1A deux cents mètres de Stazione Termini, la gare centrale de Rome, au cinquième étage d'un immeuble de la bruyante Via Principe Amedeo, entre une modeste pension et une école privée de techniques commerciales, est installé le siège d'un Centre chrétien de parapsychologie. Des affiches placardées dans le quartier en décembre 1986 proposaient des séminaires d'étude et pratique de la « perception extra-sensorielle », mais aussi des consultations privées, sur rendez-vous. Je m'intéressais alors au catholicisme pentecôtiste et à ses pratiques de guérison. La revendication chrétienne de ce cercle méritait, peut-être, quelque attention. Je sollicitai une consultation.
2Sur la porte d'entrée, une toute petite plaque de cuivre, laconique : « Maestro Antonio Masìn. Médium voyant. » En pullover et en pantoufles, le maître reçoit familièrement ses clients dans la demi-pénombre d'une pièce que rien ne distingue, à première vue, d'un quelconque lieu de travail : un bureau, un canapé usagé, une petite bibliothèque vitrée, quelques plantes vertes. Mais au mur, surplombant la tête du médium, lorsqu'il est assis à sa table, se détache « l'emblème du roi Salomon », une croix à deux branches horizontales inégales, inscrites dans un triangle entouré d'un cercle. Au-dessus de l'emblème, une image de la Vierge surmontée, à son tour, d'une croix en bois. Le reste du mur est tapissé de diplômes décernés par d'obscures académies de province. Un sacré-cœur de Jésus rayonne au-dessus de la porte. Près de la fenêtre, le buste d'un personnage inconnu, sur lequel se reflète une veilleuse électrique rouge.
3Envoûtements, mésententes familiales, adversités, libération des maisons et des magasins, psychothérapies : les multiples compétences du maître n'ont rien que de très banal et illustrent parfaitement les diverses offres que propose, aujourd'hui, le marché de la magie urbaine italienne, y compris l'adoption d'un langage médical ou psychologique, voire psychanalytique.
4Pourtant, questionné sur l'identité religieuse de l'association fondée il y a dix ans, mon interlocuteur explique avec véhémence que l'enseignement dispensé à ses disciples est strictement chrétien puisqu'il a pour « entité-guide » un éminent réformateur du catholicisme, le pape Grégoire XII, dont le buste constamment éclairé veille sur le cabinet de consultation, et puisqu'il est lui-même la réincarnation du grand prophète Amos et le second fils du roi Salomon1. Mais comment se reconnaître dans cette prestigieuse filiation lorsqu'on est aussi, et d'abord, le cinquième enfant d'une pauvre famille paysanne de la Vénétie, qui n'a connu du séminaire que les brimades réservées aux jeunes domestiques acceptés, quelques heures par jour, au cours élémentaire, moyennant les tâches les plus rebutantes ? Comment concilier l'enseignement de l'Église sur le destin posthume de l'âme, la présence obsédante des morts et des revenants au village natal et les pratiques de communication avec les esprits découvertes dans la capitale ? Comment renouer avec le savoir de cette grand-mère maternelle qui accueillait les nouveau-nés et habillait les morts, conjurait les vers et les maux de dents, redonnait figure humaine aux enfants victimes du scimmiot2 ? Les jeunes gens hébergés pour les préserver du chômage, de la drogue et de l'errance sont, bien souvent, les premières cibles des agressions diaboliques destinées au maître et les familles en quête d'un parent disparu sont plus soucieuses de tester les pouvoirs de divination du magicien que de collaborer à l'enquête. Fût-on directement ordonné par Dieu, les temps sont difficiles pour qui veut faire, honnêtement, son travail et la solidarité morale et financière des disciples ne permet guère de se consacrer exclusivement aux tâches d'enseignement, alors que l'Église est, de plus en plus, menacée par la corruption et l'incompétence.
5Depuis trois ans, par « amitié culturelle » - une valeur chère à Antonio Masìn -, nous reprenons ensemble toutes les questions agitées lors de cette première rencontre. Nous suivons, un à un, les fils enchevêtrés d'une existence tourmentée, entièrement modelée par l'interrogation métaphysique, le plaisir ludique de l'expérimentation mais aussi le désir tyrannique de lier à son regard et à sa parole une communauté utopique le reconnaissant comme maître de la totalité des savoirs. Pourtant ce chef exigeant affirme refuser tout fanatisme et toute idolâtrie, se définissant lui-même comme un sceptique. Prenons au mot cette ultime déclaration pour examiner ici, non la cohérence symbolique qui ordonne l'enseignement doctrinal, la liturgie du culte et la magie curative, mais quelques-unes des procédures qui permettent au magicien de « croire », c'est-à-dire de s'établir dans la certitude en accordant les « faits » aux énoncés de son savoir.
6Prenant en main la direction des premiers entretiens qui suivirent notre rencontre, Antonio Masìn élabore, d'une séance à l'autre, un récit de vie construit selon un ordre chronologique et thématique où, depuis l'enfance, chaque étape retenue devient, rétrospectivement, une réalisation anticipée de son destin de devin, guérisseur et maître spirituel. Sa passion enfantine pour les morts du village qu'il visite à domicile et conduit au cimetière, ses étranges sommeils nourris de visions qui donnent à son corps endormi la pâleur des cadavres et suscitent tour à tour la colère et l'effroi des parents, sont autant de signes d'un pouvoir de clairvoyance qu'il ne retrouvera dans toute sa force qu'à travers la communication avec les esprits à laquelle, jeune domestique émigré, il se fait initier dans les clubs spirites de Rome. Sa légitimité de prêtre — dont les premières manifestations remontent là encore à l'enfance lorsque l'élévation de l'hostie durant la messe le transporte au-dessus de l'assemblée des fidèles — trouve sa pleine reconnaissance dans les conditions que posent les esprits à leur apparition : prier, se confesser, communier, et dans l'identité des « guides » - le pape Jean XXIII puis le pape Grégoire XII - qui orientent sa progression spirituelle à travers une succession d'épreuves, pensées sur le modèle du martyre chrétien. Ses pouvoirs de thérapeute s'élaborent tout autant durant ses années d'apprentissage dans l'atelier du tailleur villageois, à l'infirmerie des casernes où il fait son service militaire, dans les cuisines des grandes maisons bourgeoises qu'au cercle spirite où il démystifie progressivement les trucages des opérateurs. Redoublant l'hostilité des séminaristes de son enfance et l'indifférence des prêtres plusieurs fois sollicités pour acquérir une formation théologique, l'actuel refus de l'Église de le reconnaître comme prêtre-exorciste est heureusement compensé par son accession au statut de « grand maître de l'occultisme », veillant sur une communauté de disciples dont il guide le parcours métaphysique.
