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Authentique ?

La fiabilité de l’œil

Nélia Dias
p. 17-30

Résumés

La question qui s’est posée en anthropologie au xixe siècle était de savoir comment les sens peuvent conférer l’authenticité, quand eux-mêmes sont traversés par la dimension physiologique, donc subjective. Cet article examine les procédés d’uniformisation de la couleur des yeux mis en place en France dans les années 1860, notamment l’échelle chromatique de Broca. Conçue comme un procédé de transcription de la « réalité des faits observés », l’échelle chromatique sert d’étalon à l’observation. La mise en place de protocoles de méthode (le nombre exact de couleurs des yeux, les conditions d’observation et les moyens de représentation) s’inscrit dans un processus d’uniformisation des données fournies par l’œil. Indice d’identification, la couleur des yeux ne peut qu’être consignée par le témoignage oculaire, ce qui constitue l’un des paradoxes du régime d’authenticité.

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Texte intégral

1Selon Le Robert. Dictionnaire de la langue française, le terme « authentique » comporte un certain nombre d’acceptions : « 1. Acte authentique [...]. Par extension : qui est attesté, certifié conforme à l’original. Copie authentique. 2. Qui est véritablement de l’auteur auquel on l’attribue. Livre authentique. [...] Rembrandt authentique. 3. Par extension : dont l’autorité, la réalité, la vérité ne peut être contestée. [...] Fait, histoire authentique. » Or c’est sur cette dernière acception du terme authentique, sur les liens entre « autorité, réalité et vérité » que je voudrais m’attarder. Le terme authentique renvoie, implicitement ou explicitement, à un être, à un objet ou à un phénomène supposé correspondre exactement à un réel, à un original (copie authentique) ou alors qui est lui-même le réel, le véridique (fait authentique, histoire authentique). En d’autres termes, l’adjectif authentique renvoie aussi bien à la copie qu’à l’original, à ce qui est conforme à la vérité qu’à ce qui est certifié conforme à l’original. Vérifier l’authenticité requiert une procédure d’expertise qui détermine les conditions et les critères de ce qui fait preuve. De plus, l’administration de la preuve passe par les organes sensoriels ; en effet ce sont eux, notamment le sens de la vue, qui permettent d’établir les critères de véracité, d’exactitude, bref de l’authentique. La question qui s’est posée en anthropologie au xixe siècle était de savoir comment les sens peuvent-ils conférer l’authenticité, quand eux-mêmes sont traversés par la dimension physiologique, donc subjective. Autrement dit, si les organes des sens peuvent conférer l’authenticité, la prise en compte de la faillibilité des sens peut aussi constituer un obstacle à la procédure d’expertise. Dès lors quel est le statut de l’authentique ? Quelle est sa correspondance avec la « réalité » ? Dans quelle mesure l’œil peut-il servir de garant de l’authenticité ?

2Moyen de connaissance, la vision est au cours du xixe siècle objet de savoir et d’investigation. Comme l’a montré Jonathan Crary 1, la science de la vision s’identifie, au début du xixe siècle, avec l’étude de la dimension physiologique de l’acte de voir plutôt qu’avec l’examen des mécanismes de la lumière et de la transmission optique ; ainsi la vision devient objet d’étude  dans des domaines tels que la psychologie, la physiologie et l’histoire de l’art (1990 : 70). Pour ce qui est de l’anthropologie au cours de la seconde moitié du xixe siècle, la vision est à la fois le moyen par excellence d’acquisition de connaissances et objet de recherches. Ainsi, les anthropologues français s’attachent à l’examen d’un certain nombre de questions – l’acuité visuelle, les trou­bles de la vision, la perception des couleurs, la couleur des yeux, l’évolution anatomique de l’œil – au moment même où ils proclament la prédominance méthodologique de l’observa­tion 2. Je m’attacherai ici à l’analyse d’un élément spécifique – la couleur des yeux et les procédés d’uniformisation mis en place en France dans les années 1860. En effet, d’une part, la couleur des yeux
est l’un des critères distinctifs de la ­classification des races humaines au xixe siècle ; la couleur des yeux, associée à celle de la peau et des cheveux, fait partie de ce qu’on appelait à l’épo­que les caractères physiques descriptifs qui, à l’opposé des caractères physiques anthropométriques, peuvent être décrits par des mots. D’autre part, la mise au point par Paul Broca d’une échelle chromatique en 1863 s’inscrit dans un processus d’objectivation des données fournies par les organes des sens. En d’autres termes, la couleur des yeux est appréhendée au sein d’une grille méthodologique (l’échelle chromatique) qui, à son tour, guide la lecture et la détermination des couleurs existant dans la réalité. Conçue comme un procédé de transcription de la « réalité des faits observés », selon la formule de Broca, l’échelle chromatique sert de modèle à l’observation de la couleur des yeux. On a ainsi un procédé selon lequel une reproduction supposée exacte de la réalité, l’échelle chromatique, sert d’étalon à l’observation. Cette échelle a un statut d’autorité, validée par les préceptes de méthode, c’est-à-dire que son authenticité peut être contrôlée et vérifiée.

