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« Elles triment, ils flambent »

Crise et valeur improductive de l’argent féminin en Géorgie postsoviétique
“She labours, He overspends”. Crisis and unproductive value of female money in Postsoviet Georgia
Maroussia Ferry
p. 70-89

Résumés

Depuis l’introduction de l’économie de marché à la chute de l’URSS, il existe en Géorgie un « scandale » migratoire. Les femmes migrent en masse tandis que leurs maris et leurs fils dilapideraient l’argent qu’elles leur envoient afin d’assurer leurs sociabilités ou à des fins réprouvées socialement (alcool, drogue, jeu etc.), sans soucis d’accumulation ou de productivité. Devenu un véritable leitmotiv social, ce motif est largement thématisé dans les médias, les œuvres de fiction, les réseaux sociaux et les conversations quotidiennes. Cet article explore le sens social et l’historicité des caractères « improductif » et « immoral » de cette configuration en les considérant comme des adaptations et des réinterprétations nécessitées par la crise et l’effondrement.

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Texte intégral

Terrain 78 - Elles triment, ils flambentAfficher l’image
Crédits : © Céline Louis - ÉCOLE ESTIENNE
  • 1 Littéralement « frères-hommes » : désigne les amis d’enfance très proches qui constituent un collec (...)

« Ah, les migrations des femmes ! Mmmm… on peut dire que c’est la pire arnaque du siècle ici ! Ça n’a rien de glorieux. […] Dans le village où je vais tout le temps, la moitié des femmes sont à l’étranger. Elles envoient plein d’argent, plein, tous les mois, et les jeunes, les fils… pffff... Tu crois qu’ils construiraient des maisons avec cet argent ? Qu’ils essaieraient de faire des études, de s’en sortir ? Non, pas du tout ! C’est bizarre, hein ? Moi non plus je ne comprends pas, tout ce qu’ils font c’est boire, boire toute la journée avec leurs dzmak’atsebi1, ils s’achètent des 4×4 hyper chers, ils flambent, ils font les beaux ! On les voit défiler dans le village avec leurs vêtements de marque, leurs voitures, ils n’ont pas honte, au contraire, ils sont fiers ! Ils ne valent rien, vraiment ! Comment ils peuvent faire ça à leur mère, c’est de l’exploitation, ils profitent d’elles c’est scandaleux ! Moi, je ne comprends pas ça… et tout le monde laisse faire. »
(Ketevan, employée d’ONG, la trentaine, dans un café de Tbilissi en janvier 2013)

  • 2 Geostat, « 2014 General Population Census Main Results », Tbilissi, National Statistics Office of G (...)
  • 3 D’après les données de la Banque mondiale en 2022. En ligne : https://data.worldbank.org

1Depuis l’introduction de l’économie de marché en Géorgie postsoviétique en 1991, un motif occupe largement les conversations courantes, les réseaux sociaux ainsi que la sphère médiatique et culturelle : alors que les femmes migrent en masse, leurs maris et leurs fils dilapideraient la quasi-totalité de l’argent qu’elles leur envoient afin d’assurer leurs sociabilités et/ou à des fins réprouvées socialement telles que l’alcool, la drogue, le jeu etc. et, dans tous les cas, sans souci d’épargne ou d’investissement. En m’inspirant des termes de mes interlocutrices et interlocuteurs, j’ai donné un nom à ce phénomène : le « scandale » migratoire. La prévalence réelle de ce phénomène est malaisée à chiffrer. Il est néanmoins possible de se former une idée de sa centralité lorsque l’on met en corrélation des indicateurs comme l’importance de la migration féminine (plus de 55 % de la population migrante2), la consommation de stupéfiants par injection de la part des hommes (un des taux les plus élevés au monde, Beselia et al. 2019) ou encore – et surtout – si l’on ajoute que les remises migratoires, dont la proportion est estimée à 13,3 % du PIB3, ne sont que très peu utilisées à des fins d’investissement ou d’épargne (OECD & CRRC-Georgia 2017).

2Lors de mon enquête de terrain, menée entre 2011 et 2015 à Tbilissi, Koutaïssi, Batoumi (Géorgie) et Istanbul, j’ai rencontré ce type de situations couramment, sous différentes formes, intensités et variations. Dans les familles des personnes rencontrées, provenant de milieux variés, au moins un membre féminin était en migration en Grèce, en Italie ou en Turquie, ou en revenait. Elles y exerçaient majoritairement des fonctions de service à la personne dans le secteur informel. Celles qui étaient de retour en Géorgie l’étaient souvent de manière temporaire et prévoyaient un nouveau séjour. J’ai ainsi pu observer des mères s’endettant puis s’expatriant pour financer les études de leurs fils (qui les accomplissaient rarement), des femmes aidant leurs amies migrantes à « surveiller » leurs fils versés dans la petite délinquance ou la toxicomanie, ou encore des hommes festoyant grâce à l’argent que leur envoyaient leurs mères ou leurs épouses, tantôt niant proprement leur dépendance, tantôt s’auto-accusant sombrement. Les fréquents reproches provenant de l’entourage des femmes et des hommes plongés dans ces situations trouvent aussi un écho chez les témoins plus extérieurs ainsi que dans les médias. Même si la désapprobation porte tant sur les hommes et les femmes que sur l’économie de marché, « l’Occident » en général ou le gouvernement, les protagonistes du « scandale » migratoire ont tous été affectés par l’effondrement brutal de l’économie géorgienne dû au passage au capitalisme. En effet, malgré les origines sociales diverses de mes interlocutrices et interlocuteurs, de l’intelligentsia déclassée aux professions intermédiaires ou modestes, ils appartiennent quasiment tous à la majorité précaire, appauvrie et déclassée de la population géorgienne. Ce sont les « perdants » de la rupture postsoviétique.

  • 4 Voir le rapport final en ligne : The Institute of Social Studies and Analysis, Social Protection an (...)
  • 5 World Bank, Poverty & Equity Brief, Georgia, April 2021.

