Je tiens à remercier Mayoro Gueye pour nos longues discussions ainsi que Sophie Laporte et Vanessa Manceron pour leurs commentaires.
1Soit un monde capitaliste contemporain. L’argent est partout, la finance règne et le gaspillage des ressources est un problème brûlant. L’urgence du changement en faveur d’une gestion plus durable de ces ressources fait consensus. Mais en dépit des discours (innombrables) et des initiatives (timides), le gaspillage ne cesse pas.
2Le scénario est familier. Situons la scène, par exemple, dans les quartiers populaires de l’agglomération de Dakar, la capitale du Sénégal, que j’ai côtoyés ces deux dernières décennies lors de mes enquêtes ethnographiques. Cette ancienne ville coloniale construite sur une presqu’île est devenue une mégapole africaine de 4 millions d’habitants. Elle connaît une urbanisation galopante, des problèmes de gestion des déchets, un système de transports saturé, une pollution atmosphérique alarmante, une bétonisation générale, des inondations récurrentes dramatiques et un littoral rongé par la montée du niveau de la mer. Pourtant les ressources gaspillées qui occupent les personnes sur mon terrain de recherche ne sont pas naturelles mais financières : les pratiques ostentatoires, notamment à l’occasion des cérémonies familiales, engloutissent des sommes considérables, dépassant régulièrement plusieurs années de revenus d’un ménage. Le phénomène n’est pas nouveau. Il est même considéré comme une tradition dont tous et toutes aimeraient se défaire sans y parvenir.
3Voilà une société africaine dans laquelle le capitalisme est aux prises avec ce qui semble être une tradition locale tenace d’irrationalité économique. La question au cœur de cet article est donc classiquement anthropologique. Elle porte sur la rationalité des autres : quel sens y a-t-il à dépenser de telles sommes pour des pratiques dont tout le monde se plaint ? Il s’agira de tenter de clarifier une différence à partir d’un solide point d’appui. Quoi de mieux pour cela que la monnaie, niveleuse radicale selon Marx, qui efface toutes les différences ?
4À Dakar, l’argent est le médiateur de toutes les relations sociales et sa quête est une préoccupation constante. Aux exigences de la consommation quotidienne dans une économie urbaine capitaliste s’ajoutent les multiples sollicitations liées au rôle central de l’argent dans le reste de la vie sociale : les relations de parenté (de la solidarité au sein de la famille élargie à la multitude des dons lors des cérémonies familiales), les relations politiques (clientélisme, corruption, etc.) et jusqu’aux relations religieuses entre les marabouts et leurs disciples ou aux relations sexuelles entre époux. De plus, la vie économique et sociale est structurée autour d’associations de toutes sortes : des dahira (groupes religieux confrériques) aux Groupements d’intérêt économique en passant par les associations sportives et culturelles, les tontines, les groupes de pairs, etc. À ces groupes formels ou informels se greffe, quand ce n’est pas leur finalité première, un volet financier : cotisations périodiques à une caisse de solidarité ou systèmes d’entraide et de soutien mutuel, en particulier quand l’un des membres est confronté à une cérémonie, notamment quand il s’agit de femmes.
5Les anthropologues ont remarqué depuis longtemps que, dans de nombreuses sociétés, la présence de l’argent n’est pas nécessairement synonyme de marchandisation en raison des barrières morales qui existent entre différents ordres transactionnels (Parry & Bloch 1989). Et Viviana Zelizer (1994) a montré que même là où le capitalisme règne en maître, comme aux États-Unis, les gens opèrent des cloisonnements moraux entre les dépenses et les formes d’épargne et, donc, que l’argent n’unifie pas nécessairement l’ensemble du circuit financier. De fait, l’omniprésence de l’argent à Dakar n’est pas synonyme d’effondrement des distinctions morales. Par exemple, l’existence habituelle d’une contrepartie monétaire dans les rapports sexuels au sein des couples mariés (Moya 2017b) souligne une différence claire avec la conception euroaméricaine de la sexualité, mais elle n’implique pas que tout rapport sexuel soit comparable à une forme de prostitution ou implique nécessairement un calcul stratégique (bien que cela soit parfois le cas). Toutefois, l’image de la monnaie comme « niveleuse radicale » de toutes les distinctions morales et comme puissance menaçante (Geschiere 2000) est bien présente à Dakar et sans doute renforcée par la pauvreté. Selon Jean-Pierre Olivier de Sardan, cette « surmonétarisation » des sociétés ouest-africaines serait même le premier facilitateur de la corruption (1996 : 109). De fait, quand l’argent manque tout en étant l’horizon de chaque relation, il est difficile d’échapper à l’impression, partagée aussi bien par les observateurs extérieurs que par mes interlocuteurs dakarois, que la vie est devenue un immense marché où tout se vend et s’achète.
