le caractère apparemment simpliste de la croyance aux objets volants non identifiés (ovnis) apparaît alors comme la conséquence de l'approche sociologique et non pas comme une caractéristique propre du discours sur ce phénomène2. En effet, lorsqu'on prend la peine de suivre les affaires d'ovnis comme le ferait un ethnographe, on s'aperçoit que ces croyances ont une histoire, que leur contenu a changé au cours des quarante dernières années, souvent parce que, à côté du public « croyant » pris en compte par les sondages, il existe des personnes qui se désignent, ou que l'on désigne, du terme d'ufologue3. Les ufologues ne sont pas étiquetables comme de simples personnes qui croient-aux-ovnis-engins-spatiaux-venus-d'une-autre-planète. Leur croyance renvoie avant tout, comme le fait remarquer Ron Westrum dans ses analyses sociologiques des discours ufologiques, à toute une série d'opérations pratiques : « Avec l'ardeur du passionné, les enquêteurs amateurs interviewent des témoins d'ovnis, recherchent des traces physiques d'"atterrissages" d'ovnis, rédigent des rapports, les échangent entre eux, collectionnent les vieux livres et magazines ufologiques, discutent leurs enquêtes, tiennent des congrès, publient des revues et parfois écrivent des livres » (Westrum 1977 : 290).
3Je voudrais, dans le texte qui suit, détailler la façon dont on produit des faits ufologiques, et la façon dont ces faits découlent de pratiques dont on ne peut dire a priori qu'elles sont irrationnelles ou qu'elles reflètent des formes de pensées pré (ou pseudo) scientifiques. Que se passe-t-il dans une affaire d'ovni, quelles sont les stratégies mises en place par leurs passionnés, et leurs détracteurs, pour construire, ou déconstruire la réalité de cet objet ? J'éviterai au long de ce texte d'adopter les termes utilisés par les personnes rencontrées, qu'il s'agisse des « croyants » ou des « sceptiques »4. Je m'attacherai plutôt à replacer les termes utilisés, comme « preuve », « enquête », etc., dans leur contexte qui, seul, leur donne sens (Latour 1983). Par ailleurs, je ne me limiterai pas à l'étude d'une partie seulement des acteurs, ceux qui croient, mais prendrai également en compte les témoins, les ufologues, leurs contradicteurs, les journalistes, etc., qui tous participent au travail de construction du fait ovni. Nous verrons ainsi qu'il est délicat de définir une frontière nette entre sceptiques et croyants. Mieux, nous verrons que les « croyants » tour à tour adhèrent plus ou moins à ce qui leur est dit ; par exemple, ils croient à certains ovnis mais pas à d'autres, que scepticisme et croyance sont à répartir de nouveau de façon équitable entre les acteurs, tant ces mots changent de définition selon les lieux et les moments. De même, il va de soi que je n'introduirai pas d'élément autre que ceux présents au moment dont il sera question (cela afin d'éviter d'introduire de façon anachronique un nouvel élément ou de trouver une nouvelle cohérence aux événements qui ne résulterait que d'un nouveau découpage des faits et non d'une explication des découpages opérés par les acteurs étudiés).
4Certains sociologues anglo-saxons comme Westrum ont donné à l'étude des parasciences comme l'ufologie une dignité qu'elle n'a pas connue en France. Dans la foulée des études sur la sociologie des sciences, des chercheurs ont parfois aussi essayé de comprendre la « construction sociale » des phénomènes parapsychologiques, des ovnis, ou d'autres sujets de controverses (Wallis 1979, Collins et Pinch 1982) en proposant non pas « une sociologie des erreurs ou des pseudo-sciences, mais une appréciation sociologique des processus d'acceptation ou de rejet des énoncés de faits » (Shapin 1985 : 186).
5Pourtant, il me semble que les remarquables analyses de Ron Westrum ont leurs limites. En effet, même s'il détaille les processus de circulation de l'information sur les ovnis, il a, me semble-t-il, tendance à sous-estimer le rôle de ces procédures dans la construction, la production des faits ufologiques (ou à propos d'autres anomalies). En effet, par un réflexe rationaliste assez classique, Westrum a tendance à faire se tenir entièrement la vérité ou la fausseté d'un événement en amont du processus de mise en forme ufologique, ce dernier ne venant plus que s'ajouter, son rôle se limitant à permettre ou empêcher la circulation de l'information. Ce faisant, Westrum détaille les procédures des autres mais oublie que la solution qu'il place a priori en amont l'est à la suite d'un travail de découpage, de tri, qu'il effectue lui-même. Bref, il s'illusionne sur ses propres procédures, les oubliant, pour ne plus détailler que celles des autres. Mon hypothèse de travail est tout autre. Il me semble plus intéressant de montrer ici que, à l'instar de ce qui a été établi par de nombreux travaux sur la construction des sciences (Callon 1988) et/ou des différents savoirs (Goody 1979, Latour 1983, 1989 : 289 sq.), c'est tout ce travail de construction des histoires d'ovnis qui va, dans le même mouvement, permettre de fixer le statut des rapports, de leurs auteurs, de leurs lecteurs, de leurs critiques. Je placerai donc le caractère vrai-faux-illusoire des soucoupes, la rationalité ou l'irrationalité des ufologues en aval, évitant ainsi de produire des anachronismes en expliquant une controverse à l'aide d'un élément dont cette controverse même cherche à fixer le statut, le degré de réalité.
6Ce faisant, les mécanismes décrits par Westrum reprennent tout leur sens, une fois abandonnées les explications anachroniques qui font souvent appel à de grands bouleversements intellectuels (telle la « montée brusque de l'irrationalité »). Ces ensembles de pratiques de collecte, de sélection, de mise en fiches, de rédaction, etc., ne sont plus simplement des moyens pour atteindre ce qui « de toute façon était inéluctable », ce sont les explications mêmes de ce qui arrive. Ce n'est pas à cause d'une montée de l'irrationnel ou d'un changement du tissu délicat de l'univers que les gens se mettent à écrire, à conférer sur les soucoupes ou les phénomènes paranormaux ; c'est bien plutôt parce qu'ils se mettent à écrire, à publier des articles, à les comparer entre eux, à discuter, que les soucoupes deviennent possibles, visibles, ou au contraire - selon le contenu et la façon dont il est organisé - invisibles, irréelles (cf., sur d'autres sujets, les analyses d'Elizabeth Eisenstein (1980) sur le rôle de l'imprimerie dans la révolution scientifique et celles de B. Latour (1985) sur le rôle des inscriptions dans le travail scientifique). Ce n'est pas à la base qu'il y a des hallucinations ou des erreurs de perception puis des croyances qui rendraient artificiellement le tout matériel, c'est bien plutôt à la suite du travail des rationalistes que les soucoupes disparaissent et c'est à la suite du travail des ufologues qu'elles prennent forme, rentrent dans des catégories.
7Pour illustrer ma démarche, je présenterai tout d'abord l'enquête effectuée au temps des origines de l'ufologie par the man who started it all : Kenneth Arnold, un jeune homme d'affaires américain de trente-deux ans au moment des faits. Nous sommes en 1947, dans le nord-ouest des États-Unis. Disons brièvement qu'Arnold est le « premier témoin » d'une observation de soucoupes volantes. Le dernier mardi de juin, il voit, depuis son avion privé, neuf engins bizarres voler près du mont Rainier. Il rapporte son observation, notamment à des journalistes (à la suite des articles desquels l'expression « soucoupe volante » a été forgée). S'ensuit une importante controverse. Beaucoup considèrent les soucoupes comme le résultat de mauvaises interprétations de phénomènes connus (ceux qui acceptent les témoignages parlent plutôt d'armes secrètes, américaines ou russes5). Arnold, insatisfait par la tournure prise par le débat, essaie de recueillir des éléments susceptibles de lui permettre d'argumenter ses dires. Ainsi, il rencontre d'autres témoins d'observations de soucoupes (par exemple, le capitaine Smith, cf. infra), essaie de voir à nouveau des disques volants, fait quelques exposés sur son observation auprès de Lion's Club locaux. Mais, surtout, à l'instigation d'un éditeur de Chicago, il effectue une enquête sur une affaire de soucoupes près de Tacoma, dans l'État de Washington. C'est une partie de cette enquête arnoldienne que je voudrais détailler. Cela afin de montrer comment Arnold et d'autres s'y sont pris pour recueillir, évaluer, accepter ou refuser les différents éléments de l'affaire. On verra ainsi comment les soucoupes ont acquis ou perdu leur réalité au fil de ces opérations.
8Transportons-nous donc tout d'abord aux États-Unis. Plus précisément à Boise, dans l'Idaho. Dans les derniers jours de juin 1947, Kenneth Arnold trouve, en consultant son courrier, devenu abondant après la nouvelle de son aventure, une lettre, à en-tête de Venture Press, d'un certain Raymond A. Palmer qui lui « faisait part de son désir de publier un article dans son magazine au sujet des disques volants vus par M. Arnold près du mont Rainier le 24 juin 1947 » (Office Memorandum, 1947 : 1)66. Pour Arnold, la lettre de Palmer n'est qu'un courrier de plus provenant d'un éditeur intéressé par son récit. Comme il a reçu de nombreuses sollicitations, il ne répond pas. Un mois plus tard, le 22 juillet, Palmer écrit à nouveau : « J'ai l'impression que vous avez été tellement ennuyé que vous voulez oublier les soucoupes volantes - mais j'aimerais vraiment obtenir votre version des faits, une photo de vous, de votre avion, comme je vous l'ai demandé précédemment. Et n'allez pas croire que vous êtes idiot, parce qu'il y a plus dans cette affaire que les journaux et les "experts" n'en ont dit » [c'est moi qui souligne].