3La chute de l’URSS et l’accession à l’indépendance, pour la Géorgie, ont été suivies d’une faillite des fonctions de l’État, de deux guerres séparatistes, d’une guerre civile et d’un appauvrissement profond de la société. Entre 1990 et 1994, le PIB du pays a ainsi chuté de 72 %4. Si certaines des situations de pauvreté spectaculaires entraînées par cette crise profonde n’ont plus cours aujourd’hui, le taux de pauvreté est encore important. En 2019, la Banque mondiale évalue à 42 % le taux de la population géorgienne qui vit avec moins de 5,5 dollars par jours (seuil de pauvreté des pays à revenus intermédiaires supérieurs) et à 14,9 % ceux qui ont moins de 3,3 dollars par jour (seuil de pauvreté des pays à revenu moyen inférieur5). Si la proportion de ceux qui ont bénéficié du passage au capitalisme a augmenté durant les trente années qui ont suivi la chute de l’URSS, et principalement durant la présidence du pro-occidental Mikhaïl Saakachvili (2004-2013), les inégalités se sont accrues et ont encore accentué le sentiment de perte brutale des conditions d’une prospérité passée tandis que le pays était censé avancer vers la voie du capitalisme, de la démocratie et du progrès. Une partie des Géorgiens se perçoivent en situation « d’exil temporel » (Ferry 2015), c’est-à-dire en décalage avec la marche du temps dominant. Ce sont ces hommes et ces femmes qui sont les acteurs du « scandale » migratoire.

4J’ai été frappée par la grande perplexité de mes interlocutrices et interlocuteurs devant l’exploitation de l’argent des femmes par les hommes. Toutes et tous évoquaient une part de mystère irréductible, que, parfois, ils me confiaient la tâche d’élucider. Cette difficulté à donner un sens à une situation sociale pourtant commune dans leur entourage indique, selon moi, qu’il se jouait là un puissant mécanisme social, dépassant les acteurs eux-mêmes. Cette situation relationnelle et économique aussi « scandaleuse » que récurrente, engendrée par l’effondrement postsoviétique, s’inscrit dans un bouleversement plus vaste des rapports de genre, de l’économie domestique et des valeurs morales partagées. Il s’agit, en somme, d’une crise dans la crise.

5Beaucoup de femmes persistent à entretenir des hommes, alors même que cette pratique est considérée non seulement comme « immorale » – car contraire aux rôles de genre traditionnels qui préconisent que l’homme subvienne aux besoins de la famille – mais comme peu efficace économiquement. Les nombreux discours réprobateurs et auto-accusateurs proférés au sujet de ce « scandale » n’empêchent en aucun cas les hommes ni les femmes de continuer à agir ainsi. L’effondrement causé par la chute de l’URSS et l’introduction de l’économie de marché a produit des formes sociales, morales et économiques inédites qui, bien que paradoxales, s’avèrent pérennes.

Anatomie d’une virilité assistée

Banquets subventionnés : simuler le passé avec ostentation

6En 2014, Kakha, trente ans, issu d’un modeste milieu ouvrier, sort tout juste d’un an de prison pour des affaires de drogue et de jeu. Sa mère réside illégalement depuis dix ans en Italie et l’entretient entièrement à distance, tandis qu’il n’a jamais travaillé. Bien qu’incapable de subvenir aux besoins de son ex-épouse et de son fils de cinq ans, Kakha donne, tantôt au restaurant tantôt à son domicile d’un quartier de l’ancienne intelligentsia de Tbilissi, de vastes supra. Il s’agit de banquets traditionnels dispendieux durant lesquels la pratique des toasts est centrale, exubérante et réglementée. Véritable institution sociale géorgienne, la supra, dont Staline a participé à accroître l’usage et la réputation dans toute l’Union soviétique (Scott 2012), est pratiquée à l’occasion des mariages, anniversaires et autres événements collectifs mais peut aussi se tenir sans raison particulière en réunissant une compagnie plus restreinte (Mühlfried 2005, Ram 2014 et Curro 2020). Lors de ces occasions, Kakha convie souvent une vingtaine de personnes, majoritairement des hommes, qu’il choisit parmi ses amis, sa famille élargie et ses voisins. Si sa tante ne peut pas cuisiner, il commande au restaurant le plus proche de la nourriture en abondance. La table, recouverte d’une coquette nappe fleurie, est chargée de grands khatchapuri (pains au fromage fondu), de pkhali (boules de légumes aux noix), de plats de viande en sauce, d’adjapsandali (ratatouille) et de petits pains de maïs. Tous ces plats sont répartis dans de très petites assiettes qui recouvrent toute la surface de la table, renforçant encore l’impression de profusion. Il prévoit en outre un litre de vin blanc par personne et une bouteille de chacha (marc de raisin) ou de vodka. Kakha occupe presque toujours la fonction de tamada (chef de table et maître des toasts) et montre beaucoup d’investissement dans son rôle, le remplissant de la manière la plus canonique. Il ouvre la supra avec un toast « à notre rencontre, à cette soirée », louant la qualité de ses invités, les relations qu’il entretient avec eux et surtout l’importance du moment que l’on s’apprête à partager. Il « passe » ensuite le toast à un invité de son choix qui est sommé de développer un autre discours sur le même thème. Ensuite, chaque invité qui le désire peut proférer un toast, toujours sur le même thème. Viennent ensuite une dizaine d’autres thèmes traditionnels, choisis et introduits par Kakha, tels que la paix dans le monde, l’amitié, l’art, l’amour, les femmes, les enfants, la patrie ou encore les défunts. Entre les toasts, les conversations et les blagues vont bon train. Durant tout ce processus, les verres et les assiettes des convives sont continuellement remplis. Lorsque la supra prend fin, souvent au milieu de la nuit, Kakha et la plupart des invités sont passablement soûls et démontrent leur amitié mutuelle avec force sentimentalité, embrassades, termes hyperboliques et, parfois, il leur arrive de verser une larme sur l’épaule de l’un ou de l’autre. Souvent, Kakha m’a prise à témoin : « Regarde, Maroussia, lui, cet homme-là, c’est le meilleur être humain que tu peux imaginer ! Je donnerais ma vie pour lui, c’est un frère. Une humanité, une loyauté et une générosité pareilles, tu ne les trouveras chez personne d’autre. » Les supra n’ont rien d’une beuverie incontrôlée : il importe, malgré les quantités d’alcool ingérées, d’y rester digne, éloquent et d’accompagner la boisson avec beaucoup de nourritures cuisinées. La capacité à tenir l’alcool est d’ailleurs un critère central pour choisir le tamada. En cela, les Géorgiens tiennent à distinguer la supra des pratiques de zapoï russes, ces séances d’alcoolisation extrêmes pouvant durer plusieurs jours (Dalles 2017).

