1« Les socios vous souhaitent la bienvenue au 33e anniversaire de [la fondation d’] Ipiampats ! », proclamait le principal orateur de la fête, alors qu’un cortège d’autorités défilait sur la place centrale de ce village shuar du Transkutukú, dans le piémont amazonien de l’Équateur, en 2013. Sous la chaleur torride émanant des tôles du préau communal, des tables en bois étaient alignées et marquées du nom de chaque producteur. Sur les étals se trouvait une collection de denrées forestières et horticoles : arachides, gingembre, manioc, fruits de cacao, tagua, cœurs et larves de palmier, etc. La plupart des produits étaient soigneusement signalés par des écriteaux indiquant leur prix, comme on peut s’y attendre sur une place de marché.
2Le « marché d’Ipiampats », comme l’appelaient les villageois, était la première « expo-feria » jamais célébrée par la communauté. À notre grande surprise, cependant, rien de l’impressionnant étalage n’a été vendu aux visiteurs ou aux villageois. Au lieu de cela, les villageois en donnaient ostensiblement une grande partie aux autorités shuar qui faisaient le tour des étals. Ce qui restait, les villageois le partageaient avec leurs proches pendant l’événement ou le ramenaient chez eux pour le consommer plus tard. Toutefois, aucun d’eux n’avait semblé visiblement déçu par ce résultat. Dans les conversations domestiques, personne non plus ne paraissait préoccupé par un échec commercial ; on entendait plutôt les commentaires et bavardages habituels. Par exemple, une villageoise d’Ipiampats racontait sur un ton narquois que tout le monde avait fait un effort exagéré pour mettre le plus de produits possible sur leur étal – du « sorcier de la communauté » (ses mots) au producteur le plus actif, dont le mariage polygynique lui permettait, soulignait-elle, d’amasser plus de nourriture que quiconque.
3Le marché en tant que tel avait été davantage un exercice qu’une entreprise à visée mercantile. Il avait pourtant rempli un objectif important même s’il n’avait généré aucun profit. Les villageois ont pu démontrer leur esprit d’entreprise et leur promptitude à s’engager dans des relations commerciales. Dans le même temps, le fait qu’il s’agissait plus d’une démonstration que d’un marché effectif a assuré que les ventes concrètes soient reléguées à des transactions éphémères ayant lieu dans l’avenir et avec des non-locaux. À travers ce spectaculaire étalage, les villageois se sont aussi gagnés l’approbation des leaders élus, célébrant ceux qui contribuent à la prospérité et au développement de leurs communautés grâce à leur habileté en matière de politique gouvernementale. Et par leurs dons, les habitants d’Ipiampats ont pu (re)familiariser ces mêmes leaders – dont la plupart vivent désormais près des villes – en leur permettant de refaire l’expérience des aliments et des habitudes autochtones. Les villageois espéraient que ces dons fastueux rappelleraient à leurs dirigeants élus leurs promesses d’apporter des infrastructures dans leurs villages du Transkutukú.
4La construction, alors en cours, d’une route qui relierait pour la première fois la vallée de l’Upano (l’historique frontière coloniale) à la région du Transkutukú avait certainement renforcé l’espoir que les villageois plaçaient ce jour-là dans leur simulacre de marché et leur acte public de générosité : l’espoir que la route les aiderait à accéder aux hôpitaux et à de meilleures infrastructures, et qu’elle augmenterait les opportunités commerciales pour la vente de produits autochtones. Le préfet de la province, un éminent homme shuar, a été le principal instigateur de la construction de cette route. En tant que l’un des visiteurs les plus importants du premier marché d’Ipiampats, il a souligné cette attente de développement infrastructurel et commercial dans un discours enthousiaste :
« Monsieur le Président de la communauté, vous venez de me demander ce qu’il en est du centre de collecte [espace utilisé pour rassembler les récoltes des cultures de rente]. Pas de problème ! Une fois que nous aurons fini de construire la route, nous allons construire ça aussi […], afin que vous ayez plus d’espace pour faire votre commerce, vos assemblées, vos activités sportives et culturelles : tout ce que vous souhaitez […]. Vous aurez mon soutien pour accélérer le développement de notre peuple. À toutes les personnes réunies aujourd’hui à Ipiampats, je dis ceci : continuez à faire plus d’activités productives, et commencez à faire du commerce, ne vous inquiétez pas […]. »
5Dans des événements comme celui-ci, les villageois de la région du Transkutukú s’investissent avec passion et réflexion pour que les échanges marchands se transforment en avantage local. Les leaders et leurs partisans projettent une intégration dans une économie de marché capitaliste qui se ferait selon leurs propres termes. Ils refusent alors souvent les conditions économiques ou les projets extractivistes imposés par le gouvernement national. Il s’agit pour eux d’une lutte pour redéfinir qui contrôle les termes de la mécanique du marché. Les leaders ne rejettent pas l’économie de marché ou la logique capitaliste. Ils rejettent leur position subordonnée dans un système marchand historiquement dominé par les non-autochtones.
6Alors qu’en Europe occidentale, les modèles de développement désencastrés de la biosphère subissent une crise de représentation en raison de l’instabilité climatique et de l’effondrement de la biodiversité, ils ont, chez nos interlocuteurs, pris de l’ampleur au cours des dernières décennies. Les observations les plus étonnantes de notre enquête n’étaient pas les histoires de visions de jaguars racontées par des personnes ivres d’ayahuasca (nous en avons assurément rencontré beaucoup), mais plutôt les visions de développement qui inspiraient une grande partie des actions collectives dans les villages du Transkutukú. Loin d’être des expériences secrètes, ces visions sont diffusées publiquement dans des discours vantant la participation à un modèle économique qui accentue les inégalités et change le visage de la forêt à travers l’urbanisation. L’image selon laquelle le béton et les dollars conduiraient à des avenirs émancipateurs n’a jamais cessé de nous hanter.
7Au moins depuis le début des années 1970, les Shuar de la région du Transkutukú vivent dans de petits villages, appelés centros ou comunidades, établis le long d’un axe de communication (piste d’atterrissage, rivière, sentier). Les centros sont des entités administratives et juridiques reconnues par les fédérations indigènes et l’État équatorien. Cette organisation en villages est le résultat d’un siècle de colonisation encouragée par l’État.
