Afficher l’imageCrédits : Photo : Patrick Gries © Musée du quai Branly-Jacques Chirac
- 1 Krista Franklin, « History, as Written by the Victors », The Offing, 8 avril 2016.
« Le temps est une illusion. Selon le corps dans lequel on vit, l’histoire est aussi glissante que la mémoire. Elle n’est qu’une série de cercles concentriques. A quel endroit nous connectons-nous ? Et quand ?1 »
Krista Franklin
- 2 Exposition « Black Indians de la Nouvelle-Orléans », Musée du quai Branly-Jacques Chirac, du mardi (...)
- 3 « Masque zoomorphe », première moitié du xviiie siècle, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, no d’i (...)
1Il avait l’air plutôt discret, disposé dans une petite vitrine au sein de l’exposition « Black Indians de la Nouvelle Orléans » présentée jusqu’en janvier 2023 au Musée du quai Branly-Jacques Chirac2. À côté des majestueux costumes de plumes, de perles et de strass colorés réalisés et portés par les habitants africains-américains de la capitale de l’État de Louisiane lors du Mardi Gras, ce vieux masque d’écorce tressée surmonté de deux cornes de bœuf et encore recouvert d’un enduit noir par endroits paraissait presque trop simple pour avoir les honneurs d’être exposé. Le cartel suggérait pourtant une toute autre histoire : ce masque heaume zoomorphe dit « de Sérent », attribué aux Diola de Casamance, au sud du Sénégal, serait le « plus vieux masque africain conservé dans le monde3 ». Daté de la première moitié du xviiie siècle, et qualifié d’ejumba en diola, il aurait été porté dans le cadre d’un rite d’initiation des adolescents, bukut, à l’issue de la phase liminaire de mise à l’écart de la communauté, lorsque ceux-ci retournent triomphalement au village investis de leur nouveau statut d’homme adulte.
Masque zoomorphe, connu sous le nom de « masque Sérent » Première moitié du xviiie siècle.
No d’inventaire : 71.1934.33.38 d.
Photo : Patrick Gries © MUSÉE DU QUAI BRANLY-JACQUES CHIRAC
- 4 Terme délibérément choisi, au sens d’une « suite d’aventures plus ou moins désagréables », CNRTL, e (...)
2La trajectoire de ce masque paraît tout aussi « extraordinaire ». La notice du site du musée le relie à l’histoire de la traite transatlantique, et donc à celle de l’importante communauté africaine-américaine du sud des États-Unis, mais aussi à celle de la constitution des collections africaines en France. Il fut en effet d’abord identifié au xviiie siècle par des collectionneurs français comme un « masque de chasse de la Louisiane », et se vit donc attribuer une origine américaine, avant de se voir restituer deux siècles plus tard ses origines ouest-africaines par des institutions muséales françaises. Les lecteurs s’attendraient peut-être à voir présenté dans ce numéro « Futurofolies » un masque de super-héros en vibranium ou un casque d’« afronaute ». Pourtant, les tribulations4 transnationales de ce vénérable artefact de corne, de fibres végétales et textiles et de matières organiques, soumis à différentes assignations successives par des collectionneurs puis des institutions muséales françaises, me serviront de prétexte pour saisir les enjeux spéculatifs propres au courant artistique de l’Afrofuturisme. Actuellement en France, toute production artistique noire d’anticipation est quasi-systématiquement qualifiée d’« afrofuturiste » dans les médias, indépendamment souvent des intentions de l’artiste. Il faut rappeler donc l’histoire américaine du concept d’« afrofuturisme » et souligner la mobilisation récurrente des références au passé et à l’histoire des Africains-Américains pour imaginer des présents et des futurs alternatifs positifs, débarrassés des entraves à la liberté, au développement technologique et économique et au plein épanouissement de cette communauté et de ses membres, et plus largement des populations noires dans le monde. Enfin, l’exemple de ce masque sénégalais aux origines considérées pendant longtemps comme américaines me permettra d’évoquer les débats récents, amorcés entre les tenants de l’Afrofuturisme et les nouveaux promoteurs de l’Africanfuturism, autour de la place à accorder aux références africaines dans les productions culturelles noires à travers le globe.
- 5 Toutes les citations sont traduites de l’anglais par l’autrice.
