1Un matin de septembre 2012, je me trouvais dans la région de Rasht au Tadjikistan, chez mon amie Shabnam à qui je demandai une faveur : rendre visite à une dame de sa connaissance qui organisait un repas de fête avant le mariage de sa fille. « Je veux bien t’emmener la voir, elle nous a invitée toutes les deux à son repas. Mais il faut que tu achètes des choses à apporter pour qu’on lui amène une bassine. On ne peut pas y aller sans rien. Mais moi, je n’ai pas d’argent… ». Shabnam me rappelait l’un des principes de base : on ne se rend pas à un repas les mains vides, en particulier s’il s’agit d’une femme que l’on souhaite rencontrer dans le cadre d’un travail ethnographique… Lorsqu’on est invitée à un repas destiné à marquer un événement important (démonstration de la dot de mariage, retour de la Mecque, retour d’un parent de Russie, naissance d’un enfant, obtention d’un diplôme, etc.), il faut être prête à dépenser : un principe de réciprocité loin d’être propre au Tadjikistan, mais qui est en fait l’une des caractéristiques des relations sociales dans le pays. Les règles de l’hospitalité, bien connues des femmes, car elles en sont les principales protagonistes, se traduisent notamment par la circulation de bassines, remplies de différentes sortes de pain, de hors-d’œuvre, de pâtisseries et de textiles (foulards de tête, coupons de tissu). Considérées selon les situations comme des cadeaux (tuhfa) ou des formes d’aide (kumak) à l’attention de l’hôte, elles peuvent être désignées comme un objet de don ou un objet d’échange par les protagonistes. Les logiques qui président à leur circulation sont connues de tous, et en particulier de toutes. Les événements importants, tels que les mariages ou les circoncisions, sont l’occasion de prestations complémentaires qui peuvent s’avérer très coûteuses pour les familles impliquées. De même, les funérailles sont l’occasion de dépenses conséquentes, bien que souvent difficiles à anticiper, car la maison du défunt se doit d’accueillir et nourrir quiconque souhaite lui présenter ses condoléances. En somme, les repas d’hospitalité comme les différents rituels du cycle de vie sont autant de moments où les dépenses sont vécues et formulées comme impératives : aux yeux de toutes et tous, elles se présentent comme des obligations relationnelles et morales. S’en exempter est un choix qui requiert une réflexion préalable tant la transgression expose à la réprobation collective.
- 1 Notons que le Tadjikistan a connu de profonds bouleversements dans les années 1920-30 durant lesque (...)
- 2 Remarquons ici que durant la Guerre civile, les hommes étaient particulièrement visés dans les affr (...)
- 3 Ce schéma de migration saisonnière a été facilité par l’absence d’un régime de visa pour se rendre (...)
2Pourtant, le maintien de cette économie cérémonielle coûteuse semble contre-intuitive étant donnée la précarité économique qui affecte le Tadjikistan. En effet, l’indépendance du pays (1991) suite à l’effondrement du régime soviétique s’est opérée sur fond de banqueroute économique (Scarborough 2016) et de Guerre civile (1992-1997). La relative sédentarité1 des populations tadjikistanaises a alors laissé place à des flux migratoires considérables, à destination de la Russie principalement (qui concernent aujourd’hui environ un tiers de la population active). Ces migrations sont d’abord le fait d’hommes jeunes, âgés de 18 à 55 ans2, qui envoient une partie de leurs revenus à leur famille restée au pays – leurs parents, épouse et enfants, résidant fréquemment ensemble durant les premières années (si ce n’est la première décennie) suivant le mariage3. La dépendance économique des foyers tadjikistanais vis-à-vis du marché russe se reflète depuis dans le rôle des transferts de fonds, qui équivalaient à 50% du PIB du pays en 2014, et encore à 30% en 2020. Les formes de migration se complexifient aujourd’hui. Cela s’explique par l’accroissement de la part des femmes et des familles dans les flux migratoires, en particulier vers la Russie (Kholmatova 2018), ainsi que par les allers-retours fréquents des individus entre les deux pays, selon les opportunités de travail, éducatives et matrimoniales.
- 4 Pour une analyse des liens entre représentations de genre et nationalisme en Asie centrale, voir pa (...)
3Dans ce contexte, le maintien d’une économie cérémonielle coûteuse pour les familles interroge à plusieurs titres. D’une part, l’économie cérémonielle est vécue comme nécessaire tout en étant dénigrée par les personnes qui la reproduisent. Certes, elle évolue avec les transformations politiques, économiques, idéologiques, migratoires, etc., à l’œuvre dans le pays, mais elle constitue aussi un contrepoint permanent à ces évolutions. Autrement dit, elle va rarement dans le « bon » sens (celui du développement, de la modernité, de la rationalité, etc.) et, à ce titre, elle produit un décalage rendu visible par les anxiétés, les plaintes et les difficultés rencontrées par les personnes soucieuses de s’y conformer. Dès lors, que peut-on dire des tensions aujourd’hui particulièrement visibles entre, d’une part, les impératifs de l’économie cérémonielle, intériorisés tant par les hommes que par les femmes et, d’autre part, les évolutions de la société tadjikistanaise telles que voulues par le pouvoir ou engendrées par l’économie de marché ? Par ailleurs, comment ces tensions affectent-elles les actrices de l’économie cérémonielle ? Car ce sont les femmes qui sont au cœur de ces pratiques : elle sont tantôt désignées (y compris depuis l’époque soviétique) comme les « gardiennes » de la tradition (Tett 1994), et à ce titre encensées (lorsque ce sont des mères qui donnent des fils à la nation), tantôt stigmatisées (lorsqu’elles font obstacle au développement, à la modernisation ou à la rationalisation de la société)4. L’objectif ici est de rendre compte des logiques de l’économie cérémonielle au Tadjikistan, orchestrée par les femmes, en particulier lorsqu’elle est ciblée comme improductive et irrationnelle par l’État (qui veut la « nationaliser »), l’islam (qui veut l’islamiser) et, dans une certaine mesure, par les hommes et les femmes eux-mêmes (qui veulent la domestiquer). En outre, pour mettre en acte cette économie cérémonielle, les femmes s’appuient sur les liens d’affinité, qui jouent un rôle fondamental dans la reproduction des relations de parenté et de voisinage et, en somme, dans la production de l’ancrage local. Mais comment se recompose cet espace de compétences féminines dans un contexte de déstabilisation des liens d’affinité et d’intensification des mobilités ?
