1En 1954, Lévi-Strauss publie dans le Bulletin international des sciences sociales de l’Unesco un manifeste intitulé « Les Mathématiques de l’homme » (Lévi-Strauss 1954). Il souligne dans ce texte que les mathématiques doivent jouer un rôle de premier ordre dans les efforts pour permettre aux sciences humaines et sociales d’accéder au statut de sciences véritables. Selon lui, si les mathématiques occupent une place si importante dans les sciences de la nature, c’est qu’elles permettent d’introduire une rigueur déductive que ne possèdent pas d’autres formes de raisonnement, et qu’il faut également introduire dans l’étude des phénomènes humains. Cependant, selon Lévi-Strauss, l’accès à la scientificité des sciences humaines et sociales ne saurait passer par une simple imitation des sciences de la nature, ou par une importation directe de leurs outils mathématiques : elles sont plutôt sommées de forger des outils mathématiques qui leurs seraient adéquats, et qui tiendraient compte, en particulier, de la spécificité des phénomènes humains. Appel à une mathématisation à venir, et prise de position institutionnelle en faveur du développement de l’enseignement des mathématiques dans la formation des prochaines générations d’étudiants en sciences humaines et sociales, ce manifeste de 1954 propose également une typologie des outils mathématiques qui peuvent être utilisés dans ces disciplines.
2Il s’efforce en effet de répartir les formes de mathématisation des sciences humaines et sociales en deux catégories : d’un côté, les mathématiques quantitatives, qu’illustrent en particulier les analyses statistiques, le recours au calcul des probabilités ou la recherche de lois quantitatives d’évolution des phénomènes ; de l’autre, les mathématiques qualitatives, nées plus récemment du développement des « mathématiques nouvelles » comme la théorie des groupes, qui ont pour singularité, selon Lévi-Strauss, de ne pas requérir de quantification des phénomènes étudiés. Il n’hésite pas à déprécier les premières au profit des secondes : selon lui, l’opération qui consiste à ramener des phénomènes humains à des données quantitatives implique toujours un appauvrissement de l’objet d’étude, qui se traduit par le fait que les conclusions qu’on peut tirer de ces calculs ne sont valables qu’approximativement ou pour les grands nombres. En effet, pour ramener un phénomène à des unités que l’on peut additionner ou soustraire, les disciplines qui recourent à des approches quantitatives se donnent pour objet, selon Lévi-Strauss, des « ensembles rendus artificiellement homogènes, [où] les traits les plus fondamentaux de leur structure sont ignorés » (Lévi-Strauss 1954 : 646), ce qui a inévitablement des conséquences sur la valeur objective de leurs modèles : « la conduite réelle de la population se conforme extrêmement peu aux modèles abstraits » (Ibid.). Les mathématiques qualitatives, au contraire, constitueraient des outils privilégiés pour les sciences humaines et sociales dans la mesure même où elles ne réduiraient pas les phénomènes à des données chiffrées et permettraient de mettre au jour leur structuration immanente. Les prises de position de Lévi-Strauss dans ce texte de 1954 ne sont pas dissociables d’une stratégie de mise en valeur de l’anthropologie, et plus particulièrement de l’anthropologie structurale, au sein des sciences humaines et sociales (Johnson 2003) : les critiques qu’il adresse aux mathématiques quantitatives s’inscrivent dans une tentative de discréditer les disciplines qui les mobilisent, et inversement, l’éloge des mathématiques qualitatives permet de mettre en avant la collaboration de Lévi-Strauss avec André Weil dans l’étude algébrique des systèmes de parenté australiens (Lévi-Strauss 1967 : 257‑268). La manière dont il aborde la question des outils mathématiques dans les sciences humaines et sociales s’inscrit ainsi dans une stratégie qui vise à placer l’anthropologie à la pointe des efforts de mathématisation, devant la sociologie, l’économie, la démographie ou la psychologie, alors même qu’elle pouvait sembler en retrait par rapport à ces dernières disciplines à ce point de vue.
3Nous nous proposons, dans cet article, de discuter ces thèses de Lévi-Strauss. Sa typologie binaire, qui oppose les mathématiques quantitatives et les mathématiques qualitatives, et qui considère que seules ces dernières peuvent être bénéfiques aux sciences humaines et sociales en général, et à l’anthropologie structurale en particulier, est-elle pertinente ? Doit-on considérer, avec Lévi-Strauss, que certains outils mathématiques sont requis pour conférer aux sciences sociales le statut de sciences véritables, tandis que d’autres pourraient constituer des obstacles à ce même projet en ce qu’ils impliqueraient inévitablement de méconnaître la spécificité des objets des sciences humaines et sociales ?