6Face à ce constat, il me semble que l’on peut se demander s’il est pertinent pour les sciences humaines de persister à penser l’argent en ingénieurs du social, comme si la grande question était celle de la résistance des barrières sociales à la pression monétaire. Le pouvoir de l’argent et ses dangers font l’objet de réflexions en Europe depuis, au bas mot, l’antiquité grecque. Si, durant 2 500 ans voire plus, une partie des humains s’est interrogée sur la puissance de l’argent, c’est manifestement qu’il y a un problème. Mais surtout, d’un point de vue anthropologique, ce sont moins les réponses des penseurs qui retiennent l’attention que la permanence du questionnement. Il n’y a donc pas lieu a priori de le régler définitivement, mais plutôt de comprendre, sans déterminisme, la manière dont, ici et ailleurs, les humains composent avec lui. La question devient anthropologique : comment vit-on et de quoi se plaint-on dans une société omni-monétarisée ?
- 1 L’idée d’un continent fermé au monde puis soudainement ouvert (au capitalisme et au marché entre au (...)
7Pour ce qui est du contexte ouest-africain, la « Franc-CFAisation » actuelle de la vie sociale et économique a tout d’une simplification si l’on considère la longue et instable histoire monétaire faite d’une pluralité de moyens de paiement (barres de fer, tissus, cauris, etc., cf. Guyer 2004). De surcroît, cette région du monde n’a pas été historiquement protégée de la marchandisation ni du capitalisme. Bien au contraire. Les tensions actuelles liées à la marchandisation paraissent relativement limitées dans des sociétés, au Sénégal comme ailleurs dans le Sahel, qui sont autant postcoloniales que post-esclavagistes (Mann 2006). Le capitalisme a d’ailleurs su s’en nourrir allègrement (Cooper 2014)1. Enfin, il est plutôt banal, d’un point de vue anthropologique, que la parenté, la politique, l’économie ou encore la religion impliquent une constante circulation de biens et de monnaie. Ainsi, l’omniprésence de l’argent dans tous les domaines de la vie sociale n’a rien de nouveau ni d’étonnant, elle est plutôt la conséquence d’une unification progressive du système monétaire et de « paiements », intensifiée par la conjonction de l’urbanisation et des difficultés économiques structurelles qui sévissent depuis un demi-siècle. En somme, la vie sociale à Dakar est sans aucun doute plus monétarisée qu’à Paris, mais l’argent ne permet pas de tout acquérir et il n’est pas non plus la principale chose qui relie les personnes entre elles. C’est, tout simplement, le revers de toutes les relations.
8Les personnes sont donc comme prises dans une multitude de relations financières qu’elles essayent de maîtriser tant bien que mal. Dans ce contexte, le principe marchand qui consiste à acheter et vendre des choses selon un prix et sans autre rapport que celui de la transaction n’est qu’une modalité du rapport monétaire. La somme d’argent donnée dans un échange ne correspond pas nécessairement à un prix dans une relation marchande ; elle est en revanche une détermination quantitative de la relation, ce qui constitue une forme d’objectivation monétaire de la relation. En ce sens, il est toujours possible d’associer chaque relation à une somme d’argent. Grâce à l’institution de la monnaie, les relations sont ainsi toutes commensurables et, donc, comparables (potentiellement). Cela dit, la monnaie n’est pas, nous y reviendrons, la seule forme d’objectivation des relations et des personnes. Mais surtout, puisque l’argent et les relations sont les deux faces de la même médaille, le crédit est une forme sociale généralisée. Il est virtuellement possible d’emprunter (ou devoir) de l’argent, sous une forme ou sous une autre, à toutes les personnes que l’on connaît : du boutiquier de quartier à l’épouse en passant par l’oncle maternel, l’ami ou le collègue. Chaque relation est toujours potentiellement ambiguë. Les relations sont en permanence affirmées et renégociées, ce qui génère des tensions, elles aussi permanentes (entre amis, entre mari et femme, parents et enfants, partenaires commerciaux, marabouts et disciples, etc.) et dont mes interlocuteurs se plaignent souvent.
