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AccueilNuméros32Le beauCe qui est bien est beau

Le beau

Ce qui est bien est beau

Un regard sur la beauté chez les Inuit du Canada
Nelson Graburn et Pamela Stern
p. 21-36

Résumés

En inuttitut, la langue inuit, le concept de « beauté » peut être traduit grossièrement par « bonté ». On souligne plus les qualités morales que l’esthétique visuelle. Sémantiquement, ce qui est beau est ce qui convient, qu’il s’agisse d’apparence, d’activités ou de relations sociales : pour l’homme, c’est être un bon chasseur et un bon mari ; pour la femme, une bonne mère et une bonne épouse ; pour la terre, de produire en abondance. La beauté est reconnue à ceux qui font les choses « comme il faut », de manière appropriée. Dans l’idéal, ce sont les savoir-faire et le sens de la responsabilité qui attirent l’homme et la femme l’un vers l’autre. L’attirance physique et sexuelle est considérée comme superficielle. Depuis cinquante ans, les Inuit canadiens ont commencé à produire des sculptures en pierre, des lithographies et des dessins au pochoir qu’ils vendent et exportent. Cela a provoqué une prise de conscience du concept de beauté en tant qu’esthétique visuelle, mais cette production reflète toujours la division sexuelle du travail.

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Lieu d'étude :

Canada
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Texte intégral

« Piujuk. Piujuualuk si c’est vraiment beau ! »

(Siasi Takirk, 29 juillet 1998).

1Traduit de l’anglais par Jacques Jeudy

2Avec la citation qui précède, nous nous trouvons immédiatement pris dans le tourbillon des significations interculturelles qui caractérisent les constructions sémantiques importantes et valorisées, comme c’est le cas pour le sujet abordé ici. Cette phrase, qu’elle prononça avec délectation en l’accompagnant d’un mouvement du corps et d’un large sourire, fut la réponse fournie par une Inuit 1 canadienne bilingue à la question : « Quelle est la meilleure manière de traduire le mot qallunatitut [anglais] « beauty » en inuttitut [langue des Inuit] ? » Sa réponse fut à la fois utile – elle confirmait ce que nous savions déjà – et frustrante, parce qu’elle soulignait l’ampleur du champ sémantique connoté aussi bien par le concept européen (anglais et français) que par la série de significations inuttitut qui le recouvrent tout en s’en différenciant nettement. Le terme que Siasi choisit immédiatement, piujuk, est l’un des plus courants en inuttitut et se trouve généralement traduit par « ce qui est bien ». Une analyse morphémique de ce mot 2 (ou phrase) donne toutefois pi- « (quelque) chose » + -u- « est/existe » + -juk « ce qui/celui-celle qui ». Le morphème de base pi- a des connotations vagues mais entièrement positives et sert aussi de racine à des expressions verbales telles que pi-vuk « il-elle/ça fait », pivalliajuk « il/ça fait de plus en plus », c’est-à-dire « développe », et pi-ruma-vunga « je veux (ça ou faire ça) ». Il constitue également la base de concepts plus abstraits tels que pi-un-iq, le bon, et pi-u-siq, une coutume ou une manière de faire les choses.

3Au-delà du simple examen des problèmes liés à la traduction de concepts abstraits (voir Bloch 1977 à propos de « temps »), nous souhaitons analyser la façon dont les concepts inuit relatifs à la beauté sont employés et appliqués aux personnes, aux objets et aux pratiques. Notre étude prend en compte les dimensions temporelle et spatiale. Tandis que notre expérience de terrain chez les Inuit remonte à près de quarante ans, l’existence de rapports ethnographiques antérieurs nous permet d’envisager les changements survenus dans la société inuit depuis cent vingt ans. Ce choix temporel est risqué car, bien que les changements culturels induits par le contact avec les Blancs se soient manifestés dans certaines parties de l’Arctique il y a plus d’un siècle, les différences culturelles entre les Inuit des années 50 et ceux des années 90 apparaissent beaucoup plus prononcées que celles existant entre groupes inuit contemporains distants de 3 000 miles. La plus grande partie de notre analyse se focalisera sur la population de l’époque dite « traditionnelle-contact 3 » (Helm & Damas 1963), ethnographiquement bien connue et parlant exclusivement l’inuttitut. Elle sera complétée par des informations provenant des Inuit plus contemporains et souvent bilingues. Au cours des dernières années, l’extension de la langue inuit au domaine de l’artisanat commercial a constitué un phénomène de première importance (Graburn 1993).

4Bien que nous ayons mené des recherches ethnographiques très approfondies au sein de nombreuses communautés inuit du Grand Nord canadien, nous avons pris le parti de limiter ici notre propos aux groupes inuit (locuteurs inuttitut) que nous connaissons le mieux : ceux de l’Arctique canadien, en faisant parfois référence aux Iñupiat du nord de l’Alaska qui leur sont culturellement très proches. Les Inuit représentent sans doute la communauté indigène ayant suscité le plus de descriptions et de publications dans le monde (Guemple 1986 : 18). Pour autant, presque rien n’a été écrit sur leurs concepts de beauté et on peut s’en demander la raison. Les Inuit avaient pourtant, et ont toujours, une conception très précise de la beauté. L’examen auquel nous nous sommes livrés comprend un aperçu des dimensions linguistique et sémantique de la beauté, en tant que domaine à part entière de la culture inuit « traditionnelle », et de la beauté dans l’ère moderne. L’extension de l’idée de beauté aux arts commerciaux, formant un parallèle avec des pratiques largement répandues dans le monde occidental, sera abordée dans le contexte des récents changements socio-culturels.