4Une première piste de discussion a été proposée par le mathématicien Marc Barbut, qui a participé à des efforts pour l’introduction des mathématiques dans les sciences humaines et sociales françaises qui trouvent en partie leur origine dans ce manifeste de Lévi-Strauss, mais qui a souligné que l’opposition entre mathématiques anciennes et nouvelles, entre mathématiques qualitatives et quantitatives, est artificielle : elle insiste excessivement sur la nouveauté des « mathématiques nouvelles », en au détriment d’une compréhension plus profonde de ce qui les lie aux outils mathématiques passés, et, inversement, elle rapproche peut-être indûment des pratiques mathématiques qu’il conviendrait de distinguer (Barbut 1969 : 40). Nous nous concentrerons sur une autre piste de discussion, qui consiste à se demander dans quelle mesure il y a effectivement des affinités entre les outils fournis par les mathématiques nouvelles et les problématiques directrices de l’anthropologie structurale, et s’il y a véritablement une antinomie entre le recours à des outils quantitatifs et le développement d’une analyse structurale. Nous contribuerons à l’étude de ces questions en nous concentrant sur l’anthropologie structurale de la parenté et du mariage développée par Lévi-Strauss et ses continuateurs. En suivant Louis Dumont ou Françoise Héritier, nous désignerons ce courant et cet objet d’étude par l’expression abrégée d’anthropologie de l’alliance (Dumont 1997), (Héritier 1981). Nous étudierons dans un premier temps les objectifs et les résultats de la première forme de mathématisation élaborée par Lévi-Strauss et André Weil dans leur étude algébrique du système de parenté Murngin ; puis nous nous tournerons, dans un deuxième temps, vers une seconde forme de mathématisation qui repose sur l’analyse statistique de données généalogiques, développée par des proches de Lévi-Strauss comme Jean Cuisenier, Martine Segalen, Françoise Héritier, Marion Selz et Pierre Lamaison, qui se sont efforcés d’évaluer la portée de l’anthropologie de l’alliance en tentant de la traduire dans des outils d’analyse statistique informatisée des pratiques matrimoniales. Nous montrerons que ces efforts des héritiers du structuralisme lévi-straussien pour mettre des outils d’analyse statistique au service d’une étude structurale de la parenté ont été accompagnés et encouragés par une évolution des prises de position de Lévi-Strauss sur la valeur des analyses statistiques. Dans des textes comme « The Future of Kinship Studies » (Lévi-Strauss 1965) ou la préface à la seconde édition des Structures élémentaires de la parenté (Lévi-Strauss 1967), il souligne davantage les contributions que les outils d’analyse statistique peuvent apporter à l’étude structurale de la parenté, plutôt qu’il n’insiste sur les limites des analyses statistiques comme il le faisait une dizaine d’années plus tôt.
Diagramme de parenté élaboré par Lévi-Strauss pour étudier les règles du système Murngin
Source : Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton, 1967, p. 202.
- 1 Il s’agit d’un peuple du Nord de l’Australie, qu’il conviendrait plutôt de désigner aujourd’hui par (...)
5Dans « Les mathématiques de l’homme », la description que Lévi-Strauss donne des mathématiques qualitatives se nourrit principalement du récit, sans doute quelque peu mythifié, de ses propres efforts pour introduire les mathématiques dans l’étude des systèmes de parenté australiens au cours des années 1940, lors de la rédaction des Structures élémentaires de la parenté (Lévi-Strauss 1954 : 648). Pour comprendre ce en quoi consistait cette mathématisation, il faut rappeler que les mariages contractés au sein des systèmes de parenté australiens étudiés par Lévi-Strauss doivent répondre à une série de contraintes, dont il est difficile de connaître au premier coup d’œil les implications. Dans l’interprétation qu’il propose de la littérature ethnographique disponible, il considère que les mariages australiens doivent se plier à deux types de règles : d’un côté, les règles du système de classes, dites aussi règles sociocentrées, qui stipulent qu’un homme appartenant à une subdivision donnée du groupe social doit épouser une femme d’une autre subdivision, et qui précisent si les enfants nés de cette union appartiendront à la classe de leur mère, à celle de leur père ou à une troisième classe ; s’y ajoutent, d’un autre côté, des règles matrimoniales formulées en termes de liens de parenté, dites aussi règles égocentrées, qui prescrivent que cet homme doit épouser une femme avec laquelle il entretient un certain lien de parenté, par exemple, sa cousine croisée matrilatérale. Dans l’étude de chacun de ces systèmes de parenté, Lévi-Strauss s’attache à monter la compatibilité de ces deux types de règles, et à déceler dans leur conjugaison une manière d’instaurer un échange des femmes entre les hommes d’un groupe social donné. L’étude du système de parenté Murngin lui semble présenter des difficultés singulières1. Le système Murngin comporte une règle selon laquelle les hommes doivent épouser leur cousine croisée matrilatérale, c’est-à-dire la fille de leur oncle maternel. Il comporte également un système de huit classes, désignées conventionnellement par quatre lettres A, B, C, D (nommées « sections »), suivies du chiffre 1 ou 2 (« sous-sections » A1, A2, etc.), qui stipule qu’un homme appartenant à la classe A1 doit épouser une femme de la classe B1, un homme A2 une femme B2, C1 D1, C2 D2. Cependant, selon les comptes rendus d’enquête de William Lloyd Warner, les hommes A1 ont également la possibilité d’épouser une femme de la classe B2, ce que Lévi-Strauss désigne comme un « système optionnel » ; les enfants de cet homme A1 appartiendront à la classe D2 dans le premier cas, que Lévi-Strauss appelle le « système normal », ou à la classe D1 dans le second (Warner 1930). Dans son étude du système Murngin, Lévi-Strauss considère que le fait qu’un mariage suive la formule du mariage normal ou celle du mariage optionnel ne peut pas être laissé au libre choix des individus : il suppose qu’il existe une règle qui détermine la formule que doit suivre un individu donné, et puisqu’il ne trouve pas trace de cette règle dans la littérature ethnographique disponible, il cherche à l’inférer en privilégiant l’hypothèse qui garantira la plus forte cohérence du système.
- 2 Jacques Hadamard (1865-1963) est l’un des mathématiciens français les plus importants de la premièr (...)
- 3 André Weil (1906-1998) a participé au séminaire de Jacques Hadamard dès 1920, où il a apprécié le c (...)