9Palmer insiste donc et avance une raison à son insistance. Dès la phrase qui suit, il propose à Arnold d'aller enquêter sur une affaire de soucoupe à Tacoma, près de Seattle, proposant de payer les frais « plus une jolie prime pour que le déplacement en vaille la peine ». « Je veux que vous alliez voir Harold A. Dahl et Fred L. Crisman. Harold Dahl et deux autres marins ont vu, au cours d'une patrouille près de l'île Maury, à l'extérieur de Tacoma, six disques, dont un en difficulté ; ils ont assisté à une explosion, ont vu de la matière tomber et heurter leur kiosque et leur phare et chuter sur la plage. Ils m'ont envoyé des échantillons que l'université de Chicago n'a pu réussir à analyser. Je veux une photo de la plage et des trucs qui y sont tombés (dans les vingt tonnes, d'après ce qu'ils ont dit). Et j'ai besoin de quelqu'un qui puisse établir la vérité, qui puisse déterminer si ces garçons sont honnêtes. Vous pourriez faire ça. J'espère que vous accepterez. Si vous êtes d'accord, pourriez-vous m'écrire afin que nous parlions affaire. Je pense que vous aimerez également prouver cette histoire ! Quoi qu'il en soit, je veux toujours cet article ! » [c'est moi qui souligne].
10Kenneth Arnold ne répond pas tout de suite, « mais demanda leur opinion là-dessus à quelques mais », lesquels « lui dirent tous que si [Palmer] désirait payer ses frais pour aller à Tacoma vérifier cette affaire, [...] ils ne voyaient pas ce qu'il avait à perdre » (Office Memorandum, 1947 : 1)7. Par ailleurs, Kenneth Arnold, après avoir donné le 25 juillet au Boise Ad Club une conférence sur son observation du 24 juin, « fut abordé par une personne qui dit connaître Dahl et Crisman et qu'ils étaient des individus auxquels on pouvait se fier (ibid.)8. Jusqu'alors sceptique, Arnold téléphone peu après à Ray Palmer : « Il informa Palmer qu'il voudrait bien contacter Dahl et Crisman et enquêter sur l'affaire concernant les disques, si Palmer pouvait lui envoyer $ 200 pour couvrir ses frais » (ibid.), cette dernière demande faite, semble-t-il, sur la recommandation d'un ami journaliste, Dave Johnson (Arnold et Palmer 1952 : 23-24). Le matin suivant, il reçoit un mandat via la Western Union. Arnold est étonné : « J'étais assez surpris et je pense que Dave l'était également. Dave, un journaliste qui avait les pieds sur terre, ne parvenait simplement pas à croire qu'un inconnu, pour ainsi dire, puisse jeter son argent par les fenêtres de cette façon. Je me retrouvai donc avec ces $ 200 et, par conséquent, avec la responsabilité d'aller enquêter sur cette affaire à Tacoma » (ibid. : 24).
11Que vient-il de se passer ? Voilà notre témoin enrôlé comme enquêteur. Le voici qui, moyennant deux lettres, un coup de téléphone et un mandat, se retrouve avec la tâche d'aller trouver d'autres témoins qui détiendraient des débris de soucoupe volante. Qui est Ray Palmer9 ? Un éditeur ? Certes, mais il est tenace, il paye, il a une histoire intéressante à vérifier, et il ne doute pas de la parole d'Arnold. En une lettre d'une seule page, Palmer émet plusieurs opinions : certains ne disent pas tout ce qu'ils savent sur les soucoupes, les experts habituels ne sont pas si compétents qu'on veut bien le dire. Et il suggère d'aller à Tacoma. Déplacement qui va se révéler un véritable « Passage du Nord-Ouest ». Mais n'anticipons pas. Cela implique également pour Arnold de ne pas attendre les experts classiques (météorologues, psychologues, sociologues) qui ont été désignés jusqu'à présent pour juger le dossier encore neuf mais déjà consistant des soucoupes. Non, Palmer lui suggère de juger par lui-même. Arnold-le-témoin devient Arnold-l'enquêteur. Avant de devenir, comme on le verra, Arnold-l'expert-ès soucoupes.
12Retrouvons Kenneth Arnold. Le matin du 30 juillet, il quitte Boise avec son avion privé pour se rendre à Tacoma (Office Memorandum, 1947 : 1). Pour rester fidèles à nos principes méthodologiques, nous suivrons Kenneth Arnold dans son enquête, sans nous demander si les faits sont crédibles et les acteurs honnêtes, mais en observant ce que les uns et les autres font de ce qui leur est dit ou montré. Nous ne tenterons pas de faire le tri parmi les assertions de ceux qui nous ont précédés sur le terrain, mais nous nous pencherons sur les tris opérés au cours du débat en nous gardant bien de donner une opinion sur les choix effectués. C'est cet agnosticisme seul qui nous permettra de comprendre les socio-logiques de ce que nous pourrions appeler la première enquête « soucoupologique ».
13Arrivé à Tacoma dans la soirée, Kenneth Arnold trouve une chambre à l'hôtel Winthrop (Wilcox 1947 : 7) d'où il téléphone à Harold Dahl auquel il demande un rendez-vous pour discuter de son observation de l'île Maury. Dahl répond d'abord à notre enquêteur de retourner chez lui et d'oublier l'affaire. Arnold insiste, et Dahl finit par accepter un entretien, mais insiste alors pour venir immédiatement. Dès qu'il est là, il répète qu'il veut « oublier ces disques car trop de choses lui sont arrivées » (Office Memorandum, 1947 : 1). Arnold se fait alors insistant et (par ruse ?) il lui déclare qu'il a appris « que Dahl avait averti la presse à propos des fragments de disques, déclarant qu'il n'y avait rien et qu'il s'agissait d'une blague » (ibid. : 2). A quoi Dahl « répondit immédiatement que son histoire n'était ni fausse ni une plaisanterie, mais que ce qu'il avait vu et qui lui était arrivé était tellement inhabituel et fantastique qu'il voulait [l'] oublier » (ibid.).
14Harold Dahl détaille les ennuis qui lui sont arrivés à la suite de cette observation. Il accepte de parler « à condition que son nom et celui de la Patrouille du Port ne soient pas mentionnés » (ibid. : 2). Voici ce que la mémoire d'Arnold aurait restitué des propos de Dahl à un special agent du FBI le 19 août 1947 : « Dahl déclara que son chien avait été tué, son fils blessé, que le wheel mount de son bateau de patrouille avait été atteint par des fragments de disques et que quelque vingt tonnes de ces fragments avaient chuté sur la plage de l'île Mauri, dans la baie et que le jour suivant cet incident, un homme d'une quarantaine d'années l'avait contacté et lui avait dit : "Je sais ce que vous avez vu près de l'île Mauri et si je peux vous donner un bon conseil, c'est de l'oublier et de garder le silence" » (ibid.).
15Après le récit de ses malheurs, notre témoin aurait précisé que son patron, Fred Crisman, lui aurait conseillé d'adresser quelques-uns des fragments recueillis à Ray Palmer aux fins d'analyse. Puis, Dahl aurait livré à Arnold le récit suivant de son observation : « Durant l'après-midi du 21 juin 1947, il était en patrouille avec son fils, son chien et deux marins près d'une petite baie de la côte est de l'île Mauri. Il déclara qu'il regardait en l'air au travers du pare-brise du bateau lorsque, à une hauteur d'environ 1000 pieds (environ 300 m), il vit six objets circulaires gris qui ressemblaient à des chambres à air légèrement aplaties. Ces objets semblaient avoir 100 pieds (30 m) de largeur et possédaient un trou central d'environ 25 pieds (8 m). Dahl dit qu'il pensa qu'il s'agissait de quelque ballon. L'objet central était plus bas que les autres objets, et les autres objets tournaient autour du premier. L'objet central semblait descendre tandis que les autres le suivaient. Comme les objets descendaient, il vit des hublots sur le bord intérieur et ce qui paraissait être des fenêtres. Il déclara que l'objet central descendit à environ 500 pieds (150 m), et que soudainement, un des objets l'entourant s'abaissa et vint toucher l'objet central et demeura dans cette position quelques minutes, tandis que les autres, au-dessus, continuaient de tourner. L'objet qui était descendu toucher l'objet central stationné plus bas remonta alors reprendre position parmi les autres objets. Tous les objets commencèrent alors à remonter et ce qui ressembla à des journaux se mit à tomber du centre de l'objet central [...]. Alors, de la lave commença à pleuvoir de l'objet central et Dahl dirigea le bateau vers le rivage. Il déclara que la lave qui sortait de l'objet central ressemblait à un métal blanc, et provoqua, en tombant dans l'eau, des nuages de vapeur. Il déclara qu'un peu de lave tomba sur le rivage. Il déclara également que son chien fut tué ainsi qu'une mouette et que son fils fut blessé par cette chute de lave » (ibid.).
16Après avoir écouté l'aventure de Dahl, son observation, l'épisode du mystérieux visiteur intimidant, Arnold reste perplexe : « Je demeurai assis sur le bord du lit à regarder Dahl. Je pensais avoir tout entendu avant de venir à Tacoma. Mais l'histoire de Dahl était la chose la plus bizarre que j'avais jamais écoutée et malgré cela, il semblait, autant que je pouvais en juger, tout à fait sérieux dans ses affirmations » (Arnold et Palmer, 1952 : 36). Après cinq minutes de silence (« Franchement, je ne trouvais rien à dire », écrit Arnold [ibid.]), Dahl propose d'aller voir des fragments qu'il a recueillis. La vue des débris, « qui étaient lisses d'un côté et rugueux de l'autre » (Office Memorandum 1947 : 2) ne convainc pas plus notre enquêteur en herbe. « Voyons, Harold, il s'agit juste de roches de lave », se souvient-il lui avoir dit (Arnold in Anonyme 1948 : 37 : Cf. aussi Arnold et Palmer 1952 : 38). Les débris que Dahl essaie de faire parler ne disent rien à Arnold. Du moins rien qui ait un rapport quelconque avec des soucoupes volantes. Son intérêt enfui, il passe le reste de sa soirée avec Dahl à discuter de chasse et de pêche. Pour qu'Arnold accorde à nouveau du crédit à l'histoire, il va falloir qu'un élément nouveau vienne s'y glisser, qui ne vienne pas des témoins, mais d'ailleurs, qui leur soit indépendant.
