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Le beau

La « glocalisation » du beau

Miss Monde en Inde, 1996
Jackie Assayag
p. 67-82

Résumés

La tenue de Miss Monde en Inde, en 1996, a provoqué de vives protestations, nombre de manifestations et plusieurs attentats. Ceux-ci ont transformé la ville de Bangalore en « zone de guerre » et de couvre-feu, avec un déploiement policier et militaire sans précédent. Relayée par la presse et les médias, la compétition qui devait célébrer le « glamour », la beauté et la « culture indienne » devint un événement planétaire. Mais les polémiques qu’avait provoquées antérieurement Miss Monde dans d’autres pays montrent la permanence du débat sur les reconfigurations régionales, nationales et internationales des représentations du beau assimilé à la femme, sujet hautement polémique au Nord comme au Sud. Occasion pour l’observateur d’étudier le processus de « glocalisation » de cette forme érotisée du beau, c’est-à-dire les rapports qu’entretient un type de représentations locales avec le « global » à l’âge du capitalisme électronique transnational.

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Lieu d'étude :

Inde
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Texte intégral

« Quel saccage au jardin de la beauté ! »

Arthur Rimbaud

1Je remercie G. Venkatasubrahmaniam et Sattya Vengadassamy, assistants de recherche à l’Institut français de Pondichéry, en Inde, pour la compilation des extraits de presse dans les magazines Frontline, India Today, Mainstream, The Week, et les journaux The Asian Age, Indian Express, The Hindu, The Pioneer, Times of India. Mes remerciements aussi à Gilles Tarabout (CNRS), qui m’a laissé piocher quelques illustrations dans sa riche collection de chromolithographies et de bandes dessinées mythologiques indiennes.

2« Bienvenue en Inde. » Le 11 novembre 1996 débarquaient à l’aéroport de Bangalore, capitale de l’Etat régional du Karnâtaka, les 88 candidates à cette assomption de l’artifice du monde qu’est l’élection de Miss World. En dépit des propos lénifiants répétés à satiété par les Miss aux quelque 500 médias présents pour l’événement : « Oh, j’aime l’Inde. C’est un pays magnifique et fascinant. Les gens sont vraiment beaux et gentils. J’aimerais revenir bientôt pour un long séjour avec ma famille », elles ont vécu en Inde enfermées dans l’hôtel cinq étoiles Windsor Manor Sheraton Towers – prison dorée. Dans l’intervalle, le stade de cricket où devait se dérouler la cérémonie officielle de remise des trophées avait été transformé en une forteresse assiégée. Les autorités politiques et administratives de l’Etat régional avaient misen place un plan de sécurité à toute épreuve incluant la mobilisation de forces paramilitaires, des gardes de la protection nationale et de la police de la sécurité des frontières. L’événement avait ainsi transformé la « ville jardin » de Bangalore, célébrée naguère pour ses charmes et sa tranquillité et aujourd’hui devenue « Silicon Valley », en « zone de guerre » et de couvre-feu, avec un déploiement policier et militaire sans précédent. Pour ce qui s’annonçait comme une fête du glamour, du beau et de la « culture », 12 800 policiers étaient en service la nuit de l’élection. De là la boutade amère d’Eric Morley, président de Miss Monde : « This is not Miss World. This is mis-hap, mis-deed, mis-tale, mis-take » (« Cela n’est pas Miss Monde. C’est un incident, un méfait, une mauvaise histoire, une erreur »).

3L’arrestation préventive de nombreux activistes n’empêcha pas les recours déposés en Haute Cour, les grèves de la faim, les processions, les manifestations pacifiques, parodiques 1 ou violentes, les boycottages et les saccages, trois attentats à la bombe et l’immolation d’un jeune protestataire dans la ville de Madurai. Les porte-parole des partis marxistes et gandhiens, des organisations féministes et de la droite nationaliste hindoue dénonçaient l’« agression culturelle impérialiste d’un Occident corrompu et permissif ». Ils invitaient à bouter hors de l’Inde cette compétition propageant une image dégradée de la femme : déshabillée, réifiée, humiliée, commercialisée sinon prostituée, et mise au service de la laideur et de la vulgarité, de l’obscénité, du voyeurisme ou du tourisme sexuel. Ce à quoi Julia Morley, l’organisatrice britannique de la célébration, répondit : « If it is a flesh market, you won’t find finer flesh anywhere » (« Si c’est un marché de la chair, vous ne trouverez de meilleure chair nulle part ailleurs »).

4La presse s’accorda à reconnaître que le dispositif de surveillance et le déploiement policier étaient plus importants que ceux mis en œuvre lors du sommet qui avait réuni dans cette même ville les sept pays de la South Asian Association for Regional Cooperation (SAARC), en novembre 1986. Comme si la souveraineté de la séduction et la puissance immanente du féminin étaient sans commune mesure avec les manipulations du pouvoir politique et économique (du moins en Inde).

Des imagos maternelles : le modèle indien « Lakshmî »

5Les épopées et la littérature classique, ainsi que les sculptures des temples ou l’imagerie mythologique, illustrent le canon du beau féminin indien, lequel a remarquablement perduré. De ces vignettes ou représentations plastiques ressortent toutefois deux stéréotypes contradictoires. D’une part, elles célèbrent la puissance sexuelle de la déesse, de la danseuse ou de la courtisane – toutes « beautés à faire damner un moine ». De l’autre, elles valorisent l’humble retenue empreinte de dévotion de l’épouse soumise à son mari-dieu, celle qu’on appelle la pativratâ, gardienne du foyer domestique et garante de la pureté du lignage (Wadley 1977 ; Fruzzetti 1982) jusques et y compris sous la forme de la satî, c’est-à-dire de la veuve s’immolant sur le bûcher de l’époux (Weinberger-Thomas 1996).