3Le terme d’Afrofuturisme a été défini en 1993 par le critique américain blanc Mark Dery pour désigner un champ artistique déjà ancien, rassemblant les artistes de « fiction spéculative qui traitent de thèmes africains-américains et abordent des préoccupations africaines-américaines dans le contexte de la technoculture du xxe siècle – et plus largement, mobilisent une symbolique africaine-américaine qui s’approprie les images technologiques et d’un futur amélioré par des prothèses techniques5 » (Dery 2016 : 180). Et celui-ci de relever d’emblée le paradoxe au cœur de pareille mouvance artistique : « une communauté dont le passé a été délibérément effacé et dont l’énergie a déjà été largement consumée par la recherche de traces lisibles de son histoire peut-elle imaginer des futurs possibles ? » (Ibid.). Une large constellation d’artistes peut être qualifiée selon M. Dery d’afrofuturiste, avant même la création du terme : les pionniers dans les années 1960 comme le peintre Jean-Michel Basquiat, les musiciens Herbie Hancock et Georges Clinton et son collectif astrofunk Parliament-Funkadelic, ou encore le « big-band de jazz intergalactique » Omniverse Arkestra dirigé par Sun Ra, en passant par des écrivains comme Samuel Delany ou Octavia Butler. Puis, à partir de sa définition dans les années 1990, une nouvelle génération d’artistes s’empare de ce concept, comme la rappeuse Missy Elliott et la chanteuse Janelle Monae, la romancière Nora Keita Jemisin, les auteurs du comic Black Panther de la franchise Marvel, comme Ta-Nehisi Coates, puis les nombreux intervenants des deux films du même nom réalisés par Ryan Coogler en 2018 et 2022, à l’origine d’un engouement mondial pour l’Afrofuturisme (Guitard 2018 et 2022).
4Le masque zoomorphe dont il est question ici pourrait justement être considéré comme l’une des « traces lisibles » notables de l’histoire des Africains-Américain.s. L’historien de l’art Peter Mark en a patiemment retracé la trajectoire depuis sa fabrication, dans la première moitié du xviiie siècle (Mark 1992 : 156‑159 ; Charlier 2022). Il a ensuite été acheté entre 1756 et 1786 en Louisiane par Charles Philippe Fayolle, alors commis du Bureau des Colonies d’Amérique, comme l’une des nombreuses pièces d’un cabinet de curiosités. Si P. Mark n’est pas certain de la façon dont ce masque casamançais a pu être acquis par un collectionneur français en Amérique, il lui paraît évident que sa traversée depuis l’Afrique s’est faite dans le cadre de la traite transatlantique : peu probablement amené dans le Nouveau Monde par un captif sénégambien, il a pu en revanche être acquis par un marchand d’esclaves lors d’une escale dans un port de traite en Gambie ou dans l’un des comptoirs portugais de la côte ouest-africaine comme Ziguinchor ou Cacheu, avant d’être revendu à Fayolle une fois débarqué sur le sol américain avec une cargaison d’esclaves africains. La particularité de la trajectoire de cet artefact réside aussi dans son « américanisation » depuis la France, puisqu’il aurait été acheté par Fayolle pour sa collection comme un objet du Nouveau Monde, potentiellement amérindien. En 1786, le masque zoomorphe est embarqué pour l’Hexagone, où il est revendu avec les nombreuses autres pièces américaines de la collection de Fayolle au Marquis de Sérent, qui entend se servir de ce « cabinet d’histoire naturelle » dans l’éducation des enfants du comte d’Artois, frère de Louis xvi, dont il est le précepteur. C’est ainsi que l’objet se voit présenté en France comme « un masque de chasse de la Louisiane » et rebaptisé « masque de Sérent ». Néanmoins en 1793, alors que le Marquis a dû fuir la Révolution française, son cabinet de curiosité est déplacé au Château de Versailles, puis dans la bibliothèque municipale de la ville en 1806. En 1934, le masque est une fois de plus transféré avec quinze autres objets « américains » au Musée de l’Homme, où il se voit restituer ses origines sénégalaises et inclus dans la collection « Afrique » du musée, avant de finalement rejoindre les réserves du Musée du quai Branly en 2006, lors de sa création. On peut ainsi considérer sa présentation dans le cadre de l’exposition « Black Indians » en 2022 comme la dernière étape d’une trajectoire complexe évoquant la perte des racines, de l’identité d’origine au cœur de l’expérience africaine-américaine, jusqu’à ses réappropriations artistiques, comme dans le cadre de l’Afrofuturisme.
- 6 Beth Bonsall, « Ask the Expert: MSU Professor Julian Chambliss on “What is Afrofuturism?” », Colleg (...)