8Dès les années 1930, la colonisation de la vallée de l’Upano par des paysans pauvres et sans-terre venus des Andes (appelés colonos) a provoqué une émigration en cascade des Shuar vers Chiguaza et la région du Transkutukú, une occupation qui, à son tour, a forcé les Achuar qui vivaient initialement dans ces régions à se déplacer plus à l’est. Le système juridique national de propriété foncière de la période suivante (1964-1981) considérait les terres qui n’étaient pas économiquement productives comme vides et dépeuplées. Si dans la région du Transkutukú les colonos étaient peu nombreux, la menace d’une colonisation imminente rendait urgente pour les Shuar l’obtention de titres de propriété foncière. C’est dans ce contexte qu’en 1964 la célèbre Fédération Shuar de Sucúa a été créée, avec le soutien d’une nouvelle génération de missionnaires salésiens inspirés par un certain collectivisme alors en vigueur. En servant d’intermédiaire de facto entre l’État équatorien et la plupart des peuplements shuar, elle a marqué le début du développement des Shuar en tant que peuple uni (Rubenstein 2001). L’élevage de bétail avait été introduit auparavant par les missionnaires salésiens et évangélistes afin d’encourager le regroupement des habitations. La Fédération Shuar y voyait la stratégie la plus efficace pour démontrer la capacité de leur population à exploiter la terre et donc à obtenir des titres de propriété – même si à l’époque les Shuar ne consommaient ni viande bovine ni produits laitiers.
- 1 Dans la zone évangélique de Makuma, la coopérative a servi de modèle pour créer une fédération ethn (...)
9À partir de la fin des années 1970, le nombre de centros augmenta rapidement dans le Transkutukú en raison d’une nouvelle vague de migration des Shuar de la vallée de l’Upano, cette fois encouragés par les missionnaires et les dirigeants de la Fédération à y développer l’élevage bovin grâce à un programme de prêts encadré par des coopératives. Dans le Transkutukú plus que dans toute autre région, la nucléation des maisons sous forme de centros a été soutenue par la création de coopératives d’élevage bovin1. La base sociologique des coopératives était formée par la parentèle d’un Grand homme uunt (qui avait souvent pour gendre un enseignant bilingue nouvellement arrivé de la vallée de l’Upano) (Taylor 1981). Selon les récits des Shuar, la perspective de protéger les terres et d’acquérir des produits manufacturés était la principale motivation pour adopter l’élevage bovin et former des coopératives.
10Le duo coopérative-village a entraîné des changements importants par rapport à la forme traditionnelle d’organisation basée sur des alliances changeantes de petits groupes fluides de parents. Dans l’esprit de ses instigateurs (les missionnaires et les dirigeants des fédérations shuar), la coopération entre les différentes unités domestiques ne devait plus graviter autour d’un réseau étroit de parents qui s’unissaient en une faction mouvante, mais plutôt autour d’un ensemble d’individus liés par des intérêts économiques communs et réunis au sein d’une entité légalement constituée, le centro, subordonnée à la Fédération Shuar (Münzel & Kroeger 1981 : 282). En d’autres termes, la production destinée à l’échange marchand devait fonctionner comme le moteur de la solidarité au sein du groupe. Cette idée était cependant plus facile à énoncer qu’à mettre en œuvre. Comme l’a relevé Philippe Descola (1982 : 231), parmi les Shuar l’économie pastorale a initialement contribué à renforcer les tendances centripètes de chaque unité domestique. Sans principes unificateurs (tels que des clans ou des lignages) pour circonscrire l’adhésion à la coopérative par le biais de groupes transgénérationnels, les nouveaux villages et les coopératives de bétail étaient voués au fractionnement en raison de la dynamique concurrentielle des alliances interpersonnelles gravitant autour des chefs de maisonnée.
11Néanmoins, les Shuar du Transkutukú n’ont pas choisi de revenir à un modèle d’organisation en maisons dispersées, comme avait vécu la génération précédente. Lorsqu’ils quittaient un village, c’était pour en rejoindre un autre ou en fonder un nouveau ailleurs, parfois en mettant sur pied une nouvelle coopérative avec un groupe de parents. En effet, s’ils n’ont jamais vraiment adhéré à l’idéologie collectiviste véhiculée par la Fédération, l’impératif de s’organiser en villages légalement reconnus est resté indispensable pour sécuriser des terres et accéder aux projets d’infrastructure et d’intégration au Marché promus par les missions, les fédérations, l’État et les organisations non gouvernementales. Tout cela a transformé les habitats dispersés préexistants, où chaque maison constituait une unité politique quasi autonome en termes de subsistance, en organisations villageoises dirigées par des autorités locales élues, régies par des règlements communautaires et pérennisées par l’intégration de ses membres à l’économie marchande et à l’État.
12L’organisation des villages actuels reflète ce nouvel ordre géosocial qui combine des activités politiques et productives. Un village est généralement divisé en une zone urbanisée (urbanización) et des domaines agricoles et forestiers (fincas). La zone urbanisée est le cœur du village, où sont construits tous les édifices et équipements d’usage communal : la place centrale autour de laquelle les maisons sont construites proches les unes des autres, le préau communal pour les assemblées du village, l’école, etc. C’est dans cette zone qu’un locus communis prend forme à travers les assemblées périodiques des villageois. À l’inverse, les fincas sont des zones consacrées à la subsistance domestique et à la production commerciale. Elles comprennent des zones de culture, de petits élevages (volailles, etc.), de pâturage, de cueillette, de chasse, de pêche, et souvent d’une seconde résidence. Les villageois sont unanimes pour dire qu’une maison (généralement un mari, une ou deux épouses et leurs enfants non mariés) ne peut pas compter uniquement sur ces ressources pour mener une bonne vie. La concentration et la sédentarisation des maisons autour d’une même zone et la surexploitation de la forêt environnante (notamment en raison de l’élevage bovin), ont rendu les activités cynégétiques et halieutiques moins fiables. Un foyer complète généralement le manque de viande dans son alimentation par des boîtes de sardines et des lots d’œufs industriels provenant d’étals tenus par des instituteurs shuar ou des commerçants non autochtones. Outre l’achat de viande et d’autres produits comestibles, les villageois soulignent qu’ils ont également besoin d’argent pour payer les soins de santé importants (qu’ils soient chamaniques ou biomédicaux), des ustensiles scolaires et des objets tels que des vêtements et des outils manufacturés pour travailler dans leurs fincas. Au-delà du noyau domestique, chaque village aspire à la construction d’infrastructures communales qui rendent pérenne la résidence nucléée – de l’électricité à l’eau potable en canalisation.