7Aussi l'exigence de sens qui anime ce récit de formation, orienté à première vue selon une succession nécessaire d'événements fondateurs, conduit-elle son auteur à rompre constamment l'ordre chronologique pour expliciter, à travers leur préfiguration dans les occupations passées, les divers registres de son activité thérapeutique présente : soigner les corps, éduquer les âmes, apaiser les morts, neutraliser les « forces négatives ». Pourtant, dans cette construction d'un épanouissement progressif des pouvoirs magiques, la découverte du spiritisme apparaît comme une rupture qui vient bouleverser la cohérence du récit, comme elle a bouleversé la vie de son narrateur, et superposer à la restitution ordonnée d'une destinée s'accomplissant par une succession de métamorphoses, une lecture quelque peu différente. Jusqu'à la rencontre avec les groupes spirites, l'histoire d'Antonio Masìn est faite de pertes et d'empêchements - perte de la clairvoyance et de la vocation religieuse, empêchements à fréquenter le séminaire, à faire des études, à trouver du travail, à réaliser ses rêveries amoureuses. L'apprentissage de la magie spirite marque, au contraire, la réappropriation de virtualités étouffées, entravées.
8A l'évidence, ce récit n'est pas un plaidoyer destiné à forcer l'adhésion à travers l'examen des éventuelles objections de l'auditeur. Il ne développe pas une argumentation, il présente en acte l'élaboration d'un savoir et l'acquisition de pouvoirs dont l'authenticité est, avant tout, garantie par la difficulté des obstacles à vaincre et l'ampleur des combats qu'il a fallu mener pour réaliser un destin entièrement suspendu à une élection divine mais dont, en même temps, on situe la singularité dans une appartenance sociale et culturelle : « Dès le début, ç'a été une histoire un peu particulière parce que je suis d'origine paysanne, simple. »
9Cependant, Antonio Masìn n'énonce pas des « croyances » au sens où il s'agirait de convictions échappant à toute possibilité d'évaluation et de vérification. S'il adhère au modèle chrétien du surnaturel, il ne considère pas que la vérité — même révélée — échappe à la rationalité humaine. Doute, contestations, rejets provisoires, loin d'être absents du récit, marquent au contraire chacune des expériences qui conduisent à des remaniements de ses conceptions religieuses et de sa magie. Si l'adhésion de l'interlocuteur ne semble jamais directement interrogée et sollicitée, en revanche est constamment explicitée l'initiale distanciation à l'égard d'énoncés qui sont au cœur de la doctrine métaphysique permettant, aujourd'hui, au maître guérisseur de prendre en charge les souffrances et la progression morale de ses consultants : l'existence et la nature des esprits, la réincarnation.
10Lorsqu'à la fin des années 50, il sert comme domestique chez un cinéaste polonais réfugié à Rome, Antonio est très intrigué par les soirées spirites qu'en l'absence du maître de maison, la gouvernante organise pour ses amies. Mais comment « croire » qu'un simple guéridon puisse se mouvoir tout seul ou faire parler les esprits ? Le club spirite où l'entraîne un ami quelques mois plus tard propose à ceux que le malheur éprouve de les libérer des « chaînes de force ». Le rite est à la fois simple et spectaculaire. Le consultant doit apporter une chaînette en or qui sera enveloppée dans une feuille de papier sur laquelle il a, préalablement, inscrit les noms des personnes soupçonnées de lui nuire. Puis, au signal donné par l'esprit qui se manifeste à travers le médium, son assistant laisse tomber la chaînette dans un petit brasero sur lequel il verse de l'eau tandis que, de l'autre main, il maintient la tête du consultant baissée sur la table. Des étincelles jaillissent de tous côtés dans un fort crépitement de matière enflammée. Lorsque ensuite on déroule la feuille de papier, les noms touchés par les étincelles désignent les coupables qui sont mis hors d'état de nuire en même temps qu'ils sont reconnus. Mais pour avoir assisté plusieurs fois au rite, Antonio sait bien que l'opérateur ajoute « quelque chose » en enroulant la chaînette, une substance qui explose au contact de l'eau, comme le lui confirme un étudiant de chimie qui fréquente le cercle : « Cela ressemble à des grains de riz, on les conserve dans des flacons de verre bleu très résistant contenant du pétrole car, à la lumière ou si l'on verse de l'eau dessus, cette substance explose. » Qu'est-ce donc, alors, que cette « négativité » qu'à travers le médium un esprit est censé détruire et comment comprendre la force des esprits ? Plus tard encore, lorsqu'il quitte les cercles spirites pour pratiquer seul la voyance en réintégrant les principaux éléments de la métaphysique spirite dans le cadre de la doctrine chrétienne, il n'accordera pas davantage crédit à ses communications avec Ergo, alias le pape Grégoire XII, lui révélant l'une de ses prestigieuses vies antérieures : « Moi, prophète ? J'ai dû mal comprendre, ce n'est pas possible ! »
11A vrai dire, cette distance prise à l'égard d'énoncés relevant d'un système interprétatif qui contredit tout autant les données empiriques que le dogme chrétien, est fort commune : elle inaugure, avec une remarquable similitude, aussi bien les récits par lesquels les ensorcelés rendent compte de leur épreuve que les premières expérimentations que les spirites français du siècle dernier consignent dans leurs mémoires. Dans tous les cas, l'incrédulité initiale a pour fonction d'introduire l'auditeur ou le lecteur à un régime de vérité obéissant à d'autres lois que celles de l'expérience ordinaire. Ici, il s'agit, en outre, d'affirmer, contre la malhonnêteté de charlatans abusant moralement et financièrement de leurs clients, la plus grande valeur éthique d'une pratique efficace. Comment cette certitude s'est-elle imposée ?