5C’est en effet d’abord en réaction à l’expérience d’une rupture violente d’avec sa culture d’origine et à l’abîme creusé dans l’histoire de dizaines de millions d’Africain·es lors de leur déportation vers les Amériques, que les artistes afrofuturistes tentent de retisser des liens avec leur passé, non pas seulement par la production d’une « contre-mémoire » (countermemory) mais aussi par l’anticipation : « Le courant de l’Afrofuturisme ne cherche pas à nier la tradition de la contre-mémoire. Il vise plutôt à étendre cette tradition en réorientant les vecteurs interculturels de la temporalité de l’Atlantique noire aussi bien vers la proleptique que vers la rétrospective » (Eshun 2003 : 289). Paradoxalement peut-être, il n’est donc pas seulement question dans l’Afrofuturisme du futur, mais tout autant du présent et du passé. Ou comme le formule Julian C. Chambliss : « Nous avons tendance, surtout dans le contexte occidental, à penser le temps de manière très linéaire : le passé, le présent et le futur. Alors que présent, passé, futur sont une manière plus précise de décrire comment les Afrofuturistes pensent le temps. Cela provoque un souci constant de récupérer les choses qui ont été perdues dans le passé, de comprendre la nature de la perte dans le présent et de construire un avenir meilleur6. »
- 7 Le vibranium est un minéral imaginaire issu d’une météorite capable d’absorber les vibrations. Il n (...)
- 8 Julian C. Chambliss, « “Black Panther: Wakanda Forever” continues the series’ quest to recover and (...)
6Ainsi, ceux qui se réclament de l’Afrofuturisme s’appuient sur le passé pour mieux se projeter dans un futur alternatif et préférable, où la blessure de la traite et de la colonisation aurait été cicatrisée, voire où celle-ci n’aurait jamais eu lieu. On retrouve ce procédé spéculatif de l’ordre de l’uchronie, qui vise à faire « comme si » le traumatisme n’existait pas ou plus, mis en œuvre dans le comic et surtout les deux films autour du superhéros africain Black Panther, souverain d’un royaume, le Wakanda, n’ayant jamais été colonisé, ses sujets jamais déportés en esclavage, et ses colossales ressources en vibranium7 jamais pillées. En outre, comme le remarque encore J. C. Chambliss, l’un des traits saillants du genre afrofuturiste réside dans la récurrence des « actes de réparation/guérison » (acts of recovery) consistant à remettre en lumière des pratiques, des savoirs ou encore des objets propres aux cultures noires qui auraient été oubliés ou détruits durant la colonisation et la traite8 (Chambliss 2022). Cette logique « révisionniste » (Eshun 2003 : 296) se retrouve par exemple dans la référence récurrente chez certains précurseurs de l’Afrofuturisme à la cosmologie dogon, telle qu’elle fut recueillie par Marcel Griaule et Germaine Dieterlen auprès du vieil Ogotemmêli (Griaule 1976), puis popularisée aux États-Unis par Robert K. G. Temple (1976). Le mythe fondateur des Nommos, des amphibiens rappelant les sirènes, venus sur terre dans un vaisseau depuis la planète Sirius, et plus largement le vaste savoir astronomique des Dogon, inspirèrent par exemple le studio Black Ark du DJ Lee Scratch Perry ou encore George Clinton et son groupe Parliament, dont le quatrième album représente un vaisseau spatial, le Mothership, que l’on retrouvera ensuite sur scène à chacun de leur concert (Womack 2013 : 84‑86).
7L’Égypte ancienne est une autre référence afrofuturiste majeure, comme en témoigne le nom et l’esthétique de l’une de ses figures phares, le jazzman Sun Ra (Womack 2013 : 59‑62). On retrouve encore un nombre incalculable de références africaines pensées comme « traditionnelles » ou « ancestrales », donc anciennes, depuis les langues et les systèmes d’écriture jusqu’à l’architecture, dans les films Black Panther de R. Coogler. Il s’agit bien dès lors de réhabiliter les passés noirs dans le présent, en les présentant comme des alternatives souhaitables pour le futur ; un exercice résolument « chronopolitique » : « En créant des complications temporelles et des épisodes anachroniques qui perturbent le temps linéaire du progrès, ces futurismes corrigent les logiques temporelles qui condamnaient les sujets noirs à la préhistoire. Chronopolitiquement parlant, ces historicités révisionnistes peuvent être comprises comme une série de puissants futurs alternatifs qui infiltrent le présent à des rythmes différents » (Eshun 2003 : 297).