- 5 Je mène régulièrement des enquêtes de terrain au Tadjikistan depuis 2012, dans la capitale (Douchan (...)
- 6 Si les transferts de fonds sont extrêmement dépendants de l’économie russe, sujette à de nombreux s (...)
4D’après les données que j’ai rassemblées au Tadjikistan lors d’enquêtes menées entre 2012 et 2015, un mariage coûtait alors entre 4 000 à 6 000 USD dans les milieux ruraux, et entre 6 000 à 8 000 USD dans les villes5. Le revenu mensuel moyen (officiel) au Tadjikistan était de 150 USD/mois (il avoisine les 160 USD en 2022). On voit que les dépenses de mariage représentaient a minima 26 salaires (soit cinq fois plus qu’en France), et souvent plutôt 40 ou 50 salaires mensuels (soit dix fois plus qu’en France), sachant que les couples que j’ai rencontrés étaient peu souvent biactifs et, s’ils possédaient une épargne financière relativement faible, avaient pu accumuler des biens en amont, par exemple pour la dot de la mariée. Cela constitue des sommes importantes alors même que, peu de temps auparavant, la Guerre civile (1992-1997) avait momentanément interrompu les fastes cérémoniels (Roche & Hohmann 2011). Nul doute ici que les revenus issus des migrations contribuent largement au financement des cérémonies, et de la vie en général6. De plus, pour financer de grandes cérémonies, les familles ont recours à des emprunts d’argent auprès de proches parents, d’amis, de collègues, qu’elles peuvent mettre plusieurs années à rembourser ensuite. L’économie cérémonielle n’est donc pas une sinécure : elle exige du temps, de l’argent et une énergie considérable.
5L’attention prêtée à la sphère cérémonielle dans la région n’est pas nouvelle. Elle s’est d’abord centrée sur l’imbrication des enjeux rituels et politiques et, déjà, l’ethnographie soviétique soulignait – pour, souvent, le critiquer – le rôle des dépenses ostentatoires réalisées à l’occasion des circoncisions, des mariages ou des funérailles (Binns 1982 ; Poliakov 1992 ; Abashin 2015 ; Ohayon 2020), par lesquelles les élites validaient des positions de prestige et maintenaient des relations d’interdépendance et de clientélisme – autant de processus encore présents dans la société tadjikistanaise aujourd’hui (Boboyorov 2013). L’expérience soviétique de répression politique et religieuse en a d’ailleurs fait une arène remarquée des relations de pouvoir et de contestation politique, une tendance constatée jusqu’à aujourd’hui dans un contexte de construction d’États-nations nés de la scission de l’Union soviétique en 1991 (Roche & Hohmann 2011).
- 7 Ici définie par les cinq républiques ex-soviétiques que sont le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbé (...)
6Les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale constituent un moment d’inflation de cette économie cérémonielle (Roberts 2017). Les populations d’Asie centrale purent s’enrichir et vivre mieux, malgré les difficultés d’approvisionnement dues aux pénuries structurelles de biens manufacturés (Cleuziou & Ohayon 2017). Depuis l’effondrement du régime soviétique, l’ensemble de la région centrasiatique7 a de nouveau connu une intensification des dépenses cérémonielles. Celles-ci sont comprises comme le signe d’une intensification des relations d’entraide (Koroteyeva & Makarova 1998 ; Werner 1998) ou de l’expression des inégalités sociales dans le contexte d’accès à de nouvelles formes de mobilité et de consommation (Werner 2000 ; Ilkhamov 2013 ; Light 2015 ; Trevisani 2016 ; Sadigov 2020 ; Cleuziou & McBrien 2020). L’ambiguïté dont elles sont porteuses n’est pas sans faire écho à ce qui se passe ailleurs, que ce soit en Chine (Siu 1993), en Inde (Anderson 2007), au Vietnam (Teerawichitchainan 2012) ou au Sénégal (Moya 2017).
7De façon générale, la littérature sur l’Asie centrale insiste sur l’importance de l’économie cérémonielle dans la production de la « vie communale » (Kandiyoti & Azimova 2004), au sein de laquelle se jouent des formes d’identifications plurielles, qu’elles soient formulées en termes régionaux ou nationalistes (Roche & Hohmann 2011, Borisova 2020) ou réputation et de genre (Cleuziou 2019). S’immiscer dans les relations cérémonielles apparaît comme une condition nécessaire à l’enracinement de l’État, ce qui explique l’attention que les différents régimes au pouvoir leur ont portée – que ce soit pour les soviétiser, les nationaliser ou les ethniciser (voir aussi Tett 1994).