- 4 On trouvera une étude plus détaillée de cette collaboration avec André Weil dans White 1963 : 118-3 (...)
6Selon le témoignage qu’André Weil donne de sa collaboration avec Lévi-Strauss, ce sont les difficultés à établir la systématicité de cet écheveau de règles qui ont conduit ce dernier à chercher l’aide de mathématiciens (Weil 1979 : 568). Lévi-Strauss raconte s’être d’abord tourné vers Jacques Hadamard2 (Lévi-Strauss et Éribon 1988 : 79), qui représente pour lui les mathématiques traditionnelles : celui-ci lui aurait adressé une fin de non-recevoir, prétextant que le mariage « n’est assimilable ni à une addition ni à une multiplication (moins encore à une soustraction ou à une division) et [qu’]il est, par conséquent, impossible d’en donner une formulation mathématique. » (Lévi-Strauss 1954 : 648). Il s’est tourné ensuite vers André Weil, membre du collectif Bourbaki et représentant, à ce titre, les mathématiques nouvelles3, qui lui a répondu, au contraire, que les questions qu’il soulève sont tout à fait susceptibles d’un traitement mathématique. Pour interroger les relations entre les règles du système Murngin, Weil propose d’élaborer des formules en calcul modulo deux qui condensent les règles du système de classe et qui permettent de déterminer, pour un homme d’une classe donnée qui se marie conformément au mariage normal ou au mariage optionnel, la classe à laquelle appartiendra sa femme, et celle à laquelle appartiendront ses enfants. Il propose ensuite d’utiliser la théorie des groupes de permutation pour donner une formulation mathématique des conditions que doivent satisfaire les formules du système de classe pour être compatibles avec la règle du mariage avec la cousine croisée matrilatérale4. La règle d’alternance selon laquelle, si les hommes se marient conformément à la règle du mariage normal, leurs fils se marient conformément à la règle du mariage optionnel est la seule règle d’alternance qui donne naissance à un système qui autorise le mariage avec la cousine croisée matrilatérale tout en interdisant le mariage avec la cousine croisée patrilatérale : c’est donc celle que Lévi-Strauss identifie comme la règle du système Murngin.
Exemple de l’utilisation de la théorie des groupes par André Weil pour étudier les règles d’un système de parenté, ici dans le cas relativement simple d’un système à quatre classes.
André Weil commente : « f et g sont des substitutions, ou, comme on dit aussi en pareil cas, des permutations entre Mi, ..., Mn ; cela veut dire que, dans notre tableau, la seconde ligne (celle qui donne les valeurs de f) et la troisième (qui donne les valeurs de g) sont, comme la première, formées des symboles Mi, ..., Mn, rangés simplement dans un ordre différent de celui où ils figurent dans la première ligne. »
Source : Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton, 1967, p. 258.
7Il aurait été possible de parvenir à cette conclusion sans recourir à des outils mathématiques — c’est d’ailleurs ainsi que Lévi-Strauss le présente dans l’économie des Structures élémentaires de la parenté, où le système Murngin est étudié une première fois au chapitre xii sans recourir à des outils mathématiques, avant de faire un objet d’un traitement mathématique dans un appendice au livre i rédigé avec André Weil. Mais ce travail est laborieux et on peut difficilement s’y prémunir contre des erreurs d’inattention : il faut tracer des arbres généalogiques qui représentent plusieurs générations de mariages respectant les différentes règles matrimoniales dont on suppose l’existence, pour observer les effets de leur jeu conjugué. La méthode mathématique d’André Weil suppose une certaine inventivité au moment de l’élaboration des formules, c’est-à-dire au moment de l’interprétation mathématique des règles matrimoniales, mais ces formules peuvent ensuite être utilisées très facilement, leur maniement se limitant à des additions de 0 et de 1 modulo 2. Ainsi, grâce aux formules de Weil, qui peuvent non seulement être appliquées au système Murngin mais qui fournissent une méthode générale pour l’étude de tous les systèmes de parenté, l’étude de la compatibilité ou de l’incompatibilité entre des règles matrimoniales données gagne en efficacité et en rigueur démonstrative.
8Cette collaboration de Lévi-Strauss avec André Weil a bénéficié d’une certaine notoriété, partiellement indépendante de la réception des Structures élémentaires dans leur ensemble : cet appendice a été reproduit dans un manuel mathématique célèbre dans le monde anglophone, l’Introduction to finite mathematics (Kemeny, Snell & Thompson 1956). Cette collaboration a donné naissance à une micro-discipline, les études algébriques de la parenté, qui a nourri les espoirs d’un petit nombre d’anthropologues de la parenté (Jorion 1983) ; elle a surtout suscité l’intérêt de mathématiciens qui y ont vu un exercice de mathématiques appliquées. Philippe Courrège s’est par exemple prêté au jeu, sans se prononcer sur la valeur anthropologique de ses formalisations, en soulignant que l’intérêt mathématique de cet exercice ne réside pas dans la complexité ou l’originalité des ressources mathématiques utilisées, mais dans l’effort d’interprétation mathématique de problèmes anthropologiques (Courrège 1965). Marion Selz et le collectif les Messaches ont proposé à la fin des années 1980 un bilan de ces études algébriques de la parenté (Selz-Laurière 1988), (Messaches 1989) : ils constataient que la collaboration entre Lévi-Strauss et André Weil et les études qui l’ont prolongée n’ont pas donné lieu à une révolution algébrique de l’anthropologie de la parenté, et que l’« enthousiasme quelque peu naïf des années soixante est très certainement retombé » (Messaches 1989 : 157).