Guider l’observation : les instructions

3Si l’observation est l’un des moyens d’acquisition des connaissances en anthropologie, l’acte d’observer doit cependant être soumis à des protocoles de méthode. Il ne suffit pas simplement de voir et d’enregistrer les données, encore faut-il savoir quoi observer, comment et dans quelles conditions. L’observation et la description des caractères tels que la couleur des yeux, des cheveux et de la peau posaient problème aux anthropologues, car c’était par la description textuelle que ces caractères pouvaient être saisis. Le flottement terminologique dans la désignation des couleurs, le fait qu’une même couleur pouvait être vue et appréhendée de forme différente par deux observateurs constituaient (à la lumière des canons de scientificité du xixe siècle) un obstacle à une description « objective » et « scientifique » de la couleur des yeux. Or, c’est justement pour éviter les contradictions entre observateurs, les appréciations personnelles et le caractère supposé imprécis et subjectif des descriptions textuelles que le fondateur de l’anthropologie française, Paul Broca (1824-1880), s’évertue à mettre en place des principes méthodologiques permettant d’établir une nomenclature homogène. Ainsi, « le but des instructions générales préparées par la Société [il s’agit de la Société d’anthropologie de Paris] est précisément de substituer à ces appréciations personnelles des déterminations uniformes et méthodiques qui ne soient pas subordonnées au degré de sagacité des observateurs. Il est donc nécessaire de mettre à la disposition de ces derniers un tableau chromatique où soient représentés à la fois les principaux tons et les principales nuances de la coloration de l’iris » (1863 : 598). Cette opposition entre données descriptives (textuelles et qualitatives) et données mesurables (numériques et quantitatives) traduit la tension entre jugements de valeur et faits, entre la sphère du subjectif et celle de l’objectif 3. De plus, la citation de Broca est révélatrice de sa conception que les sens, notamment le sens de la vue, étaient par nature faillibles et que seuls des instruments de mesure permettaient à la fois de corriger et de discipliner les sens. Cette discipline des sens était d’autant plus nécessaire dans le domaine de la description de la couleur des yeux car il était question pour l’observateur de voir juste la couleur des yeux des observés afin de pouvoir établir des faits. Il s’ensuit la mise en place de protocoles de méthode (le nombre exact de couleurs des yeux, les conditions d’observation – notamment la distance à l’égard du sujet observé et les conditions de lumière – et la recherche de moyens fidèles de transcription – l’aquarelle, la peinture à l’huile ou l’émail). En d’autres termes, il s’agit de déterminer la fiabilité de l’œil et du témoignage visuel, en tant que support de l’élaboration des connaissances et caution de leur validité.

Quantifier la couleur des yeux

4La grande majorité des anthropologues français admettait avec Paul Topinard (1830-1911) que « la coloration de la peau, des yeux et des cheveux est le troisième caractère à examiner pouvant servir de point d’appui à une classification des races » (1885 : 307) ; cependant, le nombre exact de couleurs était matière à discussion. De plus, et pour ce qui est de la couleur des yeux, il était question essentiellement de déterminer la couleur de l’iris. On doit à l’anthropologue britannique John Beddoe 4 (1826-1911) l’une des premières ébauches d’une classification de la couleur des yeux en trois classes : yeux clairs (comprenant le bleu et le gris clair), yeux foncés (incluant le noir, le châtain et le noisette) et yeux intermédiaires ou neutres (comprenant le gris sombre, le vert et le jaune) (1861b : 112). Deux ans après la classification de Beddoe, Broca souligne les limites de cette classification des teintes de l’œil d’après les tons et la façon dont l’auteur britannique a évité de mentionner la couleur fondamentale de l’iris ; « il s’est borné à classer les teintes de l’œil d’après les tons, sans indiquer les couleurs fondamentales, et il a ainsi ramené toute l’échelle chromatique des yeux à trois types désignés sous les noms d’yeux foncés (dark), yeux intermédiaires (neutral), yeux clairs (light) » (1863 : 597-598). L’une des objections soulevées par Broca a trait au fait que « cette classification n’est rigoureuse que pour celui qui l’a établie ou pour ceux qui ont assisté de visu à ses recherches. L’appréciation des tons est toute personnelle, non pour les cas extrêmes, mais pour les cas qui se rapprochent plus ou moins du degré intermédiaire » (1863 : 598). C’est en vue de réduire la dimension subjective supposée être présente dans la classification de Beddoe que Broca avance le principe selon lequel « les caractères anthropologiques fournis par l’étude de l’iris sont au nombre de deux seulement : ce sont, d’une part, la nature de la nuance fondamentale, d’autre part le ton de cette nuance » (1865 : 114). Il s’ensuit la mise en place par Broca d’une échelle chromatique comprenant vingt couleurs des yeux, à chaque couleur correspondant un numéro.

5Le choix d’un critère – le ton, la nuance ou tous les deux – est au centre des débats anthropologiques pendant quelques années. D’ailleurs, les dissensions de méthode autour du nombre exact de couleurs vont se poursuivre surtout après la mort de Broca en 1880. Outre des problèmes de méthode relatifs à la recherche de caractères supposés être plus « objectifs », et par là ne se prêtant pas à des « appréciations personnelles », c’est aussi la question pratique de la rapidité et de l’efficacité dans l’obtention des informations qui est posée. Ce dernier aspect avait été soulevé par Beddoe : « Pour les observations rapides, ma méthode de division de la coloration de l’iris en trois catégories, d’après le ton plutôt que d’après la nuance, est certainement la plus facile et la plus correcte. [...] Je ne prétends pas qu’avec mon système deux observateurs aboutissent à des observations aussi rigoureuses qu’en employant tous deux l’échelle chromatique de Broca » (1882 : 147-148). Dans la discussion qui suit la communication de Beddoe à la Société d’anthropologie de Paris en 1882, Topinard fait l’éloge de la méthode du savant britannique : « [...] En réalité il néglige la nuance (sauf le bleu) et s’en tient au ton : à trois, pour les yeux ; pour les cheveux il se limite sagement à cinq types. Pour moi, c’est suffisant dans l’état actuel de la science ; et la méthode est bonne parce qu’elle est accessible à tous » (Topinard 1982 : 160-161). Malgré quelques objections soulevées par d’autres membres de la Société d’anthropologie de Paris, c’est la méthode de Beddoe, revue et corrigée par Topinard, qui finira par gagner de l’ampleur au détriment de celle de Broca, considérée d’un emploi trop compliqué pour des observateurs non formés aux méthodes anthropologiques. D’ailleurs, Topinard justifie les raisons du choix de la méthode de Beddoe : « Je le répète avec regret, les procédés méticuleux d’observation que nous recommandons pour la couleur des yeux et des cheveux ne produisent pas ce que nous étions en droit d’en attendre. Avec le système de M. Beddoe, du moins ai-je quelque chose ! » (Topinard 1982 : 163). D’ail­leurs, Topinard n’hésite pas à critiquer la méthode de son maître Broca, jugée peu opérationnelle : « Dans l’état actuel des choses, un voyageur revient avec cent observations de coloration rendue par des numéros ; ces observations restent lettre morte par l’impossibilité d’en faire la synthèse et d’en exprimer la résultante dans un langage uniforme, compréhensible et ne prêtant pas à des malentendus » (Topinard 1885 : 316).