17En effet, lorsque, le lendemain, Kenneth Arnold rencontre à nouveau Harold Dahl, accompagné cette fois-ci de Fred Crisman, il trouve rapidement ce deuxième gaillard un peu trop volubile pour son goût. Les deux hommes ont beau avoir apporté avec eux une boîte de fragments ramassés sur l'île Maury, Crisman a beau raconter que le lendemain, en voulant vérifier l'histoire de Dahl, il vit lui-même, près de l'île Maury dont la plage était « couverte de lave », « un objet ayant l'aspect d'un ballon avec des hublots et des fenêtres, qui disparut dans un grand nuage » (Office Memorandum 1947 : 3) ; il a beau arguer de ses états de service comme pilote civil et militaire (Arnold et Palmer 1952 : 39), Arnold ne se laisse pas convaincre. Autant il lui semble que Dahl veut se faire oublier, autant Crisman lui paraît désireux « de dominer la discussion et d'orienter la façon de considérer toute l'affaire de l'île Maury » (ibid. : 39-40). A ce point, et vu le peu de conviction d'Arnold, il n'a plus qu'à quitter Tacoma-les-Soucoupes, que ce soit en discutant avec les deux « témoins » d'autre chose, comme la veille avec Dahl, ou en partant, en rentrant à Boise.
18Mais un événement va survenir qui va réorienter l'intérêt d'Arnold et l'inciter à demeurer quelque temps encore. Tout en discutant avec les deux comparses, sans trop savoir que penser de leur histoire, notre enquêteur sort de sa poche des coupures de presse relatives à des observations de soucoupe. La première qui lui tombe sous les yeux « mentionnait des scories de cendres de lave tombées du ciel » (ibid. : 40) après un passage d'engins mystérieux dans le ciel de l'Idaho. Arnold, en 1952, se remémore sa réaction à la vue de cet article : « Tout d'un coup, je devins complètement excité à propos des fragments que j'avais vus la nuit précédente. J'en voulais quelques-uns immédiatement et malgré le fait que notre débat en était resté au stade de la parole, j'accordais beaucoup plus de poids aux récits des expériences de Dahl et Crisman » (ibid.).
19Brusquement, Arnold veut agir, « voir les photos que Dahl avait prises, même si elles étaient mauvaises » (ibid.). Il demande à Crisman à voir d'autres fragments « qu'il avait stockés dans son garage » (ibid.). Kenneth Arnold en oublie même Ray Palmer à Chicago : « Soudainement, je ne cherchais plus que pour moi seul, pas pour M. Palmer » (ibid.). Les soucoupes de Tacoma reprennent de la consistance par leur rapprochement avec d'autres, semblables, vues ailleurs, à quelques centaines de kilomètres. Chassez les soucoupes de votre pensée, elles reviennent vous sauter aux yeux. Dans le même mouvement, les débris qui hier, et malgré leur porte-parole Dahl, ne signifiaient rien de particulier pour Arnold redeviennent, pour un temps et localement, des fragments de disques volants.
20Mais cela ne suffit pas. Il faut encore pouvoir, une fois s'être convaincu de l'intérêt du cas, se donner les moyens de le déplacer et de le faire tenir ailleurs. Comment savoir si une telle affaire peut résister plus loin et plus longtemps ? En faisant intervenir d'autres acteurs, en appelant à soi de nouveaux alliés. C'est ainsi que notre enquêteur, afin d'« aller au fond des choses » (ibid. : 40), décide d'appeler le capitaine Emil Jim Smith, un pilote de la United Airlines - lui-même témoin d'une observation de soucoupes le 4 juillet - qu'il avait rencontré quelque temps auparavant et avec lequel il s'était lié d'amitié (ibid. : 17-19). Il fait part de son idée aux deux témoins : « Dahl ne se montra pas d'accord, tandis que Crisman accepta volontiers » (Office Memorandum 1947 : 3). Dans le même élan, notre enquêteur joint au téléphone le lieutenant Brown et le capitaine Davidson, deux militaires de la base de Hamilton Field qui enquêtent depuis quelques semaines sur les observations de flying discs et qui ont déjà rencontré Arnold au sujet de son aventure du 24 juin, « car ils lui avaient demandé précédemment de les tenir informés des événements inhabituels ou intéressants liés aux disques volants » (ibid.). Mais cela sans en toucher mot, apparemment, aux deux compères. Lorsque Smith arrive à Tacoma, et alors qu'il a décidé d'un commun accord avec Arnold de ne pas prévenir la presse, il commence par se faire raconter à nouveau l'affaire dans le détail. Dahl hésite à se livrer. Il fait promettre à Smith de garder le secret sur son aventure (Smith 1947a : 1). Puis, il refait le récit de son observation du 21 juin, tandis que Crisman relate les événements qui ont suivi.
21Mais à l'arrivée des deux enquêteurs de Hamilton Field, Dahl a quitté la scène. Il ne veut « raconter son histoire à personne des Renseignements militaires » (ibid.), a-t-il déclaré à Arnold et Smith. Ce dernier et Crisman se sont absentés (ibid. : 3), Arnold s'entretient avec les deux militaires de l'évolution de leur enquête sur les soucoupes depuis leur précédente rencontre à Boise le 12 juillet. Brown lui dit alors « qu'ils ont obtenu une photo d'un disque, qui semble être authentique (...), prise par un homme à Phoenix, dans l'Arizona » (ibid.). La photo représente « un objet circulaire muni d'un trou central, et (...) un autre objet qui ressemblait à une aile volante » (ibid.).
22Que se passe-t-il alors ? D'après le rapport du FBI, Arnold aurait établi un rapprochement avec l'objet observé par Dahl (ibid.). D'après Arnold lui-même, il aurait pensé alors à l'un des neufs engins aperçus au-dessus du mont Rainier le 24 juin précédent. Voici comment il détaille la scène. Davidson, d'après son récit, « prit un morceau de papier dans sa poche et traça un dessin » (Arnold et Palmer 1952 : 52) de la soucoupe dont l'armée avait reçu des photos. A la vue du croquis, Arnold réagit immédiatement : « C'était un disque, à peu près identique à cette intrigante soucoupe volante qui m'avait préoccupé depuis ma première observation - celle qui avait l'air différente des autres et que je n'avais mentionnée à personne (...). Tout excité, je me mis à expliquer pourquoi et comment je savais que la photo était authentique. Je leur dis que j'ignorais pourquoi je ne l'avais pas mentionné auparavant mais que j'étais certain qu'ils étaient sur la bonne piste » (ibid. : 52, 53).
23Voilà un dessin lourd de conséquences. On retrouve ici le même processus qu'évoqué plus haut. Qu'arrive-t-il à Kenneth Arnold ? Pourquoi les soucoupes prennent-elles tout à coup de la consistance à ses yeux ? L'explication est-elle à rechercher dans l'irrationalité intrinsèque des événements, des esprits ? Je ne le pense pas. Beaucoup plus simplement, Arnold se retrouve face à un dessin, comme, un peu plus haut, il s'était retrouvé, après le récit de Dahl et Crisman, face à une coupure de presse oubliée dans la poche de sa veste. Un dessin qui représente un événement survenu ailleurs, auquel il n'est pas lié, mais qui vient renforcer son récit, voire en éclairer un détail incompréhensible jusqu'alors. « Je leur dis qu'il était semblable à cet engin qui avait l'air différent des autres. Je n'avais pu, dis-je, déterminer avec certitude s'il était vraiment différent ou si c'était dû à l'angle de vision jusqu'à ce que j'ai vu le dessin du capitaine Davidson » [c'est moi qui souligne] (ibid.). C'est de ces rencontres entre des récits mémorisés et des traces écrites que sort la réalité, locale et temporaire, des soucoupes. Et dès qu'Arnold « croit », il veut ausculter d'autres traces, d'autres photographies, d'autres débris de soucoupes. « Combien j'étais impatient de voir la vraie photo ! Je pensais : "Il faut que j'aille à Hamilton Field pour la voir et savoir comment elle a été prise" » (ibid.).
24Pour l'instant, les militaires écoutent la version de Crisman. Après quoi, et malgré le fait que Brown demande « à obtenir quelques-uns de ces fragments pour ramener à Hamilton Field » (Smith 1947a : 3), « l'attitude du lieutenant Brown et du capitaine Davidson avait changé brusquement, ils semblaient désintéressés » (Office Memorandum 1947 : 3). Ils ne peuvent rester à Tacoma, disent-ils. Ils invoquent le fait qu'ils doivent être le lendemain à Hamilton Field avec leur avion pour participer à une parade aérienne. Pourtant, Arnold a un étrange pressentiment : « Malgré le fait qu'ils se montraient aussi polis et sympathiques qu'on pouvait l'espérer, ils me donnèrent l'impression de penser que Smith et moi étions les victimes de quelque canular stupide » (Arnold et Palmer 1952 : 54).
25En refusant de rester à Tacoma, en se désintéressant de l'affaire, les deux militaires font échouer la tentative d'Arnold pour les intéresser à essayer d'établir la matérialité de soucoupes. Que s'est-il passé ? Refusent-ils de croire Crisman ? Arnold lui-même avait eu du mal à accorder quelque crédit au récit des deux témoins. Mais pour en savoir plus sur la façon dont ce récit peut se situer parmi les cas recueillis par nos deux enquêteurs, qui travaillent maintenant depuis pratiquement un mois sur ces affaires, il nous faudrait laisser Arnold, Smith et quitter Tacoma. En effet, comme j'ai essayé de le montrer dans un autre article (Lagrange 1990), les enquêteurs militaires ne reviennent pas trouver les témoins, une fois rédigés leurs rapports d'enquêtes, et les interprétations qui sont par la suite fournies par les experts de l'armée circulent sous forme de rapports confidentiels au sein des bureaux de l'armée ou du FBI, sans en sortir. L'affaire de Tacoma risque donc de susciter des interprétations différentes selon que l'on est à Hamilton Field où que l'on reste à Tacoma avec Arnold et Smith.
26Pourtant, nous allons demeurer à Tacoma. Pour une bonne et simple raison. Le lendemain matin, Arnold et Smith sont réveillés par un appel téléphonique de Crisman. Ce dernier leur annonce que le B-25 dans lequel Brown et Davidson avaient pris place s'est écrasé dans la nuit du côté de Kelso, une petite ville du sud-est de l'État de Washington. Arnold se souvient avoir éprouvé alors une sensation étrange : « Une sensation de froid glacé descendit le long de ma colonne vertébrale. Je n'arrivais pas à croire ce que j'entendais » (Arnold et Palmer 1952 : 58).