Les champs sémantiques

5Cette étude nous a conduits à mettre en perspective le vaste domaine des acceptions de la beauté dans nos propres langue et culture afin de trouver des rapprochements avec l’ensemble sémantique le plus ressemblant en inuttitut. Un bref aperçu des ouvrages sur la beauté dans plusieurs langues européennes (ainsi qu’en japonais) nous livra un solide ensemble de significations associées, demeurées apparemment assez stables au cours des derniers siècles. Pour en proposer une illustration partielle, citons la bonté, la vérité, la santé, le bien-être, l’art, la décoration, l’ornemental, l’attrait sexuel masculin ou féminin, l’illusion, la superficialité, la jeunesse, l’intelligence, le raffinement, les jardins et les fleurs. Nos données ethnographiques, ainsi que d’autres, indiquent que seul le concept inuit de bonté, piujuk, correspond étroitement à la notion indo-européenne de la beauté. Certaines autres idées dont celles de vérité, de santé, de décoration, d’attrait sexuel et de superficialité sont présentes dans le concept inuit, mais avec des implications linguistiques et ethnographiques moins prononcées. D’autres enfin, comme celles de jeunesse, d’intelligence, de raffinement, de jardins et de fleurs, n’ont pratiquement aucun lien avec les expressions inuit de la beauté.

6Afin de vérifier, en les croisant, les relations existant entre les champs sémantiques inuit et français (ou anglais), nous avons consulté, dans les dictionnaires français-inuttitut de Lucien Schneider (1966, 1970), qui font autorité en la matière, la traduction première de chacun des adjectifs, adverbes et connotations liés, selon notre identification, au concept indo-européen de beauté. Elles tombent dans deux catégories, l’une ressortissant à la vérité (droiture [c’est-à-dire exactitude]) et à ce qui est moralement bien : convenablement, charmant, glorieux, splendide ; la seconde plus visuelle : élégant, décoratif, joli, magnifique, splendide (à nouveau), beau et gracieux.

Le langage de la beauté

7L’inuttitut dispose de plusieurs mots et expressions pour évoquer à la fois la beauté et le plaisir suscité par quelque chose de beau. Par exemple :

8piujuk : « c’est bien », est la forme la plus courante et a de nombreuses extensions possibles ;

9tautuapik : « regarde ce(tte) petit(e)…! » sert d’exclamation quand on voit quelque chose de beau, de joli, de plaisant – par exemple un bébé, un enfant qui sourit (avec l’idée de « comme c’est mignon ») ; du verbe tautu-, regarder ;

10takuminaktuk : « c’est beau », « attirant » – littéralement « ça donne envie de le regarder » (à propos de l’art) ; du morphème taku-, voir, et du suffixe mina, vouloir + verbe de perception ;

11takuapik : « vois ce petit ! », comme tautuapik précédemment ;

12iniqunaktuk : « beau » ou « agréable à voir ou à entendre » (voir takuminaktuk), d’où les expressions :

13iniqu (apik) : « comme c’est beau ! » (voir tautuapik, takuapik),

14tusangnirktuk : « agréable à écouter » (tusa : « écouter »),

15pivianaktuk : « beau », c’est-à-dire « moral », ou « bon travailleur ».

16En plus des morphèmes servant de racine, on trouve de nombreux suffixes lexicaux équivalant aux expressions françaises et anglaises de la beauté. De loin le plus important, le suffixe -tsia (k) – superlatif -tsia-vak-, -tsia-paluk –, comme dans anguti-tsiak qui signifie un « homme beau », « bon », c’est-à-dire « bon travailleur », « généreux », « gentil » ; arngna-tsiak, veut dire la même chose au féminin mais avec un accent porté sur la beauté (sexuelle). Qimmi-tsiak, un chien ayant belle allure, qui tire bien les traîneaux ou a eu de beaux petits ; et nuna-tsiak, un beau pays (nom choisi récemment pour l’île de Baffin), un pays où il fait bon vivre, giboyeux, pas trop escarpé. En général, -tsia- renvoie à tout ce qui est tel qu’il doit être – le beau temps, une nature abondante, une femme séduisante, un enfant heureux.

17Le même morphème est utilisé dans des formes adverbiales et a le sens de faire/être quelque chose (de) bien, à fond, correctement, adéquatement, et donc de belle manière. Par exemple illu-liuk-puk se traduit par « il construit une maison (un igloo) », tandis que illu-liu-tsiak-puk signifie « il construit bien la maison, il la construit magnifiquement, de belle manière ». La beauté s’applique ici à l’action de construire et non à l’igloo ; dans ce dernier cas, on dirait illu-tsia-liuk-puk : « il construit un bel igloo ».

18On trouve également des significations particulières rappelant celles qui existent dans l’usage indo-européen : ataata-tsia ou anaana-tsia veut littéralement dire « beau père » ou « belle mère », autrement dit grand-père et grand-mère, comme les termes français de parenté belle-mère et beau-fils. Le terme de parenté fictive ati-tsia, littéralement « beau nom », est un terme d’adresse ou de référence très positif employé par deux personnes qui partagent le même nom (et donc la même âme).

19Un autre suffixe renvoie de façon plus limitée à la notion de beauté. Il s’agit de kit- qui, comme -apik-, signifie « petit », « minuscule ». L’expression kitapik, double diminutif, est utilisée pour désigner quelque chose de petit, de mignon, de précieux, comme un bébé ou une poupée. La beauté est liée aussi à l’idée de petite taille dans l’expression sila-kit-tuk, qui signifie « beau temps ». Il est important de signaler que le contraire, le suffixe -aluk, généralement traduit par « grand », « large », peut avoir des connotations négatives lorsqu’il s’applique à des personnes, par exemple dans arngnaluk (cette grosse femme autoritaire) ou qallunaraluk (ce gros Blanc, c’est-à-dire ce Blanc de triste notoriété, potentiellement dangereux). Ce morphème apparaît dans le nom des anciens habitants de l’Arctique, les Tunialuk, peuple craint et raillé, ainsi que dans les noms désignant traditionnellement la vieille femme (Sedna) redoutable, déesse qui vit au fond de la mer et contrôle le gibier : takanapsaluk ou arnakapfaluk.