Les formules mathématiques d’André Weil offrent une nouvelle manière d’appréhender des relations que les anthropologues avaient jusqu’alors surtout représentées par des diagrammes.
En haut à gauche, la représentation utilisée par Lévi-Strauss pour représenter les règles du système de classe des Murngin ; juste en dessous, un arbre généalogique représentant le mariage d’un homme avec sa cousine croisée matrilatérale ; en bas, les formules, en calcul modulo deux, par lesquelles André Weil interroge la compatibilité entre les règles du système de classe des Murngin et la prescription du mariage avec la cousine croisée matrilatérale.
Source : Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris et La Haye, Mouton, 1967.
- 5 On trouvera une discussion de cet ouvrage et des outils diagrammatiques élaborés par François Héran (...)
9Plus récemment, François Héran a repris cette question (Héran 2009). Partant du constat que les études algébriques n’ont pas durablement vivifié les études de la parenté, il l’attribue principalement au fait que les mathématiciens proches de Lévi-Strauss, comme André Weil ou Georges-Théodule Guilbaud (Lévi-Strauss & Guilbaud 1970), (Barbut 2008), dévalorisaient le recours à l’intuition géométrique au profit de la seule écriture algébrique (Héran 2009 : 566), ce qui impliquait inévitablement, selon lui, un certain hermétisme, qui « [n’est pas] raisonnable quand il s’agit de formaliser des relations aussi tangibles que les liens de parenté » (Héran 2009 : 567). Il se propose, au contraire, de donner un rôle de premier ordre à l’intuition, en cherchant à élaborer des outils graphiques pour l’analyse structurale des systèmes de parenté qui se nourrissent des travaux de Jacques Bertin (Bertin 1967), (Bertin 1977). Ses recherches aboutissent à l’élaboration de « diagrammes de structure » (Héran 2009 : 6) qui cherchent à « offrir un équivalent visible des postulats et des résultats de l’analyse structurale » (Héran 2009 : 3) en s’appuyant sur une convention graphique simple et efficace qui représente les individus masculins par des traits droits et les individus féminins par des traits obliques, qui est particulièrement adaptée à la théorie lévi-straussienne de l’échange des femmes en ce qu’elle rend pleinement visible les cycles d’échange. Selon François Héran, de telles représentations graphiques offriraient les mêmes bénéfices que les études algébriques — en permettant une étude simple et rigoureuse des propriétés structurales des systèmes de parenté — tout en étant plus accessibles que ces dernières : « Les amateurs d’équations avaient tout loisir de recourir à la théorie des groupes pour formaliser les transformations qui lient entre eux les divers modèles élémentaires de la parenté, mais on pouvait fort bien se contenter d’un diagramme pour représenter en toute rigueur les oppositions binaires qui structurent le monde de la parenté » (Héran 2009 : 6)5.
10Les diagrammes de structures enrichissent désormais les ressources qui peuvent être mises au service de l’analyse structurale des systèmes de parenté : ces diagrammes, tout comme la théorie des groupes et les autres outils de l’algèbre nouvelle, permettent d’analyser des enchevêtrements de règles et de cerner les effets de l’application de ces règles sur plusieurs générations. Il semble cependant que ces outils puissent tous se prêter à la même objection : que nous apprennent ces groupes de permutation ou ces diagrammes du fonctionnement réel sociétés considérées ? L’étude algébrique ou diagrammatique de ces systèmes de règles ne nous apprendra jamais, à elle seule, si ces règles sont effectivement suivies ou non par les membres de ces sociétés quand ils se marient. François Héran accepte pleinement cette objection et, d’une certaine manière, la désamorce, en affirmant qu’il faut reconnaître, plus clairement que ne l’a fait Lévi-Strauss, que l’étude des systèmes de parenté porte sur les représentations de parentés idéales, plutôt que sur des parentés réelles : « Le diagramme de structure a le mérite d’afficher clairement le caractère irréel des structures : ces frises sont trop belles pour être réalistes. » (Héran 2009 : 580). Il apparaît ainsi que l’approfondissement de l’étude algébrique ou diagrammatique des règles matrimoniales ne permet pas de faire l’économie d’une interrogation sur le statut de ces règles et leur mode d’existence anthropologique : existent-elles simplement au titre de représentation que la société se donne d’elle-même et de ce qu’elle devrait être, ou structurent-elles effectivement les pratiques matrimoniales ?
11Nous retrouvons ici les célèbres critiques que Pierre Bourdieu a adressées aux Structures élémentaires : Lévi-Strauss aurait joué de la polysémie de la notion de règle, en faisant comme si l’énoncé des règles matrimoniales, qui sont des normes sociales explicites, correspondait à la description de régularités qu’on pourrait effectivement déceler dans les pratiques matrimoniales des membres de cette société (Bourdieu 1980 : 64). Ce faisant, Lévi-Strauss n’aurait pas suffisamment interrogé les écarts entre les normes sociales et les pratiques effectives, ce qui soulève en dernière analyse la question de la valeur objective de ses thèses sur le mariage et la parenté. En allant dans le sens de cette lecture bourdieusienne, on pourrait ainsi objecter que la rigueur mathématique des démonstrations faites par André Weil ne nous dit rien de leur pertinence empirique : il faudrait encore aller vérifier que les mariages des Murngin se conforment effectivement au système conçu par Lévi-Strauss, ce qu’il n’a pas entrepris. Or il semble possible, dans cette perspective, d’appréhender sous un jour nouveau les rapports entre l’analyse structurale et l’analyse statistique. Alors que Lévi-Strauss présentait en 1954 les statistiques comme un exemple de mathématiques quantitatives qui ne peuvent être d’aucun usage pour l’anthropologie structurale, on pourrait envisager de confier aux statistiques la tâche de déceler les régularités effectives des pratiques, et de préciser si celles-ci se conforment ou non aux normes sociales explicites ou aux hypothèses théoriques de l’anthropologue. L’analyse statistique apparaîtrait ainsi comme un complément de l’analyse algébrique, complément indispensable, en ce qu’il fournit un moyen d’éprouver la valeur objective des hypothèses sur les lois de fonctionnement des systèmes de parenté. L’opposition que traçait Lévi-Strauss entre les mathématiques qualitatives et quantitatives semble ainsi pouvoir être dépassée au profit d’un dialogue et d’une complémentarité entre les deux approches.
