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AccueilNuméros79Le futur sera étrange ou ne sera pasY a-t-il un pilote dans le tramway ?

Le futur sera étrange ou ne sera pas

Y a-t-il un pilote dans le tramway ?

Du rôle d’un comité d’éthique dans la construction de mondes possibles
Who’s driving that trolley ? On the role of an ethics committee in shaping possible worlds
Camille Darche
p. 150-161

Résumés

On suit ici les membres du Comité national pilote d’éthique du numérique alors qu’ils observent minutieusement la course folle d’un tramway jeté à pleine vitesse sur les rails mouvants d’un monde changeant. Certains freinent, d’autres accélèrent puis, ensemble, font un pas de côté – tâchent de prédire la manière dont le surgissement de véhicules sans chauffeur pourrait transformer le monde, d’anticiper le récit que l’on fera du voyage, de raconter pourquoi ces engins auront existé. S’il n’est pas déjà passé par-dessus bord, le lecteur se demandera finalement, un peu essoufflé, quelle est la main qui actionne le levier et à qui il revient d’en décider.

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Texte intégral

Y a-t-il un pilote dans le tramway ?Afficher l’image
Crédits : Benjamin Rouzaud 2023 - HEAR
  • 1 Ce texte s’appuie sur deux années de terrain passées à observer et assister les 27 membres bénévole (...)
  • 2 Philippa Foot, Moral Dilemmas and Other Topics in Moral Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 2002.
  • 3 Voir la plateforme https://www.moralmachine.net
  • 4 Les phrases mises en italique et entre guillemets reprennent les propos des membres du groupe de tr (...)

1Un membre du Comité national pilote d’éthique du numérique1 (CNPEN) propose un jour au groupe de travail auquel il participe celui chargé de rédiger un projet d’avis sur les enjeux éthiques du véhicule « autonome » de revisiter une expérience de pensée célèbre, celle du dilemme du tramway2. Il n’est certes pas le premier à le faire : avant lui, d’autres avaient déjà transformé le tramway en voiture autonome3. Peu satisfait par cette version de l’expérience, il propose de se remettre sur les rails et de placer le Comité au poste d’aiguillage. Originellement, le dilemme figure un tramway sur le point d’écraser cinq personnes. Depuis un poste d’aiguillage imaginaire, on se demande s’il convient ou non de dévier sciemment la machine vers une autre voie où elle ne ferait qu’une seule victime. Ici, actionner le levier reviendrait à encourager la circulation à grande échelle de véhicules sans chauffeur. « C’est de manière métaphorique qu’il faut prendre ce dilemme. Il y est question d’agir ou de ne pas agir. L’action, c’est changer de direction ; la non-action, c’est accepter que l’inertie du tramway l’amène à continuer tout droit4. » Chaque année, plus d’un million de personnes dans le monde meurent sur la route, « chaque retard d’un an pour le déploiement de véhicules autonomes, c’est autant de morts qui ne sont pas évitées. » Non content d’actionner le levier, il souhaiterait en outre que l’on retire les freins : « Il faut abroger le principe de précaution, le sortir de nos têtes, parce qu’il favorise la non-action sur l’action – mais cette dichotomie est fallacieuse, il n’y a pas de non-action : le jugement peut être suspendu, pas l’action. »

  • 5 On mentionne ces deux villes car le groupe de travail a auditionné plusieurs des parties prenantes (...)

2Cela fait alors plus d’un an que le groupe se réunit régulièrement pour tâcher de faire le tour des questions éthiques posées par l’irruption de véhicules sans chauffeur dans nos imaginaires, dans des projets de recherche et d’expérimentation soutenus par des financements publics ou privés, mais aussi dans certaines zones bien réelles de Lyon, de Rouen5 ou d’autres villes du monde. Les dernières réunions ont été éprouvantes. À la fin de l’une d’elles, on ne savait plus très bien sur quels véhicules autonomes se concentrer le métro automatique, déjà ancré, avait été écarté, tout comme l’avait été la voiture autonome volante, trop flottante encore, mais qui semblait à présent gagner en réalité. On désespérait surtout de se mettre d’accord sur ce qui relevait ou non d’une réflexion proprement éthique. Tous les termes étaient à revoir.