12S'agissant de la métaphysique spirite, comme auparavant de la médecine magnétique ou, aujourd'hui, de la diversité des pratiques qui se réclament d'une « parapsychologie », sociologues et ethnologues ont, à plusieurs reprises, souligné leur soumission toujours plus grande aux modèles dominants de la rationalité scientifique. Les magnétiseurs démontraient la réalité des « faits » magnétiques en se pliant au critère de reproductibilité de la vérité expérimentale. Les spirites enregistrent les traces matérielles de l'outre-tombe à la manière dont médecins et anthropologues décrivent et mesurent le corps humain. Radiomètres, dynamomètres et cardiographes évaluent, au début du siècle, la force psychique des médiums, traduisent les pulsations cardiaques des esprits-guides tandis que, depuis les années 1870, l'appareil photographique s'impose, aussi bien aux spiritualistes qu'aux matérialistes, pour vérifier la réalité objective des êtres de l'au-delà, en fixant le souvenir des plus étranges « matérialisations ». Aujourd'hui, les cercles de parapsychologie adoptent le langage de la physique quantique ou de la biologie moléculaire, et délivrent diplômes et thèses sur le modèle du cursus des universités ou des grandes écoles les plus prestigieuses3.
13Cette quête d'une authentification par la science, sa technologie et ses institutions est, bien sûr, présente chez Antonio Masìn comme l'attestent, d'emblée, les « diplômes » affichés, en grand nombre, dans son cabinet de consultation. Mais ses références, empruntées le plus souvent, au savoir médical commun, révèlent des ambitions plus modestes et visent, d'abord, l'efficacité de ses cures. C'est le vocabulaire médical le plus usuel qu'il utilise pour expliciter les diverses techniques de sa magie curative : les voyances sont comme des radiographies, les exorcismes extraient le mal comme de véritables opérations chirurgicales. Ce recours au modèle médical n'est pas seulement rhétorique. Dans ses archives, à côté des journaux - grands quotidiens ou magazines spécialisés - qui rapportent son intervention dans tel cas de disparition d'enfant ou telle affaire de maison hantée, la technologie de la médecine scientifique figure en bonne place pour valider ses pouvoirs : des examens biologiques confirment un diagnostic fait, à distance, par simple voyance ; des encéphalogrammes constatent la disparition de toute trace d'épilepsie après plusieurs semaines de soins qui ont permis à la malade d'abandonner, peu à peu, tout médicament.
14Mais d'autres sciences peuvent être convoquées pour assurer la crédibilité des expériences mystiques. Ainsi, aux disciples recrutés, pour la plupart, parmi la clientèle de ses consultations de voyance et d'exorcisme, il appartient d'accorder les pérégrinations du Maître dans le ciel métaphysique avec les lois du savoir astronomique. Un soir, en présence de son élève favori qui prend des notes, il entreprend un « voyage » qui le conduit du pont Saint-Pierre jusqu'au troisième plan astral, où lui apparaissent successivement le Christ et l'Aigle de l'apôtre Jean. Mais un passant vient introduire la perturbation : Antonio se sent redescendre et, à sa grande surprise, s'aperçoit qu'au lieu de rejoindre son point de départ, il est en train d'atterrir au-dessus de l'obélisque de la place Saint-Pierre. Son « corps astral » doit opérer un « déplacement » pour réintégrer son corps physique et rejoindre son disciple... Ce dernier, qui a étudié « la navigation maritime pour être capitaine au long cours », trouvera rapidement l'explication, « après avoir fait des relevés et des calculs » : « Évidemment, tu ne pouvais pas redescendre à l'endroit d'où tu étais monté. C'est une loi physique, il y a nécessairement un déplacement. »
15Mais, de l'aveu même du maître, ce souci d'adéquation avec l'observation mesurée, quantifiée est second par rapport à l'adhésion à la métaphysique spirite et à l'apprentissage des techniques de manipulation des êtres de l'au-delà. Dans son activité curative, la référence médicale n'a pas pour fonction d'imposer ses normes d'efficacité mais au contraire de révéler la supériorité des techniques magiques. Enfin, dans tous les cas, on ne saurait accorder à la vérification expérimentale une valeur autre que stratégique. Dans la hiérarchie des preuves dont son récit témoigne, l'attrait pour la démonstration scientifique du surnaturel est associé au désir d'avoir, comme il dit, « son heure de gloire », ce à quoi il parvient en se liant, durant plusieurs années, à un « expérimentateur » qui l'introduit dans les salons et les cercles culturels, le présente aux journalistes des revues de parapsychologie, organise des conférences dans de nombreuses villes de la péninsule, bref prend en charge la fabrication d'une célébrité. Mais le médium a fini par se lasser de cet assujettissement à une mise en scène de ses pouvoirs pour enchanter la petite - bourgeoisie urbaine, et c'est plutôt avec amusement qu'il considère aujourd'hui ce qui, somme toute, témoigne davantage de la séduction de l'illusion positiviste que de l'élaboration d'un véritable savoir. Si, pour Antonio Masìn, en dernière instance, le vrai est manifeste, ce n'est pas au sens où l'entendent ceux qu'obsède la vérification empirique, en l'occurrence ses élèves et ses clients : l'expérience qui a valeur démonstrative est d'abord celle d'une remémoration où la preuve fait place à l'épreuve qui modifie durablement celui qui s'y est soumis. Mais, redoublant ce travail de la mémoire, il faudra un long questionnement de soi-même à travers le dialogue avec un interlocuteur qui ne manifeste, a priori, aucune valorisation du discours scientifique, pour faire apparaître ces autres événements fondateurs de la certitude, occultés dans le récit initial ou du moins détachés de leurs effets réels.
16A l'origine de son intense passion pour la communication médiamnique qui, deux années durant, lui fait faire « toutes les expériences possibles et imaginables », Antonio évoque une soirée mémorable. Pour rire, il a demandé à prendre place autour du guéridon, parmi les amies de la gouvernante de la maison. Plongé dans cette société féminine, ses doutes commencent à faiblir lorsque se manifeste le père défunt d'une des participantes, pour rappeler l'existence d'un testament demeuré introuvable et consoler sa fille des mauvais traitements infligés par la seconde épouse. D'une part, le guéridon remue « de manière incroyable », sans qu'il puisse, malgré un éclairage suffisant, découvrir le moindre geste intentionnel. Mais surtout, cette histoire lui fait « beaucoup de peine » et l'intense émotion qui a remplacé le rire n'est-elle pas un indice suffisant de ce qu'il y a là « quelque chose de vrai ? ». La séance terminée, il faut remettre le guéridon à sa place, dans les appartements du premier étage. Repris par ses soupçons, Antonio en profite pour répéter, seul, les gestes et les paroles évocatrices. A sa grande terreur, le défunt est à nouveau présent.
