« Un tel appétit de permanence est au cœur de l’homme qu’il désire avidement, et c’est bien touchant, une survie de ses joies et de ses vérités. Sa beauté, comme il la voudrait croire fixe, son étoile polaire ! – Qu’il y renonce ! Sa beauté languit et meurt comme tout ce qui est humain, une nouvelle et jeune beauté lui succède, qui vieillit à son tour. Nous nommons beau ce qui nous passionne, et rien ne passionne longtemps l’homme et seule est permanente sa passion, dont l’objet change. Rien, dans l’absolu, que le vide absolu. Le pôle du beau change un peu chaque jour ; d’une saison à l’autre l’humeur change. Ce qui enchantait nos pères ne nous enchante plus, ni même ce qui nous enchantait la saison dernière » (Dubuffet 1973 : 61).
« Il est d’usage de regarder cette foi dans l’existence de la beauté, et le culte rendu à cette beauté, comme la justification capitale de la civilisation d’Occident. Le principe même de civilisation est inséparable de cette notion de beauté.
« Je trouve cette idée de beauté une maigre et peu ingénieuse invention. Je la trouve médiocrement exaltante. On s’afflige à la pensée des gens à qui la beauté serait refusée parce qu’ils ont le nez de travers ou qu’ils sont trop gros ou vieux. Cette idée que notre monde serait constitué pour la plus grande part d’objets laids et d’endroits laids, tandis que les objets et endroits doués de beauté seraient des plus rares et difficiles à rencontrer, je n’arrive pas à la trouver très excitante. Il me semble que l’Occident, à perdre cette idée, ne ferait pas une grande perte. S’il prenait conscience que n’importe quel objet du monde est apte à constituer pour quiconque une base de fascination et d’illumination, il ferait là une meilleure prise. Cette idée-là, je pense, enrichirait plus la vie que l’idée grecque de beauté » (ibid. : 72-73).
1Deux extraits bien caractéristiques de ce grand pourfendeur de la culture établie que fut Jean Dubuffet1. Dans le premier d’entre eux, on retrouverait sans peine un point de vue de sociologue : la notion du beau est relative, les jugements de goût varient dans le temps (et selon les milieux, ajoute le sociologue). Mais Dubuffet va bien au-delà : est beau tout objet (ou tout endroit) pourvu qu’il nous passionne, nous fascine, nous illumine. Cette idée-là nous aide-t-elle à pénétrer au cœur de l’expérience esthétique, à commencer par la plus ordinaire ? A commencer par l’ouvrage auquel l’homme du commun s’attache le plus communément, sa maison ?
2La campagne beaujolaise, où j’ai étudié les transformations de l’habitat rural dans les années 702, me servira d’exemple. En observant l’essor des constructions pavillonnaires, ou le mode de survie des maisons anciennes, j’avais pu déceler la façon dont se constituent des modèles de goût socialement conditionnés. Se posait aussi la question, que j’ai eu ensuite l’occasion de traiter avec Isac Chiva sur un plan plus général, de la dimension esthétique, si difficile à analyser, si souvent occultée, de ces architectures rustiques (Chiva et Dubost 1990). Retour au terrain, donc, avec ce décalage dans le temps qui permet de comparer les constats d’hier avec ceux d’aujourd’hui, de souligner des permanences, et d’observer parfois des transformations radicales.
3Une première nouveauté est dans l’appellation « pays des Pierres dorées » que se donne aujourd’hui une partie du Sud-Beaujolais, pour célébrer la couleur ocre vif du calcaire avec lequel sont construites les maisons anciennes. L’office de tourisme des Pierres dorées3, dont le siège est à Châtillon-d’Azergues, regroupe une quarantaine de communes sur les cantons d’Oingt, d’Anse et de L’Arbresle dans le département du Rhône. A l’intérieur du périmètre dessiné par ce regroupement, les villages signalent par un panonceau leur appartenance au pays des Pierres dorées. Plus que jamais cependant, les pavillons de style néo-beaujolais concurrencent en nombre les maisons anciennes.