3Or voilà que, pour redémarrer la machine, l’un des membres décide de les jeter tous aux commandes d’un tramway évoluant sur une ligne droite au bout de laquelle on aperçoit un embranchement. Plus loin, miroitent les reflets d’un futur meilleur où l’on ne meurt (presque) plus sur la route. Le tramway est plongé dans un présent insatisfaisant, incomplet, qui ne ferait que précéder ce monde meilleur. Chaque mètre franchi représente des vies de gagnées voilà pour la situation de départ.

Va-et-vient sur la ligne du temps

4Certains membres souhaiteraient que l’on accélère la cadence pour emprunter au plus vite ce nouveau chemin prometteur. D’autres, au contraire, s’inquiètent : les véhicules autonomes, dans leur état actuel de développement, permettront-ils effectivement des déplacements plus sûrs ? La technologie est-elle robuste ? Ne faudrait-il pas continuer à mettre à l’épreuve les rails qui mènent au monde du tout-autonome avant de s’y aventurer ? Il faut continuer d’avancer et ils le deviendront, répond-on : « Si l’on pense que le véhicule autonome est quelque chose de bien, chaque étape vers le véhicule autonome est bien – c’est cela que la présentation binaire aide à penser. » Il s’agit surtout de s’éloigner du point de départ : « 1,3 million de morts, ce n’est pas rien, on parle d’une hécatombe. » La question est donc : « Est-on ou non dans une situation désespérée qui justifierait de faire fi du principe de précaution ? » Plutôt que de se demander s’il est souhaitable de développer des véhicules autonomes, on se demande : « Est-il moral de ne pas les déployer ? ». « Il faut jouer avec les temps du verbe être dans ta question », suggère-t-on, « Oui, ainsi qu’avec la négation » : « Aura-t-il été moral de ne pas les avoir déployés ? »

5D’un bond, on se projette dans l’avenir. On regarde maintenant le présent du tramway depuis un point incertain de l’horizon. On signale néanmoins un voile qui couvre la voie, une incertitude qui empêche de bien discerner le chemin : combien de morts compte-t-on là-bas ? Seront-elles les mêmes ? La conduite humaine malgré son imprévisibilité, sa maladresse, ses inattentions ne permet-elle pas, elle aussi, d’en éviter quelques-unes ? Mais comment le calculer ? À cause du voile, on doit, pour répondre à cette question, se contenter d’opposer aux morts bien factuelles des morts contrafactuelles celles qu’un véhicule autonome aurait permis d’éviter.

6Depuis l’avenir, on voit également le trajet déjà parcouru par le tramway. Les réticences resurgissent, on remet les freins : « Il n’y a pas “d’urgence” à réduire le nombre de morts : il y a eu 18 000 morts en France en 1973, 3 400 morts actuellement – ce qui montre bien que beaucoup d’accidents peuvent être évités par des réaménagements routiers, par l’obligation du port de la ceinture, etc. Il y a d’autres moyens. » On souhaiterait prendre le temps de vérifier que la voie mène effectivement à la réduction du nombre de victimes mais surtout qu’elle constitue le chemin le plus direct pour atteindre cet horizon.

7On observe aussi la manière dont passagers et paysages changent à mesure que l’on s’approche de l’embranchement : cette autonomie gagnée par le véhicule, n’est-ce pas une perte pour son conducteur ? Saura-t-on encore conduire ? « La perte par le conducteur de la maîtrise de son moyen de transport me semble être un grand changement – n’est-ce pas superflu ? » « Cela ne concerne que le véhicule individuel – dans les transports en commun, en tant que passager, on ne contrôle rien du tout. » « Si l’on veut un vrai contrôle, c’est à pied, et à pieds nus, qu’il faut se déplacer. » « Il faut se départir de l’idée qu’il y a une hétérogénéité entre véhicules autonomes et véhicules non autonomes, le conducteur est déjà dépossédé d’une grande partie de ses tâches [des systèmes d’aide au stationnement à l’enclenchement automatique des feux] ». Tout est question de mesure : il faudrait identifier le lieu qui nous tiendrait à juste distance des points de fuite que l’on devine depuis l’avant et l’arrière de notre tramway. Il n’y a plus vraiment d’embranchement, seulement un continuum d’autonomies.