Luxuriance et émotion

6S’agissant des premières, qu’il suffise de mentionner les yakshinîs qui ornent les piliers des temples hindous et des stupas bouddhistes et jaïns. Ces femmes-génies sont liées à la végétation et à l’expression d’une arborescence bourgeonnante, suggestifs symboles d’abondance et de prospérité associés aux pouvoirs de reproduction de la nature. Leurs corps sont ployés en tribhanga, la « triple flexion », la tête doucement penchée, les hanches légèrement en saillie, les jambes supportant assez inégalement le poids du corps. La plupart du temps ces yakshinîs sont nues, même si quelque chose suggère qu’elles sont revêtues de tissus diaphanes. Les seins ronds et fort amples, le plus souvent rapprochés, sont presque toujours découverts, de même que la mince taille avec son ombilic profond. Si elles portent une ceinture ou une sorte de jupe, celle-ci est fendue de manière suggestive ou c’est la femme elle-même qui la relève pour révéler sa féminité. Quant à l’expression de leur doux visage en forme de lune, perpétuellement souriant et aimable, elle semble inviter à la tentation celui qui les regarde. Les yeux, fréquemment comparés à des poissons, les sourcils relevés et des lèvres assez charnues ajoutent à la séduction sereine 2. Poitrine généreuse, taille fine, hanches larges, telle est la description tant aimée et normalisée de la beauté féminine dans l’art et dans la pensée de l’Inde. Bref, le beau est un corps plein qui regorge de sève, une image de franche sensualité qui célèbre la vie dans toute son opulence.

7Que la fertilité se trouve à l’arrière-plan de ce genre d’image ne fait guère de doute. Comme l’est le sentiment érotique, le shringâra, l’une de ces neuf « émotions » (rasa) de l’esthétique indienne, essence même de la puissance évocatrice de tout spectacle. Le rasa est littéralement un jus, une sève qui exsude, plus largement un fluide, mais aussi, au sens second, l’essence non matérielle d’une chose, sa meilleure partie, la plus fine, à l’instar d’un parfum qu’il n’est pas facile de décrire ou de comprendre. A ce goût, cette odeur, cette saveur qui proviennent de la consommation ou de la manipulation soit de l’objet matériel, soit de ses propriétés immatérielles, qui produisent souvent du plaisir, s’ajoute encore une acception qui désigne un état de bonheur accentué, au sens de la félicité (ânanda), le genre de béatitude que l’on ne peut connaître que par l’esprit, celle, par exemple, que provoque la connaissance de la Réalité ultime, « frère jumeau de la saveur de Brahma », selon la formule d’un poète du xive siècle (cité par Goswamy 1986 : 20). Hormis cette dernière acception, le beau s’avère donc moins l’expression d’un canon esthétique transcendant que le sentiment qui s’exhale d’une musique, d’un chant, d’une danse, d’une image suscitant une émotion ravissante ou chavirante.

Bufflesse ou courtisane

8Nul ne saurait pourtant prétendre que cette expérience esthétique fut partagée par l’ensemble des Indiens à toutes les époques. Pis, sous l’influence du bouddhisme ou du jaïnisme, disent certains, ou à cause de la domination musulmane et de l’occupation britannique, affirment d’autres (ou les mêmes), un tel « kâmasûtra » s’est réfugié aujourd’hui dans les recoins de l’imaginaire privé. Il n’affleure plus que sur les écrans de cinéma, alors même que la censure veille à ce que la nudité ne s’y affiche pas, ni le baiser.

9Quelques travaux d’ethnographie rurale nous présentent une autre femme indienne, plus terre à terre. Au village, la femme est souvent comparée à une bufflesse (Kemp 1986 ; Assayag 1992 : part 1, chap. IV). Etre belle signifie alors la robustesse, la résistance à la tâche et au mauvais traitement, à l’instar d’une bête de somme qu’« il faut tenir solidement attachée avec la corde pour le bétail » (Poitevin & Raikar 1985 : 175). Paroles d’hommes soucieux d’une fidélité servile et sans faille de l’épouse, mais analogie reconduite aussi par les femmes ; soit, à l’époque de la nubilité : « Ça y est ! Marions-la ! Elle est devenue une pardî, une génisse, une tongî, une grosse bufflesse » (ibid. : 151) ; soit, pour contester leur situation d’exploitée et dénoncer leur dignité bafouée (Kemp 1986 : chap. IV ; Raheja & Gold 1993).

10Etre belle sans être robuste suscite, en revanche, l’inquiétude des villageois vis-à-vis de la tentation que de telles créatures, qualifiées par eux de « dangereuses », provoquent. Nombre de récits populaires (démarqués des épopées) mettent ainsi en scène des courtisanes dont le charme dévoie les plus austères ascètes, y compris les grands « voyants » (rishi) d’autrefois3. Tandis que les garçons souhaitent évidemment que leurs épouses soient jeunes et jolies, c’est-à-dire avec la peau couleur de blé, de longs cheveux noirs tressés et un léger embonpoint, les mères se méfient, elles, de la séduction : « Un fils qui a une belle femme fera ce qu’elle lui dit et n’écoutera plus jamais ses parents » (Kemp 1986 : 142-143). L’idée n’est pas propre aux ruraux. En 1989 à Delhi, on pouvait lire sur un bus le slogan : « Beautifully wife, danger life » (« Belle femme, vie dangereuse », sic).

11Pour une population encore rurale à 75 %, où la tuberculose n’est pas éradiquée et le rachitisme fréquent, « être gros reste meilleur » (Cassidy 1991). Poids et volume garantissent la santé et symbolisent ces biens désirés que sont l’abondance, la fertilité, le succès, la prospérité, le prestige ou le pouvoir, et la beauté. Les puissants sont effectivement plus lourds que leurs compatriotes subalternes (ibid. : 198). Extrêmement rares dans le pays sont ceux qui ont, pour des raisons esthétiques, développé le souci de la minceur si caractéristique des classes dominantes occidentales. Seuls les ascètes, en Inde, cherchent à amaigrir leur corps pour accroître leurs pouvoirs. Mais c’est afin de s’alourdir de pouvoirs magiques dont les finalités sont (normalement) ultramondaines.