6Dès lors, il n’est pas étonnant que Topinard adopte une méthode simplifiée dans sa vaste enquête, menée entre 1886 et 1889, portant sur la couleur des yeux en France. « Il nous faut des formules, des termes ne prêtant à aucune ambiguïté, des réponses faciles à donner et en petit nombre. [...] L’expérience ne m’a que trop prouvé qu’en demandant beaucoup on n’obtient rien ou, ce qui est pire, qu’on n’obtient que de mauvaises observations souvent plus nuisibles qu’utiles » (1886a : 620). Il s’ensuit une classification en trois groupes, « basés sur le ton et ne tenant pas compte de la nuance, sauf dans les deux cas à l’abri de tout doute pour les yeux bruns et pour les yeux bleus. [...] 1. bleus et clairs de toutes nuances ; 2. intermédiaires et incertains ; 3. bruns ou foncés de toutes nuances » (ibid. : 622).

L’échelle chromatique de Broca

7On doit à Michel-Eugène Chevreul (1786-1889) la mise au point à la fois d’une nomenclature de toutes les teintes possibles et d’un cercle chromatique divisé en 72 couleurs ; « chacun des 72 rayons est divisé en 20, les portions ainsi obtenues étant numérotées de 1 à 20 du centre vers la circonférence » (Roque 1997 : 137). Destiné essentiellement aux artistes, le cercle chromatique de Chevreul (il convient de rappeler que Chevreul était directeur des teintures à la manufacture royale des Gobelins de 1824 jusqu’en 1883) tenait compte tout à la fois des changements de tons (c’est-à-dire les différences de clarté d’une même teinte), des nuances (le passage d’une teinte à l’autre) et de la saturation (c’est-à-dire les divers degrés de ternissement du ton normal).

8Broca est redevable aux travaux du chimiste français pour ce qui est du nombre de couleurs, montrant que les tons de la gamme des couleurs peuvent se réduire à vingt. D’ailleurs, l’anthropologue français exprime explicitement sa dette à l’égard de Chevreul : « Les beaux travaux de M. Chevreul ont montré que toute couleur peut conduire du blanc au noir par des nuances insensibles. D’après les principes de ce savant, principes qu’il serait inutile d’exposer ici, j’ai disposé mes couleurs en séries parallèles, commençant chacune par le ton le plus foncé et aboutissant au ton le plus clair » (1863 : 594). Il serait aisé d’évoquer au sujet des relations de Broca avec Chevreul des notions d’« emprunt » ou d’« influence » ; cependant une telle approche risque d’être réductrice. En effet, même si Chevreul est la référence explicite de Broca, peu importe réellement de savoir si l’anthropologue français a lu les travaux de Chevreul ; vraisemblablement Broca n’avait pas besoin de les lire, car la ­culture de son époque était imprégnée des idées de ce chimiste. De plus, la référence à Chevreul constitue peut-être un moyen pour Broca de conférer une légitimité scientifique à son échelle chromatique. D’ailleurs, l’une des critiques adressées par Topinard à Broca en 1886 concerne précisément les limites de la transposition d’une nomenclature conçue au premier abord pour le domaine des arts et de l’industrie vers un autre, celui de la couleur des yeux : « [...] De même que chaque corps a ses nuances propres, la couleur des yeux, des cheveux et de la peau, constatée empiriquement, a ses nuances à elle qui ne sont pas exactement ou sont rarement celles que nous offrent les autres corps de la nature ou les matières colorantes usitées dans les arts et l’industrie » (1886a : 587).