8À mesure que l’on déplace le tramway sur cette ligne, le décor évolue lui aussi. Pour circuler sans encombre, le véhicule autonome a besoin d’être ultra-connecté à des infrastructures avec lesquelles il échange de l’information : « Avec tous les capteurs des véhicules et des infrastructures, on entre dans un enregistrement considérable, permanent et omniprésent. Est-ce que nous voulons être en permanence sous l’œil de la caméra ? » Le convoi des membres arrive alors en plein centre d’une ville où se croisent bus, voitures, vélos, trottinettes et piétons, aux trajectoires toutes plus imprévisibles les unes que les autres. Comment rendre le véhicule autonome dans un environnement aussi complexe ? On pourrait lui aménager des voies propres mais ce serait alors toute la ville qu’il faudrait redessiner. « Il suffirait de les faire circuler en sous-sol, comme le métro », sauf que « Cela représente un coût énergétique considérable ! » « Bon, eh bien faisons comme pour les métros aériens alors ! » « On va transformer les routes en voies de métros protégées, avec des portes qui s’ouvrent et se ferment. Vous imaginez comment serait la ville ? » On aborde une route de campagne à deux voies voilà nos membres rassurés : « Ça, ce n’est pas complexe : il y a une voiture devant, une derrière et une voiture en face, sur la voie d’à côté », les systèmes embarqués pourraient suffire mais voilà un épais brouillard… « même si c’est plus complexe en milieu urbain, il y a également des coûts d’infrastructure en milieu rural… sauf que le rapport coûts/bénéfices n’est plus le même ». Sans qu’on le distingue encore parfaitement, notre tramway s’est dédoublé : « On pourrait imaginer deux types de véhicules : une automatisation croissante des voitures individuelles en zones rurales, des navettes collectives en ville. »

9Dans un élan d’agacement, un membre s’apprête à tout balayer d’un revers de main : « Cette discussion m’amène à penser que ces systèmes ne sont d’aucune utilité et qu’ils posent des questions de sûreté et de robustesse qui ne sont pas résolues. Alors pourquoi veut-on en faire ? » Impossible pourtant de s’en débarrasser, la voie « véhicule autonome » de notre tramway est déjà trop bien arrimée : « Les études menées par la mission interministérielle et les travaux de l’association de prévention routière ont mis en lumière le fait que l’objet est bien présent dans l’imaginaire collectif. Les gens en ont une représentation concrète. Par exemple, il est difficile de retirer la définition de la voiture autonome – déjà bien cristallisée. » L’objet existe bien, avant même d’être sur les routes difficile donc de le rayer complètement de notre carte des mondes possibles.

10« Il y a dans toute création de nouvelle technologie quelque chose d’inévitable. Le progrès, c’est surtout une histoire de vitesse : les trajectoires d’évolution des technologies peuvent changer, mais ce qui va les déterminer, ce n’est pas la décision de ne jamais les étudier ou les construire, c’est plutôt la décision d’aller plus ou moins vite. » Ce que tiennent les membres du Comité entre les mains, ce n’est plus un levier d’aiguillage, mais un levier de vitesse. On n’arrête pas le progrès.

