1Dans le Double assassinat dans larue Morgue le meurtrier est un orang-outan qui, ayant entraperçu son maître, matelot de son état, en train de se raser, accomplit à l’aide du rasoir ces mêmes gestes sur les corps des deux dames. En répétant les mouvements observés, ce grand singe ne fait qu’obéir aux « propensions imitatives de ces mammaliens», selon les termes de E. A. Poe. S’il y a un thème qui a fasciné depuis de nombreux siècles aussi bien les écrivains que les hommes de science, c’est bien la faculté d’imitation attribuée aux singes.
2L’imitation est-elle l’apanage de l’espèce humaine ? Peut-on considérer l’imitation comme une compétence innée susceptible d’éclairer les mécanismes de fonctionnement cognitif ? Comment rendre compte du fait que des êtres humains adoptent délibérément des comportements imitatifs ? Dans quelle mesure l’imitation, abondamment mentionnée dans le discours colonial, est-elle révélatrice des ambiguïtés de la situation coloniale ? Qu’en est-il de l’imitation en tant que moyen de transmission culturelle ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées dans ce numéro de Terrain. On peut s’interroger sur leur pertinence dans une revue dédiée à l’ethnologie. Or, c’est parce que les processus d’imitation impliquent des compétences cognitives spécifiques et s’inscrivent dans des contextes sociaux et culturels déterminés, parce qu’ils se situent à la charnière de la sphère du biologique et de celle du culturel, que ces processus font partie du projet anthropologique, qui porte à la fois sur l’unité cognitive de l’homme et sur la diversité de ses réalisations culturelles. Il ne s’agit pas d’opposer le culturel au biologique, ni de revendiquer un déterminisme biologique pour expliquer des comportements culturels, mais, bien au contraire, de mettre en évidence la nécessaire articulation entre ces deux domaines. Nous chercherons ici à reprendre des questions posées par l’anthropologie à ses débuts en tant que savoir disciplinaire, questions qui, d’une certaine façon, n’ont pas encore reçu de réponse, si tant est qu’elles soient susceptibles d’en recevoir jamais.
3Le terme « imitation » comporte de nombreuses acceptions ; il convient donc de préciser que, dans ce numéro, l’accent a été mis sur les comportements et les pratiques (politiques, culturelles et sociales) qui délibérément cherchent à reproduire des gestes, des paroles, des apparences et des actions d’autres individus pris comme modèles. Autrement dit, l’imitation est, dans ces comportements et pratiques, un acte intentionnel, présupposant un effort conscient de la part des individus en tant qu’agents. Par ailleurs, l’imitation est aussi considérée ici comme une compétence cognitive innée et comme un moyen de transmission d’information parmi certaines espèces animales. Cette livraison de Terrain est, de ce fait, divisée en deux parties : dans la première, il est question de discours et de pratiques relatives à des contextes coloniaux et postcoloniaux couvrant une période chronologique assez large, entre la fin du xixe siècle et nos jours. Dans la seconde partie, des spécialistes de la psychologie du développement et du comportement animal s’attachent, à l’aide d’expériences effectuées auprès de nouveau-nés et de certaines espèces animales, à l’examen des dispositifs mentaux sous-jacents au processus d’imitation et à la façon dont les animaux extraient des informations d’après l’observation des comportements des espèces similaires. En réunissant dans un même numéro des approches si contrastées de l’imitation – stratégie de détournement, principe de l’apprentissage social, moyen de transmission culturelle, capacité cognitive – il était dans notre dessein de faire dialoguer des spécialistes de plusieurs disciplines. Que l’imitation soit encore de nos jours connotée avec une « faculté », un « don », un « pouvoir » ou un « instinct » révèle à quel point elle pose problème dans les sciences sociales en général et en anthropologie en particulier ; cette dernière discipline a essayé d’évacuer l’imitation, en considérant qu’elle ne relevait pas de son domaine. Or, questionner les réponses données tout comme reformuler les questions qui ont apparemment reçu une réponse peut être un exercice intellectuellement stimulant.
- 1 La fonction mimétique de la littérature a été magnifiquement traitée par Erich Auerbach (1977). Pou (...)
- 2 Voici ce qu’écrivent Gebauer & Wulf : « Nous développons le concept de mimesis, déjà connu comme co (...)