9Qu’ils soient riches ou pauvres, ces derniers ont par ailleurs en permanence besoin d’argent. Avoir de l’argent est la condition pour agir dans une socialité intégralement monétarisée, alors même que la faiblesse des revenus liée à la pauvreté crée un besoin d’argent objectif. De plus, en raison de la morale de la solidarité redistributrice envers les parents, les amis voire les voisins, tout détenteur de liquidité est l’objet de demandes constantes auxquelles il est difficile de ne pas répondre positivement quand on a de l’argent disponible. C’est pourquoi la plupart de mes interlocuteurs préfèrent avoir le moins d’argent possible en espèces tout en s’efforçant d’être capables d’obtenir des liquidités au moment voulu (Moya 2017a). Il s’agit de mettre son argent à distance afin de pouvoir le conserver. Le principal moyen pour rendre son argent inaccessible consiste à le transformer en créance en le mettant en circulation, dans des associations d’épargne rotative (tontines), en le prêtant à un tiers, en l’engageant dans des dons d’entraide cérémonielle réciproques, etc. La liquidité, pure potentialité, est ainsi convertie en une multitude de relations financières. Mais, le moment venu, il faudra pouvoir récupérer son argent, ce qui n’est jamais garanti (ce dont se plaignent aussi mes interlocuteurs). En ce sens, comme souvent dans la finance, le capital et les flux de revenus importent moins que la capacité à en contrôler la liquidité. Ces pratiques financières n’ont rien de spécifique au Sénégal. On les retrouve ailleurs en Afrique (Ardener 2010), dans le monde (Guérin et al. 2020) ou dans l’histoire (Fontaine 2008).
Un soir ordinaire au coin de la rue, Dakar, août 2022
Debout, au centre : les griottes.
Photo : Ismaël Moya
Rue barrée par une cérémonie en préparation, Dakar, mars 2023
Photo : Gorgui Mayoro Asta Gueye
- 2 La préférence pour l’illiquidité n’arrange rien car elle est un facteur supplémentaire d’insolvabil (...)
- 3 Entre parents, voisins, amis, mais aussi membres de tontines, d’associations religieuses etc.
10Il est crucial de parvenir, quand on en a besoin, à synchroniser un certain nombre de relations sociales pour obtenir de l’argent. Or l’économie, et en particulier le commerce, fonctionne selon une logique de séparation (Guérin 2003) où les personnes s’efforcent d’isoler autant que possible le circuit des relations marchandes du reste des relations sociales. Beaucoup souffrent de la difficulté à isoler les flux économiques des autres circuits (pour préserver le fonds de roulement d’un commerce des charges domestiques), à synchroniser les relations financières (comme encaisser ou décaisser au moment convenu2) et enfin à mobiliser par les réseaux sociofinanciers un capital suffisant pour investir et accumuler. C’est ce qui explique aussi, par exemple, pourquoi les personnes, notamment celles qui sont dans une situation de grande précarité économique, acceptent les taux usuraires du microcrédit : même moyennant un prix exorbitant, il est possible d’accéder à une somme liquide utilisable, notamment, pour l’activité économique, impossible à rassembler autrement. De même, en dehors de la solidarité interpersonnelle (qui est forte3), il est difficile de mobiliser les réseaux pour faire face aux dépenses imputables à ce que les économistes appellent des chocs exogènes (des imprévus de type maladie, accident, etc.).
11En revanche, les cérémonies familiales, en particulier à l’occasion des mariages et des naissances, permettent de mobiliser l’ensemble des relations financières (tontines, groupes de solidarité, relations interpersonnelles, dons de parents et de proches, etc.) de plusieurs personnes, en grande majorité des femmes. Il n’est pas rare que la protagoniste d’un mariage ou d’une cérémonie de naissance puisse obtenir en quelques jours jusqu’à deux années de revenu de son ménage. La synchronisation et la concentration de dizaines de flux financiers différents à l’occasion d’une cérémonie sont saisissantes et d’une redoutable efficacité (Buggenhagen 2012, Moya 2017a).
12Cet argent sert, pour la principale organisatrice, à payer les frais de l’événement (location de bâche, de chaises, de sono, nourriture pour les dizaines voire les centaines d’invités, cuisinières, batteurs de tambour pour la danse du sabar, DJ en charge de l’ambiance musicale, etc.), mais il finance surtout le cœur battant des cérémonies : les teraanga, ces nombreux et ostentatoires échanges cérémoniels d’argent et de tissus, médiatisés par les griots, qui honorent les relations. Une part de cet argent est aussi donnée aux personnes présentes dans la cérémonie (griots, mais aussi forgerons, lawbe, etc.) qui ont la charge d’animer l’assemblée et de chanter les louanges des unes et des autres. Par ailleurs, chaque personne qui se rend à une cérémonie est venue soutenir quelqu’un et donc lui donne de l’argent dans le cadre des dons d’entraide cérémonielle réciproques (ndawtal). Chaque don reçu est noté puis rendu doublé à la cérémonie suivante. Les femmes entretiennent des dizaines de relations de ce type.