11On en veut pour preuve une publicité des années 1950 vantant la voiture du futur. Ces imaginaires du passé montrent combien les « trajectoires d’évolution des technologies » ont quelque chose d’imprévisible : « Ils se sont trompés sur des choses où ils ne pensaient pas faire d’erreur, tandis que certaines choses qui pour eux étaient fantastiques sont en fait devenues banales pour nous. » Par exemple, « On nous présente comme extraordinaire la voiture autonome, ce qui n’est pas du tout arrivé, et comme encore plus extraordinaire le fait de pouvoir réserver un hôtel à distance, ce qui est dans les mœurs. »

12Plutôt que de chercher à ralentir le tramway, ne vaudrait-il pas mieux se donner les moyens et vite de modeler les véhicules autonomes selon nos attentes, de ne pas laisser à d’autres le soin de concevoir nos propres futurs ? « Si les États-Unis et la Chine mettent des véhicules autonomes partout, la France aura beau avoir attendu, elle finira par en avoir aussi »… avec un train de retard ! Le convoi se remet en marche… inéluctablement ? « Rien n’est inéluctable ! Ce serait trop simple pour nous, on n’aurait rien à faire. Si notre comité existe, c’est bien que l’on pense que les humains ont des choix : c’est pour cela qu’on se demande si c’est bien ou pas bien » ; « Quelle est notre part de liberté si le véhicule autonome individuel est inéluctable ? »

13« Il faudrait accorder un peu de temps à cette notion [de progrès] qui rend les choses inéluctables et relègue ceux qui n’en veulent pas au rang de passéistes. » Jusqu’ici, l’on prétendait en effet qu’il n’existait que deux options : soit on laissait le tramway avancer par inertie, attendant par précaution un autre embranchement, soit on l’orientait vers cette voie nouvelle l’un et l’autre bras semblant mener plus ou moins directement vers un point de l’horizon unanimement visé. « Poser la question de manière binaire à la façon du dilemme du tramway enferme dans un schéma dans lequel l’ensemble du sujet n’est ni correctement ni complètement posé. » « Il y a de multiples branches, se découpant chacune de multiples fois. » Si l’expérience a bien remis le groupe en branle, l’image n’en est pas moins trompeuse : le tramway se dédouble, les voies sont innombrables, les horizons aussi.

14« En fait, on ne s’interroge pas sur le bien-fondé du véhicule autonome parce qu’on part du principe qu’on est dans une évolution lente et progressive. » « Peut-être que le véhicule autonome est utile, mais pas nécessaire. » Les membres voudraient prendre le temps de cartographier les chemins et les objectifs possibles du convoi. Le tramway est arrêté – suspendu. Au demeurant, tout cela n’est qu’une expérience de pensée ; on peut y défier, rien qu’un instant, les lois du mouvement pour interroger le bien-fondé de nos mobilités… Les règles du jeu viennent de changer.

Cartographies oniriques

15Les membres du Comité cessent de chercher à évaluer les conséquences futures de nos décisions présentes ; ils s’interrogent sur les futurs que nous imaginons dans le présent. D’autres horizons que celui de la sécurité sont évoqués… On voudrait par exemple désapprendre l’idée de liberté achetée au prix d’une mort romantique à la James Dean, retirer ses rênes à Ben-Hur sans lui ôter de sa virilité. Comment, surtout, faire oublier l’ombre terrifiante de Christine, la voiture tueuse de Stephen King ? On aimerait raconter à la place le plaisir de se laisser porter, la liberté du temps retrouvé. On aperçoit un monde plus juste où des aveugles, des vieillards et des enfants se lèvent, montent en voiture et roulent, autonomes. « Il y a également des récits collectifs à prendre en compte », comme celui d’une plus grande sobriété énergétique, ou celui de la croissance économique, dont on sait qu’il exerce une influence certaine sur la trajectoire de notre tramway. « On peut hiérarchiser ces objectifs, mais ils ont tous leur importance… Cela ne fait qu’ajouter des interrogations, cela ne donne pas de réponse. » Il ne s’agit plus seulement d’avancer, de reculer ou de changer de voie, mais de dessiner l’ensemble de la carte il est question de mondes possibles et de trajectoires éventuelles.