13Mais c’est surtout l’idée moderne du progrès qui prévaut chez nos interlocuteurs. Une vie qui se résumerait à vivre avec ses proches de bière de manioc, d’horticulture, de chasse et de petits élevages ne signifierait que « vivir por vivir » (vivre pour vivre), comme le disent souvent les villageois lorsqu’ils évoquent en espagnol le mode de vie de leurs parents et grands-parents. Aujourd’hui, ils doivent « aller de l’avant » (emtikiatin ; esp. seguir adelante). À travers la vie villageoise, les Shuar ont acquis une conscience historique singulière selon laquelle, en tant qu’anciens chasseurs-collecteurs et horticulteurs autonomes, ils occupent des positions d’infériorité dans des hiérarchies translocales où le racisme et le classisme sont omniprésents. S’engager dans l’organisation sociale en villages conduit à entrer dans un processus de marginalisation et de comparaison avec des personnes autres, urbaines, vivant dans des bourgs et villes marchandes (voir Buitron 2023). Les villageois estiment que l’aspiration « à aller de l’avant » est le moyen de surmonter les inégalités qu’ils connaissent en termes d’infrastructures matérielles et de ressources économiques.
14Les moyens par lesquels les villageois poursuivent le progrès et le développement, termes qu’ils traduisent par le même mot shuar (emkatin), sont indissociables de leur recherche d’autonomie personnelle et collective. C’est-à-dire qu’ils doivent créer localement les conditions d’une productivité interne afin de réduire les dépendances asymétriques qui sous-tendent les relations avec les autres. C’est, comme nous le verrons, le message clé que les leaders font passer à leurs partisans.
Un leader face à un étalage familial pendant la foire, Ipiampants, 2013
Photo : Grégory Deshoullière
15Les villageois du Transkutukú s’accordent à dire que leur situation actuelle est marquée par une asymétrie inacceptable, mais pas irréversible, que les détenteurs d’argent non indigènes cherchent à maintenir. Dans cette section, nous nous concentrons sur seulement deux aspects de cette asymétrie telle qu’elle prend sens pour les villageois, sans prétendre décrire la totalité du phénomène : l’un implique le concept de prédation en relation avec le pouvoir de capture conféré à la possession d’argent ; et l’autre le concept de nourrissement en relation avec les processus de dépendance et d’altération induits par la consommation de produits étrangers.
16La prédation, c’est-à-dire le schème prédateur-proie, est un principe relationnel majeur au niveau régional, selon lequel l’appropriation de substances et d’identités auprès d’autres est la condition nécessaire à la perpétuation du soi (par exemple, Taylor 2006). Elle implique une capture unilatérale de matériaux – comme des noms propres, des substances vitales, des trophées corporels, etc. – permettant d’entretenir des communautés de personnes identiques par leur corps, notamment par leur proximité spatiale et par le partage de nourriture et d’autres substances. Appliquant ce cadre à leur situation, les Shuar du Transkutukú se perçoivent dans une position de proie face à des acteurs économiques prédateurs (toujours perçus comme des urbains). Les populations autochtones, leurs productions et leurs habitats apparaissent dans cette perspective comme des réservoirs de matières premières capturées et transformées dans des villes lointaines. Ce que les riches étrangers voudraient en définitive s’approprier est leur qualité d’intégrité qui, au sens strict du terme, dénote un état entier et sans atteinte, dû à l’absence d’altérations, de contaminations ou de dommages.
17De nombreux témoignages décrivent la volonté sans scrupule des étrangers de capturer la ressource que représentent les autochtones. La quête extractiviste sur les terres autochtones en offre une preuve éclatante. Au cours des dernières décennies, la demande mondiale de minéraux, d’hydrocarbures et de bois a transformé l’Amazonie équatorienne en une zone indispensable à l’accumulation internationale du capital. Pour les populations autochtones, ne pas se plier à cette demande peut avoir pour conséquence l’intrusion sur leurs terres des forces militaires de l’État. Une preuve plus subtile de la soif d’accaparement caractéristique des non-indigènes est la fascination sans fin des riches touristes – et des anthropologues occasionnels – pour tout ce qui évoque des coutumes et des environnements plus « authentiques ». Cependant, le phénomène le plus révélateur du risque de devenir une proie aux mains de riches étrangers assoiffés de substances autochtones est peut-être la figure du « coupeur de têtes » (esp. corta-cabeza ; muukan tsupin). Avant la sédentarisation dans des villages, les anciens Shuar capturaient les têtes des ennemis tribaux et les transformaient rituellement en tsantsas ou visages rétrécis, pour les incorporer au groupe local dans le cadre d’un cycle cérémoniel d’appropriation de la vie. Peu comprise par les non-autochtones, cette pratique a valu aux Shuar leur réputation notoire de « féroces sauvages ». Au cours de notre enquête, des rumeurs inversaient cette image, décrivant les Shuar comme les véritables victimes de la chasse aux têtes des Blancs. Selon ces rumeurs, des gringos, qui peuvent ressembler aussi bien à des touristes qu’à des médecins ou des anthropologues, payeraient des prix exorbitants à des hommes shuar (et parfois colono) sans scrupules, pour capturer les têtes des habitants de leur communauté d’origine. Les victimes favorites des coupeurs de tête seraient les jeunes femmes et les hommes arborant de longs cheveux, soit ceux ayant une coiffure traditionnelle.
18La rumeur du corta-cabeza, qui fait écho au trope andin du Pishtaco, synthétise une exégèse locale des réseaux d’influence au sein des échanges marchands à la frontière coloniale : de riches gringos recrutent un professionnel shuar ou colono qui, à son tour, s’appuie sur des Shuar déracinés pour faire le « sale boulot » de couper des têtes. La filière commerciale relie tous ces acteurs dans un appât du gain prédateur et une accumulation morbide. Le corta-cabeza est donc avant tout un concept politique. Il articule le salariat avec l’extractivisme, l’échange avec la prédation, l’exaction avec la marchandisation. Les Shuar y expriment de façon très vive leur répulsion à devenir des proies, une crainte certainement nourrie par les expériences passées d’exploitation, d’épidémies, de dépossession et de trafics en tout genre (y compris de tsantsa). Mais plus qu’une critique autochtone du capitalisme en soi, ces rumeurs reflètent une perception de la fragilité de leur position dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, où ils apparaissent avant tout comme des réservoirs de matières premières pour des riches qui transforment tout en marchandise. Les rumeurs mettent en avant une dénonciation morale qui rend visibles les relations d’assujettissement et de prédation dissimulées par des échanges marchands prétendument libres et égaux.