17Ce premier essai, hâtivement mené en cachette de l'autoritaire gouvernante qui, cependant, devine dans la pâleur du domestique la secrète tentative, fait ainsi passer Antonio de l'interrogation sur l'acceptabilité d'un discours à la capacité d'agir en manipulant les signes et les catégories conceptuelles que celui-ci définit. Mais cette appropriation, dans la transgression, d'une aptitude à entrer en communication avec l'au-delà n'entraîne pas, pour autant, une totale adhésion. La mise à l'épreuve, solitaire, de la vérité du spiritisme se poursuit en multipliant les interlocuteurs susceptibles de répondre à l'appel et en expérimentant des techniques de plus en plus complexes. Elle aboutit à des résultats inattendus.
18Dans l'escalade des défis qu'il lance à l'au-delà, Antonio décide, un jour, d'évoquer le démon : « J'avais lu qu'il fallait avoir deux épées, qu'il fallait les entrecroiser, disposer des chandeliers dans un certain ordre, il fallait aussi un crâne mais je ne l'avais pas. Je mis les épées sur la table de la cuisine, j'appelai le démon mais il ne venait pas. Rien ne bougeait. Heureusement, car c'était une grande table de cuisine, à quatre pieds, d'au moins deux mètres de long. Au bout d'une demi-heure, comme je n'entendais rien, je renonçai à cette expérience... Et, comme si les choses pouvaient changer d'un instant à l'autre, je pris le vieux guéridon pour évoquer un petit vieux que je connaissais, un voisin de chez mes parents, qui était mort en me réclamant car il était très attaché à moi. » Le guéridon s'agite, tombe plusieurs fois, et la porte s'ouvre avec fracas pour laisser entrer une « sorte de pigeon noir », « une chose noire venue du néant », qui tourbillonne, menaçante, au-dessus de la tête de l'expérimentateur imprudent, agrippé de toutes ses forces au trépied tournoyant : « Mais ça, c'est l'esprit de ce petit vieux qui est en enfer ! » Tous les rosaires récités de son vivant, toutes les prières du prêtre venu l'assister à l'agonie n'avaient-ils donc pas sauvé le défunt de la damnation ? L'oiseau noir, disparu à travers une fenêtre, laisse dans l'air un froid glacial. Ébranlé dans sa foi, pensant à la Peur, Antonio vérifie portes et fenêtres : tout est fermé.
19Dans l'affrontement entre deux techniques, l'une livresque transmise de siècle en siècle au travers des grimoires diffusés par le colportage puis par la librairie, l'autre beaucoup plus récente mais qui a acquis, à travers le faire, la force de la tradition, c'est cette dernière qui révèle son efficacité. Mais c'est un savoir étranger à l'une et à l'autre, l'enseignement de l'Église sur le salut posthume de l'âme, qui, en dernière instance, se trouve mis à mal à travers une expérience hallucinatoire nourrie des récits qui ont accompagné l'enfance paysanne du domestique émigré dans la capitale. Dans toute la Vénétie, en effet, ce sont des oiseaux noirs, les corbeaux, qui abritent les âmes damnées et sont, de ce fait, présage de mort. Les contes enseignent que la métamorphose punit ceux qui ont fait de faux serments pour revendiquer la propriété de champs appartenant à autrui : après leur mort, on les voit tournoyer au-dessus des terres volées (Bastanzi 1888 : 68). Et c'est encore un terme appartenant au lexique traditionnel des êtres fantastiques, la Paura, la Peur, qui permet de donner forme à la vision menaçante. En prêtant au démon, qu'il ne savait nommer en langage spirite, tour à tour le visage familier d'un petit vieux de son village et la forme obscure des oiseaux maléfiques du récit légendaire, celui que son père appelle désormais le Romano, le Romain, renouerait-il avec la culture familiale ? Mais avant de s'affirmer comme tel, ce savoir qui n'est encore qu'irruption involontaire de mots et d'images oubliés doit acquérir la force d'évidence des émotions enfantines, et c'est en se soumettant aux effets de la magie spirite qu'Antonio en entreprend le ressouvenir.
20De l'exploitation solitaire du monde des esprits, le domestique passe à la fréquentation assidue d'un club spirite où il sollicite, à son tour, une « libération » : l'impossibilité où il est de garder longtemps une bonne place ne serait-elle pas le signe de « quelque chose » ? Sur la feuille de papier où il est invité à écrire le nom des éventuels coupables, Antonio inscrit ses frères, le propriétaire pour lequel il travaille ainsi que d'autres domestiques de la maison. Mais par la bouche du médium, l'esprit déplace ses soupçons sur une personne autre que celles qui ont été « brûlées » : une parente défunte « qui allait à la messe tous les matins et à vêpres tous les dimanches ». Antonio « reconnaît » alors sa grand-mère paternelle, ou plus exactement la marâtre et la tante de son père, puisque le grand-père paternel a épousé la sœur de sa première femme, à la mort de celle-ci. De retour chez lui, Antonio se sent comme soulevé, transporté, en même temps qu'il éprouve un violent malaise : passant en bus devant le Vatican, il se met brusquement à étouffer comme si deux mains lui serraient la gorge. Le conducteur doit s'arrêter pour le laisser descendre. Les jours suivants, ses pouvoirs de voyant vont se manifester dans la plus totale anarchie : dans la rue, il voit l'intérieur des maisons à travers leurs façades, il voit les gens nus à travers leurs vêtements. Mais cette transparence de l'espace sensible s'accompagne d'une autre transparence dans le temps : Antonio revoit la maison familiale où vivait cette aïeule qui, se rappelle-t-il, lui portait une affection particulière. Surgit alors le souvenir d'un cauchemar qu'il situe à l'âge de six ans. Au cours d'une violente dispute, son père a interdit à la vieille femme de faire dormir l'enfant dans son lit. La nuit suivante, Antonio se réveille en hurlant de terreur : deux mains glacées lui enserrent le front. Autre souvenir : il entre à l'improviste, avec son frère, dans la chambre de sa grand-mère. Celle-ci a les mains tendues au-dessus du petit fourneau sur lequel elle prépare ses repas depuis la discorde familiale. Surprise, les yeux révulsés de colère, la vieille femme attrape Antonio par le cou et l'aurait étranglé si, alerté par son frère, son père n'était venu à son secours.