13Précisons : s’il est possible pour les personnes qui organisent des cérémonies de rassembler « aisément » de fortes sommes d’argent en dépit de la relative pauvreté et des demandes d’argent continuelles, les cérémonies n’en restent pas moins extrêmement coûteuses et représentent donc une ponction nette (et permanente) sur le revenu et, surtout, sur l’épargne disponible. Après avoir organisé une cérémonie, une personne se retrouve instantanément en position de débitrice dans presque toutes les relations qui ont contribué à l’événement. D’une efficacité redoutable, la finance cérémonielle tend à généraliser la pression à la dépense sur tout le monde et entretient un cycle continu.
14La socialité urbaine dakaroise est ainsi composée de flux financiers, activés par les personnes, qui forment un circuit monétaire unique. Le billet de 5 000 Francs CFA reçu à une cérémonie n’a pas à rester dans le circuit cérémoniel, il peut très bien être utilisé pour rembourser une dette, acheter de la nourriture ou payer un agent de l’administration. Autrement dit, ce circuit n’est pas structuré par des cloisonnements moraux entre des sphères d’échanges (Bohannan 1955), où l’argent obtenu dans certains échanges est difficilement utilisable dans d’autres, par exemple lorsque le fruit de la vente d’une terre ne peut être utilisé pour la consommation courante (Shipton 1989). En revanche, il est hiérarchisé en termes de capacité d’agir, c’est-à-dire de synchroniser des relations aux temporalités hétérogènes et de les transformer en cash. Bien entendu, beaucoup plus de liquidités circulent dans l’économie que dans les cérémonies. Mais du point de vue de la finance et de la capacité d’agir, les cérémonies sont plus valorisées que l’économie. Et ces cérémonies, notamment les mariages et les naissances, honorent des relations, de parenté et d’affinité notamment, et œuvrent de la sorte à la reconduction des relations dans le temps (Moya 2017a).
15Voici donc un système économique capitaliste financiarisé où, pourtant, une partie considérable de la richesse est mise au service de la reproduction de l’ordre social. Cette situation n’est pas le résultat du seul capitalisme. Bien entendu, l’augmentation moyenne du revenu par habitant observée depuis le milieu des années 1990, à laquelle se sont ajoutées les ressources issues de la migration internationale, a sans doute favorisé le développement de l’économie cérémonielle. Mais la configuration d’ensemble (monétarisation, etc.), et en particulier la hiérarchie financière et sa dimension genrée (les cérémonies sont une « affaire de femmes »), montre surtout qu’elle est une possibilité du capitalisme contemporain. Et si les ressources financières peuvent être mises au service du système cérémoniel, c’est grâce à la monétarisation généralisée des relations. La domination de la finance peut avoir des résultats surprenants puisqu’elle limite l’accumulation et, à l’inverse, tend à stimuler les dépenses cérémonielles. Mais il y a plus. L’argent obtenu pour une cérémonie ne peut pas être rassemblé pour une autre raison. La somme obtenue en mobilisant les réseaux financiers n’est pas un capital issu d’une épargne relationnelle dont on pourrait disposer librement. Car aucun autre motif ne permet d’obtenir une telle somme (c’est-à-dire de convertir en même temps ses relations en cash). Il ne s’agit donc pas d’un choix individuel, mais d’une structure sociale qui met la finance au service des cérémonies et non de l’accumulation de capital. Le seul choix qui existe est de participer ou non aux cérémonies. Et il est difficile de ne pas participer.
16Les cérémonies familiales mobilisent des sommes d’argent colossales par rapport au niveau de vie et polarisent la vie financière. De l’avis général, ces dépenses sont un problème économique voire un véritable fléau social. Les hommes comme les femmes se plaignent de manière récurrente des dépenses cérémonielles excessives, de l’ostentation et de la dictature des apparences. Tous mes interlocuteurs dakarois, hommes et femmes là aussi, reconnaissent sans problème le prestige et le plaisir pris à faire ou à participer aux cérémonies. Mais face à la question de savoir pourquoi ces pratiques ont cette importance, c’est la perplexité qui domine. Elles sont présentées comme un immense gaspillage (yaax), une forme de vanité (puukare) imputable à de regrettables traditions (aada) wolofs. Ce terme (aada) ne désigne pas les traditions transmises et héritées du passé, mais l’aspect financier et ostentatoire des cérémonies. Et en ce sens, la tradition, ce sont les dépenses somptuaires et le « m’as-tu-vu » (ngistal), dont les cérémonies féminines sont la manifestation la plus visible et la plus aisée à condamner. Car toutes les occasions publiques donnent lieu à présent à de somptueuses dépenses et à des comportements ostentatoires, de l’anniversaire à l’entrée en politique en passant par les funérailles et l’intégralité des fêtes religieuses : Tabaski (aïd el-kebir), Korité (aïd el-fitr), départs et retours de pèlerinage à La Mecque et célébrations confrériques comme le magal de Touba.