- 9 Voir Steve Paulson, « Africanfuturism’ and Dreaming of Bigger, Bolder African Futures. A Conversati (...)
8Ces dynamiques de retour vers le passé pour une réparation/guérison dans le futur, et donc le présent, par des artistes africains-américains en quête de leur histoire et de leurs liens avec le continent africain, posent néanmoins la question épineuse des modalités de mobilisation de références africaines depuis les États-Unis, dans une démarche créative associant souvent lectures et recherches personnelles sur les sociétés africaines et exercice d’imagination de nouveaux référentiels africains, tout ceci tendant parfois vers la simplification, voire l’essentialisme. C’est ainsi ce qui a pu être reproché au premier Black Panther par divers intellectuels et artistes, notamment africains ou membres des diasporas issues du continent9 (Miano 2020 : 16‑17 ; 86‑91). Ce n’est donc sans doute pas un hasard si en 2018, après la sortie du premier Black Panther, émerge dans le cadre de ce débat un nouveau courant qui se veut alternatif à, voire critique de l’Afrofuturisme, l’Africanfuturism. Retournons au masque dit de « Sérent » pour explorer ces débats récents.
- 10 Autant de références faites d’ailleurs de façon assez vague et par amalgamation les unes aux autres (...)
9Comme on l’a vu, le masque dit « de Sérent » n’a pu être identifié comme un artefact africain que plus de deux siècles après avoir quitté sa terre casamançaise d’origine, lors de son intégration dans les collections « Afrique » du Musée de l’Homme, en 1934. Et il faut encore attendre 2022 et sa présentation dans le cadre de l’exposition « Black Indians de La Nouvelle-Orléans » pour que toute la complexité de son histoire soit restituée au grand public français. Surtout, celui-ci est alors pour la première fois montré en exemple des références africaines mobilisées par des communautés africaines-américaines lors de pratiques artistiques et festives. Il s’agit au demeurant d’une nouvelle forme d’assignation à ce masque d’attaches américaines depuis la France, dans la mesure où les Black Indians eux-mêmes ne font pas référence à ce type de masques, mais préfèrent mobiliser des matériaux évoquant l’Afrique en général, comme les cauris ou les perles, ou représenter des entités des panthéons yoruba et vodun, originaires du Nigeria et du Bénin, ou leurs déclinaisons afro-caribéennes dans le cadre du vaudou haïtien notamment, comme Sàngó, O.s.un, Erzulie, Ògún/Ogou Ferraille ou le Baron Samedi10. En ce sens, le traitement particulier de ce masque casamançais permet d’appréhender les modalités de citation des références africaines par les artistes africains-américains de fiction spéculative, et les débats amorcés autour de cette problématique par certains acteurs de ce champ se revendiquant d’un point de vue plus « africain » sur la question.
- 11 Paulson, art. cit, 2022.
- 12 Reprenant un terme créé en 2013 par Pamela P. Sunstrum (2013).
- 13 Nnedi Okorafor, « Africanfuturism defined », Nnedi’s Wahala Zone Blog, 19 octobre 2019, en ligne : (...)
- 14 Wole Talabi, « Africanfuturism: An Anthology », Brittle Paper, 19 octobre 2020, en ligne : https:// (...)
- 15 « Afrofuturism », Historical Dictionnary of Science-Fiction, en ligne : https://sfdictionary.com/vi (...)