4Nous avons sciemment laissé de côté dans ce numéro la mimesis, entendue en tant que procédé littéraire et artistique associé à la représentation de la réalité1. De même, l’approche de l’imitation esquissée ici s’écarte de la réflexion de René Girard, pour qui la mimesis serait l’élément à partir duquel découlent les cultures et les sociétés. Partant du postulat selon lequel « le désir est essentiellement mimétique », il s’ensuit, selon Girard, que « toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit » (1972 : 205) ; les interdits et les rituels sont alors considérés comme des formes de contrôle du désir mimétique. Récemment, Gunter Gebauer et Christoph Wulf se sont évertués à démontrer que la mimesis peut être aussi une « catégorie centrale des sciences sociales » (2004 : 268)2, s’attachant à l’analyse du corps, des mouvements, des gestes, des rituels et des jeux, ces deux auteurs soulignent la façon dont la mimesis inclut une composante à la fois active et cognitive – s’identifiant ainsi, dans l’une de ses acceptions du terme, avec la notion de sens pratique de Pierre Bourdieu – les systèmes symboliques et les médias de communication tout comme les relations entre le moi et l’autre (1995 : 309). L’un des mérites de la démarche de Gebauer et Wulf consiste à transposer la notion de mimesis du champ du discours et des représentations dans celui de l’action humaine et de la pratique sociale, d’où le terme de « mimésis sociale » avancé par eux. Cependant, tant par leur approche de la mimesis comme « une capacité qui distingue les êtres humains des animaux » que par leurs présupposés théoriques – « les systèmes symboliques humains employés dans la mimesis ne sont pas le résultat d’une adaptation organique » mais des « créations humaines libres » (1995 : 310-311) –, ils s’interdisent en quelque sorte de comprendre la « dimension anthropologique de la mimesis », dimension centrale à leur dessein intellectuel.
- 3 Avant sa publication en 1890 sous le titre Les Lois de l’imitation, un certain nombre de chapitres (...)
5Au moment où Gabriel Tarde publie son monumental ouvrage consacré à l’imitation3, celle-ci était déjà au centre des préoccupations d’auteurs aussi divers que Darwin, Le Bon, Letourneau et Romanes qui, mettant en parallèle singes, enfants, peuples « primitifs » et peuples « civilisés », avaient cherché à rendre intelligible la « faculté d’imitation » en tant que trait caractéristique d’une certaine étape du développement mental. C’est dire que, dès la seconde moitié du xixe siècle, l’imitation est appréhendée dans sa double dimension cognitive et sociale. Curieusement, seule a été retenue par les sciences sociales la deuxième composante de l’imitation, comme principe explicatif des phénomènes sociaux, avec la célèbre controverse entre Gabriel Tarde et Emile Durkheim. La première composante, quant à elle, pourtant ébauchée par Tarde, fin connaisseur des travaux des physiologistes de son temps, lorsqu’il écrivait que le « système nerveux a une tendance innée à l’imitation » (2001 : 148), étant délaissée par la recherche aussi bien anthropologique que sociologique. De même, en insistant sur la façon dont les pratiques juridiques, artistiques, morales et bien d’autres se propagent par la voie de l’imitation, Tarde mettait en relief le rôle que joue l’imitation en tant que moyen de transmission culturelle, aspect complètement négligé par les sciences sociales.
6En soutenant que « le caractère constant d’un fait social, quel qu’il soit, est bien d’être imitatif » (2001 : 37), Tarde ne pouvait que s’attirer les foudres de Durkheim qui n’avait eu de cesse d’insister sur la dimension coercitive des faits sociaux. De plus, par sa définition de l’imitation – « action à distance d’un esprit sur un autre, et d’une action qui consiste dans une reproduction quasi photographique d’un cliché cérébral par la plaque sensible d’un autre cerveau » (2001 : 46) –, Tarde accordait de l’importance à la dimension interindividuelle, sans pour autant réduire l’imitation à un phénomène psychologique, comme le soutiendra Durkheim. S’il est vrai que pour Tarde « l’imitation peut être consciente ou inconsciente, réfléchie ou spontanée, volontaire ou involontaire » (2001 : 250), cependant, dans la préface à la deuxième édition, datée de 1895, il rejette catégoriquement la « séparation absolue », la « discontinuité tranchée, établie entre le volontaire et l’involontaire, entre le conscient et l’inconscient » (2001 : 45). Si l’on se reporte à la définition que donne Durkheim de l’imitation dans Le Suicide – « Il y a imitation quand un acte a pour antécédent immédiat la représentation d’un acte semblable, antérieurement accompli par autrui, sans que, entre cette représentation et l’exécution, s’intercale aucune opération intellectuelle, explicite ou implicite, portant sur les caractères intrinsèques de l’acte reproduit » (Durkheim 2002 : 115) – force est de constater que, pour le fondateur de la sociologie française, l’imitation n’est pas une « conduite raisonnable et délibérée », mais plutôt un « réflexe automatique », relevant de ce qu’il appelle la « singerie machinale ». Or, c’est justement cette supposée « conduite raisonnable » que Tarde s’évertue à démolir, lui qui reprochait à Durkheim d’être « enclin à juger l’histoire en neptunien, non en vulcanien » et de négliger l’» irrationnel » et la « face grimaçante du fond des choses ». Rien d’étonnant dès lors à ce que Tarde ait souligné le caractère paradoxal de l’imitation dans les sociétés occidentales dans lesquelles « le progrès de la civilisation a pour effet de rendre l’asservissement à l’imitation de plus en plus personnel et rationnel en même temps » (2001 : 143).