8Comme à l’époque soviétique, l’importance des dépenses suscite l’inquiétude du gouvernement tadjikistanais présidé depuis 1992 par E. Rahmon. Ce domaine de compétences féminin apparaît depuis longtemps aux yeux du pouvoir, comme « un mal nécessaire », symptomatique d’une société difficile à réformer. C’est pourquoi, à l’instar d’autres pays de la région, le Tadjikistan a légiféré en 2007 et 2017 pour tenter de contrôler les dépenses cérémonielles. Ces lois concernent tous les événements festifs : les fêtes nationales et le Nouvel An persan (Navruz), les fêtes religieuses comme Qurbon Bayram (qui marque la fin du ramadan) et les célébrations privées comme les anniversaires, les circoncisions, les mariages ou les funérailles. La durée et le nombre d’invités sont limités et soumis à des demandes d’autorisations à l’échelon municipal. Les transgressions peuvent faire l’objet d’amendes, voire de sanctions plus graves comme la perte d’emploi pour un fonctionnaire. Qu’il s’agisse de l’hospitalité ordinaire ou des prestations entre affins, le pouvoir considère les dépenses cérémonielles comme improductives et immorales. D’un point de vue strictement économique toutefois, la vie cérémonielle alimente un véritable marché de la fête remarquable par son ampleur dans le pays (restauration, performances artistiques, location de robes et d’accessoires, services vidéo et photographiques, biens destinés à meubler la chambre conjugale, cadeaux de mariage, etc.). Les marchés de Douchanbé, la capitale, et du reste du pays contiennent tous des secteurs spécifiquement liés à la fête et aux mariages, auxquels il faut ajouter le secteur du textile (les tissus circulent sous forme de cadeaux d’hospitalité et les femmes se font coudre de nouvelles robes pour chaque événement important). Du point de vue de l’État, toutefois, ces dépenses sont des facteurs d’appauvrissement, mais également le support de réseaux et de solidarité potentiellement menaçants. Comme le répètent les personnes que j’ai rencontrées : « ces lois sont faites pour les riches », ceux qui pourraient contester ou revendiquer véritablement une influence politique sur la base de ces dépenses de prestige.
9Enfin, ces lois s’inscrivent dans tout un ensemble de régulations qui encadre la vie privée des citoyens : qu’il s’agisse de la nomination des enfants (interdictions des prénoms d’origine arabe), des responsabilités parentales dans l’éducation (y compris religieuse), des conjoints possibles (interdiction des mariages entre enfants et petits-enfants de germains), de l’habillement (publication d’ouvrages indiquant l’habillement respectable selon le sexe et les âges de la vie), etc. Le renforcement de l’interventionnisme de l’État tadjikistanais dans de nombreux aspects de la vie privée et sociale vise à définir de façon stricte ce que sont la coutume, la tradition et l’islam spécifiquement « tadjiks », dans une version qui ferait tenir ensemble modernité et traditionalisme. En somme, il s’agit de produire un nationalisme ethnique où tout est déjà interprété (« tout est tadjik ») et rien n’est laissé au hasard.
10Si l’État veut « moderniser » les relations sociales en les désimbriquant des pratiques cérémonielles, il souhaite simultanément « (re)traditionnaliser » la famille par la promotion d’une idéologie familialiste conservatrice (Direnberger 2014). Les femmes sont ainsi sommées de cesser leurs échanges pour se consacrer à leurs rôles d’épouses et de mères. On décèle ici clairement la promotion de la famille circonscrite à la relation parents-enfants (Roche 2016 ; voir aussi Mostowlansky 2013) qui, à bien des égards, peut limiter l’extension des réseaux affinitaires.
11Or, au lieu de fixer les manières de faire, ces régulations altèrent surtout le cadre général de compréhension des relations de réciprocité et d’affinité. Nombreuses sont les familles centrasiatiques aujourd’hui prises entre des injonctions contradictoires, liées aux attentes sociales de dépenses cérémonielles nécessaires à l’inscription dans le territoire (villageois comme urbain), aux régulations étatiques qui tentent de les circonscrire et aux transformations du marché et de l’accès aux ressources (notamment du fait des migrations) qui permettent et incitent à de nouvelles consommations (Trevisani 2016). Ainsi, lorsqu’elle relate les dilemmes internes de Farkhod, un artiste tadjik d’une quarantaine d’années, Borisova (2020) souligne le fait que l’État, en cherchant à réguler la sphère cérémonielle, a surtout renforcé l’incertitude qui règne autour des relations de réciprocité et les préocupations qu’elle génère. En effet, lorsqu’il organise le mariage de sa fille, Farkhod se retrouve « victime » d’une injustice selon lui : se retranchant derrière la loi, ses futurs affins n’apportent pas les cadeaux attendus, le privant d’une forme de compensation à ses propres dépenses tout en l’humiliant publiquement. Le travail de l’affinité consiste à présent à négocier aussi bien les régulations étatiques que les formes de contournement attendues ou déplorées. D’autant que, dans le contexte actuel d’augmentation des séparations, ces dépenses peuvent paraître dérisoires. Ainsi, loin d’encadrer les échanges matrimoniaux, ces lois ont intensifié l’incertitude quant à l’efficacité des échanges cérémoniels et, a fortiori, des pratiques des femmes en la matière.
