1Quand bien même l’exercice reste ici de nature académique, réagir à un numéro thématique de revue conduit toujours à des productions variées, toujours singulières. En l’occurrence, les trois textes qu’ont écrits Nicolas Adell, Aurélie Condevaux et Cyril Isnart suite à la publication par L’Espace géographique du dossier porté par Ellen Hertz et Bernard Debarbieux, par leur contraste de fond et de forme, le montrent bien. Le présent texte, à qui il a été demandé de réagir à ces réactions, avait donc à sa disposition quantité de fils à tirer. Plutôt que de tenter un tissage un peu risqué dans la folle ambition de les reprendre tous, il va se concentrer sur une question que l’on trouve dans les trois réactions : dans quelle mesure la contribution d’individus au processus de patrimonialisation participe-t-elle du cadrage scalaire inhérent à ce processus ? Toutefois, le texte qui suit n’est pas conçu comme une contre-argumentation – aucun point du dossier ne semble avoir été incriminé – ni vraiment comme une clarification ; il s’apparente plutôt à une libre réflexion suscitée par la piste ouverte par Cyril Isnart, et nourrie de quelques illustrations fournies par Nicolas Adell et Aurélie Condevaux.
2La littérature académique sur les échelles a, de longue date, focalisé son attention sur deux types de choses dont elle visait à organiser la connaissance : le monde social et le caractère spatial de la réalité. Dans les deux cas, une unité élémentaire a été mise en avant – l’individu et le lieu – conformément à une ontologie atomistique qui doit beaucoup aux sciences physiques. Les autres niveaux d’échelle – notamment communauté, groupe social, nation, humanité, etc. pour l’un ; région, territoire national, monde, etc. pour l’autre – sont volontiers considérés comme des niveaux d’agrégation particulièrement signifiants dans la composition d’ensemble. Pourtant, ce type d’ontologie appliqué à l’espace a montré ses limites : on a pu par exemple montrer que des lieux, parfois qualifiés de lieux-mondes ou d’hyper-lieux (Berliner, Lussault), contenaient le monde au moins autant que le monde contenait des lieux. Peut-on dire quelque chose d’équivalent pour les individus, en particulier par le truchement des objets ou des pratiques concernées par un processus de patrimonialisation ? C’est à une réflexion de ce type qu’invitent les trois textes, peut-être à leur insu.
3Pour répondre à cette question, il me semble que l’on peut commencer par rappeler que la notion de patrimoine a progressivement pris en charge le dédoublement de la façon de concevoir l’individu dans les sociétés modernes. Cette notion – la chose est bien connue – se rattache de longue date à l’idée qu’un individu détient un ensemble de biens qui le qualifie et qu’il transmet de génération en génération dans la lignée familiale. La modernité occidentale s’est construite pour partie sur l’idée que les sociétés étaient composées d’individus qualifiés par ces biens patrimoniaux, ou mieux, d’individus institués comme tels par l’idéologie de « l’individualisme possessif » (Macpherson 1962). L’organisation des sociétés modernes doit beaucoup à cette qualification de leurs composantes élémentaires. Mais ces mêmes sociétés ont progressivement enrichi la signification, et la fonction, de l’idée patrimoniale en érigeant des objets, des lieux et des pratiques au rang de patrimoine collectif, et ce à des niveaux d’échelle sociale et spatiale variés (nationales, régionales, mondiales, etc.). Dans sa façon d’invoquer la contribution des individus, la signification du patrimoine s’est donc dédoublée : à la maîtrise d’un patrimoine propre, personnel, parfois vécu sur le mode de l’intime, s’est ajoutée l’adhésion à un patrimoine commun associé à des collectifs auquel chacun est invité à s’attacher, voire à l’édification desquels chacun est invité à contribuer.
4Ce dédoublement place les individus dans la situation inédite de pouvoir, ou même de devoir, se penser à la fois comme détenteurs d’un patrimoine qui pointe leur irréductible individualité et comme contributeurs au patrimoine des collectifs dont ils relèvent. Cyril Isnart a raison de dire que ce second terme est longtemps resté « une boite noire » des études sur le patrimoine, principalement tournées vers l’analyse des collectifs correspondants.