« On met de la tradition (aada) partout, ici, on exagère à chaque occasion. Les affaires d’argent, de tissus, les teraanga [échanges cérémoniels] et tout, c’est de la tradition, du folklore [en français]. Les cérémonies, les exagérations, les gaspillages, c’est notre tradition (aada). » (Une femme, la cinquantaine, s’exprimant en wolof)
« On dit que le Sénégal, c’est le pays de la teraanga, que notre tradition nationale, c’est l’hospitalité. C’est très vrai. Mais la vraie tradition, ce n’est pas la teraanga [hospitalité], mais les teraanga [échanges cérémoniels] hein ! [rires] Tout cela, le folklore, ce sont les mille et une manières de se mettre en scène en dépensant de l’argent pour que l’on parle de toi. C’est la tradition du “voyez-moi”. L’islam est contre ça. Mais tout le monde fait ça malgré tout. » (Un homme, en français)
17Plus largement, dans les très nombreuses conversations que j’ai pu avoir sur cette question depuis de longues années, cette tradition wolof du gaspillage d’argent et de l’ostentation n’a cessé d’être condamnée. Par exemple, beaucoup dénoncent la pratique du samba alar (négliger son propre foyer pour faire étalage de sa générosité auprès des voisins afin d’accroître sa réputation) ou du samba mbayane (le fait pour les griots de chanter les louanges d’une personne pour lui soutirer de l’argent) comme les symptômes d’un monde prisonnier de la lutte pour le prestige, où les gens sont prêts à tout pour faire grandir leur réputation.
18Selon mes interlocuteurs, hommes et femmes, cette tradition est contraire à la rationalité économique et à la réalisation de la moralité islamique universelle. L’argent gaspillé dans les cérémonies pourrait être investi dans le développement. Le thème de l’austérité et de la maîtrise des dépenses tout comme la rhétorique de la bonne gouvernance et, plus largement, la lutte contre le gaspillage des ressources ne se retrouvent pas uniquement dans la bouche des responsables politiques ou des bailleurs de fonds. Au même titre que la corruption ou le clientélisme, les pratiques cérémonielles sont opposées par mes interlocuteurs aux « bonnes pratiques » (c’est-à-dire économiquement rationnelles). « Bonnes », car elles permettront le développement qui, dans ce contexte, est moins synonyme d’enrichissement que d’amélioration des conditions de vie : avoir les moyens d’une vie digne, pouvoir se marier, se loger, prendre soin de ses parents, éduquer ses enfants, accéder aux soins médicaux, etc. C’est non seulement un objectif politique fondamental, mais aussi la manière dont beaucoup conçoivent un avenir désirable à moyen terme (à long terme, l’horizon est celui du paradis). Le développement est un événement, toujours à venir, qui se traduira par de profonds et bénéfiques changements. Dans cette perspective, il surviendra quand seront levés les obstacles au développement, c’est-à-dire quand la rationalité économique pourra finalement prévaloir sur le reste. Or la tradition du gaspillage revient sans cesse comme un des obstacles les plus formidables à surmonter.
19Par ailleurs, dans la société wolof, profondément pieuse, la tradition du gaspillage est perçue comme une singularité locale, contraire aux principes universels de l’islam. « Dieu interdit le gaspillage. » L’ostentation et la démesure financière cérémonielles sont considérées comme des excès (ëppal), mélange d’incontinence financière et de volonté de s’affirmer supérieur, opposées à la tempérance et à la modestie exigée des croyants. De plus, parce qu’elles ont pour ressort l’imitation des autres humains, la tradition wolof du gaspillage et l’ostentation s’opposent à la sunna, la tradition recommandée de l’imitation des faits et gestes du Prophète, qui est au cœur de la pratique de l’islam. Cette condamnation du gaspillage au nom de l’islam n’est pas uniquement le fait de leaders religieux, qu’ils soient soufis ou réformistes (fondamentalistes) : elle est générale.
- 4 La loi no 67-04 du 24 février 1967 règlemente les dépenses cérémonielles.