16Seulement, certains embranchements suscitent des dilemmes apparemment insolubles. On voudrait s’assurer qu’il n’y a pas là quelque mirage qui trompe nos presciences, attester la qualité des oracles qui nous invitent à les suivre. « Il y a un paradoxe entre une recherche de véhicules à bas coût énergétique et des niveaux de technologie nécessitant des infrastructures de plus en plus vulnérables et coûteuses en énergie. » « Je pense qu’il est de notre rôle de ramener les choses à ce qu’elles sont et de déconstruire certains fantasmes, comme ce mythe de l’“autonomie”. » « Dans la réalité, on met des véhicules autonomes là où il y a le moins d’accidents. »

17Pour chaque nouvelle voie, les membres testent la solidité du terrain, évaluent la profondeur des précipices, étudient les détours possibles pour les contourner. « La généralisation du véhicule autonome dans son format privé n’est pas inéluctable. À mon avis, c’est dans sa version collective qu’il nous permettra de gagner en autonomie et en sécurité. » « L’automatisation des transports collectifs répond au besoin de couvrir des zones moins desservies, permet des transports à la demande ou à des horaires décalés, constitue une aide pour les personnes à mobilité réduite, a un intérêt environnemental (même s’il y a là aussi quelques inconvénients), tout cela à des tarifs accessibles et en rencontrant une bonne acceptabilité des usagers. Cela semble donc juste, équitable, et reste – pour l’instant – maîtrisé par des humains. Le bémol le plus important, c’est l’ampleur de la surveillance exercée sur nos déplacements, qui me semble encore trop peu discutée. » On considère à l’inverse qu’en vertu d’une quête de sobriété énergétique « le véhicule autonome individuel pour tout le monde, c’est une connerie » et qu’« il faut le dire ».

18Eh quoi ? Faut-il mettre un sens interdit sur la voie ? Est-ce bien à ce Comité de nous dicter les chemins à emprunter ? Ses membres dessineront-ils à eux seuls nos mondes de demain ?

Le jeu dont vous êtes le héros

19Ils ont dessiné une vaste carte sur laquelle on distingue, en pointillés, des trajectoires possibles. Le tracé de certaines semble un peu plus appuyé, tandis que d’autres sont encerclées de panneaux nous incitant à la vigilance. Bien sûr, subsistent çà et là quelques zones d’ombre qu’on ne parvient pas à éclairer mais pour que la carte trouve son utilité, il faut bien accepter que le tramway reprenne sa route. Le groupe se tourne vers le poste d’aiguillage. Qui l’occupera ? Cette carte, l’avis qu’ils rendront finalement public, à qui est-elle adressée, qui est-elle supposée guider ? Les autorités chargées de mettre en place les politiques publiques menant ou non à la circulation de certains véhicules autonomes ? Les concepteurs qui les imaginent ? Ceux qui en financent le développement ? L’ensemble de la société entendue ici comme une addition de consommateurs ou comme l’opinion chorale des citoyens ? Qui décide de nos futurs et quel rôle doit jouer un comité d’éthique dans ces choix socio-techniques ?

20Il pourrait, sans actionner le levier, au moins indiquer clairement une préférence pour l’une ou l’autre des trajectoires après tout, ils sont « plus informés, oui, simplement parce qu’[ils] en discute[nt] depuis un moment ». « Aussi extraordinaires que nous soyons, notre avis n’est pas aussi légitime que celui des citoyens. » Faut-il débattre ou consulter ? des personnes tirées au sort ? sélectionnées ? uniquement parmi celles qui seraient déjà montées à bord d’un de ces véhicules sans chauffeur ? Donnera-t-on le temps et « l’information neutre (même si c’est un oxymore) » suffisants à ces réflexions collectives ? Plus encore, l’adoption des technologies relève-t-elle vraiment d’un choix démocratique ? « Ce n’est pas ainsi que cela se passe : on invente, c’est mis sur le marché, les gens achètent ou non : on ne votera pas pour cela. » À quoi bon cette carte alors, si le levier est mû par une main invisible ?