La beauté dans la société inuit à l’époque des contacts

20La preuve la plus évidente des concepts qu’ont les Inuit de la beauté date de la période « traditionnelle-contact » précédant l’établissement de communautés sédentaires et l’institution de la scolarité obligatoire dans le Grand Nord canadien. La richesse et l’excellence des rapports ethnographiques de cette époque (Jenness 1970 ; Rasmussen 1929, 1931, 1932 ; Turner 1889-90) fournissent de nombreuses informations sur la culture intellectuelle inuit qui donnent un aperçu de la vision locale de la beauté. Au cours de cette période de contacts, la vie sociale et l’organisation économique des Inuit ont connu de profonds changements. Ainsi ont-ils en particulier modifié leurs activités saisonnières en s’engageant dans de nouvelles tâches, comme la chasse des animaux à fourrure, dans le but d’avoir accès aux produits manufacturés. Mais, à l’exception des quelques zones où les baleiniers employaient des Inuit, les rapports avec les missionnaires, les commerçants, les représentants du gouvernement et autres étrangers étaient irréguliers et ponctuels. S’il ne s’agit nullement de prétendre que la société inuit est demeurée intouchée dans la période suivant les premiers contacts, il faut néanmoins souligner que, jusqu’à l’établissement des sièges urbains de l’administration gouvernementale, les interactions avec les non-Inuit étaient loin de constituer le quotidien. Il en découle que le partage des valeurs culturelles et la formation des groupes sociaux furent largement le fait des Inuit (Graburn 1969).

21A l’origine, les Inuit du Canada pratiquaient un nomadisme saisonnier reposant principalement sur la disponibilité du gibier. Les groupes sociaux étaient flexibles et changeaient de taille suivant l’époque de l’année, la présence de ressources et les préférences personnelles. Bien qu’il n’ait existé aucune règle stricte en la matière, de grands groupes se formaient suivant des lignes de parenté, la famille étendue (ilagiit) constituant l’unité socio-économique de base 4. Le climat était dur et la vie souvent extrêmement difficile. La survie dépendait de relations délicatement équilibrées et caractérisées non seulement par l’obligation de partage mais aussi par l’idée que chaque adulte devait posséder assez de maturité et de sagesse pour conduire ses propres occupations en se passant de l’interférence des autres. On attendait de chacun qu’il soit travailleur et généreux, qu’il reconnaisse les besoins des autres et qu’il prête assistance sans qu’on ait besoin de le lui demander (Briggs 1970).

22Le succès à la chasse, par conséquent la survie, avait un fondement moral. Le fait d’entretenir de bonnes relations avec les humains et les animaux constituait le gage direct de ce succès et de cette survie. La cosmologie inuit prescrivait ainsi de nombreuses règles de conduite et fixait des interdits que les deux sexes se devaient de respecter (Saladin d’Anglure 1984 : 496). Comme nous le verrons, la notion inuit de la beauté était intimement liée à celle de comportement approprié. Le quotidien, le quelconque, le conforme était ce qui apparaissait à la fois beau et source d’authentique beauté. Les Inuit admettaient néanmoins l’existence d’une beauté illusoire ou dangereuse.

Mariage et séduction sexuelle, le fondement moral de la beauté

23Dans la société inuit traditionnelle et dans celle de la période « traditionnelle-contact » prévalait la division sexuelle du travail. Les hommes étaient avant tout responsables de la chasse et les femmes se voyaient principalement confier la tâche de transformer les prises en nourriture, combustible et vêtements. Ainsi que de nombreux observateurs l’ont souligné, les deux rôles étaient perçus comme essentiels et de même importance. Les adultes se mariaient pratiquement tous et le mariage constituait en soi un marqueur du statut d’adulte. La plupart des gens se mariaient plusieurs fois au cours de leur vie, à la suite d’un divorce ou du décès de leur conjoint. Les unions de courte durée étaient courantes mais le divorce avait rarement lieu après la naissance d’un enfant (Rasmussen 1932 : 51 ; Jenness 1970 : 160).

24Le mariage représentait toutefois davantage qu’un simple marqueur du statut d’adulte. Il apparaissait intimement associé à l’éthique et à la cosmologie de la chasse, et donc à la survie. Le travail effectué par une épouse, la couture en particulier, revêtait une importance cruciale pour les relations entre humains et animaux. Les vêtements qu’une femme confectionnait faisaient partie intégrante du lien moral homme-animal. Séduits par la qualité esthétique de l’habillement du chasseur, les animaux se laissaient prendre. Ainsi, « la couturière contribuait à réconcilier humains et animaux non seulement à travers sa participation indirecte à la chasse mais aussi en renforçant, par les vêtements qu’elle fabriquait, leur relation transformationnelle » (Chaussonnet 1988 : 213). Selon Guemple (1886 : 14), le travail était accompli pour l’autre sexe et s’inscrivait dans la continuité d’une relation. Un homme devait se marier pour être un bon chasseur (Bodenhorn 1990 : 62). Sam Oliktoak, un ancien de la communauté d’Holman, partageait ce point de vue, lui qui décrivait le mariage comme nécessaire pour avoir une vie bien remplie (Stern and Condon 1995 : 203). Le terme inuttitut nuliituk, signifiant « un homme seul », se traduit littéralement par « celui qui n’a pas d’épouse », tandis que le mot pour conjoint, aipa, désigne « l’autre moitié d’une paire complémentaire ».