- 8 Le terme désigne également la nappe sur laquelle on mange.
12Lorsque je fais part à Shabnam de mon souhait de me rendre chez une dame qui nous invite, elle m’emmène au commerce du coin de la rue : elle y choisit deux paquets de bonbons (parmi un très large choix), un paquet de sucres en morceaux et du pain. De retour chez elle, elle dépose le tout dans une bassine en aluminium (karson), en ajoutant sur le dessus un foulard de tête, encore dans son emballage, prélevé dans sa réserve personnelle. Elle enveloppe le tout dans un grand tissu (darstarkhon8) que je suis sommée de porter à bout de bras. D’ailleurs, on ne peut manquer de voir, dans la capitale comme dans les villages, des femmes transportant ces bassines emmaillotées destinées à l’hôtesse chez qui elles se rendent. Leurs bassines sont, comme la nôtre, remplies d’éléments standards : de la nourriture salée (différents types de pain, des beignets salés ou autres hors-d’œuvre), sucrée (chocolats, confiseries, pâtisseries) et éventuellement un foulard de tête ou un coupon de textile (de trois mètres, pour en faire une robe). Plus l’événement est important, plus les biens de la bassine sont ajustés en quantité, qualité et diversité. On offre la bassine en arrivant, on s’installe pour manger pendant plusieurs heures et on repart avec notre bassine remplie de cadeaux en retour.
13Le repas rassemble des femmes assises à même le sol, autour de nappes couvertes de hors-d’œuvre de viande, de salades diverses, de gâteaux, de fruits frais et même des fruits exotiques (il y a, cette fois, des ananas auxquels personne n’a touché), ainsi que de nombreuses bouteilles d’eau, de jus de fruit et de sodas. Les plats chauds sont servis au fur et à mesure : un pot-au-feu de légumes et de viande (churbo) suivi d’un plat de riz pilaf à la viande (osh). Durant le repas, parentes, voisines et amies échangent les dernières nouvelles : les récents mariages et divorces, les allers-retours des époux et des enfants en Russie, les parcours étudiants, etc. Certaines partagent également des conseils de santé, des recettes de cuisine, des informations sur les abonnements téléphoniques les plus avantageux (important, pour ces familles transnationales), etc. D’autres enfin, posent des questions hautement « stratégiques » : où trouver une jeune fille de bonne famille à marier à un fils qui fait ses études à l’étranger ?; À qui s’adresser pour refaire son passeport ou obtenir une déclaration de naissance ?; Quel voisin aurait trouvé un emploi avantageux en Russie et pourrait faire venir un époux ou un frère ? Hauts lieux de sociabilité et d’échanges, les repas de cette sorte constituent l’occasion de réactualiser un réseau autant que de l’étendre. À ce titre ce sont des centres de production et de circulation des informations, des rumeurs et des réputations (Cleuziou 2019). Selon l’ampleur du repas (du plus familier et intime au plus mondain), les moments de détente et d’échanges peuvent toujours être mis à profit pour augmenter un capital social et informationnel.
14Lorsqu’une hôtesse reçoit une bassine, elle la dépose dans un endroit discret (dans ce cas, la cuisine, mais cela peut être une chambre inoccupée, ou même une remorque dans le cas de grandes festivités). Son contenu est ensuite divisé en deux catégories, éventuellement trois : la première est celle des biens destinés à la consommation immédiate, qui vont être disposés devant les invitées (et qui permettent d’enjoliver la table de fête autant que de gratifier la donatrice) ; la deuxième catégorie correspond aux éléments qui vont être disposés dans d’autres bassines, contre-dons destinés aux invitées qui ont apporté des bassines ou de l’argent en premier lieu ; et possiblement, mais pas toujours, une troisième catégorie émerge lorsqu’une partie des biens peut être conservée par l’hôte, généralement dans un coffre, et vient enrichir sa réserve personnelle. Dans cette troisième catégorie n’entrent que des éléments non périssables, comme les foulards ou les textiles, et éventuellement des produits que l’on peut conserver, comme les chocolats ou les confiseries. Les termes utilisés pour désigner la réserve de textile et foulards à domicile (khazina, zakhira) renvoient d’ailleurs à une idée générale de trésorerie. Cette réserve constitue une forme d’épargne « en nature », dont l’accumulation est aussi fonction de la générosité des invitées. Cette épargne peut ensuite être investie dans d’autres cérémonies, en d’autres occasions (d’autres repas de fête, la dot d’une fille à marier, etc.), lorsqu’elle n’est pas destinée à un usage personnel. Aujourd’hui, elle est de plus en plus rapidement soumise au vieillissement du fait de l’accélération des modes : certains foulards ne sont plus « mettables » (et donc, ne sont plus « offrables ») passé un certain temps… Les produits de la bassine sont ainsi partiellement « dé-marchandisés » : leur valeur marchande est subordonnée à leur usage, lui-même circonscrit au contexte cérémoniel. La standardisation des produits attendus dans le cadre de ces relations d’hospitalité les extrait du marché au sens où ce qui compte est moins le prix que la logique d’hospitalité qui y est associée. D’ailleurs, le contre-don s’il a lieu repose sur le don d’une bassine « standard » et non sur le retour d’une bassine au « coût réel » équivalant à celle offerte en premier lieu – bien qu’un certain principe de proportion soit toujours attendu.
- 9 Au sein des relations d’affinité, les familles « preneuses » et « donneuses » de femmes ne sont pas (...)