20La lutte contre les excès cérémoniels est loin d’être une chose nouvelle. Dès 1905, à Kaolack, une ville située à 180 km au sud-est de Dakar, des notables ont tenté, sans succès, de limiter le montant des prestations de mariage en instaurant un barème. Depuis, les tentatives locales voire nationales4 d’interdiction ou de contrôle de la part des autorités politiques, économiques ou religieuses se succèdent sans aucun effet. Aujourd’hui encore, l’abondante presse sénégalaise et les réseaux sociaux regorgent d’articles qui dénoncent aussi bien les excès d’ostentation des célébrités ou du personnel politique que le gaspillage de leurs ressources par les plus pauvres. En somme, voilà une tradition bien vivante que le capitalisme a contribué à alimenter et à intensifier.
21Le monde wolof, ayant échappé à la marchandisation totale, serait-il victime d’une frénésie généralisée de consommation ostentatoire ? Une lutte de tous contre tous… pour le prestige ? À écouter mes interlocuteurs, c’est le cas. Toutes et tous seraient pris dans une compétition, aussi absurde que générale. Un monde de l’ostentation généralisée où seules comptent les apparences.
22Un tel consensus est malgré tout analytiquement un peu suspect. Car le constat est explicite. Il est un objet de discours et de condamnation unanime. Il n’y a donc rien à révéler de ce point de vue. S’il doit y avoir ici une opération analytique, elle est d’une autre nature. Son but est de clarifier le paradoxe qui consiste à déployer une énergie considérable pour gaspiller ses ressources tout en s’en plaignant.
23On pourrait donc commencer par constater à quel point ces discours nous sont familiers. L’époque est à la célébration de la sobriété et à la condamnation du gaspillage. Mais, surtout, à écouter mes interlocuteurs, il semble qu’une force externe (la société, le qu’en-dira-t-on, la quête de prestige, etc.) les conduit à des pratiques contraires à ce à quoi ils disent aspirer. On retrouve ici la bonne vieille opposition entre individu et société, la seconde entravant la liberté du premier.
24Je voudrais pour le moment me limiter à souligner qu’il serait réellement surprenant de trouver des humains qui ne se plaignent pas de problèmes causés par leur vie sociale. Mais il faut comprendre la nature de cette plainte. Car mes interlocuteurs ont beau dire aspirer au changement, ils n’en persistent pas moins, depuis au moins un siècle, dans la même direction sans que la situation en la matière se transforme fondamentalement.
25Les paradoxes de ce type (condamner ses propres pratiques), tout comme le profond sentiment de perplexité et d’impuissance qu’ils génèrent, relèvent d’une expérience humaine assez ordinaire qui trouve son origine dans la difficulté à composer avec les contradictions fondamentales de la vie sociale dans des discours réflexifs. Pour le dire autrement, la perplexité des acteurs face aux limites de ce que le pouvoir et la volonté « peuvent » effectivement est un indicateur (pour l’anthropologue) qu’une hiérarchie de valeurs est en jeu. Qui dit, horresco referens, hiérarchie de valeurs, signifie juste que certaines sont placées plus haut que d’autres, qui bien que moins importantes n’en sont pas moins des valeurs et, à ce titre, doivent être considérées analytiquement. Ce n’est pas un ordre linéaire entre des choses classées selon leur valeur d’après une unique méthode d’évaluation, mais une manière de composer avec des valeurs parfois incompatibles (Descombes 2009). Cependant, pour corriger une expression de Bruno Latour (1991 : 57), les Blancs ne sont pas les seuls à avoir la langue fourchue, c’est-à-dire à faire le contraire de ce qu’ils disent tout en se plaignant des conséquences. Condamner les cérémonies comme du gaspillage indique que, quand il faut les justifier dans le discours, elles ont un sens purement négatif, elles sont réduites au statut de simple fait, par rapport à la rationalité économique ou l’islam, principes moraux positifs. C’est une manière d’établir intentionnellement une forme de cohérence.
26Des configurations de ce type ne peuvent être simplement décrites comme des situations où les personnes sont prises entre deux choix (gaspiller ou investir) ou encore entre volonté subjective et contrainte sociale, même si elles sont aussi cela. La persistante tradition du gaspillage alors même que les personnes s’en plaignent, tout comme la polarisation du système financier par les cérémonies, indiquent que dans ces cérémonies et dans cette insistance sur l’ostentation se passe quelque chose de nécessaire mais qui n’est pas articulé dans le discours des gens. J’ai suggéré ailleurs que la primauté des cérémonies féminines dans la vie financière à Dakar impose de reconnaître que s’y joue « une valeur inavouable » (Moya 2015a) : parce qu’elle est source de gêne, mais aussi parce que reconnaître une place à cette valeur, c’est relativiser celles que l’on tient pour supérieures.