25Qu’est-ce que les Inuit recherchaient dans un conjoint ? Guemple (1986) ainsi que Burch et Correll (1971) n’accordent qu’une faible importance à l’attirance sexuelle dans la conclusion d’un mariage inuit. Selon S.E. Jenness cependant (1991 : 352 par exemple), des manifestations publiques de tendresse pouvaient avoir lieu entre époux, même si elles n’étaient pas fréquentes, et Spencer (1976: 245-6) rapporte que l’attirance physique constituait un aspect des liens romantiques. Il semble vraisemblable que l’attirance sexuelle dans le mariage ne reposait pas sur des considérations physiques mais participait plutôt de la constellation des attitudes morales assurant le succès à la chasse et la survie sociale du groupe. Si la compatibilité de caractère et de goût revêtait de l’importance dans le choix d’un conjoint, l’attachement de celui-ci aux valeurs inuit de générosité, d’ardeur au travail et d’entraide comptait plus encore. La beauté (et l’attirance sexuelle) avai(en)t directement pour origine, semble-t-il, le travail bien fait et une nature harmonieuse.

26« L’ardeur à travailler et à coopérer trouve une illustration spectaculaire dans la manière de faire sa cour dans les îles [Belcher]. Suivant le mode traditionnel, un jeune homme exprime l’intérêt qu’il porte à une femme en offrant la nourriture qu’il a chassée à sa famille et en aidant son futur beau-père à travailler – par exemple à la réparation d’un kayak, à la construction d’un igloo ou à la chasse. Une jeune femme en âge de se marier se montre trop accaparée par son travail pour accorder la moindre attention à un éventuel prétendant. La plupart des occupations publiques d’une jeune femme ressortissent au travail : dépouiller les phoques, atteler les chiens, ramasser du bois de chauffe, etc. Elle s’active sans répit du matin au soir. Du moins est-ce l’apparence qu’elle donne. Ce qui vient perturber cette image d’un quotidien fait de labeur continuel que renvoient les femmes célibataires est le fait qu’elles travaillent surtout quand des conjoints potentiels sont présents au foyer… Pour une jeune femme, en effet, une manière de “faire sa cour” consiste à paraître si absorbée par ses tâches qu’elle en oublie la présence d’éventuels soupirants. Mais s’il n’est pas justifié de cataloguer ce comportement comme pure comédie, il est cependant clair que l’air affairé qu’elles affichent devant eux correspond d’une certaine manière à une mise en scène rituelle du travail des femmes. Quand une jeune fille s’éprend d’un soupirant, l’activité qu’elle déploie à la maison s’intensifie et s’accroît rapidement encore avec les visites rendues à la mère ou à la sœur mariée du soupirant pour s’offrir à les aider dans leurs travaux » (Guemple 1986 : 15).

27Tandis que la vraie beauté passait pour résulter de ce qui était moralement bien, les Inuit admettaient aussi l’existence d’une beauté trompeuse ou dangereuse, uniquement fondée sur des considérations physiques. Certaines personnes physiquement séduisantes, en particulier sur le plan sexuel, étaient considérées comme paresseuses et avares. La littérature ethnographique et la mythologie inuit fournissent l’une et l’autre des illustrations de cette image contrastée de la beauté. Ainsi en est-il des épouses d’un Inuit du Cuivre nommé Uloksak. Uloksak, un puissant chaman, fut l’un des principaux personnages décrits par Diamond Jenness (1970 ; S.E. Jenness 1991). Il utilisait souvent ses pouvoirs spirituels à des fins économiques ou sexuelles, exigeant et obtenant d’avoir sexuellement accès àla majorité des femmes de son groupe. Au sein de ce dernier, il était en outrele seul homme à avoir trois épouses. Selon D. Jenness, « la première femme [d’Uloksak] soutenait bien son mari dans sa dignité statutaire. C’était une femme calme au grand cœur, qui avait beaucoup de bon sens et de discernement et se montrait aussi talentueuse pour s’occuper de son foyer que pour chasser le phoque ou le caribou. Uloksak la préférait de loin à ses deux autres femmes mais elle avait un défaut, elle ne lui avait pas encore donné d’enfant. Sa deuxième femme avait la réputation d’être l’une des plus jolies filles du pays, mais là s’arrêtaient ses qualités ; elle avait mauvais caractère, ne faisait rien et ne représentait qu’un fardeau pour son mari. Il l’avait épousée, disait-il, parce qu’elle était agréable à regarder et qu’il avait besoin d’aide pour préparer les conserves d’été et accommoder la viande qu’il rapportait au camp. Peut-être aurait-il à nouveau divorcé si elle avait été stérile, mais elle lui avait donné un fils, et un fils, c’était un enchantement pour tout foyer esquimau. Il garda donc ses deux femmes, la bonne et la mauvaise, et en prit une troisième… » (1970 : 161).

28On pouvait être physiquement beau mais avoir mauvais caractère ou, à l’inverse, avoir une apparence plutôt quelconque mais la beauté se manifestait à travers un caractère industrieux, une conformité aux interdits, un comportement sociable et un tempérament respectueux. Ces qualités, à leur tour, rendaient compte du succès à la chasse et, souvent, du succès à se reproduire. Les préoccupations concernant la beauté trompeuse étaient très répandues. Taiara, un vieillard vivant à Salluit en 1963, admettait que « parfois un Inuk n’est beau qu’à l’extérieur ; à l’intérieur ils peuvent être mauvais » (cité dans Graburn 1972 : 190). Et Spencer, à propos des Iñupiat du nord de l’Alaska, faisait état de cette même dichotomie dans la notion de beauté. « L’amour en tant que tel n’était pas idéalisé mais des liens romantiques se nouaient sur la base de la beauté physique, comme celle créée par de grands yeux. La régularité des traits comptait aussi beaucoup. C’était également vrai des hommes, une personne aux traits physiques proéminents apparaissant grotesque. On considérait qu’un visage trop beau constituait un risque sérieux. De telles filles étaient “avares” ; “elles ne donneraient de nourriture à personne”. Mais on devait juger une femme d’après un ensemble de traits personnels davantage que sur sa seule beauté. On attendait d’elle qu’elle se tienne propre et se montre travailleuse. […] Une personne attirante, homme ou femme, se situait dans la moyenne. Elle ne devait être ni trop grosse, trop mince, trop grande ou trop petite ; en la regardant on voyait qu’elle était exactement comme il fallait. On savait alors qu’on pouvait l’épouser » (1976 [1959] : 245-6).