27Le contrôle de l'affaire échappe à Arnold et à Smith après cet accident. La presse va rapporter le crash et une fois établi le lien avec l'objet de la visite des deux militaires à Tacoma, une controverse va éclater. Chacun va s'emparer des événements pour les réinterpréter ; on va assister à une profusion d'interprétations sans que quiconque parvienne à en faire triompher une. Aussi, tandis que, jusqu'à présent, en suivant Arnold, nous avions pu suivre de façon assez simple le déroulement des faits, un tel déploiement linéaire devient impossible. D'un instant à l'autre, Arnold et Smith se trouvent confrontés à des personnes tout à fait différentes, qui ne voient pas les faits de la même manière, ne poursuivent pas les mêmes buts, etc. Nos deux enquêteurs vont devoir tenir sur de multiples fronts en même temps, pour essayer, à défaut de faire accepter l'histoire de l'île Maury, de préserver leur réputation d'honnêteté. Les événements se succèdent à un tel rythme dans les quelques jours qui suivent la mort des deux militaires qu'il serait vain de vouloir les classer. Je propose de décrire rapidement la succession des événements à partir du 1er août. Tout d'abord, le problème, depuis la chambre 502 de l'hôtel Winthrop, est de vérifier si le B-25 qui s'est écrasé est celui de Brown et Davidson. Crisman dit bien avoir vérifié auprès de McChord Field (Smith 1947a : 4), mais comme Smith « n'était pas encore certain » du fait (ibid.), il rappelle McChord et il s'entretient avec un colonel Gregg qui confirme la nouvelle.
28Lorsque les journalistes entrent en scène, téléphonent à Smith et Arnold, ces derniers « refusent de donner aucune information » (Wilcox 1947 : 11). Les reporters ont fait le lien entre la mort des enquêteurs militaires, les soucoupes de l'île Maury et Arnold et Smith après avoir reçu des appels anonymes leur détaillant ce qui se disait dans la chambre 502, ainsi que Smith l'apprendra de Paul Lantz, un reporter du Tacoma Times (Smith 1947a : 4). Et lorsqu'un article paraîtra de ce même Lantz (1947) liant le crash et l'affaire de l'île Maury, allant jusqu'à suggérer, d'après l'informateur mystérieux, que l'avion a peut-être été saboté, les autres journaux et les agences de presse accueilleront diversement la nouvelle. Témoin la réaction humoristique de United Press à New York : « Pas de doute que votre histoire de disque est authentique, mais comment voulez-vous qu'on laisse passer une info refilée par un corbeau ? » (United Press 1947). Ou bien les reporters procéderont à de nouvelles enquêtes auprès des témoins, des porte-parole militaires, ou de Smith et Arnold. A moins qu'ils ne renvoient quelques-uns des débris de soucoupes au laboratoire pour analyse (Roddy 1947). Dans l'immense majorité des cas, l'affaire prend l'aspect d'une fraude.
29Pour nos deux enquêteurs amateurs, sollicités de droite et de gauche, il s'agit de tenter rapidement de vérifier certains détails avant de quitter Tacoma. Palmer, joint au téléphone tout de suite après la nouvelle du crash, conseille d'arrêter l'enquête. Les témoins, de leur côté, redeviennent peu convaincants : les photos de soucoupes sont désespérément introuvables, les dégâts occasionnés au bateau ne convainquent pas Smith et, finalement, Crisman s'évanouit dans la nature tandis que Dahl, tout d'abord difficile à joindre, ne veut plus coopérer à l'enquête et va raconter à la presse qu'il n'a jamais parlé de soucoupes volantes, que les débris sont « simplement des rochers qu'il a trouvés sur une plage ». Enfin, une rencontre avec un major Sanders de McChord Field, qui amène Smith et Arnold « à la Fonderie près de Tacoma puisqu'il croyait que les scories de la Fonderie présentaient une ressemblance avec ces fragments » (Wilcox 1947 : 13), convainc momentanément les deux enquêteurs : « On nota que les scories étaient très semblables aux fragments que Crisman et Dahl avaient laissés dans la chambre de l'hôtel » (ibid.). Arnold et Smith se quittent le 2 août. C'est la fin de l'enquête, mais non celle des difficultés. Smith conduit Arnold à l'aéroport Barry où se trouve son avion, les deux amis se séparent. Smith rentre à Seattle et Arnold à Boise.
30Disparition des enquêteurs militaires, des traces, des photographies, des témoins, apparition d'un informateur mystérieux, de journalistes, d'analyses indépendantes des débris, arrivée de nouveaux enquêteurs militaires : il est impossible de donner une cohérence à cet ensemble d'événements et de facteurs. Sous cette profusion d'événements, les soucoupes disparaissent, ou se multiplient à l'infini. A chacun les siennes. Lorsque le FBI décide de s'attaquer à l'affaire, c'est Jack B. Wilcox, qui vient d'être nommé special agent in charge du Bureau de Seattle (Anonyme 1947), qui en hérite. Je ne détaillerai pas son enquête. Signalons simplement qu'après avoir dépêché ses enquêteurs auprès des différentes personnes impliquées dans l'histoire (témoins, enquêteurs « privés », journalistes), après avoir lui-même procédé à certains interrogatoires, il fera parvenir à la direction du FBI un rapport d'une quinzaine de pages denses. Tout y est, collecté par divers special agents, depuis le nombre de coups de téléphone donnés par le mystérieux correspondant aux journalistes jusqu'aux déplacements d'Arnold et de Smith en passant par les résultats de l'enquête sur le crash du B-25. Cette juxtaposition de compte rendu d'enquêtes établit l'existence de différences entre les chronologies et les relations des événements telles qu'elles sont fournies par les protagonistes. Wilcox, en les relatant à la suite les unes des autres, fait apparaître du même coup les contradictions. Il n'a même pas besoin de conclure, sa description emporte la conviction du lecteur : il s'agit d'un canular. Aussi, à la suite de cette enquête et d'autres rapports établis par d'autres services gouvernementaux et militaires (notamment une analyse de la carcasse de l'appareil et des interrogatoires des survivants), lorsque le Project Sign remettra à la presse, le 27 avril 1949, un memorandum faisant le point sur les soucoupes, l'affaire de l'île Maury se retrouvera — récit exemplaire — classée dans le paragraphe consacré aux hoaxes (mystifications).
31Lorsqu'on retrouve Kenneth Arnold et Emil Jim Smith après l'affaire de Tacoma, on s'aperçoit qu'ils retraduisent l'affaire différemment. Tandis que le premier reste en contact avec Ray Palmer après son retour à Boise, le second qui n'est pas décidé à « se casser la tête à nouveau pour découvrir ce qui s'est déroulé à Tacoma » (Smith 1947b), s'en étonne : « Je suis stupéfait que cette personne de Chicago soit encore après toi pour obtenir ton récit de l'incident de Tacoma » (ibid.). Lié à Palmer, qui a payé $ 600 pour son récit (Palmer 1947b, c), Arnold lui envoie donc un rapport qui paraît l'année suivante dans un nouveau magazine intitulé Fate (Anonyme 1948). Le texte d'Arnold se retrouve enchâssé dans un long article sur « le mystère des disques volants », dont on peut supposer, malgré l'absence de signature, qu'il a été écrit par Palmer. Y sont reproduits également des articles de presse consacrés à l'événement de Tacoma, une analyse des fragments de soucoupes que notre enquêteur-pilote a ramenés, ainsi que des lettres de journalistes ou de militaires liés à l'affaire. Le rédacteur, qui ordonne et commente les documents, remarque qu'« il est pratiquement évident, vu le matériau que nous avons présenté, que l'"histoire" des disques volants n'est pas romancée, psychologique, liée à des taches sur les yeux, à une illusion ou à des capsules de bouteille de bière ». A propos de l'analyse, le rédacteur remarque : « Il n'y a rien dans cette combinaison de métaux qui soit d'une nature exceptionnelle excepté la quantité anormalement élevée en calcium. Le calcium s'oxyde quand il est chauffé, et sa présence en quantité élevée dans un métal fondu qui a subi des températures extrêmement chaudes est difficile à expliquer. Techniquement, cela devrait impliquer un processus très complexe. Sa présence dans le matériau est surprenante. S'il s'agit d'une substance manufacturée, le mélange est également difficile à comprendre » (ibid. : 31).
32Le rédacteur note aussi que deux militaires ont trouvé la mort en voulant ramener de tels fragments, que le crash de leur avion n'est peut-être pas un accident, et qu'il est presque certain, malgré le démenti initial de l'armée, qu'il se trouvait effectivement à bord de l'appareil une caisse de fragments. Or aucune trace de celle-ci n'a été retrouvée. De plus d'après le récit d'un des deux survivants du drame, les pilotes auraient dû avoir largement le temps de sauter de l'avion. « On peut penser qu'ils considéraient leur cargaison secrète comme plus importante que leur vie. Sont-ils morts pour être restés le temps de larguer par-dessus bord les mystérieux fragments ? Que savaient-ils, que l'on ignore aujourd'hui, qui ait rendu un tel acte nécessaire ? » (ibid.).
33Le texte rappelle que l'on a rapporté depuis des centaines d'années la présence dans le ciel de soucoupes volantes, ce qui laisse à penser que « nous n'avons pas grand-chose à craindre d'eux maintenant ». Ces vaisseaux semblent pilotés par des êtres intelligents qui n'ont visiblement pas envie de prendre contact avec un peuple aussi guerrier que le nôtre. « Quoi qu'il en soit, tout cela n'est que conjecture », rajoute l'auteur. « La vérité des faits est celle-ci : les disques volants existent. » Et d'encourager les personnes « qui peuvent fournir des preuves convaincantes au sujet des disques volants » à écrire aux autorités militaires, ou à la rédaction de Fate. La conclusion : « A notre tour, permettez-nous (à Kenneth Arnold, au capitaine E. J. Smith, et aux milliers d'autres) de bien rire aux dépens de ces fameuses "autorités" qui nous ont ridiculisés de façon si condescendante avec ces "taches sur les yeux". Au moins avons-nous vu les taches ! » (ibid.)10.