9La mise au point par Broca d’une échelle chromatique répondait avant tout à un souci de rigueur en vue de remplacer les désignations textuelles des couleurs, ce qu’il appelle la « nomenclature extra-scientifique qu’ont recueillie jusqu’ici la plupart des observations », par des termes plus rigoureux et ne se prêtant pas à la confusion, c’est-à-dire par des chiffres. Si l’on en croit Broca, « jusqu’ici la description des couleurs de l’œil a été faite d’une manière très superficielle et très incomplète par la plupart des observateurs. Ils ont adopté les termes et les classifications de la langue vulgaire » (1863 : 596). C’est précisément parce que les « descriptions anthropologiques exigent une plus grande précision » que l’anthropologue français élabore une échelle chromatique dans laquelle « chaque teinte est accompagnée d’un numéro d’ordre ». Remplacer une phrase par un chiffre, instaurer un langage numérique s’inscrit dans une procédure d’uniformisation des données recueillies. Cette homogénéisation des données obtenue par l’échelle chromatique constitue l’une des premières étapes pour la mise en comparaison des faits. Comme l’a souligné à juste titre Norton Wise 5, l’exactitude requiert la standardisation ; déterminer l’exactitude revient à établir un consensus au sein d’une communauté (1995 : 7-8). Cette uniformisation vise à établir un consensus méthodologique dans la communauté anthropologique au niveau national mais aussi international. Ainsi, la planche chromatique est publiée dans les Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris (1865) ; adoptée en France, l’échelle chromatique sera ensuite reproduite dans la première édition des Notes and Queries on Anthropology (1874) publiés par la British Association for the Advancement of Science. C’est dire qu’une fois les données qualitatives transformées en chiffres, elles deviennent des faits objectifs, pouvant par là être transportés au-delà de leur communauté scientifique d’origine. Cet aspect a été particulièrement mis en évidence par Norton Wise 6, qui a souligné qu’à la différence des données qualitatives qui sont astreintes aux communautés locales qui les produisent, les données quantitatives, quant à elles, peuvent être transportées, donc voyager, tant que l’on croit à leur objectivité (1995 : 6-7).

10Le caractère opératoire de l’échelle chromatique réside dans l’échelle d’analyse ; il ne s’agit pas d’examiner des cas individuels mais de saisir les caractères moyens. « Ce qu’on se propose en effet, ce n’est pas de faire le portrait d’un individu, mais de lui assigner une place le plus près possible d’un type déterminé. Le peintre, qui cherche avant tout la ressemblance, doit reproduire les nuances les plus délicates. [...] L’anthropologiste, au contraire, n’étudie les individus que pour arriver à caractériser les groupes » (Broca 1863 : 600). L’un des procédés, qu’on pourrait qualifier de rhétorique, utilisé par Broca consiste à rendre compte aux lecteurs du processus de construction et d’élaboration de l’échelle chromatique et des obstacles rencontrés. Sa stratégie rhétorique se déploie à trois niveaux. Premièrement dans la justification du choix des types : « Je me suis donc adressé à M. Boissonneau fils, qui s’occupe avec tant de succès de la prothèse oculaire, et qui fabrique chaque année un nombre très considérable d’yeux artificiels [...]. Il a ainsi dans ses tiroirs une curieuse collection, dans un ordre parfait, où chaque pièce est accompagnée d’une étiquette et où j’ai vu des yeux de Chinois, de Nègres, d’Hindous, de Péruviens, d’Arabes, d’Egyptiens et des habitants de toutes les parties de l’Europe » (ibid. : 596). Comment passer de l’observation de ces nombreuses variétés à leur mise en ordre sous forme de types ? « Le point le plus embarrassant était le choix des types qui devaient figurer sur ce tableau. Il y a un certain nombre de couleurs qui s’observent très fréquem­ment ; mais d’autres sont beaucoup plus rares, et il faut cependant qu’elles soient représentées ; ce sont même ces nuances rares qu’il est plus difficile de caractériser par une description, et qu’il est par conséquent le plus nécessaire de mettre sous les yeux des voyageurs, comme termes de comparaison » (ibid. : 594). Autrement dit, la validité de l’échelle chromatique réside, d’après Broca, dans le fait de rendre compte de la couleur des yeux observés dans la réalité, même de ceux qui peuvent difficilement être décrits par des mots. La supériorité des chiffres sur le langage apparaît dès lors comme une conséquence logique.

11Deuxièmement, comment tenir compte de la totalité des yeux observés et justifier l’adéquation entre la réalité et les types construits ? « Je n’ose pas espérer que tous les yeux humains puissent rentrer dans le cadre de ce tableau. Je puis dire toutefois que, depuis plus d’une année, sur un nombre très considérable d’individus, je n’ai pas rencontré un seul œil qui ne pût être immédiatement désigné à l’aide d’un ou deux numéros du tableau. [...] J’aurais pu sans doute, en créant des types imaginaires, donner assez de latitude à mon tableau pour dépasser toutes les limites possibles des variations de l’œil. Mais je n’ai pas voulu sortir de la réalité des faits observés. » Modeste serviteur de la « réalité des faits observés », Broca se veut en quelque sorte l’humble transcripteur de la réalité ; ainsi les faits, loin d’être « fabriqués » – d’où le refus de la part de Broca de créer des « types imaginaires » –, sont, au contraire, « découverts » par l’observation de la réalité. Il s’ensuit que l’échelle chromatique fonctionne, en quelque sorte, comme un étalon de comparaison avec la réalité : « […] J’ai seulement voulu fixer des points de repère pour la comparaison. Ces points de repère une fois établis, je les ai expérimentés sur des centaines d’yeux dans mon service d’hôpital et dans les services voisins, et toujours j’ai pu me convaincre qu’on établit facilement la comparaison entre l’œil observé et l’un des types du tableau. Ces expériences répétées me permettent de croire que le tableau renferme un nombre suffisant de variétés pour répondre à toutes les observations » (1863 : 605). Ce passage est digne de remarque car il rend compte en détail de la méthode suivie – observation, choix des types, expériences répétées et résultat final. L’accent mis par Broca sur les « expériences répétées » n’est pas sans importance ; il fonctionne comme preuve de la bonne foi de l’auteur et caution de la validité des résultats.