21« On peut donner un point de vue et dire que l’enjeu énergétique est une question éthique – les aspects politiques et la question de la gouvernance, ce n’est pas notre problème – et que le fait de posséder un véhicule autonome de manière non limitative à échelle individuelle n’est pas soutenable. » Quelqu’un propose de distinguer trois niveaux : celui d’observatoires variés, chargés de sonder des désirs et des trajectoires fantasmées, pouvant ainsi orienter la création et influencer l’adoption de ces systèmes autonomes ; celui de la décision, qui, lui, est politique ; et, entre les deux, bien distinct de l’un comme de l’autre, celui de l’éthique. « On peut se tromper et on peut dire des choses qui ne sont pas le reflet de la pensée de la majorité », mais « c’est à nous de poser les questions » – et non de choisir le trajet, ni d’actionner le levier.

Épilogue

22« En fait, la distinction entre agir et non-agir reste invisible jusqu’à ce qu’il y ait des faits qui nous forcent à regarder en arrière pour rechercher des causalités. Pourquoi cette recherche ? Pour établir des responsabilités. Quelle est la méthode pour les établir ? Une mise en récit. » S’il est vrai qu’il est inéluctable d’arriver, un jour, à destination, peut-être s’agit-il alors seulement d’anticiper le récit que l’on fera de notre voyage vers ce monde où circulent des « véhicules à fonctions de conduite automatisées », de raconter, au futur antérieur, pourquoi on les a désirés, pourquoi ils auront existé.

  • 6 En 2018, lors des États Généraux de la bioéthique, le CCNE demandait « Quel monde voulons-nous pour (...)
  • 7 Le « véhicule autonome » : enjeux d’éthique, avis du CNPEN, publié le 7 avril 2021, en ligne : http (...)

23Ni prophète infaillible, ni porte-voix des désirs complexes et parfois contradictoires de l’ensemble de ceux qui rêvent et craignent, construisent, financent, encadrent, ou usent des nouvelles technologies, le Comité tâche, avec acharnement parfois, d’épuiser la carte des possibles. Ses membres interrogent nos aspirations, déconstruisent les mirages qui nous brouillent la vue, essaient de lever les voiles qui couvrent les voies pour relever les bifurcations que nous pourrions emprunter. Il ne s’agit pas d’évaluer la manière dont le véhicule autonome va modifier notre monde mais de nous aider à dessiner les lendemains dont nous voulons aujourd’hui6, à raconter la place qu’y occuperai(en)t, ou non, le(s) véhicule(s) autonome(s). En remettant entre nos mains la carte – l’avis7 – qui procède de ces explorations, ils espèrent nous aider à nous échapper d’une ligne du temps trop inexorable, à garder la main sur la course du tramway, à nous assurer une forme… d’autonomie.

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Notes

1 Ce texte s’appuie sur deux années de terrain passées à observer et assister les 27 membres bénévoles du CNPEN mis en place en décembre 2019 à la demande du Premier ministre et placé sous l’égide du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE).

2 Philippa Foot, Moral Dilemmas and Other Topics in Moral Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 2002.

3 Voir la plateforme https://www.moralmachine.net

4 Les phrases mises en italique et entre guillemets reprennent les propos des membres du groupe de travail. Toutefois, c’est bien volontairement que les membres ne sont ni nommés ni individualisés – il s’agit ici de raconter le Comité. Certains échanges sont légèrement réécrits, mais ils restent fidèles à l’idée exprimée.

5 On mentionne ces deux villes car le groupe de travail a auditionné plusieurs des parties prenantes ayant contribué aux expérimentations menées là. Plus généralement, les exemples et images utilisées dans ce récit viennent des discussions du groupe de travail.

6 En 2018, lors des États Généraux de la bioéthique, le CCNE demandait « Quel monde voulons-nous pour demain ? »

7 Le « véhicule autonome » : enjeux d’éthique, avis du CNPEN, publié le 7 avril 2021, en ligne : https://www.ccne-ethique.fr/node/392

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Pour citer cet article

Référence papier

Camille Darche, « Y a-t-il un pilote dans le tramway ? »Terrain, 79 | 2023, 150-161.

Référence électronique

Camille Darche, « Y a-t-il un pilote dans le tramway ? »Terrain [En ligne], 79 | 2023, mis en ligne le 06 novembre 2023, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/25861 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.25861

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Auteur

Camille Darche

Université Paris Nanterre, LESC - ED 395

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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