34Dans la citation placée en exergue de cet article, Ruppelt se demande ce qui peut bien constituer une preuve en matière d'ovni. Quand peut-on parler de preuve ? En détaillant cette enquête à Tacoma, en suivant Arnold dans ses déplacements pour recueillir les témoignages de personnes qui ont vu ou disent avoir vu, on a pu suivre les procédures par lesquelles Arnold tour à tour réfute et prouve les événements qui lui sont soumis. On a vu ainsi comment les soucoupes acquièrent localement et pour un temps leur matérialité, pour disparaître l'instant d'après, transformées en canular, sous l'effet de nouveaux déplacements, de nouvelles rencontres, ou d'une réorganisation des récits. Et l'on a pu s'apercevoir que le contenu des récits prend surtout de la valeur selon la façon dont il est organisé, dont il peut être rapproché d'autres affaires, etc. Dès lors les explications « traditionnelles » apparaissent comme le résultat d'un nouveau travail, effectué ailleurs, par des personnes qui ne croient pas aux soucoupes. Pour revenir à Ruppelt, la description d'un ovni, le comportement d'un témoin contribuent moins à asseoir la preuve sur le sujet qu'ils ne sont le résultat d'un travail sur la notion de preuve. Le terme, sa définition, ont comme les soucoupes et leurs témoins, des existences locales et temporaires.
35Il semble donc indispensable à Arnold de se rendre sur place, d'aller voir les témoins, d'essayer de vérifier ce qu'ils ont vu, avant de verser une nouvelle affaire au dossier. Cela renvoie donc pour lui à certaines procédures précises. Parmi les critères de vérification entre en ligne de compte le fait qu'on ait décrit quelque phénomène semblable ailleurs. Ce peut être un ailleurs spatial, comme la chute de lave en un autre point des Etats-Unis, ou un ailleurs temporel, lorsque Arnold va enquêter sur les observations de « lumières fantômes » effectuées dans les années 20 ou 30 par des bergers de la communauté basque de l'Idaho (Arnold 1948d). Le fait qu'Arnold effectue au cours des années suivantes de nombreuses enquêtes montre qu'il ne s'agit pas pour lui d'un argument de circonstance. Et lorsqu'il analysera d'autres observations, il aura le souci de ne pas s'en tenir à quelques « rapports de seconde main de personnes qui ont entendu une émission à la radio » (Arnold 1948c) mais reviendra, pour établir le caractère « non identifié » d'un cas, à une « étude des rapports authentiques » (ibid.). De même, lorsqu'il se verra confronté au cours des années qui suivront à des ufologues soucieux d'obtenir de lui des détails sur son observation ou sur l'étendue de ses archives, commencera-t-il souvent par leur demander combien d'enquêtes ils ont effectuées, combien de temps et d'argent cela leur a coûté, n'hésitant pas à envoyer promener ceux qui ne lui semblent pas être des enquêteurs sérieux.
36Mais on s'aperçoit également bien vite qu'à suivre simplement Arnold, la réalité des soucoupes ne s'exerce que dans une sphère limitée. Tout au long de son enquête à Tacoma, on sent qu'il lui est aussi difficile de parvenir à une certitude personnelle que de convaincre autrui. Quand Arnold réussit à rendre crédible un fait, ce sont les militaires qui ne le suivent pas, qui ne prolongent pas son mouvement, se contentant de poursuivre leur enquête, de collecter les récits, les traces diverses, les débris et de rentrer à Hamilton Field rédiger leur rapport. Smith, après avoir quitté Tacoma, retrouve sa vie professionnelle, et son intérêt pour ce qu'il a vécu ne dépasse plus la simple curiosité. Sans parler des journalistes dont le but n'est certainement pas de continuer le travail d'Arnold mais bien plutôt de relancer par leurs articles une nouvelle controverse.
37Dans cette situation, Fate apparaît comme le vecteur qui permet de prolonger l'enquête et de constituer un lectorat qui se préoccupe directement des mêmes questions. Par le biais de la diffusion de cette revue consacrée aux phénomènes étranges, les soucoupes vont pouvoir acquérir une existence qui ne sera plus simplement liée au travail des agences de presse qui ont contribué à lancer le phénomène. Quatre fois l'an, ses lecteurs vont pouvoir prendre connaissance des faits bizarres, des récits de ceux qui ont vécu ces événements et des enquêtes parfois effectuées sur leurs histoires.
38Le seul travail d'enquête de Kenneth Arnold, en mettant en place différentes pratiques qu'il jugeait nécessaires pour appréhender le problème des soucoupes, ne nous permet cependant pas de comprendre la création de l'ufologie et la durée de l'intérêt pour le problème. En effet, hormis quelques articles et un livre, Kenneth Arnold a peu publié ses enquêtes. Il les a évoquées parfois au cours de conférences ponctuelles11. Il a même essayé de mettre en place une World Society of the Flying Saucers mais le mouvement a été, semble-t-il, peu suivi (et les ufologues, s'ils ont fait d'Arnold une figure de légende en tant que premier témoin, ignorent dans leur immense majorité qu'il est également le premier à avoir effectué des enquêtes sur le terrain). D'autre part, Fate n'est pas une revue entièrement consacrée au phénomène des soucoupes, même si elle lui accorde une large place (surtout dans ses premiers numéros12). En outre, on ne verra pas s'organiser, derrière la revue, de groupes d'enquête du genre de ceux mentionnés par Westrum. Il nous faut donc, après avoir suivi le détail de cette enquête d'Arnold, comprendre comment l'univers de la « soucoupologie », ayant pris en compte la nécessité de ces investigations, va, quelques années plus tard, s'organiser pour mettre en place des groupes de passionnés et nous permettre ainsi de comprendre pourquoi quarante années après, nous en parlons encore.
39Curieusement, c'est en France que le premier groupe de « soucoupistes », comme on les désigne alors parfois ironiquement (Guieu 1987), semble avoir été fondé13. C'est l'occasion pour nous de suivre la façon dont les soucoupes ont, localement, été construites. Occasion, aussi, d'élargir le cadre de notre étude et de voir comment vont se mettre en place les différentes pratiques concernant les soucoupes (on ne parlait pas encore d'« ufologie » ; l'usage que je fais du mot ici est donc parfois un peu abusif). Nous allons donc prendre en compte l'enquête, mais également les premiers groupes de passionnés, les bulletins, les ouvrages sur le sujet, etc. Toutes choses qui n'existaient pas lors de l'affaire de Tacoma.
40Nous allons essayer de montrer comment cette croyance, au sens non péjoratif du terme, va résulter de constants aller et retour entre des lieux d'observation de soucoupes, des textes (coupures de presse, rapport d'enquêtes), analysés, cités, retraduits, commentés, de l'iconographie (cartes, photos, illustrations, croquis de témoins, etc.), des acteurs comme les témoins, les journalistes, les scientifiques, les contradicteurs et des instruments divers utilisés dans les enquêtes, ou après coup, tels que magnétophones, appareils de photos, boussoles, voire « détecteurs magnétiques » (Guieu 1956 : 160).
41Les soucoupes volantes arrivent en France dès les derniers jours de juin 1947. L'AFP transmet alors la nouvelle des observations américaines que les journaux reproduisent. Des observations, dont certaines particulièrement spectaculaires, sont rapportées sur le territoire national. Une vague importante d'observations se déroule au cours de l'automne 1954. Dès la diffusion des premiers récits américains, des particuliers se mettent à collecter les articles de presse les concernant. En 1951, paraissent les traductions des premiers ouvrages américains (Keyhoe 1951, Scully 1951) ou anglais (Heard 1951) sur la question14, qui entraînent des réactions parfois assez vives de la part de scientifiques (notamment Schatzman 1951a, b). Ces ouvrages, ainsi que les conclusions des premières enquêtes officielles de l'armée américaine sont commentés dans la presse15. Au même moment, Alexandre Ananoff écrit dans Science et Vie que « personne ne peut se flatter d'être spécialiste du sujet » (1951 : 220), notant que « depuis trois ans, il existe de par le monde des prosoucoupistes et des antisoucoupistes » (ibid.). Rapidement, à partir de la même époque, des « soucoupistes » français font leur apparition. Ils vont mettre en place des groupes, organiser des réunions, effectuer des enquêtes sur des observations nationales, etc.
42L'un des « pionniers » est Marc Thirouin, juriste et disciple de l'Atlantéen Paul Le Cour16 (Guieu 1987). En 1951, il fonde, conjointement avec un Anglais, Eric Biddle, la « Commission internationale d'enquête Ouranos sur les soucoupes volantes et problèmes connexes ». Un petit bulletin intitulé Ouranos sera bientôt publié (le nombre d'abonnés ne semble pas au départ excéder les 150 personnes). Jimmy Guieu, écrivain de science-fiction de la collection Anticipation du Fleuve noir, s'intéresse au problème et se lie d'amitié vers septembre 1951 avec Thirouin17 (ibid.). Lorsqu'en 1953, il commence à animer une rubrique régulière sur les soucoupes sur RMC. Il fait de la publicité pour Ouranos, ce qui suscite un abondant courrier (Thirouin 1954b). Un réseau d'enquêteurs et de correspondants se constitue, dont les membres les plus actifs sont Charles Garreau18, un journaliste de La Bourgogne républicaine qui a commencé depuis 1949 à constituer des dossiers de presse sur le sujet19, Alfred Nahon20, un psychologue-graphologue, et Raymond Veillith21, un astronome amateur. A partir de 1953, Jimmy Guieu assure la direction du « Service d'enquête » de la C.I.E. Ouranos. Il publie en 1954 Les Soucoupes volantes viennent d'un autre monde, le premier ouvrage écrit par un Français sur le sujet.