4Ces dernières n’ont pas toujours exhibé leurs « pierres dorées », comme nous le verrons plus loin. Y compris la maison vigneronne considérée comme typique du pays, avec sa cave en rez-de-chaussée aux ouvertures voûtées, son escalier extérieur menant au logement et ses colonnes rondes soutenant l’auvent du toit. Celle de Cogny qui illustre la couverture de la brochure éditée par l’office de tourisme en 1997 en est un exemple : on voit bien à sa façade aux pierres apparentes soulignées par un joint très clair, comme à la profusion de ses pots de géraniums, qu’elle n’est pas au goût d’hier mais à celui d’aujourd’hui. D’autres maisons portent la marque de modes plus anciennes, et ce sont surtout les maisons de maître et les maisons de notable qui, plus que les maisons paysannes, empruntaient à l’architecture savante certaines formes ou éléments décoratifs. En Beaujolais comme dans toutes les provinces françaises, on vit ainsi sous le second Empire fleurir dans la bourgeoisie campagnarde le genre « château ». Ceux qui ne pouvaient faire construire dans le style moyenâgeux ou renaissant que Viollet-le-Duc avait remis à la mode4 flanquaient leur façade de deux tours soigneusement symétriques. Construite en 1860 par un négociant de L’Arbresle, la maison de la Vavre rompait ainsi avec les habitudes de construction locales, jusque dans son toit couvert de tuiles brunes, plates et vernissées au lieu de tuiles canal. C’est aussi aux alentours de 1860 que la vieille demeure de Prosny fut mise au goût du jour et que furent construites les deux tours de façade. Ses actuels propriétaires jugent que l’auteur de ces remaniements a fait des « créneaux d’opérette », mais ils ignorent son nom et ne connaissent pas le détail des travaux qu’il a effectués. Ils savent en revanche de façon très précise quelles parties de la maison datent du xvie ou même du xive siècle. Car la mode n’est plus aux « restitutions » à la Viollet-le-Duc, elle est au respect de l’« authentique »…
5On pourrait penser que la construction pavillonnaire récente, produite en série, banalisée, standardisée, ne donne guère à ceux qui l’habitent la possibilité de créer une mode. Et pourtant, cette forme architecturale très particulière qu’est le pavillon sur butte, dont l’apparition dans les années 70 a provoqué de vives réactions, paraît bien être une invention propre des « pavillonnaires ». Résumons l’argumentation que j’avais développée en 1976 : la maison en série et industrialisée est lancée en France par les builders, nouveaux venus dans la promotion immobilière et dont les sociétés sont généralement des filiales de firmes américaines. Le modèle « à l’américaine » de la maison basse et allongée posée sur un green collectif, promu par les builders, est assez bien adopté par les cadres moyens et supérieurs qui s’installent à l’époque dans les « néo-villages » de banlieue. Mais dans les zones rurales à proximité des villes où la clientèle est différente (les agriculteurs, les employés et surtout les ouvriers sont les principaux constructeurs de maisons), on voit apparaître une forme différente, la maison sur butte. Elle n’a été ni voulue ni promue par les fabricants de maisons en série ou les vendeurs de maisons sur catalogue, type Phoenix : on n’en voit pas trace au début sur ces catalogues, et quand elle commence à y figurer, c’est sous la pression de la demande. Par ailleurs, buttes et « taupinières » sont vivement condamnées et combattues par les architectes, urbanistes, aménageurs et autres détenteurs de normes du bon goût. Les brochures de « conseils aux constructeurs » éditées par les CAUE, les conseils régionaux ou les préfectures, et largement diffusées dans les années 70 en témoignent. Or la butte permet de combiner les avantages de la maison en rez-de-chaussée, avec une salle de séjour dont les portes-fenêtres ouvrent directement sur l’extérieur, et ceux de la traditionnelle maison en hauteur dont le logis est à l’étage. De cette maison en hauteur très largement répandue en France, les pavillons de la première génération, ceux des années 60, avaient d’ailleurs repris la forme, avec un escalier extérieur permettant d’accéder à l’habitation, et des annexes en rez-de-chaussée (cave, atelier, buanderie, garage). Ils étaient pour la plupart construits par les maçons du pays. Avec le passage de la fabrication artisanale à la fabrication industrielle s’est maintenue la disposition en hauteur, l’artifice de la butte permettant d’être à la fois à l’étage et de plain-pied et de conserver en partie le modèle ancien, au prix de contorsions parfois bizarres de la construction.