19La prédation (comprise comme le pouvoir qu’offre la possession d’argent de capturer et d’extraire les matières premières autochtones) n’est qu’un aspect de la dynamique asymétrique impliquée dans les relations marchandes. Un deuxième aspect a trait au nourrissement. Le nourrissement est une relation asymétrique qui implique, dans la littérature scientifique amazoniste, à la fois une façon de prendre soin des autres et de les contrôler (voir Fausto & Costa 2013 ; Brightman et al. 2016). Elle est la marque d’une relation entre un possesseur ou « Maître » et ses dépendants. Le défi que l’économie de marché pose aux villageois shuar est de savoir comment occuper les positions de nourrisseurs et de possesseurs plutôt que d’être nourris, entretenus et dépendants. Autrement dit, les villageois considèrent en dernière instance l’échange marchand de denrées alimentaires non pas tant comme la circulation de biens de valeur inégale, mais plutôt comme une relation avec ceux qui les créent et les possèdent.
20Les transactions marchandes ne sont donc pas qu’une affaire d’argent. Elles conduisent inévitablement à la consommation de produits manufacturés et de denrées alimentaires, comme le Coca, la bière Pilsener ou le poulet élevé en batterie. Ce type de consommation suscite régulièrement l’inquiétude des villageois, car, disent-ils, il entraîne l’affaiblissement et la déréliction (majat) de leur corps, voire leur lent déclin, comme un état maladif. C’est précisément ce que célèbrent les marchés villageois comme celui d’Ipiampats : la possibilité de dépasser ce processus en devenant des nourriciers des colonos (même si c’est dans le cadre d’échanges marchands transactionnels). Mario, l’un des leaders d’Ipiampats, nous disait qu’il comptait encourager les femmes du village à vendre de la bière de manioc lors des fêtes des colonos, tout en interdisant, ou du moins en réduisant drastiquement, la consommation de bière en bouteille au sein des fêtes villageoises des Shuar : « il est temps qu’ils [les colonos] apprennent à boire et à acheter notre bière, comme nous l’avons fait avec la leur ». Pour les villageois et leurs leaders, vendre occupe un rôle essentiel dans l’acquisition d’une position de possesseur indépendant vis-à-vis des colonos.
21Les leaders – très majoritairement des hommes – sont généralement des personnes ayant suivi une formation scolaire et qualifiées pour des emplois de cols blancs ; ce sont des « professionnels » (unuímiaru, esp. profesionales), comme les appellent les villageois. Ils savent lire, écrire et maîtrisent les technologies numériques, parlent couramment l’espagnol et ont une bonne connaissance de la bureaucratie. Ce qui permet aux leaders d’être élus, c’est avant tout leur capacité à s’insérer dans des réseaux clientélistes et à négocier des relations avec les politiciens et les dirigeants d’ONG. Pour ce faire, ils empruntent essentiellement trois voies interdépendantes, au-delà des fonctions de président de village : gravir les échelons au sein des organisations du mouvement indigène (en commençant par un poste de direction dans une fédération locale), remporter des élections pour entrer dans les administrations de l’État, ou faire carrière comme fonctionnaires ou agents du développement dans une institution publique ou une ONG.
22L’asymétrie entre les leaders et leurs sympathisants des villages est de nature mouvante et plus acceptable que celle qui caractérise les relations avec les colonos et les Blancs distants. Les leaders shuar changent rapidement et, aux yeux de leurs supporters, un leader est un créateur de leaders (voir également Codija 2019) : il doit travailler à la création de relations plus symétriques qui permettent aux villageois de devenir des leaders. Ainsi, les leaders gagnent en légitimité et en autorité non pas par la possession de richesses – bien que cela soit souvent une conséquence de l’occupation de fonctions publiques – mais par leur redistribution. Les villageois insistent sur le fait que les leaders ne doivent pas capter les richesses extérieures au profit des seuls parents proches ; il leur faut plutôt respecter un principe d’équité et de parité selon lequel les biens divisibles sont partagés avec chaque unité domestique ou, dans le cas de biens indivisibles, ils doivent bénéficier à tous les membres du village.
23Les villageois insistent également sur le fait que leurs leaders ne doivent pas subordonner leurs intérêts à ceux de puissants étrangers au détriment du bien-être des villageois. Mais le soupçon qu’ils puissent être séduits, influencés ou manipulés est récurrent. Une des manières pour les leaders d’écarter ces soupçons est de faire en sorte que les richesses qu’ils apportent à la communauté proviennent d’une captation plutôt que d’un échange réciproque avec l’extérieur. En effet, les villageois interprètent la plupart des échanges réciproques avec des tiers puissants en termes d’asymétrie négative – c’est-à-dire un gain pour les colonos à leurs dépens ; au lieu de cela, les leaders devraient prendre les colonos à revers au profit des villageois. Soit, pour que les uns gagnent, il faut que d’autres perdent.
24Au cours des dernières décennies, la région du Transkutukú a connu un développement infrastructurel important, faisant des projets de productions commerciales des objectifs plus concrets. L’exemple le plus important à cet égard a été la construction de la route qui relie les territoires du Transkutukú aux principales villes de la région et, par extension, au reste du pays. Après de nombreuses années d’interruptions répétées et de promesses non tenues, Marcelino Chumpi, le préfet shuar de la province, élu sous le drapeau Pachakutik, a repris la construction de la route dans le Transkutukú contre l’avis du gouvernement central. Chumpi n’était pas un préfet ordinaire : il était le premier autochtone à être élu à une préfecture, la fonction administrative la plus importante au niveau provincial, dans une région où les colonos ont historiquement monopolisé la politique électorale et les budgets de l’État.