7D’ailleurs, dans sa recherche des lois de l’imitation, Tarde établit une distinction entre les causes logiques – relevant de l’utilité des faits imités – et les causes extra-logiques, tributaires de facteurs tels que le prestige et le charisme des individus et des groupes qui servent de modèle. Que l’imitation puisse relever de facteurs qui échappent à toute raison logique, notamment en termes d’utilité, est un aspect qui retiendra, de façon contrastée, l’attention de Durkheim et de Boas dans les années 1894-1895. Alors que le sociologue français s’insurge contre l’explication des faits sociaux par « des causes simplement mécaniques, inintelligibles, et étrangères à toute finalité » (Durkheim 1975 : 85), Franz Boas envisage l’imitation tant d’actions utiles que d’actions qui échappent à toute raison logique, toutes les deux également présentes à la fois chez l’homme « civilisé » et chez l’homme « primitif », comme l’exemple même de l’existence de processus mentaux identiques chez tous les hommes (1982 : 239).
8Ce n’est pas par hasard si Mauss, soucieux d’établir des passerelles entre la sociologie, la biologie et la psychologie, est particulièrement sensible à l’imitation en tant que principe de l’apprentissage social, tout en contestant son rôle dans l’explication des phénomènes sociaux. Dans un très bref passage des Techniques du corps au sujet des faits d’éducation, Marcel Mauss se réfère à l’imitation prestigieuse : « C’est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l’acte ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l’individu imitateur, que se trouve tout l’élément social. Dans l’acte imitateur qui suit se trouvent tout l’élément psychologique et l’élément biologique » (Mauss 1983 : 369) pour en retirer des implications tout à fait distinctes de celles de Tarde. Curieusement, les remarquables intuitions de Mauss concernant l’étroite articulation entre les trois niveaux sous-jacents à l’acte imitateur n’ont pas été reprises par la réflexion tant anthropologique que sociologique ultérieure.
- 4 La reproduction du semblable peut parfois se passer du modèle comme c’est le cas du jazz avec l’aut (...)
9Les trois articles de la première partie de ce numéro sont respectivement consacrés aux discours coloniaux portant sur l’assimilation des « indigènes » entre la fin du xixe siècle et la Seconde Guerre mondiale (Emmanuelle Saada), à l’industrie du tourisme en Polynésie-Française dans les années 1960 (Daniel Sherman) et à la pratique du hip-hop aux Etats-Unis et en France à l’heure actuelle (Felicia McCarren). Au-delà de la diversité historique et géographique des contextes analysés, ces trois textes se réfèrent, d’une part, à des sociétés marquées par le mélange et la confrontation des cultures, au sein desquelles des individus s’ingénient à reproduire les valeurs et les comportements des groupes pris comme modèles d’imitation. D’autre part, cette appropriation des gestes, des comportements et des apparences, loin d’être du registre de la copie servile, est, bien souvent, de l’ordre de la parodie et de la dérision. Autrement dit, l’imitation est à la fois un processus de reproduction du semblable, impliquant la répétition d’un modèle4, et une stratégie de détournement et de subversion, pouvant, de ce fait, constituer une menace à l’ordre social, aspect mis en évidence par Homi Bhabha (1984).
10C’est l’un des mérites de l’article d’Emmanuelle Saada que de mettre en relief le rôle de l’imitation dans les discours des administrateurs, des colons et des théoriciens du projet colonial français pour mettre au jour les représentations qui le fondent et les implications politiques qui s’ensuivent. C’est par l’examen des politiques d’assimilation – fondées sur l’intériorisation du modèle européen et sur les contacts interpersonnels entre colonisés et colonisateurs – que Saada explore la place qu’occupe dans les discours coloniaux l’imitation en tant « vecteur essentiel de l’assimilation des indigènes ». Considérer l’imitation, parce qu’elle opère selon un ordre hiérarchique, comme un adjuvant de la politique coloniale, ce serait sous-estimer son autre versant, celui qui repose sur l’imitation par les colonisateurs des mœurs et des pratiques des colonisés. Cette dernière forme d’imitation est objet de réprobation, comme le montre la vaste littérature consacrée au « thème du décivilisé », et elle constitue, selon Saada, « une menace pour la reproduction des identités européennes outre-mer ».