Le passé enfermé, Tbilissi, Géorgie, juillet 2022

Le passé enfermé, Tbilissi, Géorgie, juillet 2022

photo : Maroussia Ferry

7J’ai pu lors de mon terrain éprouver la force du modèle social et culturel de la supra chez les hommes urbains précarisés car, quel que soit leur milieu d’origine, je retrouvais beaucoup de similarités dans leurs manières de performer ces talents sociaux liés à la masculinité. Plus que la classe sociale d’origine, c’est-à-dire celle d’avant la chute de l’URSS, c’est la relation au monde capitaliste et politique actuel qui entraîne des subjectivités et des pratiques différenciées. Ainsi, chez beaucoup de « gagnants » du bouleversement historique, la pratique même de la supra est abandonnée et durement critiquée comme « arriérée ». Les hommes aisés financièrement qui continuent de pratiquer les suprebi de manière canonique participent, d’après mes observations, de milieux hétérogènes en termes de niveaux économiques et, bien que privilégiés eux-mêmes, adhèrent en partie à la nostalgie qui a cours chez les plus vulnérables. Par exemple, certains popes dont la situation économique est très enviable donnent des suprebi à leurs ouailles bien plus précaires qu’eux.

  • 6 À partir des années 1970, le niveau de vie de la population géorgienne figurait parmi les meilleurs (...)

8Pour comprendre ce qui se joue dans de telles occasions quant à la performance de la masculinité géorgienne et à l’historicité de celle-ci, il convient de revenir sur le monde économique et moral qui avait cours en Géorgie pendant la période soviétique tardive (1970-1980). Les suprebi y occupaient un rôle central, tout autant symbolique que matériel. Ces tables chargées de victuailles et les rituels les accompagnant étaient devenus, tant pour les Géorgiens que pour d’autres peuples de l’Union soviétique, l’emblème de la place privilégiée qu’occupait, notamment économiquement, la Géorgie6. Cette petite république, bénéficiant d’un climat fertile et ensoleillé, détenait une réputation de « paradis subtropical » dont les produits mais aussi les coutumes composaient une « marque géorgienne exotique bien établie » (Scott 2016 : 153). En plus d’être un symbole fort de cette réussite économique au sein de l’Union soviétique, les suprebi en représentaient l’une des conditions de possibilité. Le succès économique de la Géorgie soviétique ne s’explique pas uniquement par son climat et ses ressources : il tient aussi à l’ampleur de son économie informelle, voire illégale. Celle-ci s’appuyait sur de « solides réseaux de mécénat et de clientélisme » (Cornell 2002 :148) fondés sur des relations de parenté élargie, d’amitié, de voisinage ou d’appartenance régionale. S’étendant de la Géorgie à Moscou, ils permettaient d’établir d’efficaces « entreprises de l’ombre » tout en contournant ou en corrompant les autorités soviétiques locales (Scott 2016). Les membres de ces réseaux se trouvaient donc liés par de fortes obligations de réciprocité qui assuraient une confiance mutuelle lors des transactions et pérennisaient les relations d’affaires. Celles-ci étaient activées et maintenues par des pratiques ostentatoires telles que les suprebi dont l’étalage agonistique de richesses participait, aussi, du prestige personnel des hommes. En Géorgie, les femmes travaillaient dans leur grande majorité, en particulier dans le milieu urbain qui m’occupe. Mais le salaire était loin, dans le contexte soviétique, d’être l’unique moyen d’obtenir des avantages sociaux et économiques (Ledenava 1998, Désert 2004). Les sociabilités masculines constituaient des réseaux permettant l’accès à des biens et à des avantages (appartements, voitures, études prestigieuses, etc.), à des postes et à des statuts et jouaient donc un rôle crucial dans l’économie familiale. En ce sens, les hommes, à travers leurs relations, étaient d’importants pourvoyeurs économiques pour la famille.

9C’est avec ce sous-texte historique qu’il faut appréhender le comportement de Kakha lors de ces soirées. Lorsque les suprebi se déroulent au restaurant, il insiste pour payer toute la tablée et, prenant un air modeste, répond aux remerciements : « Je suis comme ça, moi, je ne compte pas l’argent, j’aime faire plaisir aux amis ! » Bien entendu, ce jeu ne trompe personne, mais ce « cadre fictionnel » (Bateson 1977) lui permet de produire des effets sur la réalité. Lorsqu’on assiste à ces suprebi, données par Kakha ou par d’autres de mes interlocuteurs masculins, on ne peut manquer de remarquer que s’opèrent ce que je qualifie d’actes de « simulation ». Alors que beaucoup de ces suprebi sont financées par l’argent des femmes, l’homme qui reçoit agit souvent « comme si » il était l’hôte généreux tandis que ses invités, avec force remerciements et discours laudateurs, se comportent « comme si » leur hôte payait la fête de ses deniers. Cette simulation n’a pas pour objectif de camoufler quoi que ce soit. Il s’agit plutôt, comme le souligne Georges Balandier (2013 : 62), d’une « façon de “vaincre” la crise un instant » par un jeu en commun autour du réel et de la « grandeur passée », permettant de supporter « l’impuissance vécue comme la fatalité » et « l’immédiateté du présent » qui renvoie, ici, à un déclassement vertigineux.