- 5 En ce qui concerne les funérailles, la distinction est moins clairement affirmée au sens où la dime (...)
27Si les dépenses cérémonielles sont conçues par mes interlocuteurs comme un gaspillage contraire à l’islam et à la rationalité économique, ce discours masque une véritable division sexuelle du travail rituel associé aux âges de la vie entre cérémonies d’échanges féminines et rituels musulmans masculins (célébration du mariage et dation du nom5). À la naissance d’un enfant, en particulier d’un premier-né, le rituel musulman de dation du nom est suivi d’une cérémonie féminine d’échanges de prestations. Lors d’un mariage, le rituel musulman est précédé de la remise des prestations entre les femmes et suivi de la cérémonie d’entrée en résidence conjugale où auront lieu des échanges cérémoniels féminins. Les rituels musulmans de dation du nom du nouveau-né et la célébration religieuse du mariage sont de l’ordre de la sunna, l’imitation recommandée par l’islam des actes du Prophète. Ce qui se joue dans les rituels est avant tout la relation de l’individu à Dieu, sans la bénédiction (baraka, barke en wolof) duquel aucune action ou relation n’est possible. Et tout le monde s’accorde à dire que les activités rituelles recommandées par la tradition prophétique (sunna) sont les seules à être indispensables pour qu’un couple conjugal soit légitime et qu’un enfant soit accueilli dans le monde. Cependant, en dépit de ce que disent les principaux intéressés, et comme l’indiquent les sommes mobilisées à ces occasions, les cérémonies féminines jouent un rôle essentiel.
- 6 Le lien de parenté créé par le mariage.
28Que font donc les femmes dans ces cérémonies, à part gaspiller ostentatoirement de l’argent ? Les dépenses sont, pour une large part, consacrées aux teraanga, c’est-à-dire les échanges cérémoniels qui honorent (teral) des relations. Et ce ne sont pas n’importe quelles relations qui sont honorées. Les cérémonies d’échanges visent essentiellement à honorer l’affinité6 (Moya 2017a : 211-305). Pour le dire de manière extrêmement sommaire : dans une cérémonie, une femme mobilise ses réseaux financiers pour honorer avant tout la mère et les « sœurs » (njëkke) de son mari ou de celui de sa fille, puis le mari, puis les autres parents du mari, etc. Et chaque personne qui reçoit un don substantiel tend, à son tour, à honorer par un don ses propres affins. On remarquera au passage que personne ne ressort avec une forte somme librement utilisable sauf à, littéralement, détourner de l’argent (ce qui arrive de temps à autre). La célébration ostentatoire de l’affinité n’est pas limitée au mariage mais générale. Elle se retrouve dans presque toutes les cérémonies déjà mentionnées, qu’elles concernent les âges de la vie (naissance, mort), la religion (Tabaski, Korité, repas de ramadan, retour de La Mecque, etc.) ou autre.
29Par ailleurs, les femmes sur mon terrain se rendent en moyenne à deux ou trois cérémonies par mois. Cette fréquence est particulièrement manifeste dans les quartiers populaires de Dakar. Le week-end, les rues sont si souvent bloquées par les grandes tentes bâchées sous lesquelles se déroulent les échanges que circuler en voiture en dehors des grands axes s’apparente à une course d’obstacles. Cela illustre l’importance du phénomène, mais signifie aussi que le prestige acquis lors d’une cérémonie est de bien courte durée. Car, parfois dès le lendemain, une grande part de l’assistance participera à une autre cérémonie célébrant le prestige d’autres. Par ailleurs, l’affinité ne désigne pas ici une relation d’alliance durable entre groupes de parenté autour desquels serait organisée la vie sociale. Elle n’en reste pas moins une relation centrale malgré la très forte instabilité des unions à Dakar. Dans les années 2000, déjà un mariage sur trois se terminait dans les cinq ans (Dial 2008). Autrement dit, ces dépenses ne garantissent en rien la stabilité conjugale. Elles sont, au contraire, un facteur de tension générale : au sein du couple, dans les relations entre affins et même avant le mariage, car ce dernier a un coût considérable auquel tous ne peuvent faire face. L’affinité n’en reste pas moins honorée et reconduite systématiquement dans les cérémonies féminines.
30Les cérémonies génèrent ainsi un véritable secteur économique. Les loueurs de chaises, de bâches, de plats, de grandes marmites, etc. sont innombrables. Les femmes (et beaucoup d’hommes) portent presque systématiquement une nouvelle tenue à chaque cérémonie. Les marchés regorgent ainsi de tissus, on trouve un tailleur dans presque chaque rue et toutes les chambres sont encombrées d’immenses armoires à quatre, cinq voire six battants remplies d’ensembles portés pour certains à une seule occasion.