15Les bassines sont ainsi offertes pour les repas de fête, allant du plus simple au plus élaboré, mais les biens offerts dépendent du type de relations qu’entretiennent les familles et les femmes entre elles : les relations de parenté et d’affinité9 impliquent des dons souvent plus importants que les relations de voisinage ou amicales – ces conventions sont connues et partagées, donc attendues. Il est fréquent, lors d’événements importants comme des mariages, que les collègues et amies se réunissent pour réaliser un cadeau commun (un tapis, de la vaisselle, etc.), plutôt que d’offrir des bassines. Le don d’une bassine n’est donc pas obligatoire, mais un équivalent (sous forme d’argent ou de cadeau, dans le cas d’un mariage) est fortement attendu dans le cadre d’une relation entre une hôtesse et ses invitées ; de même, l’occasion d’une inversion des rôles n’est pas forcée, mais sera, elle aussi, fortement espérée.
16S’il peut arriver qu’une femme se rende à un événement en l’absence de bassine ou de cadeau en numéraire, la plupart des femmes évitent de se présenter les mains vides. Lorsqu’elles n’ont pas les moyens d’apporter quelque chose, elles n’y vont pas : « cela dépend de la conscience des gens » (ba vijdoni inson bovasta ast), me dit Shabnam.
- 10 Ou avec un sac plastique contenant de la nourriture pour celles qui ont apporté de l’argent.
17Néanmoins, s’il y a don de bassine en premier lieu, la contrepartie immédiate est essentielle : une invitée ne repart jamais les mains vides10, même si elle reçoit toujours moins que ce qu’elle a apporté. Lorsque nous nous sommes levées au bout de 2 h 30 avec Shabnam, notre hôtesse nous a tendu notre bassine en partie remplie. Selon les situations et les personnes, les invitées considèrent qu’elles sont redevables envers leur hôtesse qui leur a offert un repas de fête, tandis que certaines invitées voient dans les cadeaux apportés une aide que celle-ci leur fournira lorsqu’elle sera invitée à son tour. Dans tous les cas, il est attendu que la relation hôtesse/invitée s’inverse, que les rôles soient alternés : des relations apaisées reposent sur cette logique de « déséquilibre alterné » (Strathern 1971), et l’endettement mutuel alimente les formes de réciprocité asymétrique qui permettent de maintenir la relation dans le temps.
18L’économie cérémonielle reproduit également des écarts, des distinctions : tout le monde n’est pas admis à participer, ni de la même manière. Des distinctions de genre, tout d’abord, car dans la relation d’hospitalité, seules les femmes offrent des bassines aux femmes. Les hommes peuvent donner de l’argent à d’autres hommes lors des événements les plus importants (mariage d’un enfant, circoncision d’un fils par exemple). Les dons « croisés » sont réalisés au sein de la parenté proche (frère/sœur surtout), mais ne consistent jamais en des bassines. Les événements mixtes sont en fait souvent réservés aux petites réunions familiales : dès qu’un événement prend de l’ampleur, les hommes et les femmes sont invités et installés séparément. Lorsque mari et femme sont tous deux conviés, l’épouse s’occupe d’apporter les cadeaux. Et finalement, il est fréquent que l’événement soit destiné uniquement aux femmes, car les formes d’homosocialité masculine se déroulent davantage en extérieur, au salon de thé (tchoykhona) ou à la mosquée (masdjid), et sans bassine. L’implication des hommes dans ces échanges féminins est en réalité plus indirecte : la réputation ainsi qu’une partie des ressources financières d’un homme sont possiblement mises en jeu dans les repas organisés par son épouse.
19Ensuite, seules les personnes mariées (hommes comme femmes) sont impliquées dans ces dons. Les jeunes femmes récemment mariées qui résident encore chez leurs beaux-parents sont le plus souvent affectées aux tâches d’aide, que ce soit chez leur belle-mère ou chez leur propre mère. Durant le repas auquel j’ai assisté avec Shabnam, la bru, les filles mariées et non mariées, ainsi que les nièces adolescentes de notre hôtesse ont aidé au service. Les invitées étaient des femmes mariées d’un certain âge. De façon générale, les femmes « disponibles » pour ces événements sont celles qui ne dépendent plus de leurs beaux-parents pour sortir (qui vivent donc séparément), qui résident parfois avec leurs fils mariés et leurs brus. Le mariage d’un fils accroît pour une femme non seulement son statut (le statut de belle-mère est le plus valorisant et valorisé pour une femme au Tadjikistan), mais lui permet aussi de s’émanciper des tâches domestiques, désormais déléguées à la nouvelle bru (voir aussi Ducloux 2009). On voit ici que l’affinité constitue le pivot central des relations de sociabilités et des échanges cérémoniels qui les sous-tendent.
20Enfin, les participantes sont aussi des femmes qui ont les moyens d’investir dans ces bassines, ou de les préparer : si les bassines ne sont pas nécessairement très coûteuses, la répétition des événements peut peser sur le budget des familles et impose parfois de les sélectionner (voir les propos Shabnam cités en introduction). Si les sommes restent assez faibles, c’est la fréquence des événements qui impose de les choisir. Là se joue en particulier l’interdépendance entre hommes et femmes : le financement est très souvent assuré par les premiers, mais l’argent des hommes est converti en « biens échangeables » et, a fortiori, en relation sociale et en réputation par les femmes. Des évaluations divergentes peuvent surgir quant à la nécessité de se rendre à tel ou tel événement – même si un homme possède moins souvent la maîtrise des rumeurs et des « signaux de réputation » (Origgi 2015) mis en jeu à ces occasions et, de ce fait, peut avoir tendance à « laisser faire ».