10En 2018, la sortie de Black Panther donne de l’amplitude à un débat déjà en germe : comment imaginer le futur, ou un présent alternatif, non seulement pour l’Afrique, mais aussi depuis l’Afrique ? L’autrice de fiction spéculative africaine-américaine née de parents nigérians immigrés aux États-Unis, Nnedi Okorafor, déjà considérée comme une figure de proue de l’Afrofuturisme pour ses divers romans et notamment sa participation à l’écriture de plusieurs épisodes du comic Black Panther, décide alors de se départir de cette appellation pour proposer un nouveau genre correspondant à sa perspective, n’étant pas celle « des descendants directs des esclaves africains, ou des Africains “volés”11 ». Elle qualifie ce genre alternatif de science-fiction d’Africanfuturism12 et le définit comme tel : « L’Africanfuturism est similaire à l’Afrofuturisme dans la mesure où les Noirs du continent et de la diaspora sont tous liés par le sang, l’esprit, l’histoire et l’avenir. La différence est que l’Africanfuturism est spécifiquement et plus directement enraciné dans la culture, l’histoire, la mythologie et le point de vue africains, puis se ramifie dans la diaspora noire, et ne privilégie pas ni ne met l’Occident au centre. L’Africanfuturism se soucie des visions de l’avenir, s’intéresse à la technologie, délaisse la terre, est résolument optimiste, est centré sur et principalement écrit par des personnes d’origine africaine (les Noirs), et il est enraciné avant tout en Afrique. Il s’intéresse moins à “ce qui aurait pu être” qu’à “ce qui est et peut être/sera”. Il tient compte de, est aux prises avec et est porteur de “ce qui a été”. L’Africanfuturism n’est pas obligé de s’étendre au-delà du continent africain, même si c’est souvent le cas. Ses références ne sont pas occidentales, elles sont africaines. Cela diffère nettement de l’Afrofuturisme ([..] Mark Dery [..] plaçait les thèmes et les préoccupations afro-américains au centre de sa définition […])13 ». Depuis la proposition de ce nouveau genre par Nnedi Okorafor, de nombreux artistes africains et de la diaspora partout dans le monde anglophone s’en sont emparés14. Dernière consécration en date, le terme a fait son entrée en 2022 dans l’Historical Dictionary of Science-Fiction, une ressource en ligne de référence15.
11Il se trouve que le masque « africain » est un motif récurrent des productions afrofuturistes et africanfuturists. Dès lors, il peut servir à définir et distinguer les deux courants - tout en gardant à l’esprit qu’un artiste peut aller de l’un à l’autre au fil de sa carrière, ou encore produire des imaginaires du futur ancrés en Afrique sans ne se revendiquer d’aucun de ces genres, comme ce fut par exemple le cas d’O. Butler, préférant le concept d’« HistoFuturism » (Streeby 2018 : 719‑732). Le motif du masque permet en outre d’entrer de plain-pied dans le débat en cours sur la place à donner à l’Afrique et à ses cultures, mais aussi à ses artistes et à ceux de ses diasporas, dans les imaginaires projetant les populations noires dans le futur ou leur proposant un présent alternatif.
- 16 Voir « Disguise : Masks and Global Afrian Art », du 29 avril au 18 septembre 2016, Brooklyn Museum, (...)
12Ainsi, l’une des premières images afrofuturistes emblématiques qui vient à l’esprit en contemplant le masque cornu « de Sérent » est la coiffe d’inspiration égyptienne de l’artiste Sun Ra, dont les deux antennes de scarabée, évoquant le dieu du soleil Khépri, servent de berceau à un astre translucide. Plus récemment, on peut aussi mentionner la fascinante installation de l’artiste plasticienne Saya Woolfalk, « Chimatek, virtual chimeric space », mettant en scène différents types de masques d’inspiration « africaine », évoquant les cimiers ci-wara des Bamana du Mali ou sowei des Mende de Sierra Leone. Cette installation fut incluse dans une grande exposition présentée en 2016 au Brooklyn Museum, « Disguise: Masks and Global African Art », mettant en dialogue les œuvres de vingt-cinq artistes contemporains (essentiellement africains-américains, africains ou de la diaspora) avec la collection de masques africains détenue par le musée et le Seattle Art Museum. Une fois encore, l’objectif de ce dialogue était de mettre en lumière comment « en revêtant un masque et en devenant quelqu’un d’autre, les artistes révèlent des réalités cachées sur la société, notamment concernant le pouvoir, la classe sociale et le genre, afin de suggérer des possibilités pour l’avenir16. »
- 17 « Dogon Mask », Marvel Cinematic Universe Wiki, 6 mars 2019, en ligne : https://marvelcinematicuniv (...)
- 18 Voir : Melissa Crum, « Killmonger, Beyonce, Museums & Suicide : Four Conversations I Still Want to (...)