12Ces réflexions n’ont pas simplement pris la forme d’une critique extérieure du structuralisme : Lévi-Strauss lui-même, ainsi qu’une partie de ses collègues qui s’inscrivaient dans le prolongement de ses études de la parenté, ont souligné à partir du milieu des années 1960 les bénéfices que l’analyse structurale pourrait tirer du recours à des outils d’analyse statistique. Cette réflexion a émergé à l’occasion d’une interrogation sur les conditions du passage de l’étude des structures élémentaires à celle des structures complexes. Dans la préface à la première édition de son ouvrage de 1949, Lévi-Strauss avait défini les structures élémentaires comme des sociétés où il existe à la fois des prohibitions matrimoniales, qui interdisent le mariage entre certains types de parents, et des prescriptions matrimoniales, qui enjoignent d’épouser des personnes avec lesquelles on entretient un certain lien de parenté (Lévi-Strauss 1967 : ix). Il se proposait d’analyser ces prescriptions matrimoniales pour y déceler différentes manières de mettre en œuvre un d’échange des femmes entre les hommes. Mais comment faire pour étendre ces méthodes d’analyse à l’étude des structures complexes ? Celles-ci se définissent par le fait qu’on n’y trouve que des prohibitions matrimoniales, l’interdiction d’épouser un petit cercle de parent, et pas de prescriptions matrimoniales formulées en termes de parenté (Ibid.). L’absence de prescriptions matrimoniales semble indiquer qu’il n’existe pas de règles de parenté instaurant un échange des femmes, mais Lévi-Strauss se demande s’il n’est pas néanmoins possible de déceler « une structure significative des échanges matrimoniaux sur lesquels la société considérée ne dit rien ». Il suppose que « le groupe continue à dire ce qu’il ne fait pas, fût-ce seulement au nom de la prohibition de l’inceste » mais que « sans s’en douter, il fait quelque chose de plus (ou de moins) que ce ne serait le cas si ses membres choisissaient leur conjoint en fonction de leur histoire personnelle, de leurs ambitions et de leurs goûts » (Lévi-Strauss 1967 : xxiii). Le programme de recherche que définit alors Lévi-Strauss consiste à analyser les mariages effectivement contractés dans ces sociétés, pour se demander s’il est possible d’y déceler des formes de mariages entre parents qui seraient analogues à celles qui sont explicitement prescrites dans les structures élémentaires. Le développement de tels outils d’analyse des unions effectivement contractées n’aurait pas seulement pour avantage de préciser dans quelle mesure les thèses de Lévi-Strauss sur l’échange des femmes peuvent être étendues aux structures complexes ; il pourrait également avoir un effet en retour sur l’étude des structures élémentaires elles-mêmes, en permettant de poser la question de savoir dans quelle mesure les pratiques matrimoniales se conforment effectivement aux règles explicites (Lévi-Strauss 1967 : xx-xxiii).
13Si cette direction de recherche n’a pas été explorée par Lévi-Strauss lui-même, au-delà de brèves tentatives infructueuses conduites avec Bernard Jaulin (Lévi-Strauss 1965), elle l’a été par certains de ses collègues du Laboratoire d’anthropologie sociale et de l’École pratique des hautes études, puis de l’EHESS, dont les travaux se trouvent souvent à la croisée de la sociologie du mariage et de la théorie lévi-straussienne de l’alliance. C’est par exemple le cas de Jean Cuisenier, qui met la question des structures complexes de l’alliance au programme des recherches du Centre de sociologie européenne, et qui publie, avec Martine Segalen et Michel de Virville un projet d’étude de la parenté dans les sociétés européennes guidé par les hypothèses de Lévi-Strauss, et qui commence par préciser les conditions de possibilité d’une analyse informatique des données d’état civil (Centre de sociologie européenne 1966), (Cuisenier 1968), (Cuisenier, Segalen & Virville 1970). Au cours de cette même période, Françoise Héritier entreprend les recherches qui conduiront à la publication de l’Exercice de la parenté (Héritier 1981). Après avoir contribué aux premiers efforts pour l’introduction de la mécanographie en anthropologie dès le début des années 1960, elle entreprend à partir de 1967 un travail de collecte des généalogies de membres de villages samos, dans l’actuel Burkina Faso, et effectue l’analyse de ces données en élaborant avec Marion Selz des méthodes informatiques pour l’analyse structurale des généalogies (Héritier & Bureau 1966), (Héritier 2009), (Gardin 1960), (Plutniak 2017). Françoise Héritier a cherché à évaluer dans quelle mesure les Samos respectent effectivement les règles matrimoniales de leur société : sur les 2450 mariages étudiés, elle n’a relevé que 114 infractions à ces règles explicites, un nombre d’infractions qu’elle a considéré comme très bas. Tout en soulignant « qu’il y a peu de vraisemblance, comme Malinowski le faisait déjà remarquer, qu’aucun des membres d’une société n’enfreigne jamais aucune des règles » (Héritier 1981 : 88), elle y voit une justification du présupposé dont partait Lévi-Strauss, qui considérait les règles matrimoniales comme de bons indicateurs des pratiques réelles. Cette première collaboration entre Françoise Héritier et Marion Selz sera prolongée par le perfectionnement progressif de programmes pour l’étude des cycles d’alliance qui permettent d’analyser de vastes corpus généalogiques ou des données d’état civil en cherchant à y « repérer d’éventuels bouclages dans la consanguinité en deçà et au-delà du champ prohibé, en vue de déterminer et de caractériser des régularités en matière d’alliance, en dépit de l’absence de toute prescription énoncée ou de préférence » (Lamaison et Selz-Laurière 1985 : 3), (Selz 1987), (Selz 1994).