43Un autre réseau de personnes intéressées par les soucoupes va se former autour d'Aimé Michel, un journaliste scientifique, réseau renforcé par la publication, en juillet 1954 (Michel 1965 : 36) de son ouvrage Lueurs sur les soucoupes volantes22. Au départ, c'est-à-dire entre 1947 et 1951, Michel ne s'intéresse pas aux mystérieux objets : « A l'époque, l'énigme des soucoupes volantes, si elle existait, paraissait simple. Il s'agissait, soit d'une affabulation journalistique, soit d'une arme secrète américaine ou russe, soit d'engins extraterrestres. Pour départager des hypothèses aussi différentes, je pensais qu'il suffirait d'une brève enquête ou même simplement d'attendre quelques mois » (ibid. : 32-33). La lecture du premier livre de l'Américain Keyhoe ne le convainc pas : « Je me rappelle l'effet qu'il me fit : je le trouvais mauvais comme peut l'être un plaidoyer raté, c'est-à-dire pire qu'un réquisitoire. Je me rappelle même avoir douté si sa forme de reportage n'était pas en réalité une manière particulière de fiction, et si Keyhoe n'inventait pas les personnages de l'U.S. Air Force qu'il nommait » (Michel, 1977 : 12).
44Pour qu'Aimé Michel ait pu ainsi revenir sur cette première impression, il a bien fallu qu'il se produise quelque événement qui vienne le convaincre de l'intérêt du problème. Cet événement, aussi ténu que ceux qu'a rencontrés Arnold lors de son enquête, va une fois de plus nous écarter des grandes explications comme l'irrationalité ou la pensée préscientifique. Ainsi, c'est à la suite d'une enquête auprès de la Météorologie nationale pour un reportage de la RTF, au cours de laquelle il put incidemment consulter un dossier contenant, « à côté de diverses observations de phénomènes atmosphériques rares » (Michel 1965 : 32-33), « deux rapports rigoureusement inexplicables » (ibid. : 33), établis par des météorologues, qu'Aimé Michel modifie son attitude. Les récits de témoins lus dans Keyhoe n'avaient pas suffi à le convaincre, voilà qu'un dossier plein de rapports de météorologues y réussit au point de le faire devenir « soucoupiste ». Bien sûr, cet événement seul ne permettrait pas d'expliquer la suite, mais il engage notre auteur à chercher plus loin.
45Aimé Michel se met en effet à la recherche de témoignages en même temps que de « ceux qui savaient », pense-t-il. Il fait la connaissance, vers la fin de 1952 ou le début de 1953, d'un militaire qui travaille sur la question, le capitaine Clérouin. Cette rencontre balaie l'idée du secret bien gardé : le militaire n'en sait pas plus que lui. Clérouin est accompagné d'un civil, Jean Latappy, « le premier chercheur historique en matière de soucoupes volantes » (Michel 1977 : 15). Latappy collecte les récits depuis 1947, il « avait même une observation personnelle datant d'avant la guerre », et mène des enquêtes auprès des témoins. Il a notamment interrogé longuement un douanier auteur d'une observation de « cigare » au sol à Marignane (Michel 1954 : 181 sq). A la suite de cette rencontre, l'idée lui vint, en 1953, que « quoique ne sachant rien sur le fond, nous en savions cependant plus que ce que l'on pouvait en lire en français et en anglais. J'écrivis donc mon premier livre, qui parut au printemps 1954, et ne fut guère remarqué du public » (Michel 1977 : 16). Après la parution de l'ouvrage, et malgré son succès limité, un réseau de lecteurs-correspondants se met en place. On y retrouve des correspondants d'Ouranos23, des scientifiques, voire des poètes, comme Jean Cocteau24.
46Je l'ai dit plus haut, les premiers passionnés commencent par collectionner les articles de presse sur les soucoupes. Mais, dès la fondation d'Ouranos, des enquêtes sur les lieux d'observations de soucoupes vont commencer. On s'éloigne ici de l'enquête d'Arnold, les Français vont en effet y rajouter de nouvelles procédures. La notion d'enquête est primordiale pour comprendre l'ufologie. Ron Westrum a justement noté qu'« avant tout, ils [les ufologues] enquêtent sur les rapports d'observations » (Westrum 1979 : 158). Mais je le suivrai moins lorsqu'il poursuit en écrivant : « La qualité de ces enquêtes varie considérablement ; certaines sont excellentes, d'autres ne peuvent être nommées "enquêtes" que par pure courtoisie » (ibid.). En effet, Westrum est ici trop ufologue, ou trop rationaliste, comme on voudra. En statuant sur la valeur de ces enquêtes, il nous prive de la possibilité de comprendre comment les ufologues eux-mêmes vont s'y prendre pour faire la différence entre enquêtes bonnes et mauvaises, entre enquêteurs qualifiés ou piètres. Je laisserai donc les ufologues établir leurs propres critères de sélection et d'évaluation des données recueillies, me contentant d'observer leurs pratiques, comme j'ai suivi Arnold à Tacoma, afin de voir comment ils s'y prennent, comment la réalité vient ainsi aux soucoupes.
47Dans la France du début des années 50, l'ufologie naissante fait donc de nombreuses enquêtes. Ouranos est une commission d'enquêtes. Dans l'ours du journal, sont mentionnés le directeur bien sûr, mais aussi le « chef du service d'enquête », à savoir, à partir de 1953, Jimmy Guieu. Ce dernier écrit d'ailleurs en 1954 : « Depuis ma nomination à Ouranos (...) j'ai eu l'occasion d'enquêter sur des centaines de cas précis, d'interroger d'innombrables personnes... » (Guieu 1954a : 15-16). Lorsqu'il s'agit de remercier les collaborateurs de l'association, ce sont les enquêteurs qui ont droit aux honneurs : « Dans de nombreux pays, tant en Europe que sur les autres continents, Ouranos possède un ou plusieurs correspondants enquêtant auprès des témoins oculaires et expédiant au siège principal rapports et documentations. Je tiens ici à rendre hommage à leur dévouement bénévole qui fait honneur à leur amour de la recherche désintéressée » (ibid. : 16). C'est grâce aux « investigations de ces correspondants » (ibid.) qu'il est possible « de tenir continuellement à jour le « Dossier mondial des soucoupes volantes » que nous constituons à Ouranos » (ibid.). Le témoin, les lieux de l'observation sont donc constitués en point de passage obligé. Et le critique qui ne fait pas d'enquête, qui n'accepte pas cette épreuve des faits, voit son opinion négligée25.
48L'enquête apparaît comme un véritable travail, car, souvent, le récit d'une observation manque d'ordre, de précision, que cela vienne de l'expression du témoin, hésitant, revenant sur ses propos, passant d'un problème à l'autre, ou que cela vienne d'ailleurs (des différentes versions publiées par la presse, par exemple). Ainsi, lorsqu'en 1959 Thirouin publie le résultat de son enquête sur un des plus fameux cas de 1954, l'affaire Dewilde, il note : « Cependant, à la C.I.E.S. Ouranos, le récit de Marius Dewilde tel qu'il était publié par les journaux et les revues, n'allait pas sans susciter un certain scepticisme. Il y avait trop de variantes importantes d'une relation à l'autre, notamment en ce qui concernait la forme de l'engin, ainsi que la taille et l'équipement des êtres inconnus prétendument observés par Marius Dewilde » (Thirouin 1959 : 11). Même quand ce dernier s'exprime à la radio, son ton paraît « un peu gouailleur » (ibid.). Ce n'est que lorsque notre enquêteur décide « de procéder à une série d'enquêtes systématiques sur place » (ibid.) que le cas va acquérir son authenticité, sa matérialité : « De Quarouble, cependant, j'ai rapporté plus que d'intimes convictions, car non seulement mon contact quotidien avec Marius Dewilde et les renseignements recueillis sur lui, font apparaître comme pratiquement inconcevable l'hypothèse d'une mystification, mais j'ai vu et étudié les traces découvertes sur les traverses de la voie par la Police de l'Air, et j'ai reçu en outre le témoignage d'une autorité locale, dont la presse n'a jamais parlé jusqu'ici et dont l'incontestable valeur confère aux faits affirmés le sceau même de l'authenticité » (ibid., p. 12).
49Tout ce mouvement qui consiste à n'utiliser la presse que pour apprendre l'existence de cas et à effectuer soi-même le déplacement sur place pour recueillir l'information qu'on organisera ensuite selon les normes ufologiques, contribue à façonner les cas, à les trier, les classer, et à en retirer un savoir sur les soucoupes volantes. De la même façon, le récit des témoins est repris, remis en ordre. Leurs enquêtes effectuées, les correspondants rédigent alors un compte rendu. Le phénomène observé, son témoin, les conditions météorologiques, etc., sont mis en fiches (voir illustration). Ce moment d'écriture est important. On voit comment, du désordre des descriptions de témoins, de leur récit hésitant dans lequel on ne pourrait distinguer a priori que propos incohérents, les soucoupistes obtiennent un ordre. En découpant le récit recueilli, en le couchant sur des formulaires, en faisant de même pour d'autres témoignages, en normalisant ainsi les soucoupes vues, l'enquêteur construit d'un même mouvement sa discipline et son objet, les soucoupes. Au récit du témoin, récrit par l'enquêteur et agrémenté de citations, sont joints divers détails sur les vérifications effectuées : enquête auprès du voisinage sur la moralité du ou des témoin(s), vérification auprès des instituts de météo ou des aérodromes locaux, afin d'éliminer des sources possibles de confusion, etc. Ces rapports d'enquête paraissent dans Ouranos, qui publie aussi de nombreux résumés d'articles de presse sur d'autres observations ainsi que des articles de réflexions générales (sur la pertinence de l'hypothèse extraterrestre par exemple). Ce travail effectué, le rapport publié, accompagné parfois de considérations plus générales sur le phénomène des soucoupes volantes, dessine la première géographie de ce milieu d'amateurs passionnés.
50Le savoir ainsi constitué sur les soucoupes va être diffusé également par le biais de conférences qui ont, semble-t-il, permis de recruter une bonne partie des membres des groupes des années 50. Occasion pour les premiers ufologues-auteurs de se rencontrer et de s'expliquer en public. Au tout début des années 50, la commission Ouranos tient quelques réunions-débats à Saint-Germain, à la Salle de géographie ; ou encore au club du Faubourg (Chaloupek 1989). On peut y voir Marc Thirouin26 et Jimmy Guieu. A l'automne 1954, ceux-ci y retrouvent A. Michel et y recrutent des collaborateurs. Ils interviennent aussi dans les conférences organisées par d'autres personnes ou groupes. Ainsi, Jimmy Guieu et Jean Latappy prennent la parole lors d'un « débat public sur le problème des soucoupes volantes organisé à Paris le 5 février 1953 par l'Aéro-Club » (Guieu 1954a : 47), où ils s'opposent aux contestataires de la réalité des soucoupes. Au moment où s'effectuent tous ces travaux ufologiques, où se tissent ou se dénouent ces alliances entre « soucoupistes » s'élabore un discours sur les mystérieux objets célestes. En France comme dans les pays anglo-saxons, ce discours va s'organiser autour de trois points principaux.