La mariée vient saluer ses aînées, Rasht, 2013
Photo : Juliette Cleuziou
21Les formes de sociabilité sont ainsi traversées par des logiques de distinction sociale. La nature des mets déposés sur la nappe du repas, la quantité de viande, les types de confiserie, de fruits, etc., sont autant de marqueurs de moyens financiers, car toutes, autour de la table, connaissent le prix des denrées offertes à la consommation. Le coût du kilogramme de viande de bœuf ou de mouton, comme celui de telle marque de bonbons enrobés de chocolat, n’est un secret pour personne, et Shabnam ne s’est pas privée de commenter à voix haute la table de notre hôtesse, en soulignant de façon positive la présence des ananas. Certains repas peuvent au contraire prendre une forme humiliante. Ainsi Mukhabbat, une habitante de 40 ans d’un modeste quartier résidentiel de Douchanbé, m’a raconté un repas chez une voisine nouvellement installée. Comme le veut la coutume, Mukhabbat avait apporté une bassine de pain, des pâtisseries et une boîte de chocolats. Mais la voisine en a fait « trop » : tout ce qui était sur la table était très cher, elle portait tous ses bijoux en or aux doigts, et ne cessait d’insister pour que les invitées mangent davantage, goûtent chaque mets, car « tout était très bon et très cher », précise Mukhabbat. Elle a vécu cela comme une humiliation : « Elle sait bien que nous connaissons le prix des chocolats et des bonbons sur la table ». La réaction de Mukhabbat fut le dénigrement : « c’est une villageoise (qishloki), mais elle se croit riche ». Elle manque de manières et de tact. La sanction immédiate sera l’atteinte à la réputation de la nouvelle venue, car Mukhabbat n’hésita pas à partager son avis avec ses voisins (pour plus de détails, voir Cleuziou & Dufy 2022). En effet, selon les contextes et les relations, les écarts de classes peuvent être vécus comme positifs (une redistribution appréciée) ou négatifs (une tentative d’écrasement) par les invitées. Sur un mode plus discret, les logiques de distinction peuvent aussi s’exprimer au travers du contenu des bassines qui, toutefois, ne sont pas ouvertes en public : elles s’instaurent dans une relation interpersonnelle, autorisant les femmes modestes à participer plus facilement.
- 11 Judith Beyer (2016), anthropologue, a travaillé sur le Kirghizstan voisin et parle à ce sujet « d’a (...)
22Cette volonté de participer malgré les contraintes financières peut surprendre. Ces circulations sont motivées principalement par l’inscription dans des réseaux de parenté et de voisinage, doublée de l’anticipation d’une possible stigmatisation (le fameux « qu’en dira-t-on ? » des voisins) qui, à bien des égards, limite l’accumulation et incite à la redistribution11. Au sein de ces réseaux, une femme qui se distingue – par son statut, par sa profession, par son salaire (ou ceux de son époux) – est sommée de redistribuer. Cette économie cérémonielle se déploie dans de multiples réseaux – d’affinité, de quartier, de voisinage, amicaux, professionnels, etc. – qui peuvent s’étendre ou se contracter selon les moyens et les périodes. Les réciprocités engagées par la circulation de cadeaux permettent en outre l’insertion plus large de chacun et chacune au sein de réseaux plus ou moins intégrés qui seront mobilisés ensuite à diverses occasions : accès à une école, recherche d’emploi (notamment en Russie), emprunt d’argent, création de tontines, recherche d’un conjoint pour ses enfants, etc. Ils participent de l’élaboration pour chaque famille de son ancrage social autant que de ses mobilités sociales et géographiques potentielles.
23Dans ces processus, les relations d’affinité sont à la fois un moyen et une fin : un moyen d’intégrer l’économie cérémonielle, qui distingue les compétences des femmes mariées des autres (et a fortiori celles qui ont un mari pouvant injecter des ressources) ; une fin, car l’économie cérémonielle vise à reproduire les réseaux sur un modèle affinitaire (fondé sur une dialectique entre réciprocité et distinction) et à promouvoir le mariage comme condition de possibilité de l’agir cérémoniel féminin. Autrement dit, l’affinité se reproduit par affinité, à travers les échanges cérémoniels et la (tentative de) maîtrise des tensions inhérentes à ces échanges (Cleuziou 2016). Malgré cette circularité des moyens et des fins, la sphère cérémonielle ne se développe pas en autarcie : elle est au contraire fortement dépendante des ressources financières qui l’alimentent et qui sont aujourd’hui instables et irrégulières – et c’est sans doute l’une des grandes différences avec l’époque soviétique, durant laquelle les revenus étaient davantage garantis.
- 12 Le terme qudo désigne la relation de co-beaux-parents et, par extension, la relation d’affinité ent (...)