12Dans la vie quotidienne, hommes et femmes n’isolent pas volontiers le beau d’une norme de comportement où dominent la modestie, l’humilité et la discrétion, le dévouement et l’ardeur à la tâche : la beauté de la femme est aussi et peut-être surtout son courage. Elle s’évalue à la besogne accomplie, que parachèvent la correction de la présentation de soi, la rectitude du comportement, la décence des sentiments. La visibilité est immorale. L’exhibition met l’entourage dans l’embarras. L’orthopraxie vaut ainsi évaluation esthétique, et pas seulement lorsqu’il s’agit de choisir une épouse convenable. Le système ethno-esthétique est encastré dans la hiérarchie et reste lié aux valeurs culturelles et morales afférentes : la beauté est un signe de rang, dépendant du statut social d’origine.

13Cela vaut également pour les membres de la bourgeoisie et de la diaspora indienne, chez lesquels continue de prévaloir le modèle « Lakshmî », nom de la déesse (couleur or) qui signifie « millionnaire ». D’une bonne maîtresse de maison, on dit toujours qu’elle est « la Lakshmî de la famille », « sa (bonne) fortune », voire « sa lumière » (par contraste avec la déesse terrible Dourgâ, tueuse du buffle et de démons [Mahisha Mardinî], la « Noire »). On la célèbre à la nouvelle lune de Diwâlî en allumant mille feux dans les villes et les villages de l’Inde. Cette divinité propice et qui rend prospère (Srî), liée au lotus (blanc/rose) et aux éléphants (blancs), préside à l’élégance et à la beauté depuis la haute époque.

De la déesse à la pin-up

14Durant la colonisation et à l’âge de la reproduction mécanique, le remplacement des représentations traditionnelles des divinités, sous forme de grossières effigies métalliques, par des images polychromes imprimées concourut à désacraliser leur figure et leur aura. L’acculturation esthétique coloniale a transformé Lakhsmî dans la seconde moitié du xixe siècle. Celle-ci est devenue passablement grecque, voire victorienne, un tantinet mariale et franchement aryenne, sur fond de décor italianisant ou de paysages inspirés du peintre préromantique Thomas Gainsborough. Ce style à la fois mimétique et hybride répondait au besoin qu’éprouvaient la nouvelle aristocratie hindoustanie et l’élite bourgeoise locale d’être reconnues par le colonisateur. C’est ce modèle kitsch standardisé, issu du « joint-venture » artistique anglo-indien que diffusèrent les chromolithographies et autres oléographies si populaires dans toute l’Asie du Sud ; et ce type de représentation est devenu depuis lors un objet de consommation de masse (Pinney 1995 ; Babb & Wadley 1995).

15Cette transformation esthétique allait dans le sens d’une « aryanisation » physique du panthéon, des chairs, des vêtements, des bijoux, des accessoires et, plus généralement, du décor. Elle s’accompagna également d’une resacralisation (au réalisme diffus et préraphaélite) de quelques personnages mythologiques et thèmes édifiants du Mahâbhârata et du Râmâyana : Lakshmî, Yashodâ, Pârvatî, ou la maternité éblouie ; Krishna, ou l’enfance ravie ; Râma et Sîtâ, Nala et Damayantî, Shakuntalâ et Dushyanta, ou la conjugalité et l’autosacrifice de l’épouse ainsi embellie, etc. Ce changement de paradigme figuratif et cosmologique, où le symbolique se mêle à l’imaginaire, l’antique au présent, le Nord au Sud, les événements historiques aux épisodes mythologiques, fut contemporain de la prise de conscience par les (intellectuels) Indiens de leur indianité, c’est-à-dire d’une aryanité qu’ils logeaient dans un passé lointain idéalisé.

16Une telle transformation dans la conception et la réception esthétiques revêtit en conséquence une signification politique. L’identification croissante du pays à la terre, mère et patrie, par les militants nationalistes luttant contre la perfide Albion, invitait à peindre « Mother India » sous les apparences d’une belle femme. Soit la figure sacrée de la mère féconde et protectrice, soit la vision séculière d’une jeune beauté séductrice ou farouche4. Et ces deux idoles allaient désormais s’offrir au regard en perspective frontale. Ainsi l’icône féminine « aryanisée » de la nation Inde oscilla-t-elle entre la déesse de proximité, infléchie en Madone, et la pin-up plus ou moins érotisée, à l’image de ces héroïnes de pellicule qu’affectionne tant Bollywood5.

17La figuration de la femme (dans l’imagerie imprimée ou au cinématographe) fut périodiquement resacralisée au xxe siècle, au diapason des flux montants du nationalisme antibritannique ou de l’hindouisme militant, voire des guerres contre le Pakistan ou le Bangladesh. Mais cette idéalisation n’a toutefois pas empêché qu’on représente toujours ce parangon de l’épouse qu’est Lakshmî sous les couleurs claires et les plus brillantes. De là l’inévitable question portant sur le teint de l’épiderme. Pourquoi l’épouser ? D’abord pour sa fécondité, mais surtout parce qu’elle est blanche de peau.

De la race à l’industrie cosmétique

18Longtemps, pourtant, le teint sombre lustré avait été considéré en Inde comme un signe de beauté. Comme il ressort des hymnes religieux adressés à Visnou, Râma et Krishna, ou de quelques-uns des grands personnages de l’épopée, telle l’héroïne si désirée du Mahâbhârata, Draupadî, appelée parfois Krishnâ, la femme « bleu foncé » (Brockington 1995 : 99). Même la sublime Sarasvatî, déesse des savoirs et des arts à la clarté pourtant légendaire, eut des incarnations noires de peau, telles Mâtangî ou Shyâmâ, laudativement comparées à un « lotus bleu » ou à un « nuage sombre ».