  • 7 Cette « crise de la masculinité » est assez éloignée de celle étudiée en Occident (Dupuis-Déri 2012 (...)
  • 8 D’après les données de la Banque mondiale en 2022. En ligne : https://data.worldbank.org

10À la chute de l’URSS, la perte des emplois et l’effondrement des statuts sociaux des hommes ont entraîné la disjonction entre deux normes définissant les masculinités : les sociabilités entre hommes et leurs échanges ostentatoires ne leur permettent plus de subvenir aux besoins de la famille. À l’inverse, ces habitudes pèsent à présent sur le budget domestique et encouragent les comportements autodestructeurs : alcoolisme, toxicomanie, jeu ou, plus simplement, oisiveté. Cette nécessité, donc, de « choisir », sans le pouvoir, l’une ou l’autre de ces normes participe de la déchirure profonde qui travaille l’ethos masculin géorgien contemporain7. Certaines autrices géorgiennes (Khomeriki 2003, Zurabishvili & Zurabishvili 2010), tout comme mes interlocuteurs et interlocutrices, s’accordent sur le fait que les hommes ont manifesté plus de troubles que les femmes face à l’appauvrissement et à la perte de statut social. Cela se traduit tout d’abord, dès les années 1990, par un nombre de suicides accrus, la violence de rue ainsi que la consommation excessive d’alcool et de drogues. Seules ou combinées, ces pratiques ont entraîné une forte mortalité chez les hommes, tendance qui s’est poursuivie au-delà de la période de crise aiguë8. Cette mortalité masculine précoce est manifeste chez celles et ceux, parmi mes interlocuteurs, dont les parents ont fait l’expérience, jeunes adultes, de la chute de l’URSS. Le père de Shalva est décédé d’une crise cardiaque lorsque celui-ci était enfant, le père de Tina a été assassiné alors qu’elle était bébé, le père de Levan, Mishka et Maka est décédé dans un accident durant la prime jeunesse de ses enfants, le père de Batchi est décédé de maladie lorsque celui-ci avait vingt ans, enfin, le père de Guranda est décédé alors qu’elle était adolescente. Et il est impossible d’en dire de même pour les décès précoces de femmes. Si l’on ajoute à cette liste les « disparitions sociales » dues aux séparations après lesquelles les pères et les maris n’ont plus participé à la vie économique de la famille et les affaiblissements dus aux maladies, il apparaît nettement que l’effondrement post-soviétique a profondément affecté la capacité des hommes à remplir les fonctions économiques qui leur étaient dévolues avant la crise.

11Nombre de mes interlocuteurs masculins tentaient de domestiquer la souffrance et la honte provoquées par la disjonction entre les deux normes masculines. Les « simulations » observées lors des banquets font partie de leurs tentatives de compensation et de revalorisation. Elles sont également le signe que les participants continuent d’être hantés par le sens social des suprebi en dépit du fait que celles-ci ont perdu leur fonction économique et représentent désormais, au contraire, un coût financier et social.

Des talents sociaux : le modèle de l’intelligentsia de Tbilissi

  • 9 Les Kalakuri simgherebi, littéralement les « chansons de la ville », sont des ballades qui se disti (...)

12Ces simulations s’inscrivent dans une certaine généalogie historique, se jouent sur le terrain économique et se poursuivent sur un terrain plus culturel à travers le modèle de l’intelligentsia de Tbilissi (Manning 2009). C’est à un type sociologique issu d’un milieu social spécifique à l’Union soviétique tardive et possédant une version proprement géorgienne – à mi-chemin entre bohème artistique et culture de rue – qu’il est fait référence. Par exemple, Kakha, issu d’un milieu ouvrier et modeste, a cependant grandi au sein d’un quartier central de Tbilissi, connu pour ses nombreuses institutions artistiques et culturelles. Contrairement à beaucoup de ses invités et amis, il n’a pas fait d’études. J’ai pu néanmoins observer qu’il inscrivait son comportement et ses discours, comme beaucoup d’autres de mes interlocuteurs provenant de milieux modestes, dans le cadre normatif du tbiliseli k’ats’i, l’« homme de Tbilissi » appartenant à l’intelligentsia. Il s’agit, selon ses propres mots, de faire montre de certains « talents » sociaux, démontrés lors des suprebi, qui renvoient, de manière assez vague, à de larges notions citadines d’intelligence et de sensibilité artistique. Il existe cependant des champs d’application réels à ces talents nébuleux : Kakha est très bon danseur et se lève souvent de table pour esquisser des figures traditionnelles plutôt maîtrisées et acrobatiques. Il chante également très bien les kalakuri simgherebi9. Il est aussi un maître, admiré par tous, dans l’art des toasts, durant lesquels il sait doser humour et poésie tout en proclamant avec force sentimentalité son amour et sa fidélité à sa famille et à ses amis. Ces talents lui valent l’acclamation bruyante de ces derniers. Enfin, son talent s’étend aussi à la sociabilité. Kakha se targue de connaître « tout le monde dans le quartier » et ce capital social, s’il ne lui permet visiblement pas d’obtenir un emploi, lui procure d’autres avantages comme une forme de reconnaissance au sein du quartier. Kakha ne se qualifie pas uniquement de « talentueux » (nitchieri). Il a recours à un autre qualificatif qui lui permet d’inscrire son ethos dans une certaine historicité urbaine : il se déclare « paresseux » (zarmatsi).

« Moi, tu sais... Je sais que je suis talentueux, j’ai des talents et je suis intelligent, c’est vrai, je ne suis pas prétentieux, je ne dis que la vérité... mais ... [il prend un air un peu fier et espiègle] je suis paresseux, c’est comme ça, c’est mon problème principal, je suis talentueux, mais paresseux. »

13En 2014, Malkhaz a quarante ans. Sans emploi, il a travaillé auparavant durant quinze ans, en Grèce, auprès de sa mère. Lui aussi se qualifie pourtant, de manière insistante, de « paresseux ». S’il a grandi dans le même quartier que Kakha, il est, lui, issu d’une prestigieuse famille de l’intelligentsia. Sa mère, avant la chute de l’URSS, était dentiste et son père professeur d’université. Avant de partir en migration à la fin des années 1990, Malkhaz est allé à l’université, sans terminer ses études. En tant que membre de l’intelligentsia, il affiche un dédain intermittent à l’endroit de Kakha et performe les « talents » sociaux et masculins appartenant à son milieu avec légèrement moins d’outrance, signe qu’il s’en sent plus sûrement dépositaire. Malgré ces nuances liées à la classe sociale d’origine, tous deux présentent des attitudes et un corpus de discours réflexifs relativement similaires. Et ils sont loin d’être les seuls hommes à se revendiquer paresseux au point d’en faire une qualité morale dont ils éprouvent quelque fierté. Talentueux et paresseux, ou, comme nous dirions en français, « fumistes intelligents », ils valorisent, voire esthétisent ces qualités.