6Il y a vingt ans, la butte était un phénomène nouveau, dont l’apparition suscite des questions auxquelles l’observateur ne peut apporter que des réponses partielles : l’histoire des formes pavillonnaires reste à faire, qui éclairerait bien des points encore obscurs sur les mécanismes de diffusion du changement, sur ce que les formes actuelles conservent encore de structures héritées du passé, et sur la réinterprétation, propre à chaque milieu social, des modèles empruntés. Constatons en tout cas que pendant cette vingtaine d’années le succès de la butte ne s’est pas démenti. Au fil du temps s’est même développé un modèle de décoration florale que l’on peut considérer comme une autre invention des habitants pavillonnaires. Objet de soins particuliers, la butte est devenue comme le présentoir de la maison. Avec ses pierres dressées, ses arbustes miniatures aux feuillages persistants, ses fleurs aux couleurs vives et contrastées, elle témoigne d’une esthétique paysagère qui n’est pas celle des paysagistes en renom, mais que partagent les jardiniers communaux chargés de l’embellissement des places publiques ou des ronds-points5.
7Du château à la butte, il a été jusqu’ici fort peu question d’architecture régionale, de matériau local et de tout ce qui peut fonder l’identité revendiquée du « pays des Pierres dorées ». Mais c’est l’occasion, précisément, de souligner le processus de sélection qui préside à la reconstruction de cette identité, et ne prend en compte ni les formes actuelles de l’habitat pavillonnaire, ni la diversité des maisons anciennes, ni les variations de la mode et du goût à travers le temps.
8Venons-en cependant aux pierres dorées aujourd’hui si fort à la mode dans le Sud-Beaujolais. Certaines modes sont particulières à un milieu social, comme le château ou la butte, mais d’autres se diffusent d’un milieu à l’autre. Le goût des pierres apparentes s’est ainsi popularisé, après avoir été le fait d’une petite minorité. Il y a une vingtaine d’années s’opposaient nettement deux manières de réhabiliter les maisons anciennes. Les uns « modernisaient », les autres « restauraient ». Les uns et les autres, en réalité, conservaient et innovaient à la fois, mais de façon différente. Pour les gens du pays, agriculteurs, employés ou ouvriers, le ciment était l’agent et comme l’emblème de la modernisation, recouvrant toute la façade et encadrant de façon rigoureusement rectiligne les baies nouvellement percées ou élargies. A l’inverse, pour les partisans de la restauration, la pierre apparente était le signe du respect de la tradition ancienne autant que du bon goût. Les résidents secondaires de milieu aisé, notamment, s’empressaient d’enlever le crépi sur les façades des maisons qu’ils achetaient ou dont ils héritaient. Or, selon l’usage ancien (qui n’est pas propre au Beaujolais), les étables et les granges étaient laissées en pierres nues, mais la partie de la maison consacrée au logis était crépie, masquant l’appareil presque toujours irrégulier. Cet usage du crépi, autrefois signe d’aisance et réservé aux maisons de maître, s’était au cours du xixe siècle largement étendu à l’ensemble de la population. Autrement dit, dans les années 50-70, la préférence pour les pierres apparentes traduisait moins le respect pour la tradition (qui varie sur ce point selon les époques et les types de bâtiments) que la conformité aux normes du goût bourgeois ou du goût savant (les architectes des Monuments historiques donnaient le ton, ils mettaient alors les pierres systématiquement à nu à l’intérieur des églises qu’ils restauraient). Inversement, l’agriculteur ou l’ouvrier qui ravalaient leurs façades, et célébraient ainsi la prospérité retrouvée, n’étaient pas si éloignés des habitudes locales, même si la substitution du ciment au crépi modifiait parfois radicalement l’aspect de la maison.