11Ce n’est pas simplement parce qu’elle procède dans les deux sens que l’imitation revêt une dimension ambiguë ; c’est aussi parce qu’elle est, avant tout, affaire de bon dosage. Si l’imitation par les colonisés des comportements des colonisateurs est très souvent qualifiée comme relevant de la « singerie », cependant et comme l’écrit Emmanuelle Saada, « tous les individus qui imitent trop bien les dominants sont perçus comme menaçants pour l’ordre colonial en ce que leur existence souligne l’arbitraire des catégories sur lesquels il repose ». Autrement dit, c’est le statut même du modèle, en tant qu’» original », qui est en question, dès lors que la supposée réplique parvient à rivaliser avec le modèle, au point de se confondre avec celui-ci. Les remarques de Saada rejoignent les analyses de Barbara Fuchs (2003) consacrées à un tout autre contexte, celui de la colonisation de l’Amérique par l’Espagne et par l’Angleterre au cours du xvie et du xviie siècle. L’imitation délibérée par les colonisés des pratiques et des discours coloniaux peut constituer, selon la lecture proposée par Fuchs, une menace pour la légitimité de l’Etat, dans la mesure où elle contribue, par ses inconvenient similarities, d’une part à saper sa singularité, de l’autre, à éroder et par-là à dévaloriser l’» original », du fait de ses nombreuses duplications.
12Il s’ensuit cet impératif de la « bonne distance » entre l’imitateur et le modèle, souligné à juste titre par Saada. « Bonne distance » qui est centrale dans le processus de l’imitation en contexte colonial, où l’Autre est appréhendé, selon les termes de Bhabha, comme « a subject of a difference that is almost the same, but not quite ». C’est ce « presque mais pas tout à fait », ce nécessaire écart entre l’» original » et la « copie », que Daniel Sherman développe ici dans son article. La vie politique en Polynésie se caractérisait, dans les années 1960, par une « succession presque vertigineuse des partis politiques et de leurs changements d’alliances », comme dans une sorte d’imitation du « flux continu du régime des partis dans la ve république ». Cependant, et comme le remarque Sherman, « cet écho des pratiques politiques françaises fait percevoir le « presque mais pas tout à fait » de l’imitation coloniale ».
13Or, et parallèlement à l’imitation par les membres de l’Assemblée territoriale des pratiques politiques de la métropole, les autorités coloniales demandaient aux Tahitiens de « reproduire leurs propres traditions culturelles, en fait : de s’imiter eux-mêmes ». L’auto-imitation à laquelle était conviée la population « indigène », au moment où se développe l’image de Tahiti comme « paradis touristique », ne gagne de sens qu’» en contrepoids à la menace d’imitation coloniale qu’incarnait l’Assemblée territoriale ». Reprenant la distinction établie par Homi Bhabha entre le mimétisme (mimesis) et l’imitation (mimicry), Sherman souligne la façon dont, en l’absence de traditions à sauvegarder, le mimétisme constituait pour les Polynésiens « la seule forme disponible de préservation, une forme en constante interaction avec les pratiques imitatives de la vie quotidienne ». Répéter et/ou représenter, imitation et/ou mimétisme, tel était le dilemme auquel étaient confrontés les Polynésiens à l’heure où le colonialisme français perdait du terrain.
14Que la construction des sociétés coloniales ait été réalisée « sur le mode de la duplication », c’est ce que Serge Gruzinski a bien fait ressortir dans ses travaux ; sous l’injonction des Européens, les Indiens de l’Amérique espagnole se sont appropriés des techniques occidentales pour produire des copies de vêtements, de meubles, d’instruments de musique, pour ne citer que ces exemples, copies qui variaient « de la reproduction exacte, de la copie conforme, à l’interprétation inventive » (Gruzinski 1999 : 100). Toutefois et, comme le note Gruzinski, contrairement aux autres expériences coloniales, « la Conquista espagnole a fait de l’indigène l’un des protagonistes de la reproduction » (p. 103). Si dans les exemples étudiés par cet auteur le modèle colonial est imité à la demande des autorités coloniales elles-mêmes ainsi qu’à l’initiative des indigènes, en Polynésie dans les années 1960 – si contrastées que soient ces deux études de cas séparées chronologiquement et géographiquement – ce sont leurs propres supposées traditions « indigènes », telles que les courses de pirogues, les compétitions de chant et la « pêche aux cailloux », que les Polynésiens sont censés imiter pour répondre à la demande touristique.
- 5 Pour une analyse détaillée des réflexions de Darwin au sujet de la faculté d’imitation des habitant (...)