14Cette valorisation fait écho à une longue généalogie d’auto-assignation proprement géorgienne remontant au xixe siècle. L’esprit aristocratique d’un certain romantisme de l’oisiveté, lié à l’époque à la noblesse de campagne, s’oppose à un esprit plus petit-bourgeois et commerçant associé aux Arméniens citadins qui constituaient la majorité de la ville de Tbilissi avant l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks (Cornell 2002). Ces valeurs issues d’une géorgiannité aristocratique dont les membres s’adonnaient aux arts et aux professions intellectuelles tandis qu’ils méprisaient le travail et l’argent (Gordadzé 2006) se sont transférées à la ville au cours du xxe siècle et sont encore très présentes dans les discours et les pratiques qui circulent au sein des milieux sociaux auxquels appartiennent Kakha et Malkhaz. De plus, la revendication d’être rétif au travail, voire de n’avoir jamais travaillé, fait référence à la « mentalité des voleurs dans la loi » (kurdoba). Cette caste de hors-la-loi, née dans les goulags staliniens et qui s’est particulièrement développée en Géorgie au cours des années 1980 et 1990, professe un code très strict composé d’obligations et d’interdictions précises. L’esprit de ce corpus de « lois » (kanoni) professe la solidarité voire le sacrifice, le détachement des biens matériels et le refus de l’autorité étatique. Loin d’être réservé aux membres intronisés de cette organisation, il a servi de modèle culturel et d’horizon moral à toute une frange de la population masculine durant les années 1990 et bien au-delà (Ferry 2021). L’une de ces « lois » est l’interdiction absolue du travail salarié. Avec l’effondrement des années 1990, on assiste à la réinterprétation postsoviétique de cette valeur ancienne et valorisable. Celle-ci, accolée à une situation nouvelle, permet à ces hommes de justifier, moralement et culturellement, un déclassement social général.

15Le point commun entre les différentes procédures de revalorisation des défaillances masculines réside dans la validation mutuelle entre hommes, dont le support est constitué par la dzmak’ats’oba (Frederiksen 2013), une forme d’amitié masculine instituée, proche des obligations mutuelles de la famille resserrée. Les sociabilités masculines n’apparaissent donc pas uniquement comme un réconfort bienvenu, mais s’élèvent, selon moi, au rang des nécessités sociales de crise, sans lesquelles l’atomisation et le sentiment « d’émasculation postsoviétique » (Kay 2006) menacent. Cette nécessité sociale induite par l’effondrement d’un monde permet en partie de comprendre pourquoi les hommes persistent à performer une virilité souvent subventionnée par des femmes qui ne cessent pas de migrer pour le compte des hommes. Cette situation engendre toutefois de la honte et de la souffrance, signe qu’il y a bien là un piège moral inextricable que ces attitudes de simulation et d’ostentation ne permettent pas d’éviter.

Subjectivités genrées autour d’un piège moral et économique

L’impossible position des mères

16Les femmes migrantes sont elles aussi prises dans un piège moral : on attend d’elles qu’elles migrent pour permettre à la famille de survivre alors même qu’il leur est reproché de « nourrir » les mauvais comportements de leurs fils ou même de leurs époux. Salomé, trente-trois ans en 2014, est femme au foyer et vit à Koutaïssi, deuxième ville géorgienne, située au centre du pays et l’un des foyers importants de départ en migration. Détentrice d’un diplôme d’université en littérature et mère de deux enfants, elle vient d’une famille modeste et rurale. Son mari est employé de banque, issu d’une famille de professeurs déclassés du centre de Koutaïssi. Entre son réseau d’interconnaissance et celui de son mari, elle a pu me présenter de nombreuses migrantes de retour, issues de milieux variés. Avec elle, je parcours la ville afin de rencontrer certaines de ces femmes. Dans le marshrutka (minibus) que nous empruntons, Salomé me raconte les histoires « horribles » de plusieurs femmes migrantes de sa connaissance quand nous passons près de leurs appartements, d’abord dans la périphérie pauvre de la ville puis en son centre. Elle me confie :

« Ici habite la famille de cette femme, Nino, elle est en Grèce depuis douze ans, chaque mois elle envoie de l’argent… Et son fils… il a très mal tourné, tu sais, il a commencé à se droguer à seize ans, de plus en plus, personne ne sait s’il va survivre… Je ne comprends pas, vraiment je ne comprends pas comment ces mères peuvent faire ça, elles savent, non ? Elles savent qu’en étant loin de leurs fils elles ne peuvent pas les aider, qu’ils vont mal, ils ont besoin de leur mère ! Pourquoi elles font ça ? C’est incompréhensible pour moi. Je suis une mère, tu sais, bon, mes enfants sont encore petits, mais jamais je ne les laisserai, même pour gagner des milliers de dollars ou d’euros, ils valent plus que ça, ma place est auprès d’eux. Combien de familles je connais avec un fils qui est un drogué ! Plein, des dizaines, je te jure ! Il y a eu des tragédies terribles… Le fils d’Ana, il est mort à vingt-deux ans d’une overdose, elle était en Italie. Elles devraient savoir, avec le temps, que ça se passe presque toujours comme ça... »

17Bien que Salomé reproche aux femmes de s’intéresser « aux dollars et aux euros », elle ne critique pas l’appât du gain mais la manière dont le rôle de mère est dégradé par l’envie, ou même par le besoin, d’argent. Le dénuement économique et les nouvelles opportunités offertes par le capitalisme sont ici fondus ensembles pour dessiner une conception de l’argent comme ferment destructeur – et non pas seulement corrupteur – concrètement source de mort. À la faveur de cette situation paroxystique, les dilemmes moraux induits par la crise et par un nouveau rapport à l’argent sont poussés à leur extrême limite, ici vitale.