Noir ou blanc

19Mais, au moins depuis aussi longtemps, la question de l’euphémisation chromatique a taraudé les Indiens. On le constate dans le panthéon avec le divin bouvier Krishna dépeint comme bleu sombre ainsi que l’exprime son nom – manière proprement indienne de dire noir –, ou le grand Siva, terme qui signifie « rouge » mais désigne en réalité un teint pâle et la peau claire. Mais c’est durant la colonisation britannique que la « couleur de la race » devint un enjeu social majeur. C’est alors en effet que les membres des hautes castes se définirent comme « caucasiens (bruns) », issus du « stock aryen ». Les orientalistes, admirateurs de l’antique civilisation indienne, reconnurent d’abord cette commune origine raciale. Mais les Anglais la refusèrent au fur et à mesure de la transformation de l’Inde en empire et du préjugé racial croissant face aux noirs sujets tropicaux (Trautmann 1997). C’est donc pour une bonne part au fantaisiste mythe aryen (Leach 1992) que l’Inde doit ce renforcement du préjugé de couleur selon lequel plus claire est la peau plus haut est le statut, moins sombre est le brahmane plus grand est son prestige : mieux vaut le pandit kashmiri, au teint diaphane, que le pandit tamoul à l’épiderme sombre.

20Cette définition du beau revêtit dans le même temps une double connotation. L’une négative, parce qu’associée à des interdits ou à des prohibitions que sous-tend cette volonté de ne pas se mélanger, d’éviter tout métissage au moyen notamment de l’isogamie ; comme si la pureté était synonyme de spécificité et/ou de clarté. Ainsi discrimine-t-on des degrés de ton chez les membres d’une même caste, les Nâyar, pourtant franchement noirs de peau. L’autre positive, puisque le blanc est intrinsèquement beau, c’est-à-dire pur ; comme l’est le corps de Siva, ainsi que son sperme précieux et abondant, le rayon scintillant de son troisième œil, les cendres dont il recouvre son corps. Encore que cette blancheur puisse avoir des nuances variées. Ainsi distingue-t-on le blanc, le blanc tirant légèrement sur le jaune, le blanc plus franchement jaune et le blanc rosâtre. S’impose alors la comparaison de ces tons à des espèces de fleurs, soit respectivement kunda, ketaki, champa et kamal, ou la distinction entre degrés de blancheur de la peau par analogie à la glace (tushar) ou à la lune (indu) 6.

21L’obsession de la couleur de la peau en Inde reste forte, comme la valorisation de la clarté. « La beauté comme pâleur est à l’Asie ce que la minceur est aux Etats-Unis » (Nichter & Nichter 1991 : 250). Aujourd’hui, les épithètes les plus fréquemment associées aux femmes ayant la peau claire sont « belles », « jolies », « charmantes » ; celles liées aux corps sombres étant au mieux « sexy » ou « exotiques ». Certes, on reconnaît ainsi aux types opposés d’épiderme leurs propres qualités attractives, du moins dans la bourgeoisie cultivée. Mais cela ne va pas sans une hiérarchie que trahit la convoitise empreinte de condescendance des hommes de hautes castes envers les sombres femmes de basses castes ou des tribus ; comme on le voit des brahmanes dans l’Etat de l’Orissa vis-à-vis de prostituées intouchables (Freeman 1979), ou de ces quatre citadins occidentalisés fascinés par des jeunes filles aborigènes (âdivâsî) dans le film de Satyajit Ray, Des jours et des nuits dans la forêt (Ârânyer dîn râtrî [1970]).

22Les annonces dans les journaux des mariages arrangés spécifiant la « fair complexion » des épouses potentielles (pour des raisons statutaires mais aussi pour faire monter les enchères et réduire le coût de la dot) attestent de cette obsession épidermique. Le confirment également les rayonnages encombrés de boîtes de talc ou de pots de crème éclaircissante ou dépigmentante, du style Fair and Lovely, des filles, belles-filles et mères. La femme indienne est en quête du masque de la pâleur ; les hommes indiens sont fascinés par ce cache-noirceur. C’est la raison pour laquelle les photographes professionnels de mariage dans le sous-continent retouchent les négatifs avec de l’encre rouge afin de rendre les chairs plus claires lorsque le cliché est tiré (Nichter & Nichter 1991 : 268). Combien de fois l’ethnologue (au Karnâtaka) n’a-t-il pas entendu les parents ou les enfants eux-mêmes se dire trop laids pour trouver époux ou épouse ? Entendons : trop noirs de peau. Qui plus est (au Tamil Nâdu), la femme se doit d’être plus claire que son mari… sinon elle est condamnée à ne jamais trouver de partenaire, quels que soient ses qualités, ses talents ou sa séduction (Trawick 1990 : 31).

23Que la couleur de la peau l’emporte sur toute autre considération est démontré par ceux-là même qui la nient. Ainsi des propos de Phôlan Devî, la « reine des bandits » devenue aujourd’hui députée au Bihâr, qui défendit la tenue de Miss Monde en Inde de la manière que voici : « What’s wrong if the beauty is presented beautifully with indian touch and style ? Beauty is not just skin deep : it lies in the eyes of the beholder. Beauty is more a combinaison of character, compassion, humanity and attitude than mere face, skin or structure » (« Qu’y a-t-il de mal à présenter la beauté de belle manière avec un style et un esprit indiens ? La beauté n’est pas dans la profondeur de la peau : elle est dans les yeux du spectateur. La beauté est plus une combinaison de traits de caractère, de compassion, d’humanité et d’un type de comportement que seulement un visage, un épiderme ou une morphologie »).

24Cette recherche de transparence vaut a fortiori pour les mannequins indigènes. Tous évitent soigneusement de bronzer – une peau sombre est très généralement en Inde un indicateur de bas statut. Les photographies sont d’ailleurs toujours retouchées, la peau mordorée est édulcorée. Des programmes d’ordinateur permettent aujourd’hui de décomposer les images en quatre bases chromatiques : cyan (bleu sombre), magenta, jaune et noir. Ces couleurs sont ensuite modulées sur la base de pourcentages contrastés, noir et cyan respectivement à 4 % et 9 % tandis que magenta et jaune sont rehaussés à 62 % et 76 %. Même les modèles employés pour les publicités de shampooing se doivent d’avoir la peau claire. « It is as if the entire concept of beauty is associated with fair skin » (« C’est comme si le concept de beauté était tout entier associé avec une peau claire »), confirme Nilakshi Sengupta, directrice du service des films d’une agence de publicité, Ambience Advertising.