21Aujourd'hui, pour Antonio, le sens de ces expériences pénibles ne fait aucun doute : l'aïeule était une puissante sorcière qui l'attirait au moyen de friandises maléficiées, qui lui a « fermé la clairvoyance » en appliquant sur son front une étoffe blanche et qu'il a surprise, sans le savoir, en train de « lire dans les charbons »4. A l'instar des modernes psychothérapies, le rite de libération fait donc revivre un événement traumatique passé mais son interprétation, qui renvoie à une lecture du mal tout aussi éloignée des conflits de la subjectivité que de la théorie spirite des esprits mauvais, ne s'est pas immédiatement imposée car elle n'a rien de spontané. Elle s'est progressivement mise en place à travers un surprenant détour : la construction d'une « tradition populaire » définissant les acteurs, les moyens et les effets de l'agression magique que, tout en poursuivant son apprentissage de voyant, le domestique élabore à partir de ses propres souvenirs, de l'expérience familiale et de témoignages recueillis au village auprès de familles amies.
22Les mises en garde de sa grand-mère maternelle contre le danger d'accepter des friandises offertes en dehors de la famille, la soudaine guérison d'un enfant après que son père eut obligé une voisine à entrer dans la maison en brûlant les couronnes d'épines et les oiseaux de plumes trouvés dans le matelas sur lequel dormait son fils, l'étrange comportement d'une mendiante qui réclame du saucisson et du vin rouge en riant des dégâts que vient de provoquer l'orage : tous ces faits attestent l'existence, à Galzignano, d'une magie traditionnelle, exclusivement féminine, qui se transmet de mère en fille. Ces sorcières sont organisées en « congrégations » avec, à leur tête, une « maîtresse » qui fixe, pour chacune, la part de méfaits qu'il lui faut accomplir. On pouvait en compter une vingtaine lorsque Antonio a quitté le village en 1956. Les maléfices frappent tous les membres d'une même famille et s'héritent sur sept générations. Ce sont eux qui expliquent la maladie de sa grand-mère maternelle et les morts accidentelles qui ont successivement frappé le mari et les fils de celle-ci, la violence de son père, les maladies de sa mère, la mort en couches de sa sœur aînée, l'alcoolisme et la mort prématurée de sa sœur cadette.
23Qu'est-ce donc, dans ce cas, qu'une épreuve ayant valeur d'expérience démonstrative ? C'est celle qui, venant troubler les repères habituels de la perception du réel, conduit à situer l'étrange non plus dans le monde extérieur mais en soi-même et à sortir de l'incertitude en métamorphosant en mémoire ce vacillement qui a perturbé l'expérience subjective. Mémoire individuelle et collective puisqu'elle ne permet pas seulement de mettre des formes et des mots sur de très anciennes terreurs, mais de relire l'histoire familiale et villageoise à la lumière d'un nouveau savoir qui, désormais, permet de « s'y retrouver ». Ainsi l'épreuve n'acquiert-elle sa pleine valeur démonstrative que dans la mesure où elle fait passer d'une expérience intime à un travail d'élaboration symbolique qui place, en retour, son auteur dans une position d'autorité : celle de voyant, guérisseur et désenvoûteur.
24Quel statut accorder à cette tradition élaborée par le futur médium ? Si l'on y retrouve des éléments attestés, par ailleurs, chez les grands ethnographes de la Vénétie et du Frioul, à la fin du siècle dernier - notamment l'existence d'associations de sorcières5 -, on ne peut, pour autant, assimiler Antonio Masìn à ces premiers théoriciens français du spiritisme à qui l'on doit, comme l'a montré Daniel Fabre, de précieuses enquêtes sur les diverses sources de l'agression magique et sur les anciennes formes de régulation des relations entre les vivants et les morts6. Effacée du récit initial, l'entreprise d'exploration du vécu local de la sorcellerie a confronté le voyant à une très grande diversité d'expériences que sa parole, sollicitée, peut encore déployer dans toute leur complexité. Mais, pour son usage personnel, celle-ci se résout en quelques énoncés rigides où l'on peut voir - mais cela reste à vérifier - une construction provisoire faisant dialoguer l'enseignement des spirites avec cet autre système culturel qui a modelé l'enfance du magicien, pour assurer sa propre cohérence intellectuelle et définir les repères symboliques d'une action efficace au moment où, découvrant, comme il dit, les « trucs du métier », l'apprenti médium, « éberlué », ne sait plus « où s'arrête la fiction ».
25Cette démystification conduit, en effet, Antonio à la conclusion - déroutante pour l'ethnologue persuadée que son interlocuteur ne peut que « croire » à l'existence des êtres surnaturels avec lesquels il dit communiquer - que, durant les consultations de voyance dont il maîtrise désormais la technique, « ce n'est pas l'esprit qui parle, c'est le médium ». « A force de faire semblant, cela devenait une chose naturelle. On faisait semblant d'être en transe et de recevoir des messages, de donner des réponses et, en fait, c'était une forme légère d'autohypnose, une profonde concentration qui faisait surgir les choses spontanément. » Mais alors, comment comprendre les rituels de libération ? S'agit-il seulement d'une supercherie destinée à exploiter la crédulité de pauvres gens ?
26La réponse ne peut venir que d'une méditation sur son expérience personnelle : « Le trucage, c'était cette substance qui explosait en produisant des effets sonores, en produisant des flammes pour frapper l'esprit des gens et leur faire peur. C'était quelque chose de magique, d'externe. Mais il y avait aussi la force de cette entité qui détruisait tout en une seule fois... Le fait psychologique et magique existait réellement puisque je me souviens que je suis allé de San Giovanni à Ponte Emilio, cela fait quatre kilomètres, à pied comme si j'étais descendu d'ici au rez-de-chaussée, alors que j'ai été opéré d'un pied, l'opération a été mal faite et j'ai des difficultés à marcher. Il y a donc eu quelque chose que j'appelle, moi, un facteur psychologique. » A travers les difficultés à opposer deux sortes de magie produisant leurs effets l'une dans le monde extérieur, l'autre à l'intérieur de la subjectivité, le magicien explicite, de fait, l'un des ressorts de son apprentissage : transformer, sans en modifier l'apparence, les éléments matériels que le rite manipule en signes efficaces, provoquant à leur tour une transformation chez ceux auxquels ils s'appliquent. L'élaboration intellectuelle qui crédite les entités négatives postulées par la théorie spirite de l'évidence éprouvée des maléfices attribués aux sorcières villageoises, accompagne ce temps de dessillement et de transformation de la croyance et donne accès à la certitude en faisant s'interpréter mutuellement deux systèmes de représentation où la volonté explicative de l'un reçoit sa prégnance émotionnelle, et donc sa force persuasive de l'autre7.