18Contrairement par exemple à Ketevan, la jeune femme dont on a cité le discours indigné contre les hommes en début d’article, Salomé est proche, socialement et affectivement, des femmes qu’elle dénonce. Elle connaît d’autant mieux leurs parcours qu’elle aurait pu suivre le même chemin. Elle peut donc se targuer d’avoir pris la « bonne décision ». Comme le souligne Caroline Humphrey, les temps troublés impliquent des « décisions-événements » (2008 : 359) qui constituent des sujets porteurs d’une « nouvelle vérité » partagée publiquement. Cette nouvelle vérité contient en elle-même l’inextricable des temps et s’incarne ici dans une mère perdante à tous les coups, donc piégée :

« Elles font tout pour leurs enfants, c’est la mentalité géorgienne tu sais, une mère géorgienne fera tout [elle insiste sur ce terme], elles veulent le meilleur pour eux, mais c’est fou, parce que pendant ce temps-là, elles ne sont pas là pour les protéger, si tu peux comprendre ça, avec tes recherches, ça m’intéresse ! […] C’est très géorgien, tu sais. »

  • 10 Ces accusations portent souvent la marque d’une forme d’auto-critique nationale qui consiste à dépl (...)

19Salomé incrimine donc les mères en les renvoyant à leur place attendue auprès de leurs enfants. Elle oppose cet attendu, paradoxalement, à la vision supposée géorgienne10 d’une mère qui devrait tout faire pour ses enfants. C’est finalement en étant trop « mères géorgiennes » qu’elles failliraient à l’être suffisamment. Ce type de discours, parfois bien plus violent et incriminant, se retrouve à longueur de commentaires sur les pages YouTube de films documentaires ou de fiction abordant ce sujet. L’autre version de jugements entendus très souvent est celle qui blâme les hommes, qu’ils soient pères ou fils. Parfois, l’accusation vient des hommes plongés eux-mêmes dans ces situations.

Tragique masculin et femmes héroïsées : justifications et dissonances

20Les hommes, on l’a vu, se qualifient souvent de paresseux, avec une certaine fierté mais non sans ambivalence. De même, beaucoup d’hommes tentent de fondre la honte spécifique au fait d’exploiter l’argent des femmes et des mères dans un certain esthétisme de la souffrance et surtout de la mémoire de la crise en associant leur culpabilité à de nombreux et répétitifs récits de douleur et de plainte. J’ai nommé ce corpus de discours et d’attitudes le « tragique masculin » (Ferry 2020). Par exemple, des figures masculines de la « déviance » sont sublimées et intégrées à l’esthétique du tragique des années 1990. Mes interlocuteurs m’ont ainsi cité plusieurs noms de toxicomanes célèbres, connus pendant les années 1990, tous morts depuis. Lorsque je demandais, perplexe, ce qui était à la base de la célébrité de ces hommes – ni dealers, ni artistes –, mes interlocuteurs avaient quelque peine à me répondre.

« Tu vois, je ne sais pas comment te dire. Ils avaient un style. Dans leur manière d’être très respectueux, de se battre jusqu’à la mort pour leurs dzmak’atsebi [frères-hommes], dans leur humour et aussi dans leur manière de se droguer. Ils se droguaient avec de la classe ! [il rit] Moi j’en connaissais aucun, mais on était toujours au courant de leurs histoires. Lui il a failli mourir d’une overdose, lui il a été arrêté et il a dit je ne sais pas quoi à la police quand ils sont venus, lui on l’a vu en train de prier devant une église complètement high... Bon, j’avais des amis exactement pareils, mais ils n’étaient pas connus. Alors je ne sais pas... »

21Ces figures ont une fonction intégrative qui donne consistance et dignité sociale à une masculinité couramment considérée comme en faillite. Elles sont opérantes au-delà des cercles qui pratiquent ces activités et ont donc acquis une importance symbolique et proprement sociale. Plus largement, dans les conversations qui se tiennent jusque tard dans la nuit dans ces milieux urbains fragilisés, les récits des difficultés traversées, aussi bien durant les années de crise aiguë qu’ensuite, sont récurrents et empreints d’un certain lyrisme. Le partage et l’élaboration autour des souffrances, notamment masculines, permettent de faire lien tout en intégrant la catastrophe vécue dans le passé.

22Cependant, malgré cette élaboration culturelle autour de la souffrance voire de l’échec, et en dépit de l’intensité des sociabilités masculines qui la soutiennent, il arrive que la dissonance entre les situations réelles et ce qui est attendu moralement d’un homme, c’est-à-dire de subvenir aux besoins de sa famille, se fasse sentir de manière trop aiguë, trop nue, pour être ainsi justifiée et embellie. Alors, la « minuscule béance du masque » qui fonde « l’être véritable » de la fête (Foucault 1963) se mue en gouffre de honte. C’est le moment de surgissement où, par exemple, Kakha, passablement alcoolisé, m’avoue : « tu sais, je suis en dépression, parfois j’ai tellement honte de moi, de ne pas travailler… mais je n’y arrive pas, je n’y arrive pas… ».

23Revaz, quarante ans en 2014, est sorti de prison à la même période que Kakha. Sa mère était en Grèce depuis huit ans, d’où elle a payé pour lui un onéreux séjour de désintoxication de l’héroïne qu’il a suivi comme des vacances tout en poursuivant sa consommation. Un soir, il me dit sobrement « je ne suis pas quelqu’un de bien », avant de se reprendre et de me conseiller joyeusement : « tu devrais choisir un mauvais garçon comme mari, ils font de meilleurs maris parce que ce sont de mauvais fils ! »

24Ces moments de vacillement se retrouvent chez la plupart des hommes qui participent, à des degrés divers, au « scandale » migratoire. Dans ces moments s’opère ce que Michael Lambek nomme le « dévoilement des critères » moraux, qui « dans le cours normal des choses [sont] implicites » (2010 : 43). Il existe donc une tension entre la re-création d’un édifice social plus ou moins pérenne et les « moments éthiques » de réflexivité ou de « ruptures morales » (Zigon 2007) qui tout à la fois trahissent l’instabilité de cet arrangement de crise et en révèlent la puissance d’obligation, au-delà de la volonté propre des acteurs et de leurs conceptions morales explicites. Cette tension se retrouve du côté féminin. L’immoralité et l’irrationalité reprochées aux hommes semblent rejaillir sur les femmes. Le fait que l’argent des femmes alimente les fêtes et les consommations masculines – parfois au détriment des études des enfants ou de la réparation du logement et au préjudice de leur propre intégrité morale – indique que les sociabilités masculines ont une valeur sociale pragmatique, c’est-à-dire qu’elles sont valorisées par des actes d’investissement, notamment monétaires, et non pas par les évaluations morales (Quéré 2017 : 216). Car les femmes ne donnent pas de gaieté de cœur aux hommes : elles donnent en se plaignant et en déplorant l’absurdité de la situation.