25Pour nos interlocuteurs shuar, la route est devenue le symbole de leur capacité à utiliser les ressources des gouvernements locaux pour poursuivre le développement selon leurs propres termes, ainsi que de leur capacité à saboter les intentions des gouvernements centraux de les faire chanter avec l’extraction de pétrole sur leurs terres. Cet acte de défi illustre la façon dont un leader compétent gagne en légitimité en privilégiant la capture sur l’échange réciproque, même si ce geste de défiance a abouti à des conflits politiques importants (voir Deshoullière 2016).
26Dans le même temps, le conflit autour de la route a créé un intense moment de réflexion interne, parmi les villageois, sur les moyens spécifiques de poursuivre leur développement : si certains privilégiaient les cultures de rente, d’autres vantaient les avantages de l’extractivisme aux mains de Shuar (de bois d’œuvre tel que le balsa, ou de l’« exploitation minière artisanale »), tandis que d’autres encore défendaient des alternatives telles que le tourisme et les activités culturelles qui puisent dans le marché patrimonial. Certaines de ces propositions sont en contradiction les unes avec les autres, mais elles s’inscrivent toutes dans un projet plus large d’une économie marchande (voir également Cova 2022). À cet égard, le préfet Chumpi a offert un modèle influent d’autonomie entrepreneuriale autochtone. Comme lui, les leaders les plus réputés cherchent à orienter les budgets de l’État vers la croissance économique locale à travers le cadre de l’entrepreneuriat, censée générer un progrès autofaçonné. L’entrepreneuriat marchand est aussi un élément clé des programmes de développement rural et des interventions de lutte contre la pauvreté menés par les gouvernements et les ONG en Amérique du Sud (par exemple, Di Giminiani 2018).
27Ainsi, ce que les leaders mettent en avant, c’est que les villageois doivent devenir des entrepreneurs pour tirer profit de la production. Considérons le discours suivant du leader Sergio Ayuí, maire du canton de Taisha de 2014 à 2018 :
« Atumi uchiri unuimiakarti nu jintia winiakui suruktin na arakmatarum. Cacao aratarum, shiam, kuchi ipiampartarum, tura iik jintia jikmiasha áya wekamka warijaink kuit wainkiataj. Nunka takakeaji iikia yatsuru, nunkanam producía ajastai ! Warijai apachia kuitian wainkiaru ainia ? Kuitian wainkiaru aina ? Nayaimpinmaya kuitkia tarutcharu ainiawai, atsa. Ninkia timiaju yaunchuk jintintiamu asar, kuitniaka nunkanmaya najanawar, ninkia timiau kunkuimiancha najantkar, apachkia emkatin wekainiawai. Tuma asamtai iisha enentaimratai yamaikia, progreso, un desarrollo, iin nunkesh itiurkataj ? Áya arakma yua yuakurek matsamtiaj, auchujainkia tuyá producia ajasar kuit wainiaj isha mercadonam, nuna ukunam kuitrin ajasartataj. Nu enentaimratai tusan yatsuru nu enentai ikiureajrujme. »
« Vous devez préparer vos enfants, car une fois que la route sera là, vous devrez cultiver pour la vente. Plantez du cacao, faites augmenter le nombre de poulets, de cochons, parce que si nous utilisons la route uniquement pour marcher, nous ne ferons alors aucun profit. Nous, nous avons la terre, mes frères, alors cultivons-la ! Comment les colonos ont-ils généré de l’argent ? Comment se sont-ils enrichis ? L’argent n’est pas tombé du ciel, non. Ils ont été éduqués de cette manière depuis longtemps ; en faisant des richesses avec la terre, ils ont construit des routes, des véhicules, et maintenant les colonos se meuvent avec progrès. C’est pourquoi nous aussi devons désormais penser au progrès, un développement : qu’allons-nous faire de nos terres ? Nous ne pouvons pas seulement vivre en mangeant nos propres récoltes, nous devons plutôt produire pour vendre sur le marché afin d’augmenter nos revenus pour l’avenir. Il nous faut y réfléchir, mes frères, voilà la réflexion que je vous laisse. »
28Le discours s’appuyait sur le stéréotype très répandu selon lequel les colonos ont une étonnante habileté pour se faire de l’argent. Les villageois s’émerveillent souvent de la façon dont les Blancs seraient capables de transformer toutes choses en marchandise. « Vous allez sur les marchés, ils font tout briller. Quel est ce pouvoir ? », demandait un homme lors d’un dimanche après-midi de paresse devant des matchs de football à Achunts. « Ces gens de la Côte [esp. costeños], eux aussi peuvent vous vendre n’importe quoi, avec leurs belles paroles. Ils connaissent ce genre de choses », ajoutait un autre. « Si on commençait à vendre quelque chose, qu’est-ce qu’on vendrait ? Nos gens ne comprennent toujours pas l’argent », rétorquait un homme âgé.
- 2 Pour les missionnaires, il s’agissait de découvrir un christianisme primitif qui aurait été déjà pr (...)
29Surmonter cette (prétendue) incompréhension et prendre le dessus dans le jeu du profit est précisément ce que le préfet Chumpi appelle « l’inculturation du marché ». « Inculturation » (esp. inculturación) est un emprunt à la boîte à outils théologique des missionnaires salésiens des années soixante et soixante-dix, liée au tournant culturaliste de l’Église catholique du concile Vatican II2. Contrairement au concept d’acculturation, l’inculturation implique la continuité dans le changement. L’idée est que les villageois s’approprient les mécanismes d’extraction de richesse propres à l’économie de marché capitaliste. Plutôt que d’imiter les colonos, il s’agit de les surpasser et d’éviter ainsi de faire les frais de leurs manœuvres d’asservissement.
Une fin d’après-midi festive, Ipiampats, 2015
L’attention s’est déplacée du préau vers le terrain de football.
Photo : Grégory Deshoullière
30Évidemment, Chumpi, comme les villageois qui l’appuient, reste douloureusement conscient que l’activité entrepreneuriale mercantile est aussi synonyme de dénuement et de dépossession, par exemple si les villageois se mettent à vendre des matières premières comme le bois, tout en achetant en ville ce qu’ils ne pourraient alors plus se procurer dans la forêt. Les infrastructures doivent donc stimuler les activités entrepreneuriales qui permettent aux villageois d’atteindre, dans un premier temps, un certain degré d’autosuffisance et d’intégrité alimentaire – c’est-à-dire se nourrir eux-mêmes de leur propre nourriture – tout en leur permettant de devenir les nourrisseurs des autres.