29Le concept de beauté illusoire ou dangereuse apparaît aussi dans l’histoire de la déesse de la mer 5, qui associe beauté, disponibilité sexuelle, observance des interdits et des codes moraux, et activité productive. La déesse de la mer, diversement connue sous les noms de Nuliajuk, Aviliayuk, Arnapkapfaaluk, Anavigak, Nerrivik, Takanapsaluk et Sedna (Weyer 1932: 349-64), était l’une des figures fondamentales de la cosmologie inuit. Elle contrôlait l’accès aux mammifères marins, arbitrait la réciprocité hommes-animaux et représentait donc la source de la vie humaine. L’une des variantes du mythe raconte qu’à l’origine la déesse de la mer était une jeune femme séduite par un fulmar travesti en beau kayakiste. Ce dernier symbolisait le chasseur accompli et victorieux, qualités rendant compte de sa beauté. « Après l’avoir emportée au large sur un banc de glace, Fulmar lui révèle son véritable aspect au grand désespoir de la fille trompée. Sans qu’elle puisse s’y opposer, il l’enlève du banc de glace et la transporte dans l’île/la contrée lointaine où il habite. L’été suivant, les parents de la fille arrivent en secret et la ramènent à la rame sur leur umiaq. Quand Fulmar le découvre, il se lance à leur poursuite et fait valoir ses droits sur la fille en demandant la permission de voir ses mains. Comme on lui refuse cette faveur, il déclenche une tempête qui manque de faire chavirer l’umiaq » (Sonne 1990 : 9).

30Cette histoire comporte plusieurs aspects importants. Le fulmar, oiseau de mer charognard qui indique souvent la présence de baleines, semble symboliser à la fois le lien de partage de viande entre chasseurs et le lien socio-économique entre conjoints. En enlevant la fille, Fulmar manque à ses obligations vis-à-vis de ses affins. La relation sexuelle inconvenante entre l’oiseau et la fille renvoie à la jalousie sexuelle régnant parmi les hommes et aux dangers inhérents à toute relation émotionnellement chargée. L’exigence de Fulmar de voir les mains de sa femme revêt une signification particulière. Les mains, dont une épouse se sert dans ses activités de couture pour son mari, représentent en effet le fondement moral de leur union.

31Dans la suite du récit, la famille au désespoir jette la fille à la mer mais elle s’accroche au flanc de l’umiaq. Pour sauver leur vie, ils en viennent donc à lui trancher les doigts… et avec eux leur relation à elle. La tempête se met alors à faiblir. La fille et ses doigts sombrent et se transforment respectivement en déesse de la mer et en mammifères marins. La déesse de la mer vit seule au fond de l’océan. Les phoques et autres mammifères marins, essentiel de l’alimentation et de l’économie inuit, se mêlent inextricablement à sa chevelure. Elle peut les libérer en peignant ses cheveux afin qu’ils soient chassés ou au contraire les retenir en négligeant son aspect. Cette dernière attitude est décrite dans la version du mythe relative au voyage du chaman. La déesse de la mer répond aux violations des interdits (notamment ceux du post-partum et de la menstruation) commis par les humains en déclenchant des tempêtes et en rendant les chasses infructueuses. Elle cesse également de soigner son apparence, en particulier sa chevelure, et une visite (un accouplement ?) du chaman s’impose alors pour corriger la situation.

32« Son aspect lamentable est calqué, jusque dans ses détails, sur l’aspect des femmes terrestres durant la période des interdits [du post-partum] : ses cheveux dénoués pendent ; la crasse s’y accumule ainsi que sur son corps ; privée de doigts elle ne peut plus se livrer à aucune tâche ; sa vision est réduite ; elle se trouve confinée à la “hutte d’accouchement” ; elle se sent profondément misérable. Le travail du chaman consiste donc à la faire se sentir mieux en restaurant son aspect sur le modèle d’une femme terrestre, passé la période des interdits » (Sonne 1990 : 7, ses italiques).

33Bien qu’on ne connaisse pas d’ethnographes qui en aient traité, les cheveux semblent avoir représenté un aspect particulièrement important de la beauté féminine – un aspect lié à la couture et, par conséquent, à l’attrait sexuel. La réplique d’un nécessaire de couture collectée par Pamela Stern dans la communauté des Inuit du Cuivre d’Holman en 1982 contient un peigne en plus d’une aiguille, d’un dé et d’un ulu.

34Les interdits variaient considérablement d’une région à l’autre. Tous les groupes cependant prohibaient les rapports sexuels durant la menstruation, ainsi qu’après un accouchement ou une fausse couche. Dans certains endroits, une femme menstruée ou en période de post-partum était frappée d’interdiction de coudre ou de se livrer à d’autres tâches et, comme la déesse de la mer, ne pouvait se peigner les cheveux ou se laver. La reprise de ses activités usuelles allait de pair avec la restauration de son apparence. La beauté physique, la disponibilité sexuelle et le travail productif se trouvaient ainsi nettement imbriqués.

35Pour les Inuit, c’est le quotidien, l’ordinaire, qui faisait sens dans la beauté. Cette conception associant à la banalité à la fois beauté et attrait sexuel trouve une illustration dans les chants collectés durant la cinquième expédition de Thule (1921-1924) et celle de l’Arctique canadien (1913-1918). Dans le premier chant, la femme exprime son désir pour un homme aux sourcils bien dessinés, c’est-à-dire se rejoignant. Dans le second chant, l’homme exprime son désir pour une « vraie femme, pleinement faite ».