25La tendance s’accentue avec la mondialisation de la classe moyenne désormais câblée sur les bouquets télévisuels anglophones, ces usines à rêve perpétuant les vieux préjugés sous des habits neufs. Dans le même temps, les médias promeuvent le nouveau canon de l’image du corps idéal, par exemple en diffusant sur les écrans de plusieurs dizaines de pays la cérémonie de Miss Monde en Inde, organisée par l’Amitabh Bacchan Corporation Limited 7. Cette entreprise a produit pour l’occasion le film à grand spectacle Windows of India, programmé avant l’élection. Cette superproduction de presque trois heures célèbre l’incomparable patrimoine de cette sublime civilisation millénaire sous les espèces de ses fleuves et de ses mers, de ses paysages et de son architecture, de ses multiples types de danses régionales exécutées à l’intérieur de temples, dans l’Himalaya, devant la mer, face au coucher du soleil.

Le marché du beau

26Au regard de sa population et de sa consommation, le beau est en Inde un marché prometteur. Les dépenses en cosmétiques par habitant y sont en effet faibles : 0,68 dollar, à comparer, par exemple, à celles de la Corée (36,65 dollars). La consommation des femmes indiennes en shampooing est de 24 grammes par habitant et pour les soins de peau de 18 grammes, soit 10 fois moins que celle de pays comme la Thaïlande et l’Indonésie. De fait, après la libéralisation économique de 1991, ce pays est devenu une nouvelle priorité pour les géants de l’industrie cosmétique, comme en témoigne l’arrivée de Procter & Gamble (Etats-Unis), L’Oréal (France), Unilever (Pays-Bas), Shiseido (Japon), Colgate-Palmolive (Etats-Unis), Avon (Etats-Unis), Wella-Benckiser (Allemagne) 8.

27La première salve a été dirigée vers les femmes qui aspirent à se conformer à un modèle international. Pour véhiculer ce sentiment du « global », Revlon a utilisé ses super-mannequins internationaux Cindy Crawford et Claudia Schiffer. Pour sa part, la firme Lakmé a décidé de rester indienne en choisissant Miss World Aishwarya, militant ainsi pour une indianité éclairée. Même si, selon K. Premani, directeur général de Bond Street Perfumes & Cosmetics, la licence de Yardley à Londres : « The real battle is with the country’s cultural values which prevente widespread use of cosmetics » (« La véritable bataille est contre les valeurs culturelles du pays qui font obstacle à l’usage généralisé des cosmétiques »), « times they’re changing » (« les temps changent »). Le taux de pénétration pour les shampooings dans les grandes métropoles est passé de 57 % en 1992 à 74 % en 1996. Les taux de croissance de profit des firmes cosmétiques dépassent désormais les 15 %. Et il s’installe peu à peu dans le pays cette « culture de la beauté » qui invite à toutes les tyrannies sur le corps. Tandis que se développe le marché de la consommation des cosmétiques et des médicaments coupe-faim, les concours de beauté se multiplient, ainsi que les « fitness clubs » et autres accessoires de sport ou de musculature. Les médecins attirent l’attention sur les effets pathologiques provoqués par l’idéal du corps anorexique ou sur l’équation biomédicale indue entre « look » et santé. Et ils dénoncent régulièrement la prolifération des cliniques de chirurgie esthétique où exercent parfois d’apprentis Dr Moreau indiens.

La « culture de la beauté »

28Petites ou grandes villes, toutes ont désormais leurs Miss locales ou régionales. A Mumbai (Bombay), presque chaque quartier a sa royale icône de beauté, de Miss Thane à Miss Dombivili, en passant par Miss Borivali. Il y a même des reines de Karva Chauth ou des « reines de la mousson ». Quant à la ville de Pune, au Mahârâshtra, on y a organisé un Miss Pune Contest à destination des « femmes mariées séduisantes ». Aujourd’hui, plus de mille candidates se présentent au titre de Miss Goujrati à Sûrat – elles étaient moins d’une vingtaine il y a quelques années.

29Signe des temps, les salons de beauté (beauty parlour) sont maintenant aussi nombreux que les traditionnels petits marchands locaux de feuilles de bétel (pânwallah). On en dénombre un pour dix bâtiments à Mumbai, Jammu en a plus d’une centaine, Sûrat plus de 500, Chandigarh près de 200, Chennai (Madras) en a au moins 200. Il s’en ouvre presque un par jour à Delhi, la capitale. Dans ce pays aussi, désormais la jeunesse n’a plus d’âge, et la femme indienne sort progressivement de l’invisibilité du foyer domestique pour rentoiler la publicité sur un mode sensuel, voire sexuel. Ainsi est-elle en train de passer de la maternité à la féminité, du moins dans l’imaginaire.

30La « plus grande démocratie du monde » participe aujourd’hui pleinement au mirage de la société du spectacle, y compris sous ses avatars médiatiques séducteurs. La cover-girl a définitivement remplacé au cinéma l’héroïne d’hier, à l’allure plutôt paysanne. Nombre d’Indiens acceptent d’ailleurs volontiers cette « évolution inévitable », en particulier cette nouvelle classe moyenne – évaluée aujourd’hui à quelque 250 millions d’individus – qui se reconnaît volontiers dans la célébration de ces modernes déesses régionales couchées sur papier glacé. Imagerie industrielle internationale destinée à accomplir la mondialisation dans le domaine des représentations collectives et des habitudes de consommation.