25Si elles s’attribuent le beau rôle, héroïsent leur parcours et affichent une forme de don de soi sacrificiel, elles soulignent aussi leur sentiment d’humiliation ou d’échec, surtout lorsque leurs fils se comportent « mal ». Elles expriment donc régulièrement leur dépit à l’égard des hommes de leur famille en soulignant la culpabilité de ces derniers. La plupart des migrations des femmes que j’ai rencontrées ont pour origine une défaillance masculine : divorce assorti d’un abandon économique, décès, séjour en prison ou encore alcoolisme trop prononcé. Durant les conversations entre femmes, ces dernières sont promptes à blâmer les hommes qui les ont amenées à migrer, elles ou leurs amies, et qualifient ces parcours de « tragédies de femmes ». Suivent immanquablement des récits dramatiques, de ceux qui ne se racontent qu’entre femmes, où l’homme tient le rôle d’un être faible, cruel, menteur et profiteur.

  • 11 Troisième ville du pays, au bord de la mer Noire à la frontière de la Turquie.

26Tamriko a cinquante-trois ans en 2014. Elle est revenue à Batumi11 après un séjour en migration d’un an en Turquie. Avant la chute de l’URSS, elle et son mari occupaient de modestes emplois d’ouvriers puis d’employés qu’ils ont tous deux pu conserver, malgré un appauvrissement important, au cours des années 1990. Mais, en 2004, Teimuraz, le mari de Tamriko, a perdu son emploi. Malade et affaibli, il n’en a jamais retrouvé. Le seul salaire de Tamriko, employée dans un conservatoire de musique, n’a plus suffi à assurer leur quotidien et celui de leurs deux enfants. Croulant sous de multiples dettes, elle a dû se résoudre, « en pleurant », à migrer en Turquie. Bien que son mari ne soit pas de ceux qui festoient avec l’argent de leur femme, Tamriko lui fait tout de même porter la responsabilité de leur misère et, surtout, et l’impossibilité de réaliser ses propres desseins.

27Le dépit peut se muer en franche colère et être suivi d’effet. Nugesha, cinquante ans en 2014, est une ancienne professeure de mathématique qui vit à Tbilissi. Elle a migré à Istanbul après le décès accidentel de son mari en 2005. Ses deux fils et sa fille sont restés en Géorgie sous le toit de leurs grands-parents maternels, comme cela arrive presque toujours. Elle a souvent trouvé des emplois pour ses fils dans des usines de textile turques. Ils n’y sont jamais restés longtemps, finissant par se bagarrer ou par repartir en Géorgie avec le désir de retrouver leurs dzmak’atsebi. L’un d’entre eux a migré en Espagne et s’est fait arrêter pour détention de cannabis et d’un faux passeport lituanien. Après des années à aider ses fils sans succès, Nugesha me confie sa vive colère, voire une certaine forme de mépris : « Ils ne sont bons à rien ! Je ne les aiderai plus, fini ! Maintenant je me concentre sur Maka [sa fille], elle est sérieuse, elle fait des études, j’en ai marre d’eux, je n’en peux plus ! » Elle a pourtant continué à les aider, mais j’ai noté les remarques de plus en plus acides qu’elle leur réservait. Et j’ai pu voir qu’elle commençait, en effet, à réorienter une partie de l’argent qu’elle gagnait vers sa fille. Quant à Lela, soixante-deux ans en 2014, de retour de migration en Turquie, elle qualifie deux de ses trois fils « d’ingrats » et de « profiteurs ». Originaire d’un milieu populaire de Tbilissi, elle est fière d’avoir réussi à élever seule ses trois enfants en cumulant les petits emplois, souvent informels, au cours des années 1990. À la fin de cette décennie, son fils aîné a été condamné à une peine de prison de deux ans. Contrainte d’assurer son quotidien « à l’intérieur », ce qui signifie également pourvoir à celui de ses co-détenus, Lela s’est endettée et, après dix années à tenter de rembourser ses crédits, elle s’est résolue à migrer en Turquie. De là-bas, elle aidait régulièrement ses fils mais lorsqu’elle est revenue, en 2012, après deux ans de migration et sans moyen de subsistance, seul son fils cadet s’est employé à la soutenir financièrement. Lela, tout en parlant de ses fils avec beaucoup de ressentiment, continue à les recevoir à dîner régulièrement.

  • 12 Je remercie Ismaël Moya pour m’avoir soufflé cette remarque et beaucoup d’autres.

28Le paradoxe n’échappe à personne : les hommes, pour préserver une partie de leur ethos historiquement constitué autour de l’honneur et de la générosité, perdent du même coup ces qualités en se montrant dépendants des femmes, voire en dette à leur égard. Est-ce à dire que les femmes « trouvent leur compte » dans cette relation de dépendance ? Ou, même, tirent-elles un certain profit en entretenant, tout autant par leur complicité en actes que par leurs discours désapprobateurs, une forme de « virilité assistée » chez les hommes ? Certaines femmes avouent en effet éprouver un sentiment de pouvoir à distribuer ainsi l’argent, quand bien même il n’est pas utilisé à des fins qu’elles approuvent. Mais au-delà de ces énoncés explicites, trop marginaux pour prêter à une généralisation, on trouve surtout dans ce déséquilibre le signe qu’une dynamique d’obligation réciproque est à l’œuvre. Cet arrangement économico-relationnel fortement dissonant est la manifestation que le système économique a changé plus vite que le système social12, provoquant une tension qui ne peut être résolue que par l’investissement des acteurs dans une « valeur inavouée » (Moya 2015). L’argent des femmes est au fondement de cette valeur car il est converti en possibilité, pour les hommes, de poursuivre leurs sociabilités en faisant revivre par la simulation un passé plus prospère. Plus largement, cet arrangement permet que l’argent et les faveurs circulent par-delà les désagrégations familiales et la méfiance généralisée. Cette valeur est cependant inavouée, car, à la fois immorale et non productive – selon les critères de l’économie capitaliste classique –, elle n’est pas reconnue explicitement comme valeur.