14Il existe cependant des divergences au sein de ces travaux qui s’inscrivent dans le sillage de ceux de Lévi-Strauss et qui mobilisent des programmes informatiques pour l’étude des généalogies. Celles-ci apparaissent si l’on compare par exemple les travaux de Françoise Héritier (1981) et ceux de Pierre Lamaison (1979). Héritier est sans doute celle qui a le plus fidèlement mis en œuvre le projet lévi-straussien d’un « passage aux structures complexes », dans la mesure où elle a cherché à montrer que même « dans les sociétés contemporaines occidentales numériquement nombreuses qui ne semblent pas être socialement organisées sur la base de la parenté » (Héritier 1981 : 137), c’est bien la parenté qui régit les mariages. Elle veut ainsi prouver que les membres des sociétés occidentales contemporaines « pratiquent systématiquement, pour ne pas dire préférentiellement, le mariage par bouclage au sein de la consanguinité dès que les interdictions cessent de s’exercer » (Héritier 1981 : 149). Elle partage ainsi l’ambition lévi-straussienne d’élaborer une théorie universelle, guidée par le principe que « toutes les sociétés humaines fonctionnent […] à partir du même irrécusable matériau, qui n’autorise qu’un nombre fini de figures de bases » (Héritier 1981 : 161). L’effort théorique d’Héritier s’est en effet concentré sur la question de savoir s’il est possible de ramener la grande diversité des règles et des pratiques matrimoniales à une gamme finie de possibilités qui font jouer un petit nombre de paramètres. Il aboutit à une typologie qui, si elle ne recoupe pas tout à fait celle qu’avait proposée Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires, semble conforme aux exigences de ce dernier en mettant au jour des invariants structuraux, les « traits pertinents et universels de l’alliance » (Héritier 1981 : 161). Il est en effet possible, selon elle, de retrouver derrière la diversité des règles matrimoniales un nombre fini de cas possibles, définis par la réponse apportée aux deux questions suivantes : les consanguins proches de même sexe peuvent-ils ou non redoubler une alliance antérieure d’un consanguin, et les consanguins proches de sexe différent peuvent-ils ou non redoubler une alliance antérieure d’un consanguin (Héritier 1981 : 169) ? L’élaboration de cette typologie, et l’effort pour montrer que différentes sociétés évoquées dans L’exercice de la parenté sont bien susceptibles d’illustrer ce cadre théorique, constitue indéniablement un tour de force. Mais il fait courir le risque de refermer sur elle-même l’anthropologie de l’alliance : la volonté de ramener l’ensemble des règles et des pratiques matrimoniales à travers le monde et à travers les époques à une théorie universelle de l’alliance peut conduire à forcer un peu les faits pour les faire entrer dans ce cadre, ou, à tout le moins, à négliger d’autres pistes d’analyses qui auraient pu être fructueuses. Par exemple, Héritier ne s’appuie pas sur les travaux de la sociologie du mariage qui, depuis Alain Girard, cherchaient précisément à étudier les facteurs qui régissent le choix du conjoint dans les sociétés occidentales contemporaines (Girard 1964). On peut ainsi considérer qu’Héritier a poursuivi la stratégie lévi-straussienne d’autonomisation de l’anthropologie par rapport à la sociologie en cherchant à élaborer une théorie universelle de l’alliance qui souligne le rôle structurant de la parenté, et en tournant le dos aux études sociologiques du mariage, en laissant entendre que ces dernières se concentrent sur des facteurs secondaires et méconnaissent les principes fondamentaux qui régissent le mariage (Héritier 1981 : 163).