12Troisièmement, Broca justifie le délai d’un an pour la publication de l’échelle chromatique ; on apprend qu’il n’était « pas satisfait » des résultats obtenus et que ce délai d’une année lui a « permis de compléter et de corriger mon premier tableau » (1863 : 593). En d’autres termes, l’activité scientifique est une pratique lente, patiente et ponctuée d’obstacles ; l’explicitation, de la part de Broca, des obstacles et des difficultés rencontrés en cours de route constitue autant de garanties des résultats à obtenir et de la valeur scientifique et technique de ceux-ci. Comme Steven Shapin et Simon Schaffer l’ont montré au sujet de la « technologie littéraire » de Boyle, ce dernier « cherchait justement à assurer ses lecteurs qu’il était de ceux que l’on pouvait croire. Il devait donc trouver les moyens de rendre visibles dans le texte les signes de reconnaissance de l’homme de bonne foi. [...] Un homme qui rapportait des expériences ratées était un homme dont l’objectivité n’était pas déformée par l’intérêt personnel. Manifester dans ses écrits une certaine forme de moralité était donc une technique qui intervenait dans la fabrication des faits » (Shapin & Schaffer 1993 : 67). On peut en dire autant de Broca ; il manifeste aussi une certaine forme de « moralité » qui se traduit par son effacement devant la science, son humilité devant les faits, son souci de faire parler les faits et son refus de s’écarter des normes de l’observable.

13Ces trois stratégies en termes de justification de la méthode, de construction du modèle et de l’explicitation des obstacles participent chez Broca d’une même logique, qui est celle de convaincre les lecteurs. Les descriptions détaillées de la méthode employée et l’explicitation des obstacles concourent en fin de compte à persuader les lecteurs du bien-fondé des résultats et de la validité intellectuelle de l’échelle chromatique. Conçue comme un étalon de comparaison, l’échelle chromatique était censée couvrir la totalité des yeux observés ; il s’ensuit que les 54 teintes, correspondant à autant de numéros, de 1 à 20 pour la coloration des yeux, et les 34 suivants pour ce qui est de la couleur de la peau et du système pileux (Broca 1864 : 767), étaient à la fois la copie authentique de la « réalité des faits observés » mais aussi le modèle à partir duquel les observations étaient effectuées. Autrement dit, les deux acceptions du terme authentique – « certifié conforme à l’original » et « dont l’autorité, la réalité ne peut être contestée » – se trouvent réunies et même confondues dans l’échelle chromatique.

14Présentée en première lecture à la Société d’anthropologie de Paris en 1863, l’échelle chromatique de Broca n’a pas été objet de controverses. L’autorité intellectuelle de Broca et la di­mension d’uniformisation sous-jacente à l’échelle chromatique rendent compréhensible son acceptation dans le milieu anthropologique. Ce sera seulement après la mort de Broca que d’autres modèles classificatoires seront proposés, notamment par Topinard et par Beddoe. Il convient de noter que les seules remarques au sujet de l’échelle chromatique ont trait à la recherche de moyens « fidèles » de transcription des couleurs.

Transcrire les couleurs : la peinture à l’huile, l’aquarelle ou l’émail

15Dans la discussion qui suit la présen­tation de l’échelle chromatique à la Société d’anthropologie de Paris, les interventions portent sur les moyens techniques de représentation, c’est-à-dire le choix entre l’aquarelle, la peinture à l’huile ou l’émail. Ce débat n’est pas simplement d’ordre technique ; en effet, sous-jacente à cette discussion, c’est toute la question de la recherche de moyens de représentation, jugés fidèles et adéquats, qui se trouve posée. Apologiste de l’utilisation de l’aquarelle, Broca écrit ceci : « En réunissant ces nouvelles aquarelles à celles que j’avais déjà faites l’année dernière et à celles que je dois à M. Sichel, j’ai pu disposer de plus de cent figures, toutes coloriées d’après nature, et représentant les types les plus communs aussi bien que les plus excentriques » (1863 : 596). L’anthropologue Georges Pouchet soulève des objections concernant l’utilisation de l’aquarelle : « Mais, alors même qu’on chercherait à reproduire exactement par l’aquarelle la répartition de ces nuances sur le même œil, on ne réussirait jamais à reproduire l’aspect naturel » (ibid. : 604) ; tout en soulignant l’avantage de la peinture à l’huile, Pouchet reconnaît néanmoins que « le procédé de la peinture à l’huile ne peut ­évidemment pas être employé dans les études anthropologiques, car il exige une éducation spéciale et une grande habileté. D’ailleurs, un tableau peint à l’huile ne peut pas être publié. Je ne me propose donc pas de substituer ce procédé au procédé de l’aquarelle que M. Broca a mis en usage ; mais je mets en doute l’utilité du tableau qu’il vient de nous présenter » (Pouchet 1863 : 604). Armand de Quatrefages, professeur d’anthropologie au Muséum d’histoire naturelle (Paris), intervient dans ce débat et rend compte de son expérience dans le domaine de la peinture, notamment pour ce qui est de la représentation picturale des animaux marins 7 : « Je comprends bien les objections de M. Pouchet [...]. J’ai reconnu qu’on ne peut arriver à ces colorations changeantes par les procédés ordinaires de l’aquarelle ; mais j’ai pu tourner la difficulté par la superposition des teintes [...]. Ce n’est pas un portrait de l’œil ou de l’iris dans toutes ses variétés que nous cherchons à obtenir, mais uniquement, comme l’a dit M. Broca, une échelle des tons que peut présenter l’œil » (Quatrefages 1863 : 605).