15Les articles de Saada et de Sherman ont le mérite de mettre en évidence les ambiguïtés qui sont au cœur de l’imitation en contexte colonial tout comme la prégnance des représentations relatives aux liens entre les peuples non européens et l’aptitude à imiter. On sait à quel point pour les auteurs du xixe siècle, à commencer par Darwin, la faculté d’imitation présumée des peuples « primitifs » a constitué un véritable problème théorique. Lors de son voyage à bord du Beagle, Charles Darwin constate avec étonnement « l’extraordinaire faculté d’imitation » des habitants de la Terre de Feu, faculté qu’il associe étroitement à l’acuité visuelle, en particulier au pouvoir d’observation5. Dans ses écrits ultérieurs, notamment dans La descendance de l’homme […] (1872), le naturaliste fait état de « la forte tendance chez nos proches alliés, les singes, les idiots microcéphales et les races barbares à imiter tout ce qu’ils écoutent », n’hésitant pas à soutenir que « le principe d’imitation est puissant chez l’homme et d’une manière particulière chez les sauvages » (1872 : 45). Les liens entre la faculté d’imitation et le développement mental seront explorés par le naturaliste britannique George Romanes qui démontre que cette faculté « est poussée à des extrémités risibles » chez les singes (1884 : 224), animaux « qui imitent pour le plaisir d’imiter ». De la constatation du plaisir d’imiter pour imiter chez les animaux à la « découverte » d’un plaisir similaire chez les humains, il n’y avait qu’un pas à franchir. Ainsi peut-on lire sous la plume de Tarde, qui connaissait bien les travaux de Romanes, que « l’imitation née de soi », propre « à l’état mental des sauvages primitifs », et décelable également chez les enfants, se manifeste par « le plaisir d’imiter pour imiter », plaisir qui « est le mobile déterminant de la plupart des actes, de tous ceux de leurs actes qui appartiennent à la vie sociale » (2001 : 155).
16Faut-il s’étonner que l’un des thèmes du folklore afro-américain soit celui du singe vanneur (the Signifying Monkey), en tant que revirement ironique de l’image construite par l’Occident des peuples « primitifs », et notamment des Noirs, considérés comme des singes (Gates 1987 : 236) ? Du champ de la littérature orale au domaine musical, la figure du singe provocateur ne pouvait que nourrir le rap et par là le hip-hop dont il n’est que l’une des composantes (Kihm & Laumonier 2000).
17A partir d’une perspective comparative du hip-hop, Felicia McCarren montre, dans ce numéro, la façon dont des gestes, apparemment identiques, revêtent des sens radicalement différents en fonction des contextes nationaux et de leurs politiques, assimilationniste ou ségrégationniste, de gestion des différences ethniques. Ainsi, tout en étant « emprunté » aux Etats-Unis, le hip-hop, tel qu’il est pratiqué en France, est cependant « plus qu’une simple imitation de l’» original américain » », dans la mesure où d’une part, il incorpore d’autres danses (parmi lesquelles le jazz, la samba, les danses africaines), de l’autre il s’appuie, pour ce qui est de sa transmission, sur des structures d’enseignement. Par ailleurs, le supposé « original » nord-américain est lui-même fait de collages, de citations, d’emprunts (Kihm & Laumonier 2000) ; le hip-hop « imite la vie quotidienne ou les images vidéo ou télévisées » et diffuse « une culture des jeunes mimétique, universelle, influencée par le consumérisme et les médias occidentaux comme par la critique qu’en font les contre-cultures urbaines ».
18Les hip-hoppeurs, en imitant délibérément les gestes des images télévisées pour les tourner en dérision, cherchent à critiquer le pouvoir des médias, ces mêmes médias qui paradoxalement, comme le met en relief McCarren, contribuent à la diffusion du hip-hop. On pourrait dire qu’en copiant les images véhiculées par les médias, les hip-hoppeurs contre-imitent, au sens où l’entendait Tarde ; « il y a deux manières d’imiter » : « faire exactement comme son modèle, ou faire exactement le contraire » (2001 : 49), autrement dit, on peut tout aussi bien produire des similitudes par l’imitation que par la contre-imitation.