Conclusion

29En agissant de manière « irrationnelle » et « immorale », et tout en le reconnaissant, il s’agit, pour les hommes comme pour les femmes, de compenser le bouleversement des rapports sociaux et de l’accès aux ressources engendré par le passage au capitalisme. L’irrationalité et l’immoralité entourant cette configuration ne sont pas des épiphénomènes liés à une période de crise aigüe. Si, au pic de la crise, on aurait pu parler « d’éthiques extra-ordinaires » (Heintz 2021), liées à des temps chaotiques de perte de repères, ces pratiques ont désormais un rôle clef, structurant et, en un sens, intégrateur. Les accusations mutuelles et les dissonances qu’elles suscitent inscrivent ces prestations féminines dans une idéologie de l’abnégation propre à l’univers moral de la crise et de l’effondrement. Les pratiques confinant à un don de soi sacrificiel, y compris celui de sa propre intégrité morale, permettent que subsiste « quelque chose de non monétaire » dans les relations sociales impliquant des échanges d’argent. Ce quelque chose, relatif à l’affect et à la pure relation (intime et sociale), n’implique ni réinvestissement productif ni accumulation. Cette « valeur improductive », pourrait-on dire en suivant George Bataille, est la négation d’une « négation déjà donnée » (1988 : 300) : il s’agit donc de nier l’anéantissement de tout un système social et économique, et en particulier de la socialité comme forme d’accès aux ressources et au prestige, c’est-à-dire à une forme d’existence sociale valorisée. En actualisant cette « valeur », l’argent des femmes (re)valorise tout à la fois les anciens comportements masculins de sociabilité, mais également les déviances présentes en les faisant exister, fût-ce de manière dissonante, dans la configuration. En effet, du côté des hommes comme des femmes, les récits de souffrance et les plaintes sont élaborés socialement, voire esthétiquement. Avec l’effondrement brutal vécu par toute la société géorgienne, concomitant de l’ouverture au capitalisme de marché et de nombreux déclassements, le malheur et la plainte sont devenus, au sein de ce que j’ai appelé la « culture de la perte » (Ferry 2020), des devises sociales qui sont valorisées et circulent en même temps que l’argent. L’argent des femmes et les discours de réprobation qui lui sont associés permettent un double mouvement de reconnaissance et d’intégration de la déviance présente, ce qui ne serait pas possible si celle-ci était simplement niée ou contrée. Cette interdépendance genrée et asymétrique est donc un phénomène économique central d’adaptation à la crise qui alimente lui-même un univers moral et relationnel à part entière, au-delà de la situation paroxystique sur laquelle elle se fonde. Les hommes participent grandement de cette « culture de la perte », au point de s’en revendiquer parfois les seuls dépositaires. Il existe même, à cet égard, une forme de compétition entre hommes et femmes.

Mélancolie en Mer Noire, Kobuleti, Géorgie, août 2022

Mélancolie en Mer Noire, Kobuleti, Géorgie, août 2022

photo : Maroussia Ferry

30Cependant, on ne peut manquer de constater les manifestations de joie, d’émotion, d’humour et de « talents » (oratoires et autres) qui se déploient lors des occasions de sociabilité masculine dont les femmes, si elles y participent moins, ne sont pas systématiquement exclues. La perpétuation de ces performances ainsi rémunérées par les femmes peut donc être lue comme une forme fragile et problématique de respair, notion forgée par Lorena Gibson (2019) pour qualifier des pratiques et des attitudes qui se tiennent à égale distance entre désespoir et réinvention. Imposé tout d’abord par la crise, l’équilibre précaire du « scandale » migratoire permet désormais aux acteurs de domestiquer les injonctions contradictoires produites par l’introduction soudaine d’une économie de type capitaliste jusque dans l’intimité de leurs sociabilités.

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Notes

1 Littéralement « frères-hommes » : désigne les amis d’enfance très proches qui constituent un collectif à mi-chemin entre la fratrie et la fraternité. Voir Frederiksen 2013.

2 Geostat, « 2014 General Population Census Main Results », Tbilissi, National Statistics Office of Georgia, 2016.

3 D’après les données de la Banque mondiale en 2022. En ligne : https://data.worldbank.org

4 Voir le rapport final en ligne : The Institute of Social Studies and Analysis, Social Protection and Social Inclusion in Georgia, European Commission Directorate-General for Employment, Social Affairs and Inclusion, 2011.

5 World Bank, Poverty & Equity Brief, Georgia, April 2021.

6 À partir des années 1970, le niveau de vie de la population géorgienne figurait parmi les meilleurs des quinze républiques soviétiques (Gurgenidze et al. 1994 : 259).

7 Cette « crise de la masculinité » est assez éloignée de celle étudiée en Occident (Dupuis-Déri 2012, Gourarier 2017). Les hommes géorgiens n’imputent que rarement leurs défaillances à une supposée émancipation des femmes mais bien plus à la perte de leur pouvoir économique.

8 D’après les données de la Banque mondiale en 2022. En ligne : https://data.worldbank.org

9 Les Kalakuri simgherebi, littéralement les « chansons de la ville », sont des ballades qui se distinguent des chants polyphoniques d’origine rurale par les thèmes de leurs paroles, non pas religieuses, patriotes ou relatives à la nature mais plutôt sentimentales et nostalgiques.

10 Ces accusations portent souvent la marque d’une forme d’auto-critique nationale qui consiste à déplorer les évolutions (ou, au contraire, le manque d’évolution) constatées dans le pays.

11 Troisième ville du pays, au bord de la mer Noire à la frontière de la Turquie.

12 Je remercie Ismaël Moya pour m’avoir soufflé cette remarque et beaucoup d’autres.

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Table des illustrations

Titre Le passé enfermé, Tbilissi, Géorgie, juillet 2022
Crédits photo : Maroussia Ferry
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/25061/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 998k
Titre Mélancolie en Mer Noire, Kobuleti, Géorgie, août 2022
Crédits photo : Maroussia Ferry
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/25061/img-2.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Maroussia Ferry, « « Elles triment, ils flambent » »Terrain, 78 | 2023, 70-89.

Référence électronique

Maroussia Ferry, « « Elles triment, ils flambent » »Terrain [En ligne], 78 | 2023, mis en ligne le 09 juillet 2023, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/25061 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.25061

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Auteur

Maroussia Ferry

Institut de hautes études internationales et du développement, CCDP, Genève

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Droits d’auteur

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