36« Ses sourcils désirant se rejoindre
Ses sourcils désirant se rejoindre
exactement
Désirant se rejoindre, se rejoindre
Son aisselle, son odeur sexuelle d’homme.
Ses sourcils désirant se rejoindre
exactement
Désirant se rejoindre, se rejoindre
Son odeur d’homme.
Ses sourcils désirant se rejoindre,
se rejoindre
Ses aisselles, leur odeur sexuelle.
Ses sourcils »
(d’après Roberts and Jenness 1925 : 468).
« Je me demande pourquoi je reste
là à surveiller
Le sud à chaque fois que je sors
parce que je désire tant, je suppose,
voir
la grosse femme de Qomek
Cela fait si longtemps que je n’ai
touché
une femme
Une vraie, pleinement faite
une
avec un nez court
Ne viendras-tu donc pas ici ?
Je me demande pourquoi, rempli de désir je
Continue à surveiller
Le pays
derrière – Parce que je veux voir
Je suppose
La grosse femme de Paniuse
Et je continue de guetter
Moi, qui depuis longtemps n’ai pas
touché une femme
Une vraie, pleinement faite –
Ne viendras-tu donc pas ici ? »
(d’après Rasmussen 1932 : 143-4).
Le désir pour l’ordinaire peut en partie renvoyer aux préoccupations inuit concernant la nature incertaine et imprévisible des choses. La socialisation formant les Inuit à « s’attendre à l’inattendu » (Briggs 1991) dans les êtres et les choses correspondait largement à un effort pour étendre la compréhension de leurs propriétés. Ceux dont les actions se conformaient à ce qu’on en attendait, dont le comportement n’avait rien de surprenant étaient tenus dans la plus haute estime. Celui qui sortait de l’ordinaire, quant à lui, passait pour imprévisible et par conséquent dangereux.

37Le tatouage des femmes constituait l’ordinaire tandis que, sur les hommes, il était le signe de quelque chose d’extraordinaire. Seul un homme qui avait commis un meurtre – dont on pouvait supposer le comportement dangereux, imprévisible – était tatoué. Il portait une simple marque sur l’arête du nez (Graburn 1972 : 256b, 287). En dépit de sa banalité, le tatouage des femmes apparaissait beaucoup plus élaboré et consistait en lignes sur le visage, les mains, et parfois les bras et la poitrine. Les tatouages féminins étaient comme un signe de maturité physique et sociale et annonçaient que la femme possédait les qualités requises d’une personne adulte. Après sa première menstruation, une fille était revêtue d’une nouvelle parka et les tatouages qu’elle recevait alors signalaient cette transformation. « Elle devait auparavant avoir appris les secrets du travail de confection, de la cuisson et de la conservation de la viande, de l’éclairage et du soin de la lampe – dont la suie et le goudron servaient à inscrire, de manière indélébile, l’ordre cosmique sur son visage et ses membres » (Saladin d’Anglure 1984 : 496-7).

38On a peu d’informations sur la signification de motifs tatoués particuliers. Selon Rasmussen, une « femme qui avait de beaux tatouages s’accordait toujours bien avec Nuliajuk quand, après sa vie sur terre, elle laissait sa maison pour se rendre vers le pays des morts » (1929 : 148). Dans le Nord circumpolaire, le tatouage des femmes adultes constituait une pratique courante. Un motif récurrent au cours des deux derniers millénaires d’art esquimau, notamment dans la région Yup’ik, était le cercle nucléé (avec un point à l’intérieur).

Habillement

39Pour les Inuit, les animaux constituaient une source essentielle de nourriture, de combustible et de vêtements. Il n’est donc pas surprenant que la cosmologie inuit ait insisté sur la nature réciproque des relations entre humains et animaux. On disait que les animaux se livraient d’eux-mêmes aux chasseurs qui leur plaisaient. Les vêtements confectionnés par la femme du chasseur représentaient un trait essentiel de la réciprocité. Une confection négligée « aurait provoqué la fuite des animaux » (Fienup-Riordan 1988 : 263), tandis que les vêtements élaborés avec soin les attiraient. Les vêtements du chasseur étaient conçus comme une « seconde peau » (Chaussonnet 1988) démontrant son lien aux animaux. Chez quelques Inuit du Canada, les dessins de la parka de chasse retenaient « certains traits du caribou, telles les oreilles, comme une référence métaphorique et symbolique à l’animal. Dans la parka des Esquimaux [Inuit] du Cuivre, la ressemblance entre le chasseur et l’animal était criante et, à n’en pas douter, voulue » (Driscoll 1980 : 14).

40La parka des femmes ou amautik se composait d’une grande capuche, d’un long pan arrière, d’un tablier sur le devant, et d’une poche dans le dos pour recevoir un petit enfant. La maternité était vue (et continue d’être vue) comme une condition essentielle de la féminité, et la parka amautik représentait le seul vêtement approprié pour les femmes en âge de procréer. La parka d’une fillette ressemblait beaucoup à celle d’un garçon. On la modifiait à mesure qu’elle grandissait et devenait femme, de sorte que lorsqu’elle atteignait l’âge adulte sa parka présentait l’aspect complet d’une amautik prête à accueillir un bébé (ibid. : 18).

41Les parkas traditionnelles portaient des marques décoratives (titak = marque, modèle) composées avec de la fourrure de diverses couleurs. Les amautiit étaient aussi ornées d’amulettes servant à la fois à la mère et à son enfant. Ces amulettes se transmettaient de génération en génération et les plus anciennes passaient pour les plus puissantes (Rasmussen 1931 : 268). Le contact avec les étrangers procura aux Inuit des matériaux inédits et variés pour la confection et la décoration des vêtements. Ces matériaux furent d’abord incorporés à des tenues de style traditionnel à l’ornementation élaborée.