9Vingt ans après, le changement est spectaculaire Quand on parcourt aujourd’hui les trois cantons, on constate que la mode des pierres apparentes s’est généralisée. Les vieux crépis qui subsistaient encore ont disparu, des villages et des hameaux entiers se sont mis à l’unisson, la « pierre dorée » partout triomphe. Quelques façades, cependant, arborent depuis peu un « crépi à l’ancienne » et ne conservent de l’appareillage de pierre que les chaînages d’angle et les encadrements des portes et des fenêtres : elles font figure d’exception.
10Pareil renversement méritait enquête. Il se trouve que la question des pierres apparentes soulève actuellement, dans ce pays du Sud-Beaujolais, des débats passionnés. Deux solutions s’opposent radicalement en matière de bâti ancien, chacune d’elles s’appuyant sur des pouvoirs publics différents. Première solution, l’enduit couvre toute la façade : c’est celle que préconisent le service départemental d’architecture et le CAUE6 du Rhône. Ce dernier a récemment organisé à L’Arbresle un stage sur les enduits, en collaboration avec l’Ecole d’Avignon, un organisme spécialisé en la matière. Les architectes en poste dans les organismes publics ont donc pris parti : l’enduit contre les pierres apparentes. Deuxième solution, le « tout pierre apparente » : il faut mettre à nu les façades et, pour que la pierre soit la plus apparente possible, mettre le moindre caillou en relief, ce qui suppose la pratique des joints en creux. C’est la solution prônée par l’office de tourisme des Pierres dorées et qu’on peut voir illustrée sur la couverture de la brochure déjà mentionnée. L’association Maisons paysannes du Rhône (filiale de Maisons paysannes de France) s’est efforcée, quant à elle, de trouver entre ces deux extrêmes une solution moyenne : laisser voir les pierres, mais avec des joints beurrés qui les enrobent largement. Selon le responsable de l’association, l’aspect obtenu se rapproche davantage de celui du bâti ancien, et c’est aussi une solution plus facile à faire adopter que le « tout enduit » qui ne correspond pas au goût actuel du public. La preuve en est que, lors du stage de L’Arbresle, l’enduit proposé en exemple sur une façade fraîchement restaurée n’a pas convaincu tous les participants, dont certains ont jugé que la teinte choisie, rose vif, « détonnait avec l’ensemble », comme le dit l’un d’eux, qui ajoute : « Les architectes veulent toujours faire de l’originalité. » En réalité, l’usage du badigeon rose sur le crépi était autrefois courant et, dans les années 70, on en voyait encore souvent des exemples (c’était le cas, pour ne citer que celui-là, de l’ancien presbytère de Saint-Germain-sur-L’Arbresle).
11Entre l’architecte des Bâtiments de France et les élus, c’est « la guerre de tranchée » (dit un responsable associatif). Le premier a une position de principe, une position d’expert. Il détient les règles de la bonne restauration. Il faut enduire parce que l’enduit – à condition que ce soit un enduit à la chaux7 – protège le bâtiment. C’est dans le milieu des architectes du patrimoine qu’on a redécouvert l’enduit à la chaux, oublié pendant plusieurs décennies au profit du ciment : ce sont les acquis de recherches menées notamment au laboratoire des Monuments historiques à Champs-sur-Marne et qui sont enseignés à l’Ecole de Chaillot8. Les élus, quant à eux, construisent une identité locale à des fins commerciales et touristiques : ils tiennent aux pierres dorées comme à l’image de marque qui fait vendre les vins du terroir et justifie les circuits touristiques proposés. En outre, ils s’appuient sur un engouement populaire incontestable : à interroger les gens du pays sur le moment où ils ont refait leurs façades, on peut dater du milieu des années 80 le début d’une mode qui s’est ensuite propagée avec une grande rapidité.