13Il faut revenir au premier Black Panther de R. Coogler pour trouver un exemple de masque « africain » rappelant étrangement la trajectoire du masque « de Sérent ». Le film met en scène le vol d’un masque cornu au fictif Museum of Great Britain (une référence à peine déguisée au British Museum) par Eric Killmonger, Africain-Américain descendant du Wakanda et prétendant au trône face au roi T’Challa, venu à l’origine récupérer un autre objet des collections en vibranium. Un débat intéressant s’est ouvert autour de ce masque. Pour certains, comme les fans de l’univers Marvel, il s’agirait d’un « masque traditionnel africain dogon », sans que cette origine soit vraiment justifiée17. Pour d’autres, donc plusieurs universitaires américains (Sankar & Arpitha 2021 : 5718), il s’inspirerait esthétiquement et symboliquement d’un type de masque igbo du Nigeria dit mgbedike, représentant la bravoure masculine. Surtout, il constituerait un indice supplémentaire des origines igbo de Killmonger, associé à ses dernières paroles à la fin du film : « Inhumez-moi dans l’océan avec mes ancêtres qui ont sauté des bateaux, car ils savaient que la mort était préférable à l’esclavage ». Ces dernières volontés feraient en effet référence au « Igbo Landing », le suicide collectif de soixante-quinze esclaves igbo en 1803 sur les côtes de la Géorgie, qui choisirent de sauter ensemble dans l’océan du pont du bateau dont ils avaient pris le contrôle, plutôt que de risquer d’être repris. Ainsi comme le masque « de Sérent », le masque de Killmonger, bien que fictif, fait l’objet d’incertitudes et de spéculations similaires autour de ses origines, et donc sans doute encore une fois d’assignations erronées, notamment de la part de commentateurs extérieurs au continent africain.
- 19 Le terme emprunte au pidgin nigérian « juju », qui désigne largement tout type de pratique magique, (...)
- 20 Nnedi Okorafor, art. cit., 2019.
- 21 Utilisé en anglais, notamment en Afrique anglophone, le terme renvoie aux sorties rituelles de masq (...)
- 22 Pour voir une sortie d’Ijele, « The Ijele Masquerade », E. A. Odekanyin, D. Alahiya, A. B. Aiibola (...)
14Du côté des tenants de l’Africanfuturism, même si on semble insister comme le fait N. Okorafor sur la nécessité de s’intéresser « moins à “ce qui aurait pu être” qu’à “ce qui est et peut être sera” », on tient aussi compte de « ce qui a été ». La distinction avec l’Afrofuturisme se joue moins dès lors sur le retour au passé pour penser le futur et un présent alternatif que sur une emphase, dans ce regard jeté en arrière, sur des références africaines anciennes, qualifiées souvent de « traditions », de « folklores » ou encore de « mythes » (Edoro 2021). Pour appuyer encore cette emphase, N. Okorafor n’a pas d’ailleurs hésité à définir aussi un sous-genre de la fantasy, parallèle à celui de l’Africanfuturism pour la science-fiction : l’Africanjujuism19, qui « reconnaît respectueusement le mélange harmonieux de vraies spiritualités et cosmologies africaines existantes avec l’imaginaire20 ». Ainehi Edoro, spécialiste africaine-américaine en études littéraires, reprend ce terme pour le préciser encore, en arguant que « les mondes africains ont traditionnellement inclus divers aspects de la vie qui sont souvent séparés dans d’autres parties du monde », et qu’il y « existe de vastes panthéons de divinités, d’êtres mythiques et d’entités non humaines qui [y] exercent toutes sortes d’influences » (Edoro 2021). Surtout, toutes deux invoquent à plusieurs reprises la figure du masque (« masquerade21 ») comme un motif typique de l’Africanjujuism (Edoro 2021 ; Okorafor 2009 : 281‑282), et plus largement de la fiction spéculative africaine, qu’elle soit le fait d’auteurs plus anciens comme le Nigériano-Britannique Ben Okri ou le Kenyan Ngugi wa Thiong’o, ou de la nouvelle génération se revendiquant de la science-fiction ou de la fantasy, comme Nnedi Okorafor. Ainsi le masque, d’inspiration igbo le plus souvent, est-il un personnage récurrent des nombreux ouvrages de l’autrice américano-nigériane. Dans Lagoon (2016) par exemple, où Nnedi Okorafor imagine l’impact d’extraterrestres pacifiques atterrissant dans la lacune de Lagos, capitale économique du Nigeria, celle-ci décrit l’apparition terrifiante du plus grand masque igbo, Ijele22, dans un cybercafé venant de subir une explosion (Okorafor 2015).
- 23 Paulson, art. cit., 2022.
- 24 Ibid.
15Au-delà d’une figure typique des « traditions » et des « croyances » africaines, le masque, en ce qu’il représente dans divers contextes la réincarnation temporaire d’un défunt ancestralisé, aurait en outre l’intérêt de renvoyer à une conception particulière du temps, sur un mode fluide et circulaire. Ainsi, pour Ainehi Edoro, les masques « sont des figures du passé, mais aussi des figures du futur. Cela signifie que si je meurs, je vais rencontrer mes ancêtres dans le futur. Ils sont donc dans le passé, mais aussi dans le présent et ils relèvent également de l’avenir. Dans certaines des histoires que j’ai lues, les écrivains prennent ces personnages et les redynamisent ou les repensent dans le contexte de l’avenir ». Et d’ajouter qu’en ce sens, la récurrence du motif du masque témoigne du fait que « les auteurs africains de science-fiction ne considèrent pas le passé comme une sorte de temps mort dont ils n’ont rien à faire »23. Nnedi Okorafor quant à elle reconnaît que les masques sont au cœur de son travail, en lien avec le fait qu’elle considère le passé, le présent et le futur comme un tout. Ainsi les ancêtres que les masques incarnent ne relèvent-ils pas du passé, mais plutôt du présent et du futur. Ils l’accompagnent d’ailleurs littéralement durant son processus d’écriture : « Quand j’écris, je sens qu’ils regardent par-dessus mon épaule. Je sens qu’ils affectent tout ce que je fais […]. Quand j’écris, je les vois danser. Ils critiquent ce que je fais. Ils me disent : “n’écris pas ça”. Ils me disent : “écris ça”. Je les sens. J’ai toujours ressenti la présence de mes ancêtres très fortement, même avant de devenir une écrivaine24. »
- 25 Voire comme le berceau des civilisations noires, comme le théorisent encore Sun Ra ou George Clinto (...)
16Finalement, il est tentant d’établir une connexion, là encore peut-être contre-intuitive, entre le motif récurrent du masque dans l’Afrofuturisme et l’Africanfuturism et celui du casque d’astronaute, à travers la figure centrale dans les deux courants d’abord du « Black Man in Space » dès les années 1970 puis de l’« Afronaut », qui connaît un renouveau dans les années 2000 (Hamilton 2017 :18‑23 ; Wilson 2019 : 139‑166). D’un point de vue matériel, il semble certes s’agir d’artefacts radicalement opposés, l’un réalisé de manière artisanale à partir de matériaux organiques (bois, fibres végétales, cuir, textile, terre cuite, etc.) et visant à dissimuler le visage de celui qui le porte, et l’autre au contraire produit mécaniquement et en série dans des matériaux de pointe translucides, pour permettre à celui qui le revêt d’avoir une bonne visibilité tout en pouvant respirer dans le vide sidéral ou l’atmosphère d’une planète étrangère. Pourtant, masque et casque évoquent tous deux de façon étonnamment similaire des problématiques au cœur de ces deux genres de fiction spéculative noire. Comme on l’a vu, « l’observation des étoiles est un passe-temps populaire » chez les tenants de l’Afrofuturisme (Womack 2013 : 80), notamment en ce qu’il consiste à remettre en valeur d’anciens savoirs africains de pointe en termes d’astronomie, comme ceux des Dogons ou de l’Égypte antique. De là, des artistes fondateurs comme Sun Ra ou George Clinton et son groupe Parliament, qui définirent le terme « afronaut » en 1976 (Wilson 2019 :161), jusqu’à des acteurs plus récents de l’Afrofuturisme comme le groupe Drexciya, qui fit une demande en 2002 au International Star Registry pour donner son nom à une étoile (Eshun 2003 : 301), ont choisi d’envoyer leur alter ego artistique dans l’espace, conçu comme un lieu de liberté pour les corps noirs menacés sur terre (Hamilton 2013 :18)25. C’est aussi à partir des années 2000 que des artistes d’Afrique et de ses diasporas commencent à mettre en scène des « personnes d’origines africaines voyageant dans l’espace » (Hamilton 2013 :18). Si Elizabeth C. Hamilton y voit une forme d’oxymore, dans la tension exprimée dans le terme « afronaut » entre l’avancement technologique et le stéréotype d’un archaïsme africain, voire noir (Ibid.), Paul Wilson discerne quant à lui dans cette figure une incarnation frappante du « rétrofuturisme », soit « un futur imaginé dans le passé » (Wilson 2019 : 140) ; un processus spéculatif qui, là encore, se retrouve particulièrement à l’œuvre selon différentes modalités dans l’Afrofuturisme comme dans l’Africanfuturism.
- 26 Exposition « Yinka Shonibare MBE : Space Walk, 2002 », 22 janvier 2014- 17 mars 2014, The New Tempo (...)