Art et visions contemporaines de la beauté

42Au fil des années, le molleton en laine et les tissus doublés de duvet ont remplacé la fourrure comme matériau de base des parkas. La couture est cependant restée une activité importante et les femmes de l’Arctique canadien occidental cousent couramment des coupe-vent en « calicot » fantaisie, y compris pour les parkas achetées dans le commerce. Les nouveaux coupe-vent de parka sont ce qu’on offre à Noël et à Pâques. L’aptitude et l’ardeur des femmes à les fabriquer pour leurs maris et leurs enfants demeurent un aspect crucial de la féminité que les autres membres de la communauté observent et prennent en compte. Par exemple, alors que les femmes d’Holman n’exercèrent aucune pression sur Pamela Stern pour qu’elle effectue des travaux de couture au profit de sa propre famille durant son année de séjour dans la communauté, sa décision de le faire fut abondamment commentée. La taille et la régularité des points de couture sur le vêtement de peau, ainsi que l’ornementation choisie pour le dessus de la parka, semblent particulièrement avoir suscité l’intérêt. De nombreuses jeunes femmes inuit continuent à pratiquer la couture moins par besoin qu’à cause de la pression morale exercée sur elles pour « fournir de belles choses » à leurs familles (notes de terrain de Stern 1993).

43L’importance persistante du vêtement parmi les jeunes générations inuit est illustrée par ce chant d’amour railleur d’Ivujivik au Nouveau-Québec :

« Ulikataujanga tungujuutautsuni
Unguasimanijujajangitusi
Kamingitlu qirnitat qarlingitlu qakurktak
Saniragu amalukitatalik. »
« Sa veste est d’une sorte de bleu
Et toute débraillée
Ses bottes sont noires et son pantalon blanc
Avec de petits boutons ronds. »

44Durant une bonne partie de ce siècle, les Inuit du Canada ont eu accès aux articles de commerce et, dans les dernières décennies, aux images ou expériences du monde extérieur à l’Arctique. Ils ont rapidement adopté et adapté de nouveaux matériaux pour confectionner des versions beaucoup plus élaborées de leurs vêtements traditionnels et, dans une moindre mesure, pour embellir leurs autres possessions, comme les embarcations, les fusils et étuis à fusil, les tentes et les maisons. Avec la transition vers les maisons en bois dans les années 60 et l’accès plus facile aux articles de commerce, de nombreux Inuit ont abandonné une grande partie de leurs biens matériels traditionnels. Beaucoup ont transféré leurs préoccupations esthétiques sur des substituts modernes, et les concepts occidentaux du beau ont fait leur introduction en même temps que d’autres aspects de la culture populaire d’importation.

45Depuis les années 50, l’expression esthétique inuit a trouvé de nouveaux débouchés avec la production d’un artisanat commercial dans laquelle hommes et femmes ont connu une grande réussite. L’orgueil et la compétition à l’œuvre à travers ces modes de ressource modernes ont amené à débattre de la dimension esthétique des formes d’art. Les sculptures de pierre, et éventuellement d’os, d’ivoire ou de bois animal (connues comme sananguak, sanasimajuk ou sanaurak = « objets d’imitation »), tirent leur origine des petits jouets et modèles traditionnels parfois vendus aux marins. Depuis leur « découverte » par l’artiste James Houston en 1948 (Graburn 1976 ; Swinton 1972), ces modèles sont devenus plus grands, plus réalistes, mieux finis pour le marché commercial. Houston encouragea également en 1958 le commencement de la fabrication de gravures qui, sous des formes et avec des matériaux divers, bloc de pierre, pochoir, lithographie et assiette de cuivre, a pris racine dans de nombreux villages inuit (Goetz 1977 ; Roch 1975).

46Ici, comme en d’autres contextes, les Inuit continuent à fonctionner avec leur propre système de valeurs au détriment parfois de leur intérêt financier. En matière d’évaluation esthétique des sculptures, les hommes pensent être mieux à même de manipuler des matériaux durs comme la pierre et l’ivoire et considèrent, en tant que chasseurs, avoir une connaissance intime du pays et de la faune. « Le critère primordial… est le réalisme – sulijuk (« c’est vrai »), tukilik (« cela signifie quelque chose »), ou miksiqaktuk (« cela a un sens réaliste »). Les sculptures représentent censément les choses dont elles sont le modèle, que ces choses elles-mêmes soient “réelles” ou non. [Ils] examinent non seulement la qualité technique des sculptures [maîtrise des outils et de la matière], qui demeure presque toujours la principale dans leur esprit, mais aussi le sens que cela fait pour eux dans les termes de leur connaissance du monde » (Graburn 1976 : 52).

47Les hommes appliquent le même critère à leurs gravures, dérivées des dessins à main levée. Les arts graphiques représentent toutefois un domaine dans lequel excellent les artistes femmes. Ce n’est pas par hasard qu’on donne à ces gravures le nom de titirkturait, mot composé de la même racine que titak, « marques » ou « modèles ». Les femmes et quelques hommes non conformistes excellent dans les arts imaginatifs (takurshungnaituk) bi- et tri-dimensionnels. L’art surréaliste et non figuratif se trouve souvent désigné comme « spirituel » et atteint des prix élevés sur le marché, au grand mécontentement des autres artistes hommes. Les jeunes Inuit qui ont suivi des écoles d’art ou qui vivent en dehors des communautés arctiques semblent néanmoins s’approprier de plus en plus le concept occidental d’» arts ethniques » (Wight 1989).