31Les forêts et les non-humains ne sont pas absents des réflexions locales sur l’inculturation du marché. Lorsqu’ils sont abordés par les leaders shuar, cependant, ils sont intégrés dans un processus de marchandisation où, en lien avec celui-ci, ils doivent être protégés afin de garantir le succès d’activités touristiques. Un leader du Transkutukú, avec une carrière bien établie dans des ONG de « développement durable », s’exprimait ainsi à propos de l’arrivée de la nouvelle route :
« Wikia tu weajai eamkatniuka iniaisar nuya ju namak nijiata jusha iniaisar tura ii nekas suriktintri ajasar entsa epenkar ipiamparar. Kapunniunmaya yajasmash achikiar tankumar… Urukamtai? Mash amunawai. Amukamtaish ii uchirisha warinia yuawartata ? Tuma asamtai yunkits ainiana au, kashai ainiana au, paki ainiana au achirar tankumkar kame tankumamu ipiamparar. Nuna jeanchu, ni kame pujustintri najanar ipiamparar iish yurumatniuka nuya kuitkia suruktin. Nunis jutikia penker isar biodiversidad wainkiar, iik ipiamparar surukar kuitkia suruktatji. Kame ii turachkurkia aya eamtak pujurtiatji, ii takatri atsawai, kuit wainkitin atsawai, ii uchi unuiniartin atsawai. Aya eamtak pujakur takatmantsaji. Nekachma tsawancha ajapnawai, takakmantsawai [...]. Tuma asamtai carreterajai ipiamparartai, surutmartai, kampunniush wainkiartai yajasmash nuya kampuntin amukaij tusar nuu ii uuntri túrin ármiayi. »
« Moi j’ai pour habitude de dire que nous devrions cesser de chasser et d’empoisonner les poissons et nous consacrer plutôt à des activités lucratives comme la pisciculture. Nous devrions également attraper et domestiquer les animaux de la forêt… Pourquoi ? Parce que tout est en voie d’être anéanti. Et si tout se termine, qu’est-ce que nos enfants mangeront ? Il faut donc attraper l’agouti, le paca, le pécari, les domestiquer et les multiplier en captivité. Pas le faire dans la maison, mais dans un endroit approprié afin de les multiplier pour notre consommation et pour le commerce. En agissant ainsi, nous veillons à la biodiversité, nous produirions nous-mêmes et vendrions ensuite au marché. En plus, si nous ne faisons pas ainsi nous nous consacrons uniquement à la chasse, de notre travail y en a plus, gagner de l’argent y en a plus, éduquer nos enfants y en a plus. Quand nous ne faisons que chasser nous ne travaillons pas. On perd du temps et on ne travaille pas […]. Donc, avec la route, produisons, vendons, prenons soin de la forêt pour ne pas anéantir les animaux et la forêt comme le faisaient nos anciens. »
32En d’autres termes, le modèle de la prédation est déprécié au profit de ceux de la production et de la protection. Les réflexions de ce type sont des indices des changements ontologiques en cours chez les leaders et les villageois shuar, dans une trajectoire historique d’extension de la souveraineté de l’État commencée avec un rapport marchand aux territoires et l’adoption de l’élevage de bétail. Elles illustrent comment l’« inculturation du marché » recompose les êtres vivants et les subordonne à l’attribution d’une valeur marchande.
33Les leaders comme Chumpi imaginent souvent un avenir rose dans lequel les Shuar prennent le contrôle des ficelles du marché et des industries extractives en modifiant la logique à leur profit. Ils exercent ainsi un pouvoir que l’on pourrait qualifier, à la suite de Piergiorgio Di Giminiani, de « gouvernance de l’espoir » (2018). Ce faisant, ils affirment une forme d’originalité culturelle ou ethnique imaginée comme imperméable aux conséquences des transformations économiques et territoriales. Aussi contestable et utopique que soit cette position, elle souligne que ce n’est pas l’économie de marché capitaliste qui dérange la plupart des leaders, surtout dans un contexte de relations interethniques frappées d’inégalités et face à une difficulté croissante à assurer la reproduction des milieux vivants. Un court discours du président de la Fédération Shuar (2018), prononcé devant des sympathisants en réponse aux critiques qu’il avait entendues sur sa gestion, résume cette logique d’une plus grande implication dans l’entrepreneuriat marchand comme moyen de quitter collectivement une position défavorable : « Les riches, ceux qui ont de l’argent, ils ne veulent pas que les Shuar et leurs organisations aient aussi de l’argent. Pourquoi ? Parce que de cette façon, ils peuvent garder les Shuar comme proies ».
34Avec la fin de l’expérience de coopérative qui a donné naissance aux villages dans la région, les communautés ont progressivement perdu le contrôle sur le travail et les revenus générés par ses membres. Actuellement, le village offre le cadre juridique par lequel les individus et les petits groupes familiaux établissent des relations commerciales avec des acteurs extérieurs, qu’ils soient publics ou privés. Lorsque les projets commerciaux soutenus par l’État et les ONG sont « communaux » (esp. comunitarios), les chefs de maison tentent fréquemment de les particulariser dans leur mise en œuvre afin de préserver l’autonomie domestique de chacun.
35L’activité entrepreneuriale encouragée par les leaders peut conduire à l’enrichissement de certains individus et unités familiales plus que d’autres. Cela soulève la question de l’accumulation personnelle : les villageois rencontrent-ils des limites positives à l’accumulation interne ou reproduisent-ils le jeu du marché en leur sein ?
36La réussite de chacun est – au moins discursivement – louée comme souhaitable et compatible avec l’idée de « bien vivre ensemble » (pénker matsamsatin). Quiconque a vécu dans un village shuar sait que le désir de bien vivre est constamment réaffirmé dans les discours prononcés par les chefs de famille lors des assemblées villageoises. L’idée de « bien vivre ensemble » se fonde sur une économie morale de la parenté préexistante et largement implicite, selon laquelle les personnes sont censées partager entre elles des aliments, des paroles, la proximité résidentielle, des activités laborieuses et festives. Être membre d’un village suppose d’étendre à la communauté des corésidents cette économie morale, même si cela soulève de nouveaux défis : distinguer ce qui est « communal » de ce qui est « personnel » et gérer les obligations concurrentes créées par l’attente morale de se comporter comme « parent congénère » envers un groupe de personnes beaucoup plus grand. La sorcellerie, déclenchée par l’envie, est le principal vecteur par lequel ces défis se manifestent dans les villages. En particulier, l’envie et la sorcellerie sont constamment désignées par les villageois comme ce qui sape l’accumulation personnelle souhaitée par les chefs de maison. Ces derniers identifient l’envie comme le principal obstacle interne dans leur quête de progrès. Examinons ce processus.