51Tout d'abord, pour les spécialistes des soucoupes, il ne s'agit pas de quelque phénomène local, mais d'un phénomène universel. Selon Marc Thirouin : « Une légende tend [...] à s'accréditer, suivant laquelle les U.S.A. seraient le domaine d'élection des soucoupes volantes. Rien n'est cependant plus faux » (Thirouin 1954a : 9). Et il se fait même sociologue pour expliquer cet effet américain. « En réalité, les Etats-Unis sont quatorze fois plus étendus que la France, et ils possèdent depuis sept ans une Commission d'étude officielle qui centralise les observations signalées de tous les points du territoire [...]. Cela suffit à expliquer le grand nombre d'observations rassemblées en Amérique ; mais une enquête approfondie menée dans des conditions voisines en France permet d'aboutir à des statistiques qui donnent des résultats proportionnellement identiques » (ibid.). Jimmy Guieu renchérit : « Toutes les contrées de la Terre furent, à tour de rôle, survolées par les mêmes mystérieux engins. Même le Pôle Sud fut honoré de leur visite ! » (Guieu 1954a : 28). Et il liste et commente, outre les classiques américains (comme les affaires Arnold, Mantell, ou Chiles et Whitted27), des observations rapportées dans d'autres pays et en France.
52Par ailleurs, pour les ufologues, les récits sont cohérents entre eux et permettent de « faire la différence » entre les soucoupes, les aéronefs terriens, les phénomènes naturels, les mystifications, etc. Et les récits qui passent l'épreuve de l'enquête peuvent être classés en plusieurs catégories. Citons Aimé Michel (l'auteur rappelle le mot de Clérouin comparant les soucoupes aux fantômes, puis) : « Si les soucoupes posent un problème, c'est précisément que sur ces deux points : qualité des témoins et concordance des témoignages, elles diffèrent totalement, radicalement des fantômes. Certes, la presse a rapporté des récits de tasses volantes, poêles à frire volantes, casseroles volantes, et autres vases de nuit volants, mais il se trouve que tous les témoignages sérieux — j'entends par là provenant de plusieurs témoins qualifiés —, que tous les témoignages ayant un caractère troublant concordent admirablement dans une description uniforme du phénomène observé, ou plus exactement des trois phénomènes observés : le disque argenté, le fuseau argenté à hublots et la boule lumineuse » (Michel 1954 : 59). S'il y a des distorsions, on s'aperçoit que c'est donc souvent la faute de la presse qui rapporte mal les faits. L'opinion de Michel est partagée par Thirouin : « Cependant, tous ces événements sont mal connus, déformés, noyés dans un fatras de fausses nouvelles, d'informations ridicules, qui lasse le chercheur objectif, décourage la manifestation de la vérité » (Thirouin, 1956 : 11-12).
53Les soucoupes sont un phénomène récent. On les rapporte depuis quelques années à peine. Mais les auteurs français, tout comme leurs homologues américains ou anglais, dotent le phénomène d'une histoire. Ils vont chercher dans les récits anciens, dans les légendes, ou dans les récits hagiographiques, des soucoupes non reconnues comme telles. Comme le fait remarquer Aimé Michel : « Quelle que soit l'explication des soucoupes volantes — hallucination, phénomène céleste, etc. — pourquoi auraient-elles attendu 1947 pour faire leur entrée dans l'histoire ? » (Michel 1954 : 20). Ainsi, sont rappelées les observations anciennes de phénomènes aériens tels les foo-fighters, rapportés par les pilotes durant la dernière guerre et au sujet desquels on en vint « à croire [...] que Hitler disposait d'une nouvelle arme secrète » (ibid.). On remonte plus loin dans le temps en puisant à l'occasion dans les chroniques médiévales, comme celles de Grégoire de Tours, les récits de prodiges du xvie siècle28, ou les Histoires naturelles de Pline (ibid. : 31). La Bible devient même un catalogue et l'« observation » d'Ezéchiel l'un des plus anciens cas de soucoupes (Guieu 1954a : 212 sq). En le rappelant, en insistant sur certains détails, Guieu, se faisant ethnologue, remarque : « Ezéchiel et ses contemporains ignoraient tout de nos termes techniques, et cela se conçoit aisément. Assistant à l'atterrissage d'un avion et à la sortie de son équipage, un pygmée ne pourrait s'exprimer que par des mots simples dont il connaîtrait bien le sens. Parfois, ne possédant pas de termes adéquats pour définir un être ou une chose, il l'aurait remplacé par un mot impropre mais représentant le plus possible l'être, la chose ou l'événement en question » (Guieu 1954a : 214). Cette attitude n'est, en fait, que l'exacte symétrique de celle des « sceptiques » qui, dès la même époque, expliquent les soucoupes comme des phénomènes naturels ou humains connus, réduisant de la même façon les phénomènes anciens. Ainsi, l'astrophysicien Menzel « météorologise » de son côté l'observation d'Ezéchiel28 (1952 : 124-134).
54On cherche, pour défendre ses théories, des alliés parmi des auteurs plus anciens. Charles Fort qui collectionnait au début du siècle les anecdotes scientifiques curieuses (faisant état d'observations de météores lents, de pluies de sang, etc.) est convoqué pour plaider la cause des soucoupes.
55En constituant son savoir, en produisant ses enquêtes, son discours, en soutenant l'existence d'un phénomène original, la soucoupologie se situe contre d'autres savoirs. Ceux des sciences « officielles », de la presse, de l'armée, notamment.
56Vis-à-vis de la science, les reproches sont plus ou moins appuyés selon les auteurs. Guieu se révèle plus critique que Michel. Ce dernier insiste sur l'incapacité ou l'impossibilité de la science à appréhender le problème des soucoupes (« on [les savants] n'en pense rien » (Michel 1954 : 8) ; il s'agit de faits singuliers, caractérisés par leur « soudaineté, fugacité, imprécision » (Michel 1958 : 15). Singularité qui « entrave le progrès des investigations » (ibid.), et « inspire le scepticisme et l'agacement de la majorité des savants, car il n'y a de science que du général » (ibid.)29. Jimmy Guieu est, lui, plus radical : il parle du rationalisme fermé de la science, voire de son alliance avec les instances gouvernementales pour camoufler les données sur le phénomène. Pour Guieu, accepter la réalité des soucoupes implique une retraduction complète de la société, de ses buts, du rôle de ses dirigeants. Au minimum, pour tous les auteurs, le « soucoupisme » est une démarche qui fait passer l'expertise par d'autres circuits : « cela signifie après tout, que nous devons nous faire une opinion nous-même... » (Michel 1954 : 9).
57Au niveau des cas, l'argumentation des ufologues prend la forme d'une récusation des explications « officielles » de certaines observations. Ainsi, Aimé Michel conteste-t-il, sur la foi des témoignages recueillis et d'une divergence de vue entre les communiqués de l'Institut d'astrophysique de Paris et de l'observatoire de Nice, que l'« œuf volant » de Draguignan ait été un aérolithe (Michel 1954 : 169 sq). Nos enquêteurs définissent les soucoupes comme un objet de science mais, de fait, redéfinissent ce qui est scientifique, ne l'est pas, ou ce qui est de la science « officielle ». De la même façon, ceux qui les critiquent (comme E. Schatzman), en considérant les soucoupes comme des mauvaises interprétations de planètes ou de manifestations atmosphériques, en y voyant un phénomène de croyance irrationnel, parascientifique, définissent ces termes. En fait, l'attitude des « soucoupistes » face aux « officiels » est faite tantôt d'ostentation et tantôt d'esquive : ici, ils critiquent les explications fournies pour certains cas, là ils proposent de collaborer (Thirouin 1954a : 11) ; ailleurs, ils suggèrent qu'en fait les officiels savent et que les attitudes gouvernementales correspondent peut-être à un programme éducatif (Guieu 1956 : 206). Lorsqu'il s'agit d'utiliser des documents, les ufologues puisent largement dans les dossiers d'enquêtes officiels. Même s'ils les contestent, les réinterprètent, ils leur attribuent a priori un sérieux et s'en servent comme cautions à l'instar des sceptiques qui, comme Schatzman, utilisent les descriptions données par les « croyants » mais les expliquent en d'autres termes (Schatzman 1951b). De même, ils ne manquent pas de faire référence aux liens qui peuvent unir un « soucoupiste » à une institution scientifique (dans sa préface au premier livre de Guieu, Thirouin mentionne que, outre son appartenance à divers groupes « soucoupiques » américains ou anglais, l'auteur « est membre de la Société astronomique de France ») ni de citer les scientifiques bienveillants ou neutres (Guieu 1956 : 24).
58En suivant Kenneth Arnold dans son enquête, en décrivant la mise en place des premiers groupes « soucoupiques » français, nous n'avons vu que des traces, des articles, nous n'avons rencontré que des récits, des acteurs, nous n'avons assisté qu'à des juxtapositions, des comparaisons. Mieux, on s'aperçoit ainsi que les grandes entités parfois invoquées par les sociologues, qu'il s'agisse de l'irrationalité ou de la pensée préscientifique, sont le résultat de redistributions locales, de la reconstruction et de la reconsidération des événements par d'autres personnes qui ne « croient » pas aux soucoupes. Pour employer une formule, l'idée centrale de ce texte est que les soucoupes n'ont d'autre essence que leur existence. Leur mode d'existence est mieux appréhendé par un suivi minutieux des procédures mises en place par leurs avocats ou leurs détracteurs que par le recours aux grandes catégories dont la sociologie use lorsqu'elle cherche à faire l'économie d'un passage par le terrain.