12La guerre de tranchées a connu quelques épisodes particulièrement vifs – lorsque le maire de Marcy, par exemple, a mis à nu la façade de l’église contre l’avis formel de l’architecte des Bâtiments de France –, si vifs que les instances supérieures de l’Etat ont été saisies du conflit. A la suite d’une question écrite d’un député et après convocation des belligérants par le sous-préfet de Villefranche-sur-Saône, la direction de l’Architecture et du Patrimoine a chargé un architecte lyonnais, spécialiste de la restauration du patrimoine, d’une étude visant à clarifier le débat9. L’affaire est révélatrice des difficultés qui sont celles de l’ABF dans le cadre de la décentralisation : représentant du pouvoir d’Etat, il est contraint à la négociation avec les pouvoirs locaux (« les élus aujourd’hui n’acceptent pas de recevoir des oukases », dit l’un d’eux) ; chargé d’appliquer une doctrine esthétique, il se heurte à d’autres critères que les siens et à des enjeux qui vont bien au-delà des choix esthétiques (Lamy 1990).
13Au demeurant, les propriétaires privés s’embarrassent peu de l’avis des experts, et dans leur grande majorité se conforment au modèle du « tout pierre apparente ». Il est mis en œuvre tantôt par les maçons locaux, tantôt par le propriétaire lui-même. « J’aime que les pierres ressortent », dit cet habitant de Saint-Germain-sur-L’Arbresle, pompier de profession et qui rejointoie lui-même ses murs. Il a acheté il y a quelques années une des plus vieilles maisons du bourg (une partie est datée de 1640) parce que, dit-il, « j’aime bien l’ancien ». Il compte bien poursuivre l’opération de rejointoiement sur l’ensemble de la maison : ce sera un travail de longue haleine, il prendra le temps qu’il faudra. L’enduit qu’il utilise et qu’il achète chez un marchand de matériaux porte l’inscription « enduit à la chaux ». Comme la plupart des enduits vendus dans le commerce sous cette appellation, il contient une certaine proportion de ciment et n’a donc pas toutes les qualités requises par les experts.
14Parmi ces derniers, certains sont conscients des difficultés qu’implique la politique du retour à l’enduit et sont convaincus (au CAUE notamment) de la nécessité d’informer le public et de former des artisans. D’autres s’efforcent de tenir des propos nuancés : dans son analyse historique du bâti, par exemple, Philippe Allart fait une distinction précise et fine entre les bâtiments destinés à être enduits et ceux qui ne l’ont jamais été et ne doivent pas l’être, parce qu’ils sont construits en moellons épais et réguliers, avec un appareillage qui les protège des intempéries10. Ses conclusions rejoignent celles d’un article récemment publié par la revue Maisons et Travaux où l’on peut constater que le « pays des Pierres dorées » n’a pas l’exclusivité d’un problème qui se pose actuellement partout en France.
15Les critères invoqués par les architectes sont essentiellement techniques : le « décroûtage » (c’est leur terme) est nuisible, il y va de la survie du bâtiment ancien. Pourtant le jugement esthétique affleure, lorsqu’ils parlent de l’» effet Walt Disney » qui sévit actuellement dans les villages11. Mais ils n’en sont pas moins inquiets du fossé qui se creuse entre les experts et le grand public. Et ils savent qu’il ne suffit pas d’un avis impératif ou d’une prescription réglementaire pour combattre un engouement massif : l’exemple de la butte et celui des pierres apparentes en sont la preuve.
16De l’amour des pierres apparentes à l’amour des pierres tout court, voici l’exemple de monsieur N. à Moiré. La cinquantaine, sportif (il fait beaucoup de vélo), il a travaillé longtemps dans l’entreprise de déménagement qu’il avait montée avec son frère. Dur métier, qu’il a décidé d’arrêter à 50 ans. Il est depuis peu employé par l’EDF à relever les compteurs. Il habite un grand pavillon moderne qu’il a fait construire il y a une quinzaine d’années sur une colline qui domine le village. Juste à côté de la maison, au point culminant de la colline, s’élève une tour moyenâgeuse de 11 mètres de haut qui est l’œuvre, encore inachevée, de monsieur N.
17« La tour, l’avantage, c’est qu’elle est au sommet d’une colline. Je ne voulais pas la faire attenante à la maison, ça n’a rien à voir… j’ai coupé une dizaine de chênes pour faire la place. D’en haut, on voit jusqu’au Mont-Blanc, la vue est immense.