37Les envieux sont dits agir secrètement. Leurs armes favorites sont les médisances discrètes qui induisent en erreur (tsanúma), et les malfaisances occultes lorsqu’un envieux paie un chamane pour nuire aux autres (waweamu, yajauch najánamu ; esp. brujería, malhechos). Lorsque Lenin, un cinquantenaire d’Ipiampats, nous a montré ses jardins, il nous a fait remarquer avec agacement qu’il n’y a pas si longtemps, ses arbres très prolifiques donnaient des fruits du dragon particulièrement sucrés, mais que « par envie » (esp. por envidia), quelqu’un les a fait mourir, mettant ainsi fin à ses projets commerciaux. Un jeune villageois, Adolfo, venait d’obtenir un diplôme en éducation. Sans enfant et avec un salaire mensuel, il vivait avec son épouse dans un plus grand confort matériel que la plupart de ses voisins. Pourtant, peu de temps après, sa femme, récemment enceinte, est tombée gravement malade, « par envie », comme il nous l’a dit.
38L’envie ne se manifeste pas de la même manière dans toutes les situations d’inégalité. Aucun de nos interlocuteurs ne considérerait un touriste fortuné comme une cible probable d’un envieux. Une épouse n’envierait pas non plus son mari et vice versa. Les imputations d’envie désignent des tiers inscrits dans un champ de rivalité plutôt que dans un champ de pleine inimitié ou de complémentarité. L’envie apparaît chez les personnes susceptibles de connaître une certaine parité : collègues, camarades de classe, sœurs et frères réels et classificatoires, co-résidents quotidiens, concurrents pour le sexe, bénéficiaires d’un travail rémunéré ou d’un héritage.
L’élevage à la corde (sogueo, en espagnol), Ipiampats, 2011
Photo : Grégory Deshoullière
39Les envieux s’en prennent essentiellement à ceux qui s’élèvent au-dessus de leurs congénères. Si les anthropologues associent souvent l’envie à un désir égoïste et affligeant de ce que les autres possèdent (par exemple Rubenstein 1995), chez les Shuar du Transkutukú, nos interlocuteurs utilisaient deux termes vernaculaires : suir et kajén. Suir est la rage provoquée par quelqu’un ou quelque chose, un échauffement exagéré de la personne qui, ayant subi un affront délibéré, devient « rouge de colère » (sui-r- kapant-sa-). Kajén, en revanche, dénote le courroux plutôt que l’irritation, l’instinct meurtrier plus que le bouillonnement rageur, et la puissance véhémente plus que la pâmoison de colère. Pour décrire les envieux, nos interlocuteurs insistent sur leur agitation ou leur manque de tranquillité, car ils sont consumés par la rage de voir les autres s’élever plus qu’eux. Les envieux ne peuvent pas tolérer la grandeur des autres, car elle diminue la leur. Au lieu d’être un attachement centré sur la possession ou la perte de quelque chose, comme ce serait le cas de la jalousie, l’envie est dirigée vers les personnes, et vise à les priver de ce qu’elles possèdent plutôt qu’à l’obtenir. L’envieux ne cherche pas tant un objet à posséder qu’un sujet à rabaisser. Ainsi, en dépouillant ou en affaiblissant les personnes qui réussissent à s’enrichir, les envieux obtiennent la satisfaction de savoir que ces personnes ne les dépasseront plus.
40Lorsque la menace de l’envie s’intensifie et que les méfiances paralysent les interactions quotidiennes, les villageois peuvent convoquer des assemblées communales où ils discutent collectivement de la question. Dans ces assemblées les chefs de famille déplorent la situation et exhortent les autres à bien vivre ensemble, c’est-à-dire à laisser l’envie et la sorcellerie derrière eux.
« Winia nuar yamái takus, wáit anemai aja pujawai winia nuar. Iiyutarum wáitrakun tatsujai ! Nuwaiti nekás íi nakítiamu unuímiaruti tajinia, nu pénker matsamsatin wakéraji. Ya wáaka surutmak kuítian waitmaktinian nakitia ? Ya warinrin ipiampar nuna yuatnium nakitia ? Enta nuniniáiti íi sunkurmajnia nu warinkisha jeach jearmataj tukamasha tujiarar eketeaji. No podemos invertir, porque ahí directo nos cae la enfermedad. Si yo compro un motor de luz, si yo compro una motosierra, en éste instante enfermedades me vienen, si yo tengo dos cabecitas de ganado dicen “Tarcisio Chu millonario-aiti, hay que hacerle daño”. Esos criterios deben acabar compañeros. Si somos licenciados, nekas pénker matsamsatin wakérainji, frenemos ese vicio que está ingresando, juí irutkamunam. »
« Récemment ma femme a accouché, mais elle est en train de souffrir, ma femme. Allez-y donc voir, je ne dis pas des mensonges ! C’est vraiment ce que l’on ne veut pas, nous qui nous disons éduqués (scolairement), qui voulons bien vivre-ensemble. Qui ne veut pas dénicher de l’argent en vendant du bétail ? Qui ne veut pas manger les choses qu’il fait croître ? Eh bien, de toute façon même si nous le voulons nous sommes incapables d’arriver à quoi que ce soit, on se rend malade, nous sommes cloués. Nous ne pouvons pas investir, parce qu’alors la maladie nous tombe direct dessus. Si moi j’achète un générateur d’électricité, si j’achète une tronçonneuse, voilà que me viennent en cet instant des maladies. Si moi j’ai deux petites têtes de bétail, ils disent “Tarcisio Chu est millionnaire, il faut lui faire du mal”. Ces points de vue doivent cesser, compagnons. Si nous sommes des licenciés, si nous voulons vraiment bien vivre ensemble, freinons ce vice qui est en train de pénétrer, ici, dans la communauté. »
41Le « vice » (esp. vicio) auquel Tarcisio fait référence est l’envie. Ce que Tarcisio défend en définitive, c’est l’idée que l’éducation et l’investissement domestique dans la possession de biens font partie intégrante du bien vivre ensemble, ce à quoi s’oppose la sorcellerie motivée par l’envie. Un mois environ avant l’assemblée où Tarcisio a prononcé ce discours, il avait travaillé comme directeur du Département de l’éducation de la fédération FICSH basée dans la petite ville de Sucúa, à deux jours d’Ipiampats. À la fin de son mandat, il est retourné à Ipiampats où il a organisé une « fête avec ses gens », shuarijai nampermamu, également appelée en espagnol fiesta familiar, des fêtes que les villageois distinguent des « fêtes du village » (irutkamu nampermamu, esp. fiestas comunitarias). Peu de temps après, il nous a confié avec consternation qu’il avait entendu des ragots à son sujet de la part de « personnes envieuses qui ragent en vain ». Puis, sa femme étant tombée malade, ses soupçons de malfaisance se sont immédiatement dirigés vers les envieux médisants : « Parce que c’est comme ça ici, ils n’aiment pas que tu aies plus qu’eux. Si tu as plus, ils se mettent en colère et veulent te faire du mal ».