5La démarche de Mme M., qui sert de fil conducteur au texte de Nicolas Adell, propose une réponse : Mme M. décide de faire sortir un carnet de souvenirs rédigé par sa mère de la sphère de l’intime pour le confier à une institution patrimoniale ; ce faisant, elle accepte de lui donner une valeur publique, de le voir qualifié sur un tout autre mode et à une tout autre échelle ; le carnet est devenu un élément d’un patrimoine départemental, celui du l’Aveyron. Il y a là un processus de désindividualisation de la signification patrimoniale du carnet – Mme M. accepte que l’exclusive de la signification initiale, filiale et mémorielle, qu’elle lui associait lui échappe – et de réindividualisation – Mme M. se fait contributrice d’une collection qui conforte une institution territoriale dans laquelle elle se reconnaît, visant peut-être à sécuriser par là même sa conservation et « une recherche discrète de la pérennité ». Comme le suggère Adell, c’est la « représentation du moi » de Mme M. qui s’infléchit dans l’expression de cet « altruisme patrimonial ».
6Inversement, on doit rappeler qu’un processus symétrique, guidé par des considérations morales et politiques, a pu exister. La Révolution française, en organisant la confiscation des biens du clergé et de l’aristocratie, a délibérément forcé le transfert d’une partie de ces biens de la sphère privée à celle de la nation, sans trop se soucier, semble-t-il, de savoir si un tel transfert pouvait contribuer à réindividualiser les précédents propriétaires sur un mode civique. Le poids de ce type de considérations morales peut aussi être illustré par un exemple ultérieur. Victor Cousin, devenu ministre de l’Instruction publique en 1840, se fait le promoteur infatigable de l’enseignement de la philosophie qu’il dit porteuse « de ces grandes vérités naturelles […] qui composent en quelque sorte le patrimoine de la raison humaine » (Cousin 1845 : 65). Dans cette perspective, il s’efforce d’acquérir en 1845 au nom de l’État français un manuscrit autographe de Malebranche appartenant à un collectionneur ; face à la résistance de ce dernier, il adresse une « publique et instante réclamation à celui qui […] possède encore aujourd’hui les matériaux de ce grand monument. Qu’il sache qu’il ne lui est pas permis de retenir le précieux dépôt tombé entre ses mains, encore bien moins de l’altérer. Tout ce qui se rapporte à un homme de génie n’est pas la propriété d’un seul homme, mais le patrimoine de l’humanité » (cité par Chambon 1905 : 6 et dans Bombart & Ribard 2009). Ici, la qualification patrimoniale, qui invoque l’humanité comme destinataire et l’État français comme opérateur, disqualifie le statut de propriétaire privé au profit d’une propriété nationale.
7Dans les deux cas, celui de Mme M. et celui du propriétaire du manuscrit de Malebranche, les objets en question impliquent des individus singuliers et sont désormais hébergés dans des institutions sociales de conservation. Mais cette requalification patrimoniale se fait en fonction d’un cadrage spatial différent : leur signification privée et domestique se mue en signification collective déployée à des échelles sociales supérieures.
8Ces deux exemples n’épuisent pas la question posée au début de ce texte. Aurélie Condevaux en emprunte un autre à Aguilar qui illustre une autre facette de cette relation entre patrimoine privé et patrimoine collectif : celui de résidents d’un quartier de Bordeaux qui arguent de la qualification patrimoniale d’un bâtiment d’origine ecclésiastique – la Chartreuse de Mirande – pour résister à une opération immobilière susceptible de modifier leur environnement urbain et la valeur de leur propre patrimoine. La mobilisation du caractère patrimonial de la Chartreuse participe ici d’une stratégie de préservation du patrimoine individuel et privé. On verra plus loin d’autres cas de figure encore ; mais on peut déjà tirer quelques remarques de ce premier échantillon.