19C’est par des émissions de télévision mais surtout par des cours de danse que le hip-hop est enseigné en France. Dans quelle mesure le hip-hop, de par sa nature même imitatif, se prête à la pédagogie qui repose sur l’imitation, telle est la question soulevée par McCarren. Cette spécificité du mode de transmission à l’œuvre dans la danse avait déjà attiré l’attention de Pierre Bourdieu pour qui « la danse est le seul des arts savants dont la transmission – entre danseurs et publics, mais aussi entre maître et disciple – soit entièrement orale et visuelle, ou mieux mimétique » (1987 : 215). Et le sociologue français de s’interroger, non sans pertinence, sur les effets qu’aurait le magnétoscope sur la danse tout comme sur le sport. Si les réflexions de Bourdieu sur la danse s’insèrent dans une problématique plus vaste concernant les rapports entre le langage et le corps, et la théorie et la pratique – réflexions qui seront reprises par Gebauer & Wulf (2004) –, elles ont cependant le mérite d’attirer l’attention sur le rôle de la transmission orale et visuelle dans l’apprentissage de pratiques culturelles et sportives. Or, ce qui spécifie le hip-hop par rapport à d’autres expressions performatives, c’est sa revendication d’un style libre, apparemment peu compatible avec la dimension de l’enseignement.
20Reprenant les géniales intuitions de Walter Benjamin (2000) au sujet de la danse, Felicia McCarren fait ressortir comment le « don de produire des ressemblances » s’est modifié au cours des siècles, allant de la reproduction des phénomènes célestes jusqu’à l’imitation, avec le hip-hop, de la machinerie industrielle. Or, ce « don », dont l’homme possède « la plus haute aptitude » (Benjamin 2000 : 359), n’est autre que la faculté ou le pouvoir d’imitation qui, comme le note avec justesse Benjamin, « a une histoire, au sens phylogénétique non moins qu’au sens ontogénétique ».
21C’est à une remise en question de la façon dont l’imitation a été appréhendée au sein de la psychologie du développement que s’attellent Andrew N. Meltzoff et M. Keith Moore dans l’article présenté ici. L’étude de l’imitation chez les nouveau-nés ouvre des perspectives dans les domaines cognitif et social, telle est la thèse avancée par ces deux auteurs.
- 6 L’imitation différée renvoie à la reproduction du modèle en l’absence de celui-ci et après un temps (...)
- 7 Selon Piaget, l’imitation joue un rôle central dans le développement cognitif de l’enfant. Les stad (...)
- 8 C’est dans une acception bien spécifique que Meltzoff et Moore utilisent le terme « inné », à savoi (...)
22En démontrant que les nourrissons sont capables d’imiter des actes humains et que l’imitation différée6 peut survenir dès les premiers mois de la naissance, voire au cours des premières semaines, Meltzoff et Moore rejettent le modèle des six stades de développement de l’imitation chez l’enfant élaboré par Piaget7. De même, ils s’élèvent contre la définition de l’imitation proposée par Jean Piaget, « acte par lequel un modèle est reproduit (ce qui n’implique en rien la représentation de ce modèle, car il peut être simplement « perçu ») » (1970 : 13), impliquant la distinction entre niveau sensori-moteur et niveau de la représentation (p. 63). Avancer le principe selon lequel l’imitation, et notamment l’imitation différée (présupposant la représentation préverbale), est déjà présente chez les nouveau-nés, entraîne une conception de l’imitation en tant que capacité innée de l’espèce humaine (Meltzoff & Moore infra). C’est dire que, loin d’être le produit d’un apprentissage – (« l’enfant apprend à imiter » écrit Piaget (1970 : 11) –, l’imitation est, comme l’argumentent Meltzoff et Moore, une compétence innée8, « un mécanisme, propre à l’espèce, d’apprentissage social et de transmission intergénérationnelle de caractères acquis » (infra).
23Fondant leurs raisonnements sur la théorie de l’esprit, cette capacité propre à l’homme de s’expliquer et de prédire les comportements d’autrui en lui assignant des états intérieurs (croyances, désirs), ces deux auteurs soulignent la portée, en termes cognitifs et sociaux, de l’imitation chez les nourrissons. Celle-ci joue un rôle central dans la genèse des notions de moi, de l’autre et de leur relation : « l’imitation infantile est la voie par laquelle nous pouvons aquérir des connaissances sur l’esprit des nourrissons, mais de manière plus importante encore, c’est le canal par lequel ils en viennent à comprendre le notre » (infra).
24Reste la question des mécanismes en jeu dans l’imitation en tant que capacité innée. C’est ici qu’intervient l’hypothèse du processus de mise en correspondance intermodale active (process of active intermodal mapping [AIM]). Pour Meltzoff et Moore « l’imitation, même précoce, est un processus d’appariement à une cible. Le but, la cible comportementale, est visuellement déterminé. Les mouvements produits par les enfants fournissent une rétroaction proprioceptive comparable à cette cible visuellement déterminée. L’hypothèse AIM pose qu’une telle comparaison est possible parce que les actes humains à la fois perçus et accomplis sont représentés dans un cadre supramodal commun ». Autrement dit, si les actes perceptuels et les actes performatifs relèvent de modalités distinctes, cependant les informations obtenues par ces deux canaux « sont représentées dans un cadre intermodal commun ».