16Dans sa réponse à Pouchet, Broca tient à préciser de façon explicite que son dessein n’est pas celui de reproduire exactement la couleur des yeux, mais simplement d’établir une échelle de comparaison : « Je reconnais la justesse des observations de M. Pouchet. Je vais même plus loin que lui, car je n’admets pas qu’une peinture à l’huile puisse reproduire exactement l’aspect de l’œil. […] A vrai dire, il n’y a que l’émail qui puisse reproduire parfaitement l’œil. C’est le seul procédé qui permette d’obtenir la transparence et le miroitement qui simulent l’aspect naturel. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour nous ; j’ai seulement voulu fixer des points de repère pour la comparaison » (1863 : 605). C’est toute la question de la réalité – les yeux tels qu’ils existent chez les individus – et de sa reproduction par des moyens de représentation considérés adéquats et rigoureux – aquarelle, peinture à l’huile, émail – qui est au centre de cette discussion. Si, comme le fait remarquer Broca, parmi ces trois derniers moyens, seul l’émail permet de rendre fidèlement l’œil, au point de créer un effet de réel – raison pour laquelle l’émail était utilisé pour les yeux des mannequins dans les « tableaux vivants » –, l’échelle chromatique ne prétend pas copier le réel et donner une copie « réaliste » de celui-ci, mais proposer, le plus objectivement possible, un échantillon couvrant tous les types d’yeux donnés à l’observation. Il s’agit surtout d’établir un étalon de comparaison entre les yeux observés et ceux reproduits dans l’échelle chromatique afin d’homogénéiser les données. Il ne s’agit pas de faire paraître comme réel, de donner pour réel en imitant l’apparence, de simuler (comme l’émail) mais de faire vrai, authentique, c’est-à-dire de mettre en place des procédés dont l’autorité ne peut être contestée. On n’est donc pas dans le domaine de l’imitation mais dans celui de l’authentique 8.

17Les pertinentes remarques de Walter Benjamin au sujet de la notion d’authenticité dans le domaine de la reproduction technique de l’œuvre d’art permettent, toutes proportions gardées, de mieux saisir la spécificité de l’authentique en matière de reproduction des couleurs. Benjamin écrit ceci : « C’est précisément parce que l’authenticité échappe à toute reproduction que le développement intensif de certains procédés techniques de reproduction a permis d’établir des différenciations et des degrés dans l’authenticité elle-même » (1983 : 91). Ainsi, conscient de la façon dont les couleurs peuvent changer de ton lorsqu’elles sont exposées à la lumière, Broca préconise de « vérifier l’état de la planche chromatique » tous les deux ou trois ans et de « rétablir dans les tirages ultérieurs les couleurs qui auraient subi quelque altération » (1864 : 772). C’est dire que l’authenticité du tableau chromatique requiert une procédure d’expertise qui, à son tour, confère l’autorité et la validité de celui-ci. Or, les dissensions de méthode entre anthropologues, notamment entre Topinard et Broca, portent justement sur les « degrés dans l’authenticité » des couleurs reproduites. Il n’est pas sans intérêt de noter que c’est au nom d’arguments à la fois pratiques et méthodologiques que Topinard critique la classification de Broca. L’objection majeure a trait précisément aux rapports entre la réalité observable et l’échelle chromatique, autrement dit l’authenticité de l’échelle chromatique était objet de questionnement du fait de sa non-correspondance avec la réalité : « Les quatre nuances pour les yeux figurées dans le tableau chromatique de Broca ne répondent qu’exceptionnellement à la réalité. [...] Les voyageurs se plaignent de ne jamais trouver sur place la correspondance juste entre ce qu’ils veulent enregistrer et les modèles qui leur sont offerts » (Topinard 1886a : 587). Ce qui est donc mis en cause, ce n’est pas la validité du procédé de classification des couleurs, mais le choix du modèle de comparaison.

La bonne distance pour observer

18Il ne suffit pas simplement d’observer la couleur de l’iris, encore faut-il prendre en compte la distance du sujet observateur par rapport au sujet observé. Pour que deux résultats d’observation puissent être comparables, il faut qu’ils soient soumis aux mêmes conditions d’observation, notamment en ce qui concerne la distance et la lumière. C’est dire que la détermination de ces deux éléments joue un rôle central dans le processus d’uniformisation des données. Faut-il observer la couleur de l’iris de près ou de loin ? Deux remarques doivent être faites : d’une part, examiner la couleur des yeux de près ou de loin implique des choix méthodologiques par rapport aux critères adoptés – le ton, la nuance ou la prise en compte des deux. D’autre part, observer de près requiert le concours d’autres organes sensoriels, notamment le toucher. Autrement dit, l’acte d’observation ne peut pas se contenter de l’impression générale, il faut regarder de près, ce qui rend plus lente la mise en application de la méthode. En 1863, Broca affirme explicitement : « Il ne faut donc pas regarder l’œil de trop près ; il faut se placer à une distance assez grande pour que toutes ses teintes partielles se fondent en une seule, et c’est cette teinte moyenne qui doit être représentée » (1863 : 594). Puis, dans les « Instructions générales pour les recherches et observations anthropologiques » (1865), Broca signale que, en raison du fait que l’iris « ne présente presque jamais une teinte uniforme dans toutes ses parties », il y a des nuances susceptibles d’être perçues « à 1 mètre de distance ». Il s’agit donc de saisir l’impression générale, de ne pas trop prendre en compte la variété des différences individuelles (les détails dans la diversité des teintes) pour s’attacher aux caractères moyens. En effet, rendre compte de toutes les « petites taches », de la diversité des teintes pouvait contribuer à saper les fondements mêmes de l’exercice classificatoire. Ce problème a été soulevé par Broca, qui fournit en même temps la réponse : « [...] Si l’on tenait compte de tous ces détails, les diversités de l’iris seraient tellement innombrables qu’on devrait renoncer à les classer et à les déterminer » (Broca 1865 : 114).