Conclusions

48La beauté, pour les Inuit de l’Arctique canadien et du nord de l’Alaska, réside dans le quotidien. Pour l’essentiel, elle constitue moins un phénomène visuel ou sensuel qu’une mesure de compétence pratique et morale. La beauté correspond à la « droiture » de l’apparence, de l’exécution, du goût et de l’expérience sensuelle. Elle ne se situe pas dans les marges ou à l’extrême bout d’un continuum, mais se trouve à portée des gens ordinaires dans l’existence quotidienne. La beauté, au sens de la belle apparence, est même devenue une part implicite de l’identité inuit. Dans l’Arctique oriental, plusieurs informateurs inuit faisaient état du contraste les opposant aux précédents habitants du pays appelés par eux Tunit ou Tunialuk (voir plus haut). Selon Sappa, un homme d’âge moyen, « les Tunit n’étaient absolument pas beaux. C’étaient les plus laids, ils avaient de grosses têtes ». Il admit cependant que « quelques femmes indiennes étaient belles », ce qui provoquait des jalousies entre hommes inuit. Et Taiara, un vieil homme, déclara : « Les Tunit étaient très laids, disaient les Inuit. » Putulik, un homme d’une quarantaine d’années, opposait l’apparence extraordinaire des Blancs à l’aspect quelconque et à la présumée bonté des Inuit, en disant : « Les Esquimaux croient peut-être qu’ils sont plus beaux que les Blancs. Ils aiment se regarder, mais n’aiment pas regarder beaucoup les Blancs » (tous cités dans Graburn 1972). Tandis que ce qui est bien et conforme définit la beauté de l’ordinaire, l’extraordinaire est catalogué à la fois comme mauvais et laid.

49La dimension plus esthétique de la beauté, telle qu’elle s’exprime à travers la miniaturisation et la finesse, peut correspondre, comme Lévi-Strauss (1962) le suggéra, au penchant humain universel qui pousse à aimer et protéger les jeunes de toutes espèces en leur trouvant des qualités admirables. Cela, en d’autres termes, s’inscrirait dans la construction éthique du cycle de vie. Mais, pour les Inuit, les adultes ordinaires seraient pour leur part également concernés par la notion de beauté, entendue comme acte performatif et exactitude esthétique. On peut là encore y voir une tendance humaine répandue, formant un parallèle avec le point de vue de Thompson (1974) selon lequel, de manière dominante parmi les Yoruba, la beauté sculpturale est l’éphébisme, l’admiration pour le plein épanouissement des jeunes adultes, et fait aussi partie de la construction morale et esthétique du cycle de vie. Chez les Inuit, l’imputation de beauté se voit rarement étendue aux gens âgés, sauf lorsqu’elle fait référence à l’accomplissement de leur rôle social. Le jeune enfant, dès le début de sa socialisation, a ainsi l’exemple de son grand-père et de sa grand-mère interpellés comme « beaux » – une version -tsiak des termes du père et de mère. Cela ne renvoie pas au contraste entre l’indulgence qui prévaut chez les personnes âgées et la discipline imposée chez les parents, comme le suggérait le « principe des générations alternées » de Radcliffe-Brown (1930), mais met en lumière la nature positive particulière de ces gens âgés, observation elle aussi largement attestée dans les autres sociétés.

50Si les mesures sensibles, visuelles ou autres, qui connotent ou manifestent l’état d’exactitude sont identifiées comme beauté, il ressort que les Inuit accordent traditionnellement une grande importance aux apparences, que ce soit par goût ou pour d’autres raisons. Une belle tenue atteste à la fois de la justesse du rôle de l’épouse en tant que couturière et de celui de l’époux en tant que pourvoyeur. Mais les ornements vestimentaires fonctionnent aussi comme d’importants marqueurs du genre et de la géographie. De la même manière, le tatouage des filles à la puberté, qui était censé renforcer leur pouvoir de séduction, agissait aussi comme instrument de socialisation et de protection surnaturelle.

51Lorsque l’on compare la vision inuit de la beauté et de l’art avec des modèles occidentaux mieux connus, on constate qu’ils forment un parallèle moins idéaliste avec les idées de Platon. Si, dans les deux systèmes, la beauté est identifiée avec la bonté, une telle bonté apparaît utopique pour Platon tandis qu’elle constitue une banalité pour les Inuit. Dans leurs visions de l’art, ces derniers utilisent deux niveaux différents du modèle platonicien. Comme Platon, les femmes et les hommes élaborant un art abstrait et imaginatif savent qu’ils imitent quelque chose n’existant pas réellement, quelque chose se situant seulement à un niveau conceptuel. Mais la plupart des hommes considèrent leur art à un niveau non platonicien. Ils affirment qu’ils peuvent rendre réel un modèle parce qu’ils l’ont vraiment expérimenté, tandis qu’ils critiquent l’échec des femmes à observer les mêmes conventions de réalisme.

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Notes

1Bien que le terme nominatif soit Inuk, nous utiliserons dans cet article, pour la commodité de la lecture, le mot Inuit, qu’il s’agisse d’un nom ou d’un adjectif.
2La structure de tous les mots inuttitut, si l’on excepte quelques exclamations et conjonctions, est : 1 morphème base + 0-600 suffixes + 1 case/suffixe de personne + 1-3 enclitiques (Lowe 1983). Exemple : taku (« voir ») + guma galua (« désire beaucoup ») lauk + punga (« je ») + lunit (« même ») tauk (« aussi ») guk (« on dit ») : « On dit aussi que moi désirais beaucoup voir ».
3La période désignée sous l’appellation « traditionnelle-contact » s’étendit de la fin du xixe siècle à la fin des années 50 et au début des années 60.
4La famille nucléaire constituait l’unité socio-économique de base chez les Inuit du Cuivre.
5On peut trouver dans Sonne (1990) une discussion complète des variantes temporelles et régionales de l’histoire de la déesse de la mer.
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Pour citer cet article

Référence papier

Nelson Graburn et Pamela Stern, « Ce qui est bien est beau »Terrain, 32 | 1999, 21-36.

Référence électronique

Nelson Graburn et Pamela Stern, « Ce qui est bien est beau »Terrain [En ligne], 32 | 1999, mis en ligne le 29 mars 2007, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/2728 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.2728

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Auteurs

Nelson Graburn

Pamela Stern

Department of Anthropology, University of California, Berkeley

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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