59L'enquête, considérée comme point de départ obligé du travail sur les soucoupes, puis le travail de rédaction et de publication subséquent des rapports permettent aux mystérieux objets célestes d'acquérir une réalité locale et temporaire (avant que d'autres réorganisent ce qui a été dit ou fait par les précédents pour tenter de dissoudre cette réalité). De la même façon, c'est par la création de journaux et de bulletins que l'ufologie peut prolonger son mouvement, gagner de nouveaux adeptes, constituer ses réseaux de correspondants, universaliser le champ d'apparition des soucoupes. Des différences apparaissent aussi. Aux Etats-Unis, au moment où, avec Palmer, la revue Fate traite des soucoupes mais aussi de toute une gamme d'autres phénomènes en direction d'un large public qui n'est pas ensuite réuni dans des groupes, l'ufologie n'apparaît pas (il faudra attendre que les groupes américains fassent un travail similaire à celui des groupes français pour la voir émerger). En France, au contraire, dès qu'Ouranos met en place ses enquêtes, son bulletin, ses conférences, son réseau de correspondants qui, par l'envoi de coupures de presse, donne une échelle mondiale à la question, on voit naître l'ufologie et apparaître des caractéristiques que l'on retrouvera ultérieurement dans d'autres groupes30. Cette pratique ufologique ne nécessite pas d'explication en terme d'irrationalité, c'est plutôt la description de cette pratique qui en constitue l'explication, de même que la description du travail effectué par les sceptiques permet de comprendre l'émergence des catégories d'irrationalité ou de pensée pseudo-scientifique. La réalité des soucoupes, les jugements portés sur les ufologues ou les témoins sont la conséquence de prises de parole, de pratiques d'écritures, d'associations de personnes, non la cause de ces activités.
60Ainsi, l'opinion des sceptiques ne diffère de celle des « soucoupistes » que par son orientation, non par ses procédures d'étayage. Là où Kenneth Arnold et les enquêteurs d'Ouranos font surgir des soucoupes en rapprochant des événements géographiquement ou historiquement distants, Menzel dénie cette réalité en rapprochant les descriptions des témoins de celles de phénomènes météorologiques.
61Dès lors, le problème est précisément de comprendre ce qui résulte de ces opérations. Ce point précis reste à élucider et je me contenterai donc d'indiquer quelques pistes qui me semblent se dégager du parcours suivi par les premiers enquêteurs. La mise en place de l'ufologie et la façon dont émergent les soucoupes comme manifestation irréductible à du connu, chez Arnold, mais surtout dans les groupes ufologiques français des années 50 où les soucoupes deviennent des engins extraterrestres, marquent une série de transformations intéressantes, d'opérations de traduction, de la société et de la nature.
62En travaillant sur les récits de soucoupes, en mettant en place l'ufologie, les auteurs comme Aimé Michel ou Jimmy Guieu, les enquêteurs et rédacteurs d'Ouranos, introduisent toute une foule de petites différences. Prendre en compte les récits de soucoupes comme la manifestation d'une intelligence extraterrestre n'est pas la même chose que de les ignorer, comme le font la plupart d'entre nous, ou de les réduire à des phénomènes connus, comme le font quelques rationalistes. En suivant les premiers ufologues, on aboutit, au minimum (Michel) à la constitution d'une nouvelle catégorie d'experts, d'une nouvelle classe de phénomènes ; au maximum (Guieu), à une retraduction complète de la société, à une nouvelle répartition des positions de porte-parole, d'experts. Jusqu'ici, les astronomes, les météorologues étaient les interprètes des choses du ciel, des « météores » au sens dix-neuviémiste du terme ; avec les « soucoupologues », de nouveaux experts prétendent à l'interprétation d'une partie des manifestations célestes. Il en résulte un bouleversement local du cosmos et de la société. L'hypothèse que les soucoupes sont des machines venues de Mars ou de plus loin, que nous ne sommes pas seuls, ni les premiers, ni les plus évolués, que tous ces phénomènes curieux de l'atmosphère ne sont pas faits de matière inerte mais d'intelligence organisée, est lourde de conséquences. Si les soucoupes ne peuvent être réduites à du connu, si elles attestent d'une intelligence de provenance extraterrestre, le cosmos et la nature sont à reconsidérer. Tous les auteurs s'accordent là-dessus : toutes ces traces recueillies, tous ces témoignages en faveur d'une présence, dès lors qu'ils seraient perçus par l'ensemble de la société, entraîneraient des bouleversements considérables. Comme on le sait aussi, la société n'est pas bouleversée depuis que l'on voit des soucoupes (cette absence de prise de conscience ne manque pas d'inquiéter les ufologues). On s'aperçoit par là même que les ufologues, s'ils se chargent du recueil des données, délèguent aux soucoupes volantes le soin d'orchestrer ce bouleversement, ou plus simplement de convaincre ceux qui en voient31. Tous les auteurs ne s'accordent pas avec la même force sur ce rôle délégué aux soucoupes, mais tous l'envisagent : certains le souhaitent, d'autres le redoutent. On cherche parallèlement les indices d'une connaissance de la « terrible vérité » chez les Puissants. Comment pourraient-ils ignorer ces faits, eux qui enquêtent ? Les communiqués laconiques, les explications lapidaires (voire contradictoires) rendant compte de certaines observations, deviennent signes qu'en haut lieu, on sait.
63Si les rationalistes se battent contre ces interprétations de soucoupes en termes de phénomènes qu'ils appellent, eux, Vénus, mirages, hallucinations, etc., c'est par crainte de démons. Ils parlent du danger qu'il y a à s'intéresser aux soucoupes, y voient un retour aux ténèbres médiévales, ou à des modes de pensée réactionnaires. Les sceptiques transforment donc eux aussi profondément la société en faisant valoir qu'elle est peuplée d'esprits irrationnels. Dans un cas, l'univers est différent mais le bouleversement conséquent de la société est différé ; dans l'autre, l'univers reste le même, mais la société est différente et devient irrationnelle.
64Notre propos est moins de savoir qui a tort ou raison - ce qui ne ferait qu'introduire un nouveau point de vue sans accepter de s'interroger sur les conditions de sa production et reviendrait à rejeter dans l'erreur les avis des acteurs que nous suivons - que de montrer qu'à partir du moment où l'on accepte ou rejette les soucoupes, on induit telle ou telle conception de la société. Le fait que la soucoupologie soit une activité localisée, limitée à des groupes de passionnés, ne suffit pas à évacuer le problème. Les rationalistes qui n'y croient pas étant aussi localisés que les ufologues, il vaut mieux s'interroger sur cette localisation des discours et comprendre comment leurs promoteurs s'y prennent pour les délocaliser, les exporter, les faire accepter ailleurs, ou comment leurs tentatives échouent. Considérer les connaissances scientifiques comme universellement vraies n'est pas très fécond (particulièrement depuis que les études de sociologie des sciences nous expliquent toujours plus finement comment les savoirs et les faits scientifiques sont construits, acceptés ou rejetés) ; la plupart des gens ne croient pas à bien des résultats de travaux scientifiques, quand tout simplement ils ne s'en moquent pas. Par contre, nombreux sont ceux qui ont lu une fois dans leur vie un ouvrage traitant du paranormal. Les sociologues que cela inquiète devraient replacer le sujet dans sa perspective historique ; ils devraient se souvenir que des Lenglet Dufresnoy (Goulemont 1980) ou des Nisard (Certeau, Julia, Revel 1970) s'inquiétaient déjà de la circulation, aux siècles derniers, de recettes magiques ou de récits de prodiges sous forme d'occasionnels. Ils ne sont pas au bout de leur peine. Malheureusement, les sociologues si férus de sondages sur les croyances aux parasciences sont rarement historiens et, comme les journalistes, trouvent apocalyptique que les soucoupes ou Uri Geller puissent revenir à la mode. S'ils recouraient à l'analyse historique, ils verraient combien de fins du monde rationnel on a finalement évité depuis les Lumières, et pourraient expliquer alors dans les mêmes termes le fait que certaines personnes croient aux soucoupes alors que d'autres y croient tellement peu, le fait que certains croient à tel type d'ovni mais pas à tel autre...
65Nous terminerons sur une anecdote rapportée par Ruppelt, le chef du programme militaire américain d'étude des UFOs déjà cité (voir note 1). En 1952, il put enquêter sur une affaire d'ovnis au moment même où les objets étaient visibles dans le ciel. Cela se passait à Dayton, dans l'Ohio. Les témoins étaient pour la plupart des pilotes, des militaires, des opérateurs de tour de contrôle, etc. Témoins multiples, indépendants, au sol ou en vol. Ruppelt-le-consciencieux, soucieux de suivre la procédure bien qu'il ait vu lui-même les objets mystérieux, interroge ces témoins. A la faveur de l'escale d'un C-54, il intercepte ses passagers qu'il connaît par ailleurs. L'un d'eux, un officier de l'ATIC32, court vers Ruppelt et lui tend la pellicule sur laquelle les objets ont été photographiés. Il est à bout de souffle : « Jamais je n'avais imaginé que j'en verrais », dit-il. Ruppelt reconnaît également deux autres passagers, des officiers. Ils ont l'air surexcités, « grimpant presque l'un sur l'autre dans leur effort pour raconter leur histoire ». Ils ont vu les ovnis se faire la chasse, aller à une vitesse folle. Sur la piste, dans la tour de contrôle, sur la base militaire voisine, tout le monde a les yeux rivés sur les objets. Après avoir interrogé ses témoins, Ruppelt procède à des vérifications auprès d'autres bases et fait donner la chasse aux soucoupes par deux F-86, deux F-84 n'ayant pu atteindre l'altitude des engins énigmatiques. Une fois les photos développées, les rapports des pilotes de jets reçus, une fois confrontés entre eux les différents témoignages recueillis, les soucoupes du ciel de Dayton deviennent des ballons-sondes. Ainsi, en se déplaçant à travers une série de récits, de documents, de photos, en rapprochant l'affaire d'autres qu'il avait déjà analysées au lieu, comme chacun des témoins, de coller à sa propre observation, l'enquêteur Ruppelt a descendu trois nouvelles soucoupes.
66J'oubliais, les deux officiers sortis d'un Tex Avery étaient des docteurs en psychologie de l'Aero Medical Laboratory. Ils venaient justement de rédiger un rapport sur les ovnis. Ruppelt, malicieux, note le titre prévu : « les aspects psychologiques des observations d'ovnis »...