27Les physiciens et les médecins qui, au tournant de ce siècle, fascinés par le spectacle des pouvoirs médiamniques, voulaient prouver expérimentalement l'existence matérielle de la force psychique, en établissant le partage entre des pratiques qualifiées de « fraudes » et des manifestations retenues pour « véridiques », finissaient par admettre comme vraies, c'est-à-dire non artificiellement fabriquées, les productions les plus sophistiquées8. Antonio Masìn, parce qu'il est, à son tour, devenu guérisseur et parce que d'autres modèles de l'efficacité thérapeutique se sont depuis lors imposés, échappe en partie aux contradictions de telles tentatives : « démystifier » les techniques des consultations spirites ne consiste pas, nous l'avons vu, à les réduire à des pratiques frauduleuses, encore moins à départager les vraies des fausses, mais à introduire un autre mode de compréhension permettant de rendre compte de la perception subjective. Mais alors que le maître met d'emblée au premier plan de son apprentissage la découverte du travail psychique effectué par le médium, s'agissant des effets immédiats ou plus lointains de l'épreuve qui l'a fait personnellement passer de la position de victime d'une agression magique à celle de voyant, il en va tout autrement.
28A plusieurs reprises, le récit d'Antonio Masìn accuse les « facultés paranormales » de sa grand-mère paternelle mais omet, dans un même mouvement, la procédure qui, dans le rite, a permis de l'identifier et la double exploration qu'elle a déclenchée : celle des peurs enfantines et celle des épisodes d'ensorcellement diagnostiqués dans la famille ou au village. C'est en reproduisant, d'un entretien à l'autre, le même va-et-vient entre le vécu de sa « libération » et les récits de la tradition familiale qu'a pu être reconstituée, dans son unité, l'expérience émotionnelle et intellectuelle qui a fait de lui un voyant. Cet effacement dans l'élaboration initiale est la contrepartie de ce que le guérisseur ne saurait s'autoriser lui-même à pratiquer son art ou à proclamer la vérité de sa doctrine : lui est nécessaire la reconnaissance des autres, ici les bénéficiaires, morts ou vivants, de ses rites et de son enseignement.
29Le travail d'appropriation des techniques spirites qui conduit à expliciter le rôle du médium n'empêche nullement - et c'est là la seconde surprise - l'apprenti magicien d'interroger assidûment les esprits qui fréquentent habituellement les réunions du club. L'un de ces familiers est un professeur de botanique, de l'université de Padoue. Il parle un dialecte du xvie siècle qu'Antonio est seul à comprendre, la proximité géographique avec son village natal prévalant sur la distance temporelle qui sépare les deux interlocuteurs. « Comment te trouves-tu ? As-tu reçu des punitions de Dieu ? Dans quelle situation es-tu ? Que vois-tu autour de toi ? » Ces questions irritent le reste de l'assistance : « Ah, c'est Antonio, on n'y comprend rien ! » Celui-ci, à son tour, se moque des préoccupations trop futiles de ses amis, plus soucieux d'améliorer leur propre existence que de soulager les besoins des morts qui, souvent, se lamentent de ce que personne ne prie pour eux. Mais le professeur de botanique ne réclame pas seulement des prières. « Il faut m'apporter un verre de vin, et du bon. » A la séance suivante, Antonio qui a apporté le vin réclamé se heurte au refus ironique du « directeur »9 : « Tu veux faire mourir le médium ! »
30Une fois de plus, un déplacement a permis de lever l'incertitude, sans cesse renaissante, quant aux modalités d'existence des esprits : s'ils n'interviennent pas activement dans les voyances qui permettent de satisfaire les demandes des consultants, on doit leur attribuer des préoccupations identiques à celles qui tourmentent les âmes en peine - des prières, un peu de vin10. La réponse, ici, ne tranche pas sur la vérité ou la fausseté de l'existence des esprits mais sur le sens qu'il convient de donner à leur manifestation. Mais en dernière instance, il appartient aux esprits eux-mêmes d'en apporter la preuve, ce que ne manque pas de faire le professeur de botanique : « Le Vénétien t'a porté du vin et tu ne m'en as même pas fait goûter ! » Ce sera la dernière manifestation de l'esprit irrité...
31Le médium peut dès lors ériger un savoir commun sur les morts, lui aussi éprouvé et retrouvé au travers de ses expériences d'enfant et de la tradition villageoise, en qualification d'un pouvoir légitime de communication avec les esprits dont l'identité se trouve remodelée. A Galzignano, les morts sont dangereux. Lorsqu'ils traversent le village, dans la nuit du 2 novembre, il faut se barricader chez soi et ne pas s'approcher trop près de la cheminée par où ils peuvent s'introduire dans les maisons. Cette nuit-là, les mères veillent attentivement leurs enfants et l'on redoute quelque maladie pour les hommes comme pour les bêtes. Aussi l'« effrayante » attraction qu'Antonio, enfant, éprouve pour les morts doit-elle avoir une signification particulière. Le premier revenant qui se manifeste à lui, dans le cimetière, en le regardant sévèrement, n'est-il pas - sa mère l'a reconnu à travers la description qu'il lui en a faite - un prêtre qui a maudit ses paroissiens pour l'avoir livré aux fascistes durant la seconde guerre ? A chaque décès dans le village, ne se sentait-il pas appelé et poussé par une force irrésistible à visiter le défunt dans la chambre mortuaire et à assister aux funérailles, déchiffrant sur le visage du mort son salut ou ses futurs tourments dans l'au-delà ? « Je devais toujours être en tête, se souvient-il, je m'approchais des prêtres comme si c'était moi qui conduisais le mort. »
32C'est bien ce rôle de guide des défunts au cours de leur passage dans l'au-delà qui, dans certains cas, constitue l'essentiel de l'intervention curative : à cette mère âgée qui n'a pas fait le deuil de son fils, mort accidentellement, et qui, depuis de nombreuses années, souffre d'une dépression qu'aucun médecin n'a pu apaiser, le guérisseur enseigne que pleurer trop longtemps ses morts les fait souffrir et qu'elle peut encore aider son fils en acceptant de s'en détacher. Ce savoir éclaire aussi des affirmations plus surprenantes, comme celle d'avoir « sauvé » un enfant disparu en retrouvant son corps enlisé dans les vases du Tibre à quelques mètres de la maison familiale : si le magicien n'avait pas béni l'enfant assassiné, il serait resté « maléficié », prisonnier d'un « nœud mortel », le maintenant à l'état d'âme errante. Enfin, il peut accueillir les plus modernes interprétations : pour cette jeune fille pubère qui voit des ombres masculines dans la salle de bains, il faut à la fois apaiser le grand-père défunt qui, à la suite d'une dispute familiale, a déshérité sa fille au profit de cette petite-fille à laquelle il est trop « attaché », et répondre aux préoccupations sexuelles que traduisent aussi ces angoisses.