42Les ragots qui ont suscité la plainte de Tarcisio peuvent être considérés comme une critique de son enrichissement personnel. Nous pouvons également supposer sans risque qu’en exagérant l’état de sa richesse jusqu’à la caricature – « Tarcisio Chu est millionnaire » – ces ragots dénoncent son avarice d’avoir organisé une fête uniquement avec son groupe résidentiel plutôt qu’avec tous les villageois. Ce serait l’explication en quelque sorte standard de l’envie et de la sorcellerie comme un « mécanisme de nivellement » (Fisy & Geschiere 1993). Cependant, dans les villages du Transkutukú, la crainte d’inciter à l’envie ou d’en être la cible renforce plutôt qu’elle ne diminue les entrepreneurs en devenir et autres possesseurs de richesses. Elle les crédite du statut légitime de victimes, améliorant leur position morale dans la communauté et nourrissant des accusations défensives en leur faveur. En substance, ces dernières peignent le tableau moral suivant : d’un côté, il y aurait des envieux pleins de rage qui répandent secrètement des ragots et s’en prennent aux autres villageois, les traitant ainsi comme des étrangers, les « désapparentant » pour ainsi dire, tout en les empêchant d’accéder à la grandeur et au progrès. D’un autre côté, il y aurait les entrepreneurs diplômés, éminents, qui parlent ouvertement et dirigent la prédation vers l’extérieur, au-delà des membres du centro, tout en partageant leurs bénéfices avec les autres villageois, qu’ils traitent ainsi comme des parents. En ce sens, les dénonciations de l’envie, comme celles du discours de Tarcisio, visent autant à socialiser des échecs personnels, en attribuant le malheur personnel aux états relationnels des autres, qu’à stigmatiser des rivaux moins fortunés. Et ce faisant, cette position morale encourage la logique d’accumulation personnelle qui sous-tend l’inculturation du marché.
43Jusqu’à quel point des personnes comme le leader Tarcisio partagent leurs bénéfices avec les habitants du village est, au mieux, incertain. Mais l’idée ici est qu’en apportant de la richesse au village, ces personnes créeraient davantage d’opportunités qui profiteraient aux villageois – que ce soit en canalisant des projets d’infrastructure, comme le font souvent les leaders éminents, ou en renforçant la réputation de leur village natal et donc en augmentant la compétitivité des Shuar face aux colonos. En recherchant l’autonomie collective vis-à-vis de la société dominante, les leaders et leurs partisans en viennent à légitimer les différences internes.
44Les chefs de famille promeuvent activement une relation positive avec la possession exclusive et l’accumulation personnelle comme des résultats compatibles avec la vie villageoise. Les appels publics à lutter contre la cupidité, en revanche, sont rares (nous n’en avons jamais entendu). Néanmoins, il convient de souligner qu’en associant l’échec personnel et les maladies à des ensorceleurs envieux, les chefs de famille établissent un lien fort entre l’alternance des états internes de la personne et les états relationnels de la vie villageoise, révélant ainsi la fragilité de leur désir d’accumulation personnelle et de possession exclusive.
45Les villageois du Transkutukú tentent de créer une forme d’« inclusion exclusive », c’est-à-dire d’obtenir un contrôle exclusif sur les moyens de leur inclusion, et donc de leur détermination, dans l’économie marchande. Les espoirs des villageois quant au potentiel émancipateur de l’entrepreneuriat ne peuvent être expliqués ni comme des desiderata naturels ni comme un développement inévitable de l’État et de l’économie de marché en Amazonie équatorienne. Il s’agit plutôt d’un processus réflexif sur l’appauvrissement des milieux de vie dans lequel ils sont plongés et sur leur position marginale face aux acteurs du Marché, le tout dans un environnement saturé de riches agents extractivistes assoiffés de croissance au moyen de matières primaires, de chasseurs de têtes fantomatiques qui subjuguent les personnes appauvries, et de projets d’ONG et de l’État qui encouragent sans cesse l’intégration à une économie de marché. Embrassant les processus de marchandisation – historiquement liés à l’appropriation étatique des terres et à l’adoption de l’élevage bovin –, les leaders shuar placent leur espoir dans la poursuite de la maîtrise de l’économie de marché capitaliste par le biais de l’entrepreneuriat productif.
46L’inculturation du capitalisme mercantile menée par les leaders valorise l’accumulation personnelle au sein des villages. Les chefs de maison ne luttent pas contre la cupidité, mais plutôt contre l’envie. L’envie alimente la sorcellerie et la sorcellerie menace d’anéantir ce qui a été accumulé – d’une certaine manière, le capitalisme entrepreneurial alimente en fin de compte les guerres invisibles entre sorciers. Ce qui compte, ici, ce sont les personnes et les relations plutôt que les choses. Cependant, ce résultat n’est pas, selon la plupart des villageois, un moyen souhaitable ou ingénieux de produire socialement l’homéostasie économique. Il est plutôt considéré comme une aberration interne, une malédiction qui assaille la vision du progrès futur poursuivie par les leaders du Transkutukú.