31L’idée de la tenue de Miss Monde en Inde est à chercher dans la succession à quelques mois d’intervalle, en 1994, des victoires de Sushmita Sen, décrochant le titre de Miss Univers, et celle d’Aishwarya Rai, celui de Miss Monde. Ces deux femmes claires de peau, nées dans la région d’Hyderâbâd, ont ainsi installé l’Inde sur la scène internationale de la beauté. Dans le sous-continent, elles sont devenues des icônes nationales, symboles plastiques de la fierté d’être indien. C’est ce qu’annoncent du moins nombre de publicités destinées à favoriser la consommation de biens manufacturés localement. En hommage à cette belle rencontre de l’Est et de l’Ouest qu’incarne la Miss Monde Aishwarya Rai, Julia Morley, elle-même habillée d’un somptueux sari bleu cobalt, organisa une party à Londres dans l’atelier de Ritu Kumar, la pionnière de la mode du vêtement « ethnic » chic. En Inde, c’est l’entreprise Vijayalaksmi qui prêta aux candidates des saris prêts-à-porter (mais) avec pinces, fermeture Eclair et une ceinture élastique afin d’éviter toute catastrophe : « Presque aussi confortables qu’un jean », répondit à la presse Miss Australie.

32C’est toute l’équipe du magazine populaire Femina – éditeur, photographe, dermatologue, maquilleur, diététicien, coiffeur, docteur, chorégraphe – qui prépara durant plusieurs années la candidate Diana Hayden à Miss Monde. En raflant en 1997 les trophées de Miss maillot de bain et de Miss photogénie, en plus de la récompense suprême, cette Cendrillon indienne polyglotte a couronné une mutation de la société sans précédent. Depuis son indépendance (1947), en effet, le développement culturel de l’Inde, y compris sur le plan esthétique, s’était voulu (au moins dans les discours) indifférent ou critique vis-à-vis de l’Occident.

Des poupées nationalistes : le modèle américain « Barbie »

33Est-il besoin de souligner que l’esthétique des femmes qui concourent pour Miss Monde ne correspond que de fort loin au canon indien ? Un mètre quatre-vingts pour quelque soixante kilos évoque moins l’imago maternelle féconde et l’épouse dévouée qu’un élitiste modèle esthétique cosmopolite en voie de mondialisation sous la pression continue des médias (Silverstein et al. : 1986). Certes, l’acculturation coloniale avait déjà redessiné la silhouette de la beauté hindoustanie sur un patron occidental. Mais l’esthétique locale ne s’est réapproprié cette image du beau féminin qu’à la faveur du développement consumériste récent des formes de la culture populaire.

34Dans cette perspective, les « concepteurs » de Miss Monde en Inde avaient parié sur la « complémentarité des cultures ». Comment ? Par exemple, en vêtant les candidates de saris, en leur apposant un tilaka sur le front, en leur apprenant à saluer les mains jointes (nâmaste). Mais également en choisissant comme logo pour la manifestation de Miss Monde la reproduction d’un portrait peint dans une des grottes bouddhiques d’Ajantâ : celui d’une « nymphe céleste » (apsarâ) ; la livrée d’un paon servant de fond pour symboliser la nation. A l’évidence, tout cela relève moins d’une « acculturation intégrée 9 » que d’un télescopage culturel à finalité mercantile.

35Les conseils que le ministre en chef du Karnâtaka prodigua aux jeunes filles d’un collège « de participer à la compétition parce qu’elles sont belles », avant d’ajouter que « si les femmes veulent se montrer nues, pourquoi les en empêcher et empêcher ceux qui veulent les voir ? Cela aussi c’est de la culture », n’ont pas davantage contribué à cette acculturation. D’autant qu’il reprocha aux manifestants contre Miss Monde leur « uncultured lack of aesthetic sense » (« leur manque inculte de sens esthétique »), au moment même où son ministre pour la Langue (kannada) et la Culture déclara : « Quand vous voyez une jolie fleur ou une charmante femme, vous regardez au moins à deux reprises, c’est naturel. » La réaction des opposants fut immédiate. Ils adressèrent une saisine à la Haute Cour de l’Etat régional qui, finalement, statua : « Si la loi du pays est violée, ou si les participants sont soupçonnés d’obscénité et de nudité, les cas seront enregistrés conformément à la loi. »

Le beau modeste

36L’ampleur du scandale provoqué étonne au regard du conformisme moral de ce rituel séculier (à l’aspect de monarchie constitutionnelle) qu’est l’élection démocratique de la Reine de beauté depuis une quarantaine d’années. En effet, malgré une esthétique parfaite, une apparence inaccessible, une substance presque divine, le beau n’est chez les candidates jamais bizarre ni a fortiori convulsif. Sous des dehors séduisants, cette beauté se conforme à un sex-appeal qui le cède peu à la provocation. Formant panthéon à usage laïc, et censées être des médiatrices entre le ciel et la terre, ces femmes sont des avatâra au sens de « descentes » qu’a le mot sanscrit. Ainsi, pour n’être pas banale, leur beauté est toutefois conventionnelle : chacune participe à la vie quotidienne des mortels et toutes sont finalement des « filles formidables », des « femmes du tonnerre », comme le répète à l’envi le service de presse de Miss World Corporation.

37Même lorsqu’elles attirent le culte, l’admiration prend le pas sur la vénération. Plus émouvantes que sublimes en somme, telle Miss Inde déclarant : « C’est ma mère qui m’a le plus influencée dans ma vie », ou Miss Venezuela renchérissant : « Je lui dois tout ! », tandis que Miss Grèce affirmait que « l’important pour une fille, une épouse, une mère, c’est d’avoir de l’ambition ». Résolument « modernes », ces jeunes femmes diffusent une sensualité suffisamment mate pour qu’elles semblent proches de nous– « assimilables » par le commun des mortels. A contrario de la star ou de la cover-girl, dont le corps n’est le corps de personne mais une forme pure, idéale, leur présence hyperréelle en fait des modèles esthétiques plus conformes aux rapports qu’entretiennent réel et imaginaire dans le monde contemporain 10.