24L’inflation d’une partie de la sphère cérémonielle est d’autant plus visible qu’elle s’opère en effet sur fond d’irrégularité des revenus. Les logiques de distinction à l’œuvre dans les échanges de bassines sont exacerbées dans les prestations matrimoniales qui sont l’occasion d’une « consommation de la modernité » ostentatoire (Werner 2000 ; Trevisani 2016). Au Tadjikistan, une très grande majorité des mariages est le fruit d’un arrangement entre les parents des futurs époux (qui deviennent ainsi « qudo » les uns pour les autres12) et donne lieu à des prestations, particulièrement sensibles aux transformations socioéconomiques liées aux revenus et à la consommation. Les parents du jeune homme financent la fête de mariage (littéralement appelée « fête du fils » ou « tuyi pesar ») et remettent en amont une somme d’argent ou des valises de cadeaux aux parents de l’épouse, un héritage de la compensation matrimoniale (qalin) autrefois pratiquée dans tout le pays. Aujourd’hui, elle est souvent qualifiée « d’aide » (kumak) au mariage. De leur côté, les parents de la jeune femme dépensent eux aussi des sommes considérables pour marier leur fille, bien supérieures à l’aide reçue de leurs futurs alliés. Ils rassemblent une dot dont la valeur est associée à l’accumulation et qui constitue une opportunité de se distinguer. Elle se compose de nombreux biens mobiliers destinés à la jeune fille et à sa vie de couple (literie, électroménager, vaisselles, vêtement, etc.), mais aussi à la famille de l’époux (biens de faible valeur achetés en quantité pour être distribués) (Cleuziou 2019). La famille de la fiancée organise aussi des repas et des fêtes pour montrer la dot avant son transfert vers la maison de l’époux (par exemple, la fête de la fille, tuyi dukhtar). Le coût du mariage d’une fille s’avère aujourd’hui souvent plus élevé que pour un garçon. « Quand tu dépenses pour ton fils (sous-entendu : que tu donnes la compensation matrimoniale), tout te revient avec ta bru ! » me disait l’une de mes interlocutrices.
Derrière le voile (chodar), Douchanbé, 2013
Une fois la mariée arrivée chez son époux, elle se cache derrière une tenture pour se changer et montrer ses nouvelles robes. Elle passera la première nuit avec les femmes de sa famille et la nuit suivante avec son époux.
Photo : Juliette Cleuziou
25Ces dépenses sont toujours liées au statut et à la réputation de la famille qui les réalisent (on parle d’ailleurs de obrui qimat, c’est-à-dire littéralement de « réputation chère »). L’enjeu est de prévenir toute critique qui leur serait adressée, de défaut de redistribution ou d’incapacité à rendre (ou plutôt, à « donner à son tour ») ce que, certainement, elles auront reçu auparavant de leurs parents et voisins (Beyer 2016 ; Cleuziou 2019 ; Borisova 2020). Toutefois, dans un contexte où l’affinité crée une relation hiérarchique entre les deux familles, la famille du marié étant rituellement supérieure à celle de la mariée, et où la dot est laissée à la libre appréciation de la famille de cette dernière, celle-ci a tendance à en faire plus. La dot constitue autant une manière de compenser une redevabilité rituelle qu’un emblème de ce qu’une famille est réputée prête à faire pour sa fille. Cette « liberté » est en réalité très contraignante : elle n’est pas négociée, elle dépend du bon vouloir, dit-on, des parents de la jeune femme.
26Prestigieuse, mais contrainte, la dot se trouve ainsi au carrefour d’un double système de valeurs : d’une part, la forte valorisation de la dépense comme marque de prestige ; d’autre part, la supériorité rituelle des époux et la faible valeur des femmes sur le marché matrimonial. La convergence des deux débouche sur des situations où, selon le contexte, la dot s’apparente à une lutte de classement (pour les familles aisées) ou, au contraire, à une lutte contre le déclassement (pour les familles modestes qui ne veulent pas pour autant se distinguer négativement). Mais cette forme d’expression est toujours soumise à l’appréciation collective et, surtout, à celle des affins : ce sont eux qui décideront de garder la bru ou de la répudier – décision qui s’inscrit, rappelons-le, dans un contexte où les hommes-époux sont fréquemment absents, puisqu’en migration. La répudiation, c’est-à-dire la séparation religieuse pratiquée uniquement par les hommes, constitue une arme d’autant plus efficace que la précarité économique qui touche les femmes (dont les salaires sont moins élevés, dont les emplois sont plus précaires, qui sont moins éduquées, etc.) les rend d’autant plus dépendantes des bénéfices (résidentiels, économiques) liés au mariage. Les familles espèrent ainsi constituer une dot suffisamment « convaincante » (c’est-à-dire, impressionnante) pour garantir la place de la jeune femme dans sa belle-famille.
- 13 Les investissements éducatifs et entrepreneuriaux sont souvent regardés avec méfiance car ils sont (...)
27Dès lors, on comprend que les plaintes au sujet des dépenses cérémonielles et des lois qui les encadrent soient nombreuses. Soit comme le préconise l’État, on investit dans des placements considérés comme « productifs » (créer une entreprise, financer l’éducation des enfants, l’immobilier, etc.), d’emblée associés à l’amélioration d’un confort personnel, mais aussi à une projection dans le temps parfois dénuée de sens compte tenu de l’urgence du présent et de l’incertitude de l’avenir13. Soit, on investit dans les cérémonies qui composent l’économie des réseaux de la sociabilité, assimilée à des investissements relationnels et réputationnels certes, mais souvent contraignants, voire parfois risqués étant donnée la fragilité économique de certains foyers. Cette alternative est vécue comme aliénante. Il est certes possible de remplacer la belle fête par une œuvre de charité, comme le prescrit l’islam – mais cela ne convient que dans certains cas et, d’ailleurs, la charité remplace rarement une fête de mariage. J’ai souvent retrouvé chez mes interlocuteurs et interlocutrices ce sentiment ambivalent où la fierté de l’accomplissement se mêle à l’amertume de l’obligation. En se plaignant, ils formulent une certaine expérience de l’hétéronomie : le sentiment d’être soumis à des forces extérieures, qu’il s’agisse de l’État, du marché ou des réseaux de sociabilité (« les gens », « les voisins »), qui les contraignent dans leurs choix et restreignent leurs opportunités d’action.