19Quelques années plus tard, l’une des raisons pour lesquelles Topinard vante la méthode de Beddoe est qu’elle permet de saisir l’« impression géné­rale » à distance. Pour la couleur des yeux et des cheveux, la méthode de Beddoe est, selon Topinard, « simple : il note l’impression générale que donne cette couleur à une certaine distance, ainsi que cela doit être fait, et n’entre pas dans le détail en s’approchant de trop près » (Topinard 1882 : 160). D’ailleurs, Topinard passe en revue en 1886 les dissensions méthodologiques au niveau des divers contextes nationaux : « Faut-il déterminer cette couleur de près ou de loin ? Les anthropologistes n’étaient pas partagés jusqu’ici. Broca, M. Beddoe, les Américains, les Allemands et leurs adeptes sont unanimes : il faut procéder comme les voyageurs, c’est-à-dire à distance, sans s’approcher, ni entrouvrir les paupières avec les doigts, ni analyser les détails topographiques de la surface de l’iris. Les dissidents sont MM. Cons­tantin Ikoff et Alphonse Bertillon, je dirai même que ce dernier seul défend absolument le système de regarder de près » (1886a : 600).

20« Entrouvrir les paupières » est un acte qui requiert le toucher, le concours de l’œil et de la main afin de mettre à nu ce qui n’est pas directement observable. Or, les canons de scientificité et d’objectivité au xixe siècle supposent la distance spatiale et la position « neutre » de l’observateur, réquisits que seule la vision, parmi tous les autres organes des sens, peut fournir 9. Il faut donc l’éloignement non seulement parce que c’est à distance que « les colorations diverses arrivent à un moment à se confondre en une nuance et un ton uniques. C’est ce moment qu’il faut savoir choisir. Tous les documents que nous possédons, tous les renseignements que nous apportent les voyageurs, tout ce que le public exprime lorsqu’il parle de la couleur des yeux, tout ce qui a servi à constituer la science telle qu’elle existe aujourd’hui repose sur cet aperçu à distance » (ibid. : 601).

21L’une des critiques que Topinard adresse à la méthode d’observation des yeux élaborée par Alphonse Bertillon 10 a trait justement au fait que celle-ci s’attache à l’examen des individus alors que l’anthropologie opère sur des groupes. Etant donné le but du projet anthropométrique de Bertillon – identification détaillée des individus en tant que moyen de contrôle policier – il était, de ce fait, nécessaire d’observer de très près les individus, surtout les prisonniers, afin de traquer les moindres indices permettant de les différencier. Ceci à la différence de la démarche des anthropologues qui, procédant à distance, sous-estiment les différences ­individuelles pour ne s’attacher qu’aux caractères généraux des races hu­maines.

22La mise en place de principes permettant d’uniformiser les conditions d’observation ne gagne de sens que par rapport au dessein de réduire les « causes d’écart entre les observateurs ». Outre la détermination de la « bonne distance » par rapport au sujet observé, il est aussi important pour examiner la couleur de l’iris de tenir compte des conditions de lumière. Comme l’écrit Topinard : « Pour les yeux, la question du jour est majeure. Toute lumière artificielle est interdite. Regarder à une distance qui varie suivant la vue, mais telle que les détails topographiques de l’iris et ses divergences de couleur se fondent en une impression générale unique. Tourner le dos à la lumière, tandis que le sujet la reçoit en plein » (1886b : 601).

23Observer à 1 mètre de distance (et considérer comme étant la « bonne distance ») ou observer à 30 centimètres, réglementer les conditions de lumière font partie des protocoles de méthode. Toutefois, ces règles méthodologiques, centrées sur les conditions d’observation, passent sous silence les conditions qui peuvent affecter l’acte de voir chez l’observateur, notamment la fatigue visuelle 11, les troubles de la vision, la myopie ou même le daltonisme. La fiabilité de l’œil et du témoignage visuel n’est pas mise en question, étant donné que ceux appelés à observer appartiennent à la catégorie des observateurs dont l’autorité ne peut être contestée. Ainsi, les femmes et les malades en France, tout comme les populations colonisées, sont relégués au statut d’objet d’observation alors que les hommes, notamment « les chefs de service et internes des hôpitaux et asiles », « les chefs, contremaîtres, surveillants et mé­decins d’administrations ou d’usines », « les médecins et officiers de l’armée et de la marine » (Topinard 1886b : 602) appartiennent à la sphère de ceux dont le témoignage mérite d’être cru. En d’autres termes, c’est au niveau des protocoles de méthode que se joue l’authenticité, mais aussi au niveau des observateurs, censés être dignes de confiance, c’est-à-dire dont le témoignage ne peut pas être mis en doute.