25Si les voies ouvertes par le travail de Meltzoff et Moore pour ce qui est du domaine anthropologique sont innombrables, on peut d’ores et déjà en retenir deux. La première concerne la conception de l’imitation en tant qu’acte de cognition sociale. En évitant scrupuleusement la distinction entre l’imitation dans sa dimension cognitive et l’imitation dans sa dimension sociale, ces deux auteurs soutiennent que l’imitation requiert à la fois des dispositifs mentaux et des rapports entre soi et autrui. Par l’accent mis sur la façon dont des dispositions psychologiques jouent un rôle dans les interactions sociales, et peuvent par là façonner la culture, Meltzoff et Moore invitent les anthropologues à repenser l’imitation en tant que question anthropologique.
26La deuxième voie concerne la conception de l’imitation en tant que compétence innée (Butterworth 1999 : 73) ; loin d’être un simple acte moteur appris par l’observation, l’imitation présuppose des mécanismes cognitifs extrêmement complexes, susceptibles d’éclairer ce qui constitue le phénomène de la culture (Plotkin 2000 : 76). Autrement dit, la démarche psychologique, par son accent mis sur les mécanismes de transmission de la culture, peut servir de complément à l’approche biologique centrée sur la transmission de l’information entre générations (voir Danchin et al. infra).
27On trouve déjà chez Darwin la conception selon laquelle l’imitation peut servir de moyen d’apprentissage dans les espèces animales et de moyen d’adaptation chez les humains. Le simple fait, écrit cet auteur, « qu’après quelque temps on ne peut plus prendre un animal à la même place avec le même genre de piège montre qu’instruits par l’expérience ils savent imiter leurs précautions réciproques » (1872 : 173). Il en est de même, constate ce naturaliste, pour le règne humain : « Si dans une tribu un homme plus sagace inventait un piège ou une arme nouvelle, ou tout autre moyen d’attaque ou de défense, le plus simple intérêt, sans l’aide de beaucoup de raisonnement, pousserait les autres membres à l’imiter, et tous ainsi en profiteraient » (1872 : 173). C’est dire que le principe d’imitation peut contribuer à la sélection naturelle, en augmentant le nombre d’individus au sein d’un groupe qui transmettraient à « leurs enfants leur supériorité mentale ». Cet aspect sera largement développé par James Mark Baldwin pour qui l’imitation, en tant que mécanisme d’adaptation individuelle, joue un rôle central dans le processus d’évolution biologique. En différenciant trois types d’imitation, consciente, plastique et organique ou biologique, il note que les imitations biologiques « apparaissent les premières dans l’évolution et représentent les gains ou les accommodations de l’organisme » (Baldwin 1897 : 322). De plus, en mettant en évidence la double loi à laquelle est assujetti tout être vivant, la loi d’habitude et la loi d’accommodation, Baldwin insiste sur le rôle capital que joue la « tendance à imiter dans la formation de la pensée, dans l’acquisition du langage, dans la constitution graduelle de la volonté et des habitudes » (1897 : XI).
- 9 Le terme true imitation est employé par Susan Blackmore (1999) pour différencier l’imitation de la (...)
28Que l’observation des comportements de certaines espèces animales puisse être source d’information pour d’autres espèces similaires, c’est une donnée communément admise par les éthologistes. Ce qui confère à l’article d’Etienne Danchin et al. une double portée novatrice c’est, d’une part, leur démonstration que l’utilisation de cette information publique – distincte donc de l’information obtenue par l’interaction avec l’environnement – présente des affinités avec l’imitation vraie9, d’autre part, le postulat selon lequel cette information peut déclencher la transmission de modèles comportementaux parmi les individus selon un processus similaire à celui de la culture. A l’instar des anthropologues qui mettent l’accent sur le « rôle des processus culturels dans l’évolution de l’homme », Danchin s’interroge sur le rôle de ces mêmes processus pour ce qui est du monde vivant, tant animal que végétal (Danchin cité dans Morin). Autrement dit, il s’agit de déceler comment un certain nombre de traits, admis comme génétiquement transmis, impliquent en fait des processus culturels ; bref, de montrer la façon dont l’évolution culturelle peut influencer l’évolution biologique.