9L’échelle d’un bien patrimonial ne tient pas principalement à la matérialité de ce bien : un carnet, un manuscrit, un dépôt public d’archives peuvent sans doute être pensés en termes scalaires en tant qu’objets spatiaux ; mais leur caractère patrimonial requiert un autre type d’échelle, attaché à leur signification individuelle et sociale. Les niveaux d’échelle institués par la patrimonialisation, spatiaux et sociaux, résultent de la place qu’un collectif confère à ce bien dans sa représentation de lui-même et dans sa façon de s’instituer par l’espace. La patrimonialisation présuppose aussi que les individus qui composent ce collectif se reconnaissent dans cette représentation, quitte à l’alimenter de leur propre initiative comme Mme M., quitte à l’instrumentaliser comme à Bordeaux. Elle présuppose enfin qu’une institution patrimoniale acte de la requalification sociale et spatiale du bien. Comme le dit très bien Adell dans le cas du carnet de la mère de Mme M., « c’est l’institution muséale qui va […] fonctionner comme un embrayeur d’échelle », tout comme les Archives nationales pour le manuscrit de Malebranche. Dans cette chaîne de requalification, on a vu émerger plusieurs formes de réindividualisation : l’individu-sujet qui se mue en individu-acteur de la patrimonialisation en proposant de lui-même la requalification d’un bien personnel ; l’individu-acteur institutionnel qui initie ou rend possible une requalification ; l’individu-acteur social qui met la logique institutionnelle du patrimoine au service de la défense de son patrimoine privé. Ces trois figures n’épuisent pas l’éventail des postures : on devrait garder aussi à l’esprit que l’individu-sujet est aussi susceptible d’éprouver une « émotion patrimoniale » (Fabre), en particulier quand il est témoin, même par média interposé, de la destruction d’un bien patrimonial, Notre-Dame de Paris par exemple, auquel il s’est attaché, faisant ainsi la preuve que la requalification ancienne de l’objet a « saisi » les individus auxquels elle s’adressait. Quoiqu’il en soit, dans tous les cas de figure, l’individu mobilise dans les expériences individuelles qu’il a d’un bien patrimonial, qu’elles soient émotionnelles, civiques ou politiques, un double cadrage scalaire : un cadrage qui participe d’un processus d’institutionnalisation du social (via notamment le sentiment d’appartenance au collectif correspondant) et un processus qui donne une forme spatiale à l’objectivation de ce patrimoine commun (un bâtiment, une institution de conservation, un périmètre de protection, une aire d’identification).
10La réflexion qui précède, suscitée par les trois textes qu’elle prolonge en quelque sorte, partage avec eux le souci de reconnaître la part des engagements individuels dans la constitution des patrimoines collectifs et dans l’entretien de l’idée patrimoniale. On pourrait l’affiner bien davantage en différenciant les façons que les individus-acteurs de la patrimonialisation ont de « prendre position ». J’ai proposé, il y a quelque temps, de recourir à cette expression pour réfléchir au concept d’identité sur un mode pragmatique (Debarbieux 2007). Cette piste, et l’expression elle-même m’étaient suggérées par le philosophe Charles Taylor (1989). Dans un ouvrage dans lequel il exposait sa façon d’appréhender ce concept, il écrivait : « Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui fournissent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je peux essayer de déterminer, d’un cas à l’autre, ce qui est bon ou qui a de la valeur, ou bien ce que l’on devrait faire, ou bien encore ce que j’approuve ou ce à quoi je m’oppose. Autrement dit, c’est l’horizon à l’intérieur duquel je suis capable de prendre position » (Taylor 1989 : 27). Transposée à la réflexion présente sur la patrimonialisation, cette façon de dire suggère qu’on puisse caractériser le rôle des individus-acteurs dans ce processus comme une façon de prendre position dans un double cadrage, social et spatial, et de contribuer à transformer la signification scalaire d’un objet ou d’un bien patrimonial. La prise en compte systématique de ces différentes façons de prendre position permettrait de systématiser ainsi une réflexion sur les échelles sociales et spatiales mobilisées. C’est à cette condition que l’on pourrait sans doute acquérir une meilleure intelligibilité de l’inscription des individus dans les collectifs dans lesquels ils se reconnaissent ou à l’édification desquels ils contribuent, et de l’inscription d’objets et de lieux dans des collections et des espaces qui conditionnent leur qualification patrimoniale. Il y a là sans doute de quoi formuler un véritable programme de recherche en soi.