18« […] La tour, je l’ai commencée en 1990, après avoir fini d’installer ma maison et mon terrain, parce que je ne commence jamais un chantier sans en avoir terminé un autre… L’idée, je l’ai toujours eue, même avant de faire construire la maison. Le terrain, je l’ai acheté. Je ne suis pas du pays, je suis lyonnais, cent pour cent lyonnais. Mes parents avaient ici une maison de campagne, c’est pour ça que je suis venu ici…
19[…] Je ne savais pas comment j’allais faire, alors je cherchais tout le temps… Quand je roule, je regarde toujours le paysage, ça me donne des idées, c’est comme ça qu’il faut faire… J’ai vu beaucoup de tours, par exemple la tour du château de L’Arbresle, mais je me suis dit, les mâchicoulis ça va faire trop gros, donc je les ai faits en miniature, c’est comme les poivrières, je les ai faites en miniature aussi. Les pierres, je n’en ai jamais acheté une, j’en ai beaucoup récupéré à Lyon quand je travaillais à Lyon, les pierres d’angle surtout. Les mâchicoulis, ce sont des pierres qui servaient de plancher au château de Bagnols, ils ont fait des travaux pendant deux ou trois ans, les déchets ils les jetaient dehors, ils les vidaient au remblai toutes les fins de semaine, le chef de chantier m’a dit prends tout ce que tu veux. Moi j’ai tout récupéré, je les prenais le soir, ce sont des pierres usées par des millions de pas, usées naturellement. J’avais loué une machine pour les couper chez le patron de mon collègue, parce qu’on ne peut les couper qu’avec une machine, ça va assez vite parce que la pierre jaune est très très tendre, avec une mèche au carbure ça rentre tout seul dedans, ce n’est pas comme du granit.
20« […] Jamais personne ne m’a aidé pour quoi que ce soit, même les linteaux de portes qui sont très lourds, je les ai mis tout seul, avec un palan.
21« […] L’escalier, je suis en train de le faire, un escalier à vis, avec des marches en ciment. J’ai un ami maçon qui m’a donné les proportions pour le mélange, il m’a montré comment les emboîter et de temps en temps en sceller une dans le mur, c’est comme ça qu’ils faisaient au Moyen Age… Et puis pour démarrer en bas, parce que vous ne savez jamais où vous allez arriver en haut, c’est dur à calculer, j’ai un neveu qui est dans les Ponts et Chaussées, dans les bureaux, il m’a dit, tu me donnes les cotes, je rentre dans l’ordinateur, et ça sort…
22« […] Au début, je ne voulais pas faire si haut, j’avais demandé un permis pour un abri de jardin de 6,50 mètres, mais c’est vrai que si on fait une tour, il faut que ça soit haut, sans ça c’est pas beau… Et puis il y a un peu le hasard… Le dernier étage, je voulais le faire seulement à 2,50 mètres, et puis j’ai une armoire ancienne qui vient de mes parents, en noyer massif, 3,10 mètres de haut ! Du coup j’ai augmenté le plafond de la tour et un jour je la mettrai dedans. C’est pourquoi ma tour a 60 centimètres de plus !