28Dès lors, doit-on susciter l’admiration pour garantir la conjugalité ? Doit-on ménager ses efforts (et son épargne) compte tenu des risques accrus de séparation ? La dot est-elle un investissement ou une assurance pour la jeune fille ? L’affinité devient-elle uniquement une affaire de prestations, d’équivalence marchande et de paiement ? Si l’affinité est désormais une affaire de compétition, à partir de quand les familles, et en particulier les femmes, ont-elles le choix de ne pas s’y plier ?
- 14 Terme emprunté à Kandiyoti & Azimova (2004).
29Ces questionnements traversent la société tadjikistanaise dans son ensemble, mais les contraintes cérémonielles n’affectent pas les hommes et les femmes de la même manière. Depuis l’indépendance du pays et son entrée dans l’économie marchande, les migrations revêtent une dimension à la fois relationnelle et sexuée : la mobilité des hommes garantit l’immobilité des femmes – et réciproquement (Isabaeva 2011). Cette « mobilité relationnelle » (Reeves 2011) a contribué à accentuer la différenciation des rôles masculins et féminins dans la production de la vie communale14 – écart que le régime soviétique, comme le régime actuel, ont tenté de réduire en détournant les femmes des échanges cérémoniels, et en les incitant à se focaliser sur le travail salarié ou sur leurs rôles d’épouses et de mères.
- 15 Sur ce sujet, voir l’analyse des familles transnationales kirghizes proposée par Aitieva (2015).
30Aussi l’économie cérémonielle est-elle emblématique d’évolutions sociétales plus larges : il est aujourd’hui attendu des hommes (surtout ceux qui sont en Russie) qu’ils fournissent les ressources financières pour alimenter des cérémonies et des échanges dont les enjeux sont maîtrisés et maintenus dans le temps par leurs épouses (qui résident au Tadjikistan). Le maintien des relations locales dépend donc de la multiplicité des échanges cérémoniels dans lesquels les femmes s’engagent, avec le soutien de leur mari. Si les conflits entre époux, surtout dans le cas de familles transnationales, portent souvent sur ce type de dépenses, les hommes eux-mêmes sont tiraillés entre un impératif de « présence cérémonielle » qui viendrait compenser leur absence physique et le recentrement des dépenses sur la famille nucléaire15. D’autant que, nous l’avons vu, le contexte général économique, politique et migratoire intensifie les tensions et les incertitudes autour des relations générées par l’économie cérémonielle, et notamment autour des relations d’affinité et de réciprocité qu’elle vise à reproduire. Les dépenses cérémonielles n’ont pas (ou n’ont plus ?) toujours les effets escomptés, en termes de réciprocité, d’entraide et de stabilité des relations. Les relations entre hommes et femmes, entre parents et enfants et entre alliés évoluent, accordant une place croissante aux projets individuels et aux intérêts familiaux recentrés sur une unité familiale conçue de façon plus restrictive que l’affinité.
Montrer la dot, Rasht, 2013
Lors de la « fête de la fille » on ouvre des coffres rempli des biens qui composent la dot de la fiancée, et qu’elle emportera chez son époux.
Photo : Juliette Cleuziou
31Au bout du compte, c’est l’ensemble des pratiques associées à l’univers des femmes qui s’en trouve affecté, parfois dénigré, au nom d’une rationalité qui oppose le capitalisme au cérémoniel, les gouvernants aux gouvernés, les revenus masculins aux dépenses féminines. Nous l’avons vu, l’économie cérémonielle n’est en effet pas dénuée de contraintes : des investissements financiers importants, des conduites fortement encadrées voire prescrites (en termes de mariage, de maternité, de hiérarchies de genre et d’aînesse), la soumission aux impératifs de la réputation, etc. Pourtant, de nombreuses femmes s’y plient, car la sphère cérémonielle constitue encore un espace d’autonomisation au sein duquel elles conservent l’initiative des échanges à engager et des prestations à rendre – en somme, l’initiative des relations qui composent leur univers de pratiques. Et même si le domaine cérémoniel n’est accessible en premier lieu qu’à travers le mariage, il le demeure au-delà : femmes divorcées, séparées, ou veuves peuvent y participer et, finalement, conservent – ou recouvrent – une existence sociale que le célibat pourrait abîmer. L’affinité apparaît ici fondamentalement comme une manière d’agir, un modèle relationnel au-delà du seul statut, et finalement une valeur centrale qui régit les relations sociales tout en s’adaptant aux évolutions sociologiques, matrimoniales et économiques de l’ensemble du pays.
32Tout ceci montre que la marchandisation de l’économie cérémonielle est loin d’être achevée – si tant est qu’elle puisse l’être un jour : la réputation et l’affinité constituent encore des étalons à partir desquels est pensé l’ensemble des relations sociales. Et, pour contraignants qu’ils soient, ce sont les femmes qui tiennent à les mettre en actes, avec ou sans époux pour les aider.