31Ainsi, du point de vue de l’anthropologue, la quête de prestige ne s’exerce pas juste pour elle-même. Le « gaspillage » cérémoniel alimente un secteur économique et un système rituel qui articule islam, affinité et finance, et qui structure la parenté et les relations entre les hommes et les femmes (Moya 2017a). Voilà qui n’est pas rien.
32Cette analyse anthropologique classique laisse tout de même un goût d’inachevé. Elle contente partiellement le fonctionnaliste primaire qui sommeille en nous (qui aime expliquer le gaspillage par sa fonction sociale). Ce n’est effectivement pas rien car cela permet de saisir à quelle forme de vie sociale tout cela s’attache. Mais la réaction des intéressés à ces analyses, que j’ai souvent essayé de partager avec eux, pourrait se résumer ainsi : la belle affaire… Car la charge financière considérable qui pèse sur leurs épaules, en particulier celles des plus pauvres, n’en est pas plus légère, ni le prestige moins éphémère et moralement problématique, ni l’affinité plus durable.
33Nous voici de retour à la case départ. La quête de prestige n’est pas vide de sens, mais elle reste le principal moteur, la raison d’agir la plus évidente. Or, la quête de prestige a toujours quelque chose d’une raison d’agir un peu décevante, connotée, littéralement, par l’artifice et l’illusion. Le concept de consommation ostentatoire issu des travaux de Thorsten Veblen (1899) décrit une société de rivaux stratifiée en classes sociales qui correspondent à des rangs de prestige. Pour le dire brièvement, l’élite affiche son statut (c’est-à-dire sa supériorité) dans de somptueuses dépenses, les nouveaux riches se ruinent pour imiter l’élite (qu’ils aspirent à devenir) et les pauvres se ruinent pour imiter les nouveaux riches (qu’ils aspirent à devenir). Il s’agirait donc, dans le cadre d’une lutte pour le prestige, d’exprimer un rang social (qui n’est pas nécessairement le sien) en montrant des richesses.
34De fait, ces cérémonies, en particulier les mariages et les naissances, sont de grands moments d’ostentation. Tout le monde s’habille somptueusement avec une nouvelle tenue. Et l’on y fait la preuve de sa richesse (qui ne consiste pas ici en un capital, mais en une capacité d’agir). Cependant, on l’a dit, l’essentiel de ces cérémonies, ce sont les échanges cérémoniels médiatisés par des griots, qui chantent les louanges des protagonistes (woyaan) en évoquant explicitement leur rang social, cér (mot qui désigne aussi la partie par rapport au tout).
- 7 Voir Gregory [1982] 2015 et en particulier la préface à la seconde édition (xix-li) qui est une syn (...)
35Les prestations cérémonielles ne sont jamais effectuées directement par la personne qui donne (l’auteur de la prestation) ni reçues directement par celle à qui elles sont adressées (le destinataire). Ce sont les griots qui effectuent la transaction tout en chantant des louanges de l’auteur et du destinataire de la prestation, souvent à l’aide d’un mégaphone. Depuis la parution il y a un siècle de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, d’innombrables travaux en anthropologie se sont interrogés sur les échanges dans les sociétés humaines et notamment sur la différence entre don et échange marchand7. Dans le contexte wolof, la distinction entre une simple transaction entre deux individus et une prestation cérémonielle, c’est-à-dire un acte efficace, source de prestige, par lequel une personne honore une relation, est extrêmement claire : c’est la médiation du griot.
- 8 Gare à celles et ceux qui sont pingres avec leurs griots.
36Résumons sommairement un échange. Lors d’une cérémonie, l’assemblée, souvent quelques dizaines de femmes, est assise et forme le cercle (làng) au sein duquel se déroulent les échanges. Seuls les griottes et les griots sont debout. Ce sont eux qui animent l’ensemble de la cérémonie. Le moment venu, le griot (ou la griotte) de la personne qui donne la prestation se lève, capte l’attention de l’assistance par son comportement, ses chants et sa voix forte, souvent aidé d’un mégaphone. Il présente l’auteur de la prestation, chante ses louanges, montre ostensiblement et énonce le contenu du don (p. ex. « trois pièces de 12 yards de basin riche et 30 000 francs CFA »). Puis il effectue le transfert aux yeux de tous vers le griot ou la griotte de la personne qui reçoit la prestation, tout en chantant les louanges de cette dernière et de sa relation à l’auteur de la prestation. Le griot du destinