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AccueilNuméros79Futurs d’ici et d’ailleursWelcome to la banlieue du TURFU

Futurs d’ici et d’ailleurs

Welcome to la banlieue du TURFU

Portfolio
In the TURFU universe
Makan Fofana
p. 136-147

Résumés

Cet article décrit la naissance d’un uni- vers littéraire qui sert à transformer les imaginaires sociaux à travers des ateliers participatifs du TURFU. L’auteur nous raconte, l’émergence du projet et le déroulement d’un atelier type.

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Texte intégral

Welcome to la banlieue du TURFUAfficher l’image
Crédits : © YUVRAJ JHA

Renverser l’univers

1J’étais dans le train de la ligne N au départ de Montparnasse. Je revenais de Station F
– l’un des plus grands incubateurs de startups d’Europe, un endroit où, semble-t-il, le futur des entreprises prend forme – quand je me suis rendu compte que mon quartier, ma banlieue, n’était pas considérée comme un endroit comme ça, un endroit d’où le futur peut arriver, d’où il peut trouver sa source, être rêvé et mis en œuvre. Elle n’était même pas pensée comme un endroit qui avait un futur.

Herbal Oasis, Inde, 2021

© Yuvraj Jha

2Dès lors qu’il est question du futur, que l’on se met à imaginer ce à quoi demain ressemblera, les marges tendent à disparaître ou, plus exactement, à être effacées, dépossédées de toute capacité d’action. Depuis, je me consacre à développer un ensemble d’outils, de pratiques et de narrations avec l’ambition de renverser l’univers. C’est ce que j’appelle le TURFU. Le verlan du terme « futur ». C’est un univers alternatif, issu d’une langue française alternative, dans lequel l’histoire des banlieues s’est déroulée autrement.

3La banlieue du TURFU se situe entre la réalité et la fiction, le récit et l’action sociale. C’est un monde fictionnel, certes, mais c’est aussi un projet de société, un projet collaboratif, une oasis dans le désert, quelque chose qui s’accomplit de manière inclusive, avec toutes les personnes qui le souhaitent.

Un atelier du TURFU, en ligne, 2020

Un atelier de prototypage du TURFU, dans Fortnite.

© Hugo Pilate

4Entrer dans cet univers-là peut s’avérer déroutant, car il s’y passe des choses qu’on imagine impossibles et dont personne ne parle jamais, on s’y pose des questions qu’on ne se pose peut-être pas ailleurs.

5Est-il nécessaire de quitter la banlieue pour connaître une success story ? D’en sortir pour accomplir ses rêves ? N’est-il pas curieux que la planète Mars fasse plus rêver, qu’elle nous soit présentée comme une destination plus désirable que la banlieue ? Les mots « banlieue » et « rêve » sont-ils à ce point incompatibles ? Les promesses d’ascension sociale, d’accession à la propriété pour les enfants des ouvriers, et du progrès technologique pour le reste de l’humanité, sont-elles réellement indépassables ? De quelle manière pouvons-nous échapper à tous ces rêves pré-scénarisés par les routes industrielles et les chemins de moindres résistances ? Le rêveur naïf s’oppose-t-il à l’individu pragmatique qui aurait tout compris ?

6La banlieue du TURFU me permet d’insister sur le fait que ce rapport de domination entre un centre et des périphéries n’est pas absolu, mais relatif. Il est temps de se rendre compte qu’on est toutes et tous dans la banlieue de quelqu’un d’autre, à la marge de quelque chose d’autre. Paris peut être la capitale de la France, mais la France est elle-même une périphérie dans le système mondial.

7La planète orbite autour du Soleil, mais le Soleil orbite autour du cœur de la galaxie. La Voie lactée n’est qu’une galaxie parmi une infinité d’autres. Il se pourrait même que notre univers tout entier – contenant absolument tout ce que nous avons été capables d’observer et d’imaginer jusque-là – ne soit qu’un tout petit échantillon non représentatif de rien du tout à la périphérie d’une structure bien plus vaste et profonde.

Agoravers, dans les Yvelines, 2021

Mon quartier, le Bois de l’étang développé dans la plateforme 3D Wonda VR

© Hugo Pilate

8La banlieue française est un contexte qui peut paraître (très) spécifique, mais sa dimension – et l’ambition dont elle nourrit ses habitants et ses habitantes – est cosmique !

Le double mouvement des banlieusartistes

  • 1 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir. Paris, Éditions de Minuit, (...)
  • 2 Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

9On a déjà assisté à la fin des grands récits1 et, paraît-il, à la fin de l’histoire2, mais on n’a toujours pas changé le schéma directeur de nos territoires et de nos rêves. J’ai créé le laboratoire L’hypercube, dans lequel la narration et le design spéculatif travaillent ensemble afin de construire de nouvelles cartographies, de nouveaux imaginaires, des mo(n)des de vie alternatifs, des façons d’être-au-monde qui n’excluraient rien ni personne, ne discrimineraient pas les gens en fonction de leur origine ou de leur quartier.

L’archipel du TURFU, île numéro 1, 2020

Un collage photo hybride entre mon quartier et l’architecture organique de Tombouctou

© Hugo Pilate

10Est-il seulement possible d’imaginer un monde dans lequel il n’y aurait ni centre ni périphérie ? Et si l’image de la banlieue désenchantée telle qu’on la connaît n’était pas une réalité tangible, un fait immuable, une architecture céleste ? Si ce n’était rien d’autre qu’un modèle entretenu par un imaginaire centralisateur et excluant qu’il est urgent de rendre obsolète en en proposant d’autres ? Dénoncer c’est cool. Inventer, c’est mieux.

11Dans ce but, j’organise des ateliers avec des artistes et des designers et avec des habitantes et habitants du quartier. Ensemble, on pratique la fiction pour transformer la réalité. On cherche à montrer qu’on est toutes et tous des banlieusartistes, qu’on est toutes et tous capables de rêver, de se projeter dans le futur, de conceptualiser, de prototyper, de bâtir des mondes et de les matérialiser. La différence avec ce que l’on a l’habitude de voir, d’imaginer et de raconter sur le monde et sur le futur, c’est que dans notre manière de faire du worldbuilding, la périphérie occupe toujours une place centrale. Ce que l’on fait : fournir un véritable contrepoint à la réalité dans laquelle on vit.

L’archipel du TURFU, île numéro 2, 2020

Une banlieue Oasis.

© Hugo Pilate

12Au cours de ces ateliers, on opère un double mouvement :

13Le premier mouvement consiste à s’emparer de ce qui vient du centre – notamment des outils comme la plateforme numérique Miro. Il s’agit d’une app, d’un software pensé initialement pour le travail et la productivité, le brainstorming et le mindmapping. Cela s’adresse d’abord et avant tout aux grandes firmes internationales, aux startupers, aux comités de direction, aux personnes dynamiques, innovantes, disruptives, aux personnes qui connaissent le succès. On se l’approprie et on le détourne, car notre objectif n’est pas d’accroître notre productivité, de faire du benchmark ou du profit, d’être success-full, mais c’est d’apprendre à se connaître, à jouer ensemble, à débattre, à s’inventer de nouvelles règles et à voir ce que ça donne.

The Ancestro-Turfurist Center, Inde, 2021

Dans la banlieue du TURFU, un centre ancestro-turfuriste

© Yuvraj Jha

14On s’est également approprié un outil beaucoup plus populaire, qui traverse les quartiers et que l’on retrouve dans de nombreux foyers : le jeu vidéo Fortnite développé par Epic Games, qui comptabilise en 2023 plus de 230 millions d’utilisateurs à travers le monde. Plus précisément, on utilise son mode créatif, sorti en 2018. Il s’agit de ce qu’on appelle, dans le domaine vidéoludique, un « bac à sable », le même genre que Minecraft, permettant à chaque joueur de créer son propre univers – avec ses paysages, ses villes, ses architectures – et le partager au monde entier. Là aussi, on opère un détournement : alors que Fortnite est d’abord et avant tout un jeu de tir, un jeu de survie, dans lequel les joueurs doivent se battre les uns contre les autres, se faire la guerre, on l’utilise dans le cadre de notre projet politique et culturel, pour donner forme à nos histoires, pour visualiser et matérialiser la banlieue du TURFU. Le second mouvement consiste à partir du point de vue de la périphérie et à y rester. Mais là encore, il faut opérer des détournements, car la banlieue, on la pense – et, à vrai dire – elle se pense elle-même uniquement à travers le manque : pas assez d’emploi, pas assez de ressource, pas assez de sérieux, de professionnalisme, de soutien, etc. Ce que je cherche à souligner, ce que l’on souhaite montrer dans ces ateliers c’est que la banlieue est pleine de matière artistique, scientifique, philosophique, futuristique ; elle déborde d’êtres et de manières d’êtres, de styles et de vies, de modes et de genres ! On renverse donc les échelles de valeurs et les catégories d’appréciation et les espaces de relégation deviennent les emblèmes du TURFU.

The Symbiotic Kebab, dans une banlieue alternative, 2021

Dans la banlieue du TURFU, un kebab Symbiotique

© Yuvraj Jha

L’Agoravers

15C’est ainsi qu’au fil de ces ateliers, on a conçu le kebab symbiotique. Une tortue traverse une rivière sur le dos d’une grenouille, c’est une banlieue en symbiose ! L’alternative à la rhétorique du manque qui caractérise tous les discours sur la banlieue, ce n’est pas celle du trop-plein, du toujours plus, ni celle de l’abondance, mais bien celle de la symbiose. Et quel autre établissement que le kebab pourrait être à l’origine de cette symbiose ? C’est un endroit de maillages complexes, au sein duquel se retrouvent et se côtoient toutes les générations, toutes les origines et tous les devenirs.

Chicha métavers organique, Inde, 2022

Des habitants dans la chicha métavers

© Yuvraj Jha

16On a également conçu la chicha maison de sagesse. Peut-être faut-il hacker les institutions, les déplacer et les installer là où elles ne vont jamais ? Et si le bar à chicha devenait le lieu où se tient l’Assemblée nationale ? Après tout, c’est un endroit d’échange, de partage et de parlements. On y discute ouvertement et, il faut l’admettre, on y rencontre nos clichés, nos limites et nos tabous. C’est précisément la raison pour laquelle le bar à chicha peut devenir le lieu du débat démocratique. On aurait tort de ne pas voir qu’il s’y joue quelque chose de fondamentalement politique et que de grandes décisions y sont prises.

17On s’est inspiré des manières de faire des afrocyberféminismes, qui s’inscrivent dans le sillage d’autrices de science-fiction comme Octavia Butler, Ursula K. Le Guin, Donna Haraway et des réfléxions d’Oulimata Gueye, critique et commissaire d’exposition indépendante. Ça nous a permis de questionner le rapport que la banlieue entretient avec l’Afrique, aidé à mieux comprendre la place qu’y occupent les femmes et les personnes queer ou trans, conduit à mêler la remise en cause des systèmes d’oppression avec la science et avec la magie, à mêler aussi les technologies modernes avec les connaissances ancestrales.

Des chichas, Inde, 2021

Des chichas réinventées par le concept artiste Yuvraj Jha

© Yuvraj Jha

18Pour fabriquer toutes ces idées et en faire les nouveaux lieux de la banlieue du TURFU, on a opéré d’autres détournements – cette fois à l’intérieur même du mode créatif de Fortnite. Si le jeu propose des banques de modèles 3D, des bâtiments « préfabriqués » en quelque sorte, on n’y trouve rien qui nous permette de rendre, de visualiser, de matérialiser ces lieux. On n’y trouve ni kebab ni bar à chicha, par exemple. On a donc utilisé arbres, morceaux de bâtiments, bouts de bras, etc., pour les créer, pour faire de la banlieue non pas seulement un espace public en béton, mais un espace d’intimités interconnectées à travers un grand arbre culturel commun qui préserve les rêves individuels et locaux. On a pris une usine high-tech préfabriquée dans le jeu pour en faire autre chose : un ballroom vertical. Sur la face nord du bâtiment, on a greffé une ferme de soin où l’on peut se plonger dans les larmes de la déesse Nea pour se ressourcer. Un arbre héberge un magasin de sneakers éco-sourcées géré par une femme végéto-cyborg. On a créé un champ d’ayahuasca blockchain-o-participatif grâce auquel on peut échanger des heures de travail contre des moments d’inspiration délirante. Un arbre ancestral propose du soutien scolaire en respectant le rythme d’apprentissage de chacun. Tout ça sous le regard bienveillant des oiseaux mutualisateurs qui facilitent la communication entre les membres de la banlieue du TURFU. On a ensuite invité les participants et les participantes de nos ateliers à jouer des rôles : une célébrité née dans un quartier, un décrocheur scolaire, un influenceur ou une influenceuse de mode. On les a conviés à se rendre au bar à chicha pour délibérer et faire des projets de loi.

Un atelier du TURFU, en ligne, 2020

Un atelier de prototypage du TURFU, dans Fortnite

© Hugo Pilate

19On s’est mis d’accord sur l’invention d’un internet des chichas : chaque bouffée de saveur donnerait un accès éphémère au vécu d’une autre personne connectée à une seconde chicha, ou qu’elle soit dans le monde. On a décidé ensemble de créer un lieu d’enseignement de remèdes ancestro-turfuristes, d’étendre les hybridations possibles entre le vivant et le minéral, l’humain et le végétal, le spatial et le temporel. Ces métissages donnent place à une gymnastique verbale, à une fusion des concepts, une alchimie qui se rêve par le mythe, la technologie et la magie.

Un atelier du TURFU, en ligne, 2020

Un atelier de prototypage du TURFU, dans Fortnite

© Hugo Pilate

20La banlieue du TURFU, c’est tout ça à la fois, c’est un agoravers, c’est-à-dire un métavers alternatif où les rêves de chacun et de chacune peuvent prendre une forme concrète, où les limites spatio-temporelles de la banlieue s’étendent en même temps qu’elles disparaissent.

21Aujourd’hui, certaines personnes y résident. D’autres n’y sont que de passage. En ce qui me concerne, c’est là d’où je viens, mais c’est aussi là où je vais. Je me présente à vous comme je me présente en conférence de presse ou sur Linkedin – en tant que ministre de la Magie – et voici mon invitation à vous rendre dans la banlieue du TURFU. Si vous n’y êtes pas encore, c’est là que ça se passe et pas dans la Silicon Valley !

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Notes

1 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir. Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1979.

2 Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

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Table des illustrations

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Pour citer cet article

Référence papier

Makan Fofana, « Welcome to la banlieue du TURFU »Terrain, 79 | 2023, 136-147.

Référence électronique

Makan Fofana, « Welcome to la banlieue du TURFU »Terrain [En ligne], 79 | 2023, mis en ligne le 06 novembre 2023, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/26299 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.26299

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Auteur

Makan Fofana

Makan FOFANA, est écrivain-philosophe, ministre de la magie en charge de la banlieue du TURFU et designer de démarche participative

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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