38Deux qualités sont les conditions premières de la grâce des candidates à Miss Monde : la jeunesse éclatante et la beauté modeste. Ce pour quoi elles tendent à se ressembler toutes, voire à être interchangeables en dépit de leurs origines culturelles variées. Sous l’apparence de la vamp internationale se profile en réalité la jeune fille sage, pour ne pas dire la vierge. Ainsi les lauréates suggèrent-elles un érotisme d’autant plus équivoque qu’il semble lié à une pureté mariale. Toutes ont apparemment l’âme pure, mais aussi, comme le conformisme l’exige, « un amoureux qui les attend dans leur pays ». D’origine généralement modeste, elles le sont également dans leurs ambitions : à Bangalore, seules quatorze d’entre elles étaient des « modèles », les autres étant encore au collège ou à l’université mais pour y suivre des études de type professionnel. Même si elles ont évidemment dépassé le stade des majorettes, elles sont restées des « jeunes filles toutes simples 11 ».

Le beau généreux

39Mieux, parce qu’elles ont une bonté native et le cœur généreux, beauté physique et beauté morale chez elles se confondent. Ce corps idéal révèle une belle âme. Au dire de Julia Morley, maîtresse des cérémonies des Miss Monde depuis quatre décennies : « Elles doivent avoir l’autorité du cœur et de l’esprit. » De là cette spiritualisation des lauréates qui font montre en public de préoccupations morales élevées, notamment ce devoir de charité envers les déshérités de la terre. De là, aussi, le slogan répété ad nauseum à Bangalore : « Beauty with a purpose. » Il avait été concocté en Afrique du Sud pour y justifier la tenue de la célébration au temps de l’apartheid. Comme si la notion de « beau » souffrait d’incomplétude sans le charity business. De fait, les Miss sont encouragées à mettre leur beauté et leur corps au service de la levée de fonds pour les enfants dans le monde, telles des Mère Teresa aux allures de Cindy Crawford. Ainsi Miss Aishwarya Rai a-t-elle pu aider les enfants qui travaillent sous terre dans les mines de Colombie, les petits mutilés victimes des conflits au Sri Lanka, les enfants privés d’école à la suite de la guerre en Bosnie. Quant à la célébration de Miss Monde à Bangalore, elle a aussi servi à doter une institution vouée aux enfants handicapés moteurs, la Karnâtaka Spastic Society 12.

40L’observateur vérifie d’abord cette « personnalité généreuse » dans l’ostentation des apparences : élégance, toilettes, maquillage, accessoires, postures corporelles, etc. Mieux : chevelure, visage, poitrine, hanches, jambes en sont les signes les plus éloquents ; il ne semble pas qu’il y ait chez elles de distinction claire entre surface et profondeur, entre authenticité et artifice. Cela explique que la séduction puisse jouer à plein, en dépit de la simplicité de leur manière et de leur timidité avérée ou affichée. Le principe de cette parade du beau féminin est, par définition, théâtre et mascarade, une transsubstantiation du sexe dans les signes d’une séduction savamment contrôlée, presque balsamique au regard de la souffrance du monde.

41Les concours de beauté internationaux ne se contentent pas de prospecter de juvéniles beautés « naturelles » au service de l’humanité affligée. Ces femmes ne sont ni des archétypes esthétiques, ni les émanations d’un canon universel. Elles incarnent le patron indigène idéal que veulent afficher les nations sur la scène du beau international ; « Ambassadrices de charme », répète-t-on à l’envi. Chacune est présélectionnée comme la représentante d’un pays – icône nationale ou drapeau, comme le fut et le reste Marianne dans l’histoire de France (Agulhon 1992) 13. Chaque Miss est le pattern d’une culture à destination de la consommation de masse d’un beau standardisé à prétention cosmopolite. Le défilé de cette société des nations donne à voir la gamme des types esthético-ethnico-érotiques possibles, encore qu’arasés par une « éloquence de la face » – définition du maquillage, selon Baudelaire – et un moulage du corps conçus par l’Occident. L’Europe, l’Afrique, l’Océanie, l’Amérique, l’Asie exposent ainsi annuellement leurs Barbie 14 comme autant de fétiches nationalistes sexy. Afin de souligner leur caractère « authentique », ces clairs échantillons d’une « ethnicité nationale » arborent souvent quelques accessoires ad hoc. Tout leur être est le produit d’une négociation préalable entre jurés du pays d’origine sur les critères qui caractérisent la beauté locale, à savoir cette distinction digne d’être exportable pour être internationalement reconnue.

42Presque une centaine de pays conspirent de la sorte dans ce culte démocratique d’idoles élues, en rivalisant sur le marché mondial du beau corporel en expansion continue. C’est l’occasion pour de nombreuses nations (en majorité exclues du commerce mondial) d’occuper le devant de la scène d’un forum international. Mais cette manifestation à grande échelle est d’abord au service de la diffusion de l’industrie cosmétique capitaliste en pleine restructuration : Miss Monde en Inde fut largement sponsorisée par Godrej. La présidente de cette entreprise nationale expliqua benoîtement à la presse 15 que cette décision fut prise à la suite de sa nouvelle stratégie d’alliance avec Procter & Gamble, la première firme de cosmétique dans le monde.