33Mais ce sont les défunts eux-mêmes qui ont confirmé le médium dans son rôle de guide et d'intercesseur, précisément au moment où il doit, à son tour, faire face à la souffrance du deuil. Le jour des funérailles de son père, alors qu'Antonio s'apprête à quitter le cimetière, le défunt vient lui toucher affectueusement l'épaule pour lui demander pardon de sa violence passée et le remercier de l'avoir sauvé par ses prières. « Comment le sais-tu ? » questionne, surpris, Antonio. « Ce sont les autres morts qui me disent : "Comme tu as été heureux de mettre au monde un fils comme ça !" » De même, sa sœur aînée s'échappera de temps à autre du purgatoire pour le remercier des messes qu'il célèbre lui-même pour son salut : « Elles me font tant de bien... »
34Cette confirmation, venue de ses interlocuteurs de l'au-delà, et qui se renouvelle à chaque cure, à chaque célébration liturgique, ne peut cependant se dispenser d'une reconnaissance sociale de la part de ses interlocuteurs terrestres. A défaut d'obtenir l'assentiment de l'Église, c'est aux disciples que le Maître demande d'accréditer son savoir.
35Après plusieurs années passées à exercer ses talents de médium-guérisseur, d'abord en alternance avec la saison hôtelière où il travaille dans les stations balnéaires de la côte romaine, puis à plein temps sous la protection financière de son « expérimentateur », Antonio Masìn devient donc le maître d'un groupe d'élèves dont il gouverne la progression spirituelle et qui, en retour, à travers leurs cotisations à l'association, lui assurent une partie de ses revenus. Exclusivement masculins, même s'ils se font accompagner, le dimanche, par leurs épouses ou leurs fiancées, les adhérents du centre occupent des emplois modestes : artisans du bâtiment, petits commerçants, employés de l'État. Libérés des maléfices qui les empêchaient de trouver du travail, semaient la discorde dans leurs familles, entravaient leurs amours, ils viennent, désormais, écouter la parole du maître, commenter avec lui les signes de leur avancement dans l'échelle des dimensions astrales et, plus prosaïquement, l'aider à construire un « ermitage », pour sa retraite à la campagne.
36Pour Antonio Masìn, ce changement de statut s'est effectué à travers l'élaboration d'une doctrine qui, tout en reprenant les principales affirmations de la métaphysique spirite, accentue plus étroitement encore son inscription dans une culture chrétienne. Retenons quelques signes majeurs de cette conversion : l'identification d'Ergo, l'« esprit-guide » d'Antonio au pape Grégoire XII ; l'assimilation, à travers l'identification des vies antérieures, du médium à Amos, le prophète biblique ; enfin le redoublement, au sein de la communauté, des principaux rites de la liturgie catholique : messe célébrée par le maître à l'autel privé installé dans sa chambre, baptême et communion des enfants des disciples, mariage pour ceux qui, divorcés, ne peuvent se remarier à l'Église. Mais comment la doctrine de la réincarnation, qui est précisément rejetée par le dogme chrétien, s'est-elle imposée au maître et à ses élèves ?
37Pour ce qui est de la vie prophétique du maître, après que, poussé par ses disciples, il eut à nouveau questionné son entité-guide et obtenu d'elle le nom mystérieux d'« Amos », il lui a suffi de consulter la Bible : « Je trouvai Amos, je lus ce qui est écrit sur le prophète. Cela ne me plaisait pas, je lui trouvais de la force mais aussi de l'arrogance. » Après plusieurs lectures, Antonio se résout à admettre un passé sans doute prestigieux mais qui n'en comporte pas moins ses limites : ne souffre-t-il pas, encore aujourd'hui, de reconnaître en lui cette même arrogance avec laquelle le prophète du viiie siècle expliquait les malheurs du peuple hébraïque par le ressentiment de Yahvé ? Retenons, pour notre part, que la vérification de l'hypothèse doctrinale s'effectue à travers une circularité entre une parole dont on ne peut se reconnaître l'auteur, le Livre dont l'origine divine garantit la vérité et l'assentiment des disciples dont nous allons voir le rôle se préciser.
38L'esprit tutélaire a annoncé à Antonio qu'il retrouverait un fils dont il fut le père « il y a deux cent cinquante années ». Le temps passe, Antonio oublie la prédiction. Un jour, un jeune garçon d'une quinzaine d'années se présente au centre tandis que le maître est en consultation. Les élèves font patienter le visiteur bien qu'ils sachent qu'aucun mineur ne peut être admis à fréquenter l'association. Ils sont frappés par sa ressemblance avec Antonio et insistent auprès de ce dernier pour qu'il accepte le jeune garçon. Les parents donnent leur accord : il s'agit d'aider leur fils à traverser une période difficile. Mais entre le garçon et le maître va naître « une étrange union » : « Je n'arrivais pas à m'expliquer tant d'affection, une affection comme celle qu'un père peut éprouver pour son fils. » Or, au bout de quelques mois, la rupture survient, provoquée par la jalousie que le garçon a suscitée chez les disciples plus anciens. Pour « clarifier tout cela », l'entité-guide est consultée : c'était le fils d'Antonio lorsqu'il était professeur des Beaux-Arts, en France, à la Sorbonne... De cet épisode douloureux, le maître, cependant, tire un bénéfice non négligeable : « Cela fut pour moi, et j'en remercie Dieu, une démonstration de l'existence après la mort, de la continuité de la réincarnation. »
39L'institutionnalisation, au sein du groupe, de la vérité doctrinale de la réincarnation s'effectue donc en deux temps. Tout d'abord un enseignement dispensé par le Maître, qui examine ce que l'on est en droit de penser et qui instaure l'horizon, produit les repères d'une expérience où la croyance pourra rendre raison d'elle-même en démontrant sa capacité à informer le réel. Dès lors, les positions de maître et de disciple peuvent s'inverser. C'est aux disciples qu'il appartient de faire preuve de « clairvoyance », en anticipant le sens d'une situation que le maître vit dans la plus totale méconnaissance, alors même que son vécu émotionnel est parfaitement adéquat à la vérité qu'il s'agit de manifester. Méconnaissance et non distance critique qu'introduirait le scepticisme. Aussi bien les disciples deviennent-ils les garants de la vérité du maître en se faisant les interprètes de son désir comme ils se font les transcripteurs de sa parole et les exégètes de son texte.