23« […] La porte, c’est provisoire, j’en cherche une ancienne, en chêne, qui soit vieillie, j’ai mis une provisoire pour fermer… Je l’avais, je l’ai mise, mais ça ne fait pas beau…
24« […] Les vignerons ici ne comprennent pas pourquoi j’ai fait ça, puisque ça ne sert à rien. Mais moi, c’est pour le plaisir… Certains trouvent que c’est bien, et puis d’autres… Il y en a un qui se met devant, et au lieu de me dire que c’est bien, il me fait, qu’est-ce que tu vas payer comme impôts !… Le maire de Bagnols, il trouve ça très bien. Au début il n’était pas bien d’accord parce qu’il croyait que je faisais ça par snobisme… Pas du tout ! Maintenant il a compris, et même il promène des gens pour la voir… et un jour l’acteur américain Tom Cruise, qui faisait un séjour au château de Bagnols, est passé en Mercedes, il a ralenti pour regarder… »
25Monsieur N., qui parle volontiers de la beauté du paysage (celui que l’on découvre du haut de sa tour, ceux qu’il traverse lors de ses randonnées à vélo), ne dit pas que sa tour est belle : aux autres de porter un jugement esthétique sur cet ouvrage qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de qualifier d’œuvre, et encore moins d’œuvre d’art. Dans les extraits d’interview cités, les occurrences du terme beau, que je n’ai jamais sollicité, arrivent au détour d’une explication technique ou d’une précision de détail. Monsieur N. insiste longuement sur le fait que les matériaux, récupérés ici ou là, ne lui ont rien coûté : il lui faut bien se justifier de consacrer autant de temps et d’énergie à cette tour qui ne sert à rien aux yeux de ses voisins agriculteurs (on notera qu’il revendique d’être cent pour cent citadin). Mais ce qui compte plus que tout, c’est le plaisir d’imaginer, de trouver la solution, de fabriquer soi-même. On pense bien sûr aux pages célèbres de Lévi-Strauss sur le bricolage dans La Pensée sauvage. On retrouve chez ce bricoleur la règle du jeu qui est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord » : les pierres trouvées dans les déblais, mais aussi les conseils de l’ami maçon pour les marches d’escalier, ou l’aide du neveu qui peut calculer les cotes sur un ordinateur des Ponts et Chaussées. La hauteur de la tour change en cours de route (ne serait-ce que pour caser l’armoire de famille), c’est là encore une caractéristique du bricoleur, qui l’oppose à l’architecte ou à l’ingénieur dont le projet est fixé à l’avance. Il y a aussi, il y a surtout, cette expérience intime du matériau acquise à force d’observer, de chercher et de manipuler, cette passion de la pierre qui mûrit en savoir-faire et en capacité d’invention.
26Lévi-Strauss distingue le bricoleur de l’artiste, Dubuffet, lui, refuse la distinction. Gardons-nous ici de trancher. Mais constatons que si monsieur N. rencontre quelque incompréhension, c’est aussi parce qu’il n’est pas dans la mode, celle que connaît et partage son entourage. Son « modèle réduit » de tour tient-il du chef-d’œuvre compagnonnique ou de l’art brut ? Ou bien encore s’apparente-t-il à ces « fabriques » – pagode chinoise, tente mongole, pyramide égyptienne ou tour gothique – qui peuplaient les jardins à la fin du xviiie siècle, quand la mode du style anglo-chinois battait son plein ? La démarche dont procède l’» abri de jardin » de monsieur N. est-elle si différente de celle qui inspirait ces « monuments miniatures », mobilisant le rêve et l’imaginaire pour créer un lieu d’évasion, ou mieux encore, un « pays d’illusion12 » ?
27En posant ces questions, l’observateur ethnologue n’échappe pas lui-même aux catégories fixées par la culture savante. Et le seul fait de mentionner cette création solitaire, fût-ce pour la situer en marge des conventions du beau, participe de cette entreprise de récupération et de labélisation où Raymonde Moulin voit l’une des tendances fortes de l’esthétique contemporaine13. Le sentiment du beau, tel qu’il se manifeste dans les architectures ordinaires, est plus communément l’expression des valeurs d’un groupe. La diversité des formes de maison, comme la différence des goûts, est le reflet d’une diversité sociale qui a toujours été le fait de la société rurale, mais qui se manifeste aujourd’hui plus vivement que jamais. Que les normes du goût soient l’expression et comme l’emblème d’un groupe social, ou bien qu’elles se diffusent et circulent d’un groupe à l’autre, provoquant renversement de valeurs et jeux de distinction (la mode des pierres apparentes, qui n’est plus de bon ton depuis qu’elle s’est vulgarisée, est, à cet égard, exemplaire14), elles ne sont jamais anodines. Les passions qu’elles provoquent, et parfois même la violence des condamnations qu’elles suscitent, sont à la mesure de la force si particulière du sentiment esthétique.