- 27 Cristina de Middel, The Afronauts, en ligne : http://www.lademiddel.com/the-afronauts-1.html
- 28 Nuotama Frances Bodomo, Afronauts, 14,05 min, YouTube, en ligne : https://www.youtube.com/watch?rel (...)
- 29 Namwali Serpell, « The Zambian “Afronaut” who Wanted to join the Space Race », The New Yoker, 11 ma (...)
17Parmi les exemples les plus connus d’« afronautes », on peut mentionner l’œuvre « Space Walk » (2002) du Nigériano-Britannique Yinka Shonibare, représentant des costumes de cosmonautes en wax26, mais aussi et surtout la série photographique « The Afronauts » (2012) de l’artiste espagnole Cristina de Middel27, et le court-métrage « Afronauts » (2014) de la Ghanéenne Nuotama Frances Bodomo28. Ces deux dernières œuvres s’inspirent du programme spatial zambien animé au début des années 1960 par un vétéran de la guerre d’indépendance, Edward Makuka Nkoloso, fondateur de la quelque peu loufoque « Academy of Science, Space Research and Philosophy ». Comme le relate en 1964 un article du Time Magazine, celui-ci entendait avec son programme spatial « battre les États-Unis et l’Union Soviétique dans la course vers la lune. Nkoloso entraîne déjà douze astronautes zambiens, dont une jeune fille de seize ans aux formes harmonieuses, en les faisant tourner autour d’un arbre dans un baril de pétrole et en leur apprenant à marcher sur les mains, “la seule façon pour les humains de marcher sur la lune”29 ». C’est notamment cette jeune fille, la première « afronaute », que l’on retrouve mise en scène dans le court-métrage de N. F. Bodomo.
18On peut bien sûr voir, dans la mise en scène d’Africains envoyés dans l’espace pour conquérir des territoires inconnus, une relecture de la conquête coloniale ayant affecté le continent. Mais plus largement, il s’agit bien là encore, en revenant sur un programme spatial passé, comme d’autres sur des croyances et des objets anciens comme les masques, de regarder en arrière pour imaginer un présent alternatif et donner d’autres possibilités dans le futur aux populations noires, notamment africaines : « La fonction première de ces œuvres d’art […] n’est pas de représenter ou d’évaluer la vraie conquête spatiale, mais d’intervenir dans les chronopolitiques de l’Afrique en retravaillant de manière spéculative son passé, son présent et son avenir » (Wilson 2019 : 162). Du masque « de Sérent » au casque de l’Afronaute, il s’agit donc toujours, pour oser la formule, de contempler son avenir dans le rétro.
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19À la différence des parcours de masques africains entrés en collections européennes (bien ou mal acquis, mais toujours extraits de leur contexte culturel d’origine), les propositions afrofuturistes ne peuvent pas être lues seulement en termes de perte de sens, de malentendus, voire d’appropriation culturelle. Elles sont aussi à comprendre comme autant de tentatives, certes parfois peut-être maladroites, de restauration et de restitution de sens dans le cadre de constructions de subjectivités postesclavage. Il ne faudrait pas ainsi sous-estimer l’acte de réparation/guérison (recovery) au cœur de la démarche afrofuturiste, qui revêt dès lors un caractère résolument « chronopolitique » (Eshun 2003 : 292), ni ignorer les fondements profondément similaires de cette démarche et de celle de l’Africanfuturism, qui relèvent toutes deux d’une même « théorie du temps30 » particulière où passé, présent et futur se retrouvent mêlés dans une conception circulaire, tel un anneau de Saturne. Finalement, le problème ne viendrait-il pas, une fois encore, d’un regard extérieur à la subtilité de ces débats, insensible au caractère dramatique de leurs fondements, qui mettrait tous les imaginaires sur les populations noires, et notamment le continent africain, dans le même panier, comme en témoigne l’usage souvent lâche, voire parfois opportuniste, du terme « afrofuturisme » en France, notamment dans les médias31, et l’ignorance quasi complète des débats initiés par l’émergence de l’Africanfuturism ? Quoiqu’il en soit, on se prête à rêver à une évasion du masque dit « de Sérent », libéré de ses multiples assignations, de son nom d’emprunt et de sa cage de verre pour retrouver ses fonctions rituelles sur ses terres casamançaises d’origine. Ou pourquoi pas, envoyé dans l’espace sur le visage du premier astronaute africain noir32, sous un casque d’afronaute ?
Remerciements
Je tiens à remercier les éditeurs et éditrice de ce numéro, mais aussi Dominique Somda, pour leurs précieux conseils dans la rédaction de cet article.