11À défaut de s’y engager pleinement ici, je me contenterai dans les derniers paragraphes de ce texte de procéder à un constat qui me semble caractériser la procédure de patrimonialisation : les dispositifs institutionnels de la patrimonialisation tendent à occulter les contributions individuelles, et plus spécifiquement les logiques d’action des individus. Les modalités de la production du patrimoine dit de l’humanité à l’Unesco illustrent bien cette propension à dépersonnaliser la fabrique de ce patrimoine. Les individus ne figurent pas en tant que tels dans les textes qui cadrent la constitution du patrimoine mondial depuis 1972. Par contre, les auteurs de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 ont ouvert la porte à la prise en compte des individus : ainsi le préambule de ce texte reconnaît « que les communautés, en particulier les communautés autochtones, les groupes et, le cas échéant, les individus, jouent un rôle important dans la production, la sauvegarde, l’entretien et la recréation du patrimoine culturel immatériel » ; ce faisant, cette convention reconnaît que les pratiques culturelles identifiées, si elles sont d’abord et avant tout appréhendées dans leur signification collective, mobilisent aussi des individus-acteurs de ces pratiques, même si l’adjonction de l’expression « le cas échéant » limite curieusement la portée de cette reconnaissance. Par contre, pour les deux conventions, les procédures d’expertise et délibératives s’attachent à effacer le rôle des contributions individuelles ; les séances des comités n’interpellent les experts que par le nom des institutions pour le compte desquelles ils agissent, et les délégations étatiques amenées à statuer par la seule mention du nom des États qu’elles représentent. Les demandes d’inscriptions sont toujours dites être portées par des États, et pour le compte de « communautés » dans le cas du PCI, en laissant dans l’ombre les personnalités qui ont joué un rôle déterminant dans l’initiative ou le portage d’un projet. Dans ce contexte, il n’est jamais question que d’échelles sociales et spatiales se rapportant à des collectifs, comme si l’humanité ne pouvait jamais être rapportée à des individualités.
12Ce voile d’anonymisation n’est levé que dans des circonstances très exceptionnelles : soit quand des observateurs ou des chercheurs relèvent la contribution singulière d’une personnalité – un directeur général de l’Unesco qui marque de son empreinte la mise en place d’un instrument, ou un membre de délégation particulièrement efficace dans l’adoption d’une décision ; soit quand, dans une situation de crise relative à un bien inscrit, le rôle particulier d’un individu se voit mis en scène. Ce dernier cas de figure s’est produit dans la foulée de la destruction en 2012 des mausolées de Tombouctou, site inscrit au patrimoine mondial en 1988. La conduite de cette opération imputée à un chef islamiste, Ahmad al-Faqi al-Mahdi, a conduit à la condamnation de ce dernier en 2016 par la Cour pénale internationale. L’analyse que Mathilde Leloup (2021) a donnée de cet épisode a, pour la question qu’aborde ce texte, une portée bien plus générale. Leloup a bien montré que ce type de situation de crise conduisait à l’identification de « criminels » – Ahmad al-Faqi al-Mahdi à Tombouctou ou encore le Mollah Omar à Bamiyan en 2001 – de « victimes » et de « héros » – tel Khaled al-Assad, directeur du musée de Palmyre décapité en 2015 pour avoir voulu résister aux destructions opérées sur le site par des groupes se revendiquant de l’État islamique : l’identité des criminels, des héros et, dans une moindre mesure, des victimes se voit qualifiée par une individualité rapportée à leur action sur le patrimoine. Et cette qualification individuelle est conduite en fonction d’un référentiel scalaire : al-Faqi al-Mahdi a été condamné pour « crime contre l’humanité » ; Khaled al-Assad a été célébré pour sa résistance à la destruction du patrimoine syrien et du patrimoine mondial.
13Si exceptionnels que soient les épisodes qui précèdent, ils pourraient bien participer d’une tendance à personnaliser l’institution du patrimoine, sa protection ou sa destruction, dans les récits qui en sont donnés. Ce processus se donne à voir notamment dans la célébration récurrente du rôle de penseurs visionnaires, tels Victor Hugo avec son exhortation des années 1830. Il se donne à voir aussi dans le traitement médiatique de faits d’actualité récents ; on peut citer ici l’exemple du maire de Florence, Dario Nardone, témoin en mars 2023 d’une action, pourtant sans conséquence, de membres du collectif Ultima Generazione sur le Palazzo Vecchio de la ville, et qui a été présenté comme héros par la presse italienne pour avoir maîtrisé physiquement le principal auteur des projections de peinture – lavable – sur le monument.
14En mettant bout à bout les exemples de Mme M., de propriétaires bordelais, de Khaled al-Assad et de Dario Nardone, ce texte de libre réflexion a pris le risque de regrouper des registres d’action et des formes de récits fort hétérogènes. En cela, il réagit, de façon certes peu ordonnée, à l’invitation de Cyril Isnart à prendre l’individu au sérieux dans les processus de patrimonialisation. Mais il espère aussi avoir montré que la façon de « prendre position », propre à chacun, ou le récit qui en est donné, ne prend sa pleine signification qu’à la condition de comprendre leur cadrage scalaire du processus de patrimonialisation, ce dernier s’appuyant autant sur des entités sociales – de la communauté à l’humanité – que sur des entités spatiales – du carnet au site du patrimoine mondial – qui composent les ontologies du patrimoine.