15Par contraste, Pierre Lamaison n’a pas cherché à élaborer une théorie universelle, mais a retenu de sa lecture des Structures élémentaires une série de questions heuristiques, dont la pertinence varie selon les configurations empiriques singulières qu’il étudie et qui n’est pas exclusive d’autres ressources théoriques. Par exemple, plutôt que de chercher à démontrer que le mariage est en tout temps et en tout lieu un échange de femmes, il se demande plutôt : y a-t-il échange ? Quelles sont les unités échangistes ? Qu’est-ce qui est échangé ? En vue de quoi ? Son étude des pratiques matrimoniales à Ribennes en Gévaudan du xviie au xixe siècle montre en particulier que le mariage y est régi par un système d’échange de dots entre des ostals et non d’échange de femmes entre des lignées d’hommes, le premier ne se ramenant pas à l’autre (Lamaison 1979 : 733). À la suite de cette première enquête, Pierre Lamaison et Marion Selz ont proposé un guide méthodologique pour l’analyse statistique des corpus généalogiques qui vise à déceler les facteurs régissant les unions et à éprouver la fécondité et les limites des hypothèses tirées de la lecture des Structures élémentaires de la parenté (Lamaison & Selz-Laurière 1985). Cette méthode est guidée par des sources théoriques variées, et invite par exemple à se demander s’il est possible de mettre au jour « des corrélations entre les régularités repérées dans le champ de la parenté (alliances consanguines ou échanges répétés entre groupes constitués à partir de relations portées par la parenté) et différents paramètres caractéristiques du milieu, tels que les lieux de naissance ou de résidence, les âges, les professions, etc. » (Lamaison & Selz-Laurière 1985 : 3). Autrement dit, l’analyse des pratiques matrimoniale doit se demander s’il est possible de déceler une logique de l’alliance formulée en termes de parenté, similaire à celle que cherchait à mettre au jour Lévi-Strauss, et, si c’est le cas, elle doit également se demander si elle superpose ou se combine avec d’autres logiques comme la recherche d’une ascension sociale par le mariage, la recherche d’une homogamie de patrimoine, de revenu, de métier, la proximité géographique, etc. Cet article de Lamaison et de Selz, qui se nourrit des travaux de Pierre Bourdieu aussi bien que de ceux de Lévi-Strauss, et qui présente comme exemplaires les travaux menés par Françoise Zonabend sur la parenté dans le Châtillonnais (Verdier, Jolas & Zonabend 1970), conjugue ainsi les ressources théoriques de l’anthropologie de la parenté et de la sociologie du mariage pour les mettre au service de l’étude de configurations empiriques singulières.
- 6 « On se trouvait donc en présence une multitude échanges entre lignées patrimoniales que la théorie (...)
16Si nous avons jusqu’à présent suivi Lévi-Strauss en distinguant l’analyse statistique et l’analyse algébrique du mariage et de la parenté, nous pouvons désormais nuancer cette opposition en remarquant que l’approche statistique mobilisée par Pierre Lamaison relève de l’analyse des réseaux, qui s’appuie sur la théorie des graphes6. Ce type d’analyse rend manifeste le fait que les études algébriques, diagrammatiques et statistiques ne sont pas vouées à constituer trois approches séparées et concurrentes du mariage et de la parenté, mais peuvent constituer des aspects complémentaires d’une même démarche. Nous nous appuierons, pour établir ce point, sur un article de Klaus Hamberger et Isabelle Daillant qui présente l’analyse des réseaux et ses contributions à l’étude des systèmes de parenté depuis les années 1970 (Hamberger & Daillant 2008).
- 7 Voir l’annexe 1 de l’article de Klaus Hamberger et Isabelle Daillant : « Un réseau de parenté [kins (...)
- 8 Pour un exemple de ces graphes, voir (Hamberger, Houseman & Grange 2009), figure 14, p. 13.
17On peut d’abord considérer que l’analyse des réseaux poursuit l’effort conduit par André Weil pour étudier mathématiquement les relations entre les individus d’un système de parenté : elle permet de définir « une algèbre matrimoniale (indépendamment de tout réseau empirique) » (Hamberger & Daillant 2008 : 43), en montrant qu’« un “réseau de parenté” représente […] une structure mathématique sui generis » (Hamberger & Daillant 2008 : 15)7. Les outils de l’analyse des réseaux diffèrent de ceux qu’utilisait André Weil, mais on peut remarquer que l’un des principaux fondateurs de l’analyse des réseaux, Harrison C. White, avait lu avec attention la collaboration entre Lévi-Strauss et Weil et avait cherché à approfondir ces recherches dans An anatomy of kinship: mathematical models for structures of cumulated roles (White 1963). On peut, dans cette mesure, inscrire l’analyse des réseaux dans une continuité d’efforts pour étudier mathématiquement les relations entre les membres d’un système de parenté. On peut également remarquer, si l’on repense aux exigences diagrammatiques portées par François Héran qui insiste sur la nécessité de donner à voir les relations de parenté et d’alliance, que l’analyse des réseaux offre également l’avantage de proposer des conventions graphiques qui permettent de représenter efficacement la structure des relations entre des entités : les individus peuvent être représentés par des points, appelés nœuds, reliés par des arêtes (représentant les mariages) ou des arcs (pour les liens de filiation), ce qui permet à un graphe de concentrer, d’une manière relativement simple à déchiffrer, un grand nombre d’informations8.
Dans son analyse informatique des données généalogiques samos recueillies par Françoise Héritier, Marion Selz élabore des graphes pour rendre visible les mariages entre parents.
Ici, on représente un individu a et sa descendance : on y voit que les individus o, p, q, r et s descendent de a par leur père et par leur mère, et sont donc issus de mariages dans la consanguinité.
Source : Marion Selz, « Parenté et informatique », Mathématiques et sciences humaines, vol. 97, 1987, p. 61.