29Une remarque préalable : l’article de Danchin et al. ne traite pas directement de l’imitation chez les animaux comme moyen d’apprentissage, thème qui a donné lieu à une vaste littérature portant aussi bien sur la pertinence de l’utilisation du terme « imitation » pour ce qui est des comportements animaux – qui relèveraient plutôt de l’apprentissage par l’observation (observational learning) – que sur la distinction entre l’imitation auditive/vocale chez les oiseaux et l’imitation visuelle chez les primates non humains (voir, entre autres, Visalberghi & Fragaszy 1990 ; Whiten & Ham 1992). La capacité présumée des primates non humains à imiter a été questionnée par Elizabetta Visalberghi et Dorothy M. Fragaszy dans un article, intitulé, « Do Monkeys Ape ? », qui, au terme d’une longue et détaillée analyse, concluent qu’il est erroné d’utiliser le terme « singer » en tant que synonyme d’imiter.
- 10 Selon Dawkins, le mème est un « nom qui évoque l’idée d’une unité de transmission culturelle ou d’u (...)
- 11 Pour une critique anthropologique des fondements sous-jacents au projet de Blackmore, notamment en (...)
30Dans le sillage des travaux de Richard Dawkins (2003) et de Susan Blackmore (1999 ; 2000) qui ont insisté sur les parallélismes entre la transmission génétique et la transmission culturelle, en transposant la notion de gène égoïste, centrale dans l’évolution biologique, au mème10 dans l’évolution culturelle, Danchin et al. « testent » en quelque sorte la pertinence de cette proposition pour ce qui est du comportement animal. Il ne saurait être question ici d’analyser les hypothèses de Dawkins, reprises et développées par Blackmore dans son projet d’élaboration d’une théorie mémétique de l’évolution culturelle11, retenons seulement la question de l’imitation en tant que mécanisme de transmission culturelle.
- 12 Comme le note Blackmore, la transmission mémétique est, de nos jours, très rapide et largement hori (...)
31A la différence des mécanismes de transmission génétique qui impliquent la duplication de l’ADN, les mécanismes de transmission culturelle dépendent, selon Danchin et al., d’interactions sociales telles que l’empreinte comportementale, l’imitation, l’apprentissage et l’enseignement, interactions qui peuvent changer le phénotype. De plus, dans ce dernier type de mécanisme, les traits culturels, dans ce cas précis les comportements acquis, sont transmis de génération en génération. Aux deux modalités de transmission des traits culturels soulignés par Susan Blackmore, verticalement et horizontalement12, Danchin et ses collègues ajoutent une troisième modalité, la transmission oblique.
- 13 L’hypothèse avancée ici par Danchin et al., et pour rester fidèle aux principes formulés par Blackm (...)
32Le modèle de transmission culturelle esquissé ici par Danchin et al. se veut, en quelque sorte, une alternative complémentaire à l’approche de la culture dans sa dimension adaptative ; à la lumière de cette dernière conception, les capacités cognitives qui permettent aux humains d’apprendre par l’observation sont envisagées comme des adaptations modelées par la sélection naturelle, au sens où elles aident l’espèce à survivre et à se répandre (Sperber 1996 : 93 ; Boyd & Richerson 2000 : 152). Dans cet ordre d’idées, « l’acquisition des connaissances culturelles et des savoir-faire est rendue possible et façonnée en partie par des compétences spécifiques (evolved domain-specific competencies) » (Sperber 2000 : 173), compétences qui sont tout à la fois génétiques et culturellement héritées. En ayant recours à la notion d’information publique, en tant que « concept potentiellement unifiant » à l’œuvre dans plusieurs domaines allant de la psychologie à l’économie en passant par la biologie, Danchin et al. entendent mettre en évidence la façon dont cette information peut constituer « une force majeure des processus de l’évolution sociale, à la fois en tant qu’agent de sélection pour les adaptations comportementales, qu’en tant que processus agissant à l’échelle des populations et pouvant changer les dynamiques adaptives, en particulier à travers ses implications dans l’évolu-tion culturelle » (infra). De plus, l’information publique transmise, entre autres, par l’imitation, est identifiée avec l’acquisition de nouveaux comportements13, propagés de génération en génération selon un processus d’accumulation des modifications.
33Par des voies contrastées, les articles de Danchin et al. et celui de Meltzoff et Moore proposent de repenser les liens entre les dimensions biologique, psychologique et culturelle. Que ces liens passent par l’imitation révèle à quel point celle-ci mérite d’être explorée en profondeur. D’ailleurs, notre dessein a été, dans ce numéro, d’esquisser un certain nombre de pistes d’investigation, susceptibles de frayer la voie à des recherches ultérieures permettant de savoir si la culture relève de l’apprentissage (donc des mécanismes de transmission) et/ou de la « génération » des connaissances (Ingold 1998 : 607). C’est dire le rôle que l’imitation joue dans le phénomène de la culture et par là son importance pour ce qui est du savoir anthropologique.