40Toute croyance se nourrit, dit-on, de ses vérifications. Mais ce constat est insuffisant : produire des preuves, c'est choisir entre plusieurs formes de validation, et donc désigner les critères pertinents de la certitude. Parce que nous ne sommes plus au temps où d'éminents savants positivistes s'évertuaient à donner au merveilleux le statut de « fait » scientifique, Antonio Masìn a dû, à son tour, se déprendre de la prétention des formes culturelles inspirées de la science à être les seuls types de pensée légitime, pour reconnaître l'autonomie d'un savoir qui ne se laisse pas enfermer dans les cadres contraignants du contrôle expérimental. Ce sont l'émotion ressentie lors des premières séances spirites, la terreur qui accompagne l'évocation diabolique, le malaise éprouvé après le désenvoûtement, la douleur du deuil ou encore l'étrange affection le liant à son jeune disciple qui lèvent, à chaque fois, le doute en rendant autrement tangible l'existence de réalités non immédiatement perceptibles. Mais cette valeur de vérité attribuée à la conviction créée par la dramatisation de l'expérience subjective serait, à nos yeux, fort banale si elle ne s'accompagnait, chez le devin-guérisseur acquérant la maîtrise de son art, de la reconnaissance, plus ou moins consciente, qu'on ne saurait rendre compte d'une croyance à partir d'émotions originaires qui l'aurait produite, car le vécu est construit, informé par des schèmes interprétatifs qui modèlent ses expressions les plus intimes comme ils construisent et garantissent notre perception du réel. Cette reconnaissance est à l'œuvre dans l'intense travail d'explicitation d'un savoir de la tradition qu'il situe à la fois dans un rapport de concurrence et de complémentarité avec les formes urbaines de manipulation des forces de l'au-delà. Pour donner leur poids de chair aux esprits désincarnés de la théorie spirite, nul besoin, dès lors, de recourir à la magie des substances chimiques et de la photographie. La possibilité, pour le médium, de s'incorporer leur perception et leur représentation devient tributaire de l'efficacité, déjà éprouvée, des modes coutumiers de reconnaissance de la puissance maléfique des vivants et des morts.
41Au village, la transmission de ce savoir est assurée par la tradition narrative incluant le fait divers daté, localisé, le récit d'expérience qui authentifie la croyance, et c'est aussi aux pouvoirs de l'oralité rituelle coutumière qu'Antonio Masìn a recours pour entraîner l'adhésion de ses interlocuteurs. Son discours, disions-nous, ne se déploie pas dans le registre de l'argumentation. De fait, il emprunte certaines de ses procédures rhétoriques à l'art du conteur qu'à travers chacun de nos entretiens, il se révèle être. Chaque séance, en effet, est organisée par lui comme une performance au rythme étourdissant où, avec une très grande maîtrise, il sait dramatiser les situations par le mime gestuel et vocal, et par le jeu des dialogues qui introduisent l'auditeur dans la familiarité de l'univers culturel recréé par la parole. Des formes rituelles locales ponctuent les récits d'ensorcellement qui, avant de se réduire à des énoncés impersonnels, sont d'abord l'expérience éprouvée par sa mère, sa grand-mère, un voisin, un ami de jeunesse. Ces mêmes techniques de l'oralité rendent, pour nous, vraisemblables les épreuves et les exploits d'un parcours où le « je » est constamment présent et permettent, sans doute, au guérisseur de mobiliser l'imaginaire de ses patients pour qu'ils puissent reprendre intérêt à leur propre histoire. Retrouver au cœur de la capitale italienne un art de la parole si proche de l'oralité paysanne n'est pas la moindre des surprises de cette rencontre.
42Dans un village de la basse plaine de Padoue, un enfant, assis devant la cheminée, reçoit des morts des gifles si violentes qu'elles lui font cracher ce qu'il mange. L'enfant ne se plaint pas, il connaît la susceptibilité des morts « qui ont tous pouvoirs sur les vivants ». Il sait aussi qu'au moment où le grand-père du voisin mourait, on entendait battre dans la chambre les grandes ailes du diable, venu chercher l'âme de l'agonisant. Souvent il a la fièvre et fait de mauvais rêves qui lui laissent au matin un goût de sang. C'est alors que son père ramène de force à la maison une bohémienne, passée quelques jours auparavant. Il lui ordonne de sauver l'enfant sans quoi, joignant l'esquisse du geste à la parole, il lui tranchera la tête à coups de hache. « Tourne la chaîne dans la cheminée », souffle la bohémienne apeurée. Et le lendemain, l'enfant va mieux. Dans ce village où « même la fable devient réalité », un cahier circule, recueillant les témoignages de sainteté d'une pauvre femme, dévote de Padre Pio, morte sous les coups de son fils innocent. Et tous attestent que durant les offices, lorsque le prêtre soulevait le calice, la sainte se soulevait aussi.
43Cette enfance est celle dont Ferdinando Camon, l'exact contemporain d'Antonio Masìn et son proche voisin de la campagne de Padoue, se fait le narrateur dans Figure humaine11. Lui aussi a voulu être le médiateur de l'univers culturel qui modela les expériences fondatrices d'une enfance paysanne d'après-guerre. Mais c'est dans l'écriture que s'opère l'accommodation nécessaire pour percevoir ce qui n'a pas tout à fait « figure humaine ». Antonio Masìn serait-il devenu guérisseur au nom du même savoir - ou des mêmes questions - qui conduisirent Ferdinando Camon à devenir écrivain ?