Remarques conclusives

24Quelle était la portée de l’échelle chromatique et des recherches sur la couleur des yeux ? A quoi servaient la connaissance de la couleur des yeux des groupes et la mise en place de procédés d’homogénéisation des données ? Pourquoi les anthropologues du siècle passé ont-ils éprouvé le besoin de quantifier la couleur des yeux ? Par quels moyens la quantification a pu être conçue comme synonyme d’exactitude et d’authenticité ? Norton Wise souligne dans son introduction à The Values of Precision que la grande majorité des travaux portant sur les instruments de précision s’attache à l’examen de ceux qui ont poursuivi l’exactitude, à leurs valeurs sous-jacentes et à leurs objectifs 12 ; ce­pendant, ces travaux questionnent rarement la valeur de la précision et la façon dont les instruments de précision peuvent éclairer sur l’importance culturelle de la quantification 13 (1995 : 4). Pour ce qui est de la couleur des yeux, deux remarques peuvent être faites ; d’une part, la couleur des yeux, associée à l’étude d’autres critères descriptifs et anthropométriques, permettait de conforter la classification hiérarchique des races par la mise en évidence des caractéristiques physiques et intellectuelles assignées à chacune d’elles. D’autre part, l’étude de la couleur des yeux menée de façon intensive dans un pays et dans une région 14 rendait possible l’établissement de cartes géographiques montrant la distribution des types. Par exemple, Topinard, dans sa vaste enquête portant sur la couleur des yeux en France, a mis en évidence quelques-uns « des résultats pratiques » ; l’étude de la couleur des yeux et des cheveux, associée à celle de la taille, permet d’établir « la répartition dans le présent, si utile à connaître, des principales grandes races qui se disputent la suprématie numérique dans les territoires étudiés. [...] L’Allemagne est essentiellement blonde, au moins par rapport à la France, mais que la région la moins blonde de toutes y est l’Alsace-Lorraine. Cette région du Rhin, par les caractères physiques de sa population, se rattache à la France et non à l’Allemagne » (1886b : 591). Que ce soit au niveau des individus – bertillonnage – ou des races, la couleur des yeux a été considérée, depuis plus d’un siècle, comme un indice d’identification aux fins de contrôle policier, politique et social ; toutefois on aurait tort de croire que cet indice a perdu sa légitimité. La puce de la carte d’identité du futur contient, entre autres éléments, la couleur de l’iris ; cet élément est même valorisé au détriment de la signature 15. C’est dire que la fiabilité de l’œil continue d’être l’un des ga­rants de l’authen-ticité ; que la couleur des yeuxsoit consignée par le témoignage oculaire constitue, peut-être, l’un des paradoxes du régime d’authenticité qui régit les pratiques et les conduites de notre vie contemporaine.

25Après sa mort, un buste de Broca a été donné à la Société d’anthropologie de Paris ; l’anthropologue y était représenté avec des yeux et des cheveux clairs, alors qu’il les avait de couleur sombre. Comme par un ironique retour des choses, le buste du créateur de l’échelle chromatique témoigne que la détermination exacte des couleurs n’est pas une démarche sans conséquences.

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Bibliographie

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Notes

1« Vision, rather than a privileged form of knowing, becomes itself an object of knowledge, of observation. From the beginning of the nineteenth century a science of vision will tend to mean increasingly an interrogation of the physiological makeup of the human subject, rather than the mechanics of light and optical transmission. »
2Ce texte s’inscrit dans une recherche portant sur la perception, et notamment la perception des couleurs en anthropologie au xixe siècle. Je remercie vivement Jann Matlock pour ses remarques et suggestions.
3Pour une mise en contexte historique des notions d’objectivité et de subjectivité, voir le remarquable article de Lorraine Daston et Peter Galison 1992.
4« I make but three classes of eyes, viz. light, including blue and light grey ; dark, including black, brown, and hazel, and intermediate or neutral, comprising dark grey, green, and yellow. »
5« Problems of establishing precision thereby become simultaneously questions of establishing agreement among a community. Precision requires standardization. »
6« While qualities do not travel well beyond the local communities where they are culturally valued, quantities seem to be more easily transportable, and the more precise the better [...]. For the numbers will travel just so far as their objectivity is trusted. »
7Sur Armand de Quatrefages voir ses « Souvenirs d’un naturaliste », Revue des deux mondes, 15 février 1844, et les belles pages d’Alain Corbin (1988 : 137-140) sur cet anthropologue.
8Sur la tension entre imitation et authenticité en tant que catégories de l’expérience culturelle, voir Miles Orvell 1989.
9Hans Jonas a mis en évidence certains des attributs de la vision, notamment la distance spatiale, la neutralisation et la simultanéité ; selon cet auteur, « sight is the only sense in which the advantage lies not in proximity but in distance » (1954 : 517) « la vision est, parmi tous les autres sens, celui dont le privilège réside non pas dans la proximité mais dans la distance ».
10Sur la méthode signalétique d’Alphonse Bertillon, voir Allan Sekula 1986.
11Sur la question de la fatigue visuelle et sa contrepartie, l’attention, voir Jonathan Crary 1998.
12«... raise explicitly the question of the values of the people who have pursued precision, which people, and to what ends. The pursuit itself has often been taken as a self-explanatory good, the evident motor of progress. »
13« [...] precision values always have another face, often hidden, the face that reveals the culture in which instruments of particular kinds are important, because the quantities they determine are valued. »
14Un nombre considérable d’enquêtes se mettent en place en France et en Europe entre 1880 et 1890 ; voir, outre les travaux de Topinard (1886a ; 1886b), ceux de René Collignon 1889, de Soren Hansen et Paul Topinard 1889, d’Abel Hovelacque et Georges Hervé 1895.
15Catherine Maussion, « L’individu devenu puce », Libération, samedi-dimanche 3 et 4 avril 1999 (dossier « Les objets du siècle »).
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Pour citer cet article

Référence papier

Nélia Dias, « La fiabilité de l’œil »Terrain, 33 | 1999, 17-30.

Référence électronique

Nélia Dias, « La fiabilité de l’œil »Terrain [En ligne], 33 | 1999, mis en ligne le 09 mars 2007, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/2674 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.2674

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Auteur

Nélia Dias

ISCTE, département d’anthropologie, université de Lisbonne

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