18Cependant, comme nous l’avons vu avec Lamaison, l’analyse des réseaux ne se cantonne pas à l’étude mathématique de relations abstraites : elle guide aussi « l’analyse des réseaux matrimoniaux empiriques » (Hamberger & Daillant 2008, 27) en s’inscrivant dans la continuité des efforts pour élaborer des programmes informatiques d’analyse des données généalogiques. Ces analyses statistiques informatisées peuvent jouer deux rôles principaux : un rôle critique de mise à l’épreuve des hypothèses théoriques, « pour vérifier dans quelle mesure les pratiques matrimoniales correspond[ent] aux modèles énoncés par les intéressés », et un rôle heuristique qui consiste à « déceler, dans les données généalogiques, des régularités de structure pouvant être modélisées par le chercheur. » (Hamberger & Daillant 2008 : 35). Faisant le bilan d’une quarantaine d’années de dialogue entre l’analyse structurale de la parenté et l’analyse des réseaux, les deux auteurs insistent principalement sur un risque inhérent à l’interprétation des résultats d’une analyse statistique, qui consiste à vouloir y trouver trop tôt ce que l’on y cherche. Ils rappellent ainsi que « “fréquence” n’est pas en soi synonyme de “préférence”, et [que] l’émergence d’un certain type de mariage peut très bien être l’effet indirect d’une préférence pour un tout autre type » (Hamberger & Daillant 2008 : 14). Le fait, par exemple, d’observer une forte fréquence de mariages des hommes avec une de leurs cousines croisées matrilatérales ne constitue pas, à lui seul, une preuve suffisante du fait qu’il s’agit d’un mariage préférentiel qui structure effectivement les pratiques matrimoniales. Si l’on tient compte du fait que « rien n’est plus facile que de “trouver”, dans un réseau généalogique donné, des régularités qui, isolées de leur contexte, se conforment à tout modèle voulu » (Hamberger & Daillant 2008 : 35), on voit la nécessité de faire preuve d’une vigilance épistémologique quant au risque de production d’artefacts statistiques : l’analyse structurale de la parenté et du mariage peut trouver à trop peu de frais des illusions de confirmation dans un usage insuffisamment réfléchi de l’appareil statistique.
19Au terme de ce parcours, nous parvenons à la conclusion qu’une pluralité d’outils mathématiques peut être mise au service de l’analyse structurale, et que celle-ci ne doit pas nécessairement rester étrangère à des formes d’analyses quantitatives, comme Lévi-Strauss le supposait initialement en 1954, dans une période de défiance vis-à-vis des analyses statistiques et de volonté de démarcation vis-à-vis de la sociologie. Certains outils d’analyse statistique peuvent être mis au service de l’analyse structurale, pour en étendre le domaine d’application ou pour en mettre à l’épreuve la validité, sous réserve qu’une réflexion méthodologique vérifie l’adaptation de ces outils à cette fin et prévienne le risque d’artefacts statistiques, en demandant par exemple : à quelles conditions et selon quels critères la fréquence élevée du mariage avec la cousine croisée matrilatérale peut-elle être considérée comme l’indice de l’existence d’une structure d’échange généralisée ?
20Cette conclusion peut être rapprochée des thèses que les auteurs du Métier de sociologue soutenaient à la fin des années 1960 (Bourdieu, Chamboredon & Passeron 1968). Ces auteurs soulignent, d’une manière qui fait écho aux avertissements de Lévi-Strauss dans « Les mathématiques de l’homme », que certaines pratiques d’analyse statistique ont pour effet de gommer les propriétés structurales des phénomènes étudiés : c’est en particulier le cas, selon eux, des analyses effectuées sur un échantillonnage au hasard, qui présuppose que l’objet d’étude soit « conçu comme une “masse atomisée” » (Bourdieu, Chamboredon & Passeron 1968 : 67), et de l’analyse multivariée qui, dans la mesure où elle cherche à « isoler tour à tour l’action des différentes variables », « s’interdit de saisir l’efficacité proprement structurale du système des facteurs » (Bourdieu, Chamboredon & Passeron 1968 : 75). Ils n’en concluent pas cependant qu’il existe une incompatibilité de principe entre analyse statistique et analyse structurale : ils insistent plutôt sur la diversité des outils statistiques qui sont déjà disponibles ou qui pourraient encore être forgés, dont le choix est présidé par une problématique qui, si elle est d’orientation structuraliste, va justement chercher des moyens de rendre manifestes ces structures, en écartant des méthodes d’analyse qui pourraient contribuer à les occulter. Dans le cas de l’anthropologie lévi-straussienne de la parenté, cela s’est par exemple traduit par un effort pour repérer des bouclages de cycles d’alliances dans les généalogies, ce qui constitue une manière de tester la validité de l’hypothèse selon laquelle l’échange des femmes structure les pratiques matrimoniales des membres de cette société. Plutôt qu’une opposition entre mathématiques qualitatives et mathématiques quantitatives, on peut donc attirer l’attention sur la diversité des outils mathématiques disponibles, et sur la nécessité d’opérer une analyse fine des contraintes qu’ils impliquent dans la construction d’objet. La typologie un peu hâtive esquissée par Lévi-Strauss gagnerait donc à être approfondie par une étude de la pluralité des formes de mathématisation qui évalue les présupposés, les apports et les limites de chacun de ces outils mathématiques (Messaches 1989), (Desrosières 1993), (Weber 1995), (Grenier, Grignon & Menger 2001), (Martin 2002), (Chabot & Roux 2011). En insistant sur les contributions que des auteurs comme Pierre Lamaison, Françoise Héritier ou Marion Selz ont apportées à la fois à l’anthropologie de l’alliance et à l’élaboration de méthodes pour l’analyse des données généalogiques, nous avons montré qu’une des voies de recherche du structuralisme a pu consister, et peut encore consister de nos jours, à élaborer des programmes informatiques et des outils d’analyse statistique qui permettent d’éprouver la pertinence de certaines hypothèses de Lévi-Strauss, et de les mobiliser dans l’étude de sociétés présentes ou passées.