La foire capitaliste aux vanités

43Pour nombre d’observateurs ou de praticiens des sciences sociales, les manifestations qui entourent la « foire aux vanités » qu’est Miss Monde, ainsi que l’élection de Sa Majesté pour l’année, frisent l’insignifiance et la niaiserie. Mais, au regard de la place qu’occupe le marché du beau dans nos sociétés, ce ne serait pas raisonnable de refuser de traiter sérieusement d’une telle « futilité ». D’abord, parce qu’il s’agit d’un rituel séculier à plusieurs dimensions. Un rituel concernant à la fois l’initiation (d’une classe d’âge féminine par les hommes), l’inversion symbolique (sous la forme d’une compétition démocratique pour le titre de reine), la représentation (comme synecdoque des relations entre genres sexuels et métaphore des Etats-nations). Ensuite, parce que ce concours de femmes, dont le corps est le support d’une gigantesque entreprise de séduction, met en compétition des candidates de plusieurs dizaines de nations sur une scène internationale largement médiatisée. Enfin, parce qu’un tel « pygmalionalisme » industriel perpétue une forme culturelle de l’enchantement particulièrement propice à la mondialisation dans les pays du Sud. Et ce, alors même que ce type de manifestation décline dans les sociétés occidentales où règne le paradigme du top model – figure de réenchantement de l’inaccessible, d’ailleurs en voie de banalisation.

44L’événement singulier mais fort émotionnel qui a vu l’Inde accueillir Miss Monde en 1996, non sans tumulte, est devenu un événement planétaire (Assayag à paraître). Les organisateurs de Miss Monde dans ce pays étaient loin d’imaginer le scandale qu’allait provoquer cette parade du beau féminin dont ils attendaient avant tout des retombées touristiques et économiques. Pourtant, les polémiques qu’avait provoquées antérieurement Miss Monde en Angleterre et aux Etats-Unis, plus récemment en Afrique du Sud ou aux Philippines 16, montrent la permanence du débat sur les reconfigurations régionales, nationales et internationales des représentations du beau assimilé à la femme, sujet hautement polémique au Nord comme au Sud. Occasion pour l’observateur d’étudier le processus de « glocalisation » de cette forme érotisée du beau, c’est-à-dire les rapports qu’entretiennent un type de représentations locales avec le « global » à l’âge du capitalisme électronique transnational, qualifié parfois de « post-moderne » 17.

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Bibliographie

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Notes

1Retenons notamment les élections de « Miss Vulgarity » et de « Mister Cheap » organisées par la National Eve Teasers’ Association, les parades de montreurs de singes célébrant les « belles » contre les « bêtes », ou les processions d’actrices déguisées mimant un défilé de démones du Mahâbhârata et du Râmâyana, dont on sait qu’elles sont capables de se transformer en leurres de femmes divinement belles.
2C’est bien ce canon qu’a reconduit inlassablement la poésie sur un mode analogique : « La voix si douce de la femme semble venir d’un luth, alors qu’on n’y voit aucune corde ; ses seins ressemblent à deux flacons ronds, mais privés de col ; ses yeux sont deux fleurs de lotus, mais ils ne poussent pourtant pas dans l’eau ; ses cuisses sont des troncs de bananier, mais sans feuilles ; et elle a pour mains des plantes grimpantes dépourvues de branches » (cité par Goswamy 1986 : 36).
3grimpantes dépourvues de branches » (cité par Goswamy
4Sur la construction et les symbolisations du corps de l’Inde en tant que nation, on pourra se rapporter à Assayag 1997.
5Bollywood : contraction de Bombay (la ville du cinéma en Inde) et de Hollywood. Ces analyses s’inspirent du suggestif article de Patricia Uberoi (1990).
6Cf. Dube, 1996.
7C’est la première entreprise de divertissement et de spectacle en Inde, dirigée par la star des stars du cinéma indien du même nom.
8L’ordre d’énumération correspond à l’importance de leur vente dans le monde (Seager 1998 : 50).
9On emprunte la notion à un article de Georges Devereux (1975).
10On comparera avec les riches analyses pionnières d’Edgar Morin (1972).
11C’est le titre de la monographie ethnographique de Sébastien Darbon (1995) sur les majorettes de Limoges.
12L’estimation officielle des dons de l’organisation Miss Monde est de 150 millions de dollars depuis sa création en 1951, mais dont Barnum est à l’origine aux Etats-Unis. En réponse à cette donation s’organisa une manifestation d’enfants handicapés arborant des placards où l’on pouvait lire : « Mon enfant aussi est beau ! » ou « Toutes les mères sont belles ! »…
13Ainsi, en 1998, la sélection d’une jeune Française au physique taïtien pour représenter la France au concours de Miss Monde a donné lieu à de vives polémiques.
14Barbie, sans doute la plus populaire poupée au monde, rapporte environ 450 millions de dollars à son fabricant (Nichter & Nichter 1991 : 260). A l’origine (1951) une caricature anticonformiste allemande répondant au nom de Lilli – Lilith (de la Bible) ? – dans le journal Bild Zeitung, cette doll – ou eidôlon à l’instar des Grecs ? – fut réappropriée et normalisée par les Américains (en 1959) à partir de la Californie. On trouve depuis environ cinq ans des Barbie en Inde, blondes et brunes, avec la morphologie standard de chimère qui a fait leur succès ; seuls les vêtements et les accessoires sont indianisés, d’ailleurs avec chic.
15Times of India, 22 novembre 1996 ; Godrej finance également Miss Cinthol Supermodel à Mumbai.
16Pour un panorama des concours de beauté dans des communautés variées au Guatemala, au Nicaragua, en Andalousie, à Moscou, dans le Minesota rural et au Texas, ainsi que s’agissant des compétitions internationales tenues en Thaïlande, à Belize, dans les îles Vierges britanniques, à Tonga et même au Tibet, en passant par un concours de transsexuels aux Philippines (en milieu musulman), on se reportera à l’ouvrage de Colleen B. Cohen, Richard Wilk & Berverly Stoeltje (1996).
17Pour une discussion de cette catégorie, on se permettra de renvoyer à Assayag (1998), y compris à propos de celle de « glocalization » élaborée par Roland Robertson (1995).
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Pour citer cet article

Référence papier

Jackie Assayag, « La « glocalisation » du beau »Terrain, 32 | 1999, 67-82.

Référence électronique

Jackie Assayag, « La « glocalisation » du beau »Terrain [En ligne], 32 | 1999, mis en ligne le 29 mars 2007, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/2743 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.2743

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Auteur

Jackie Assayag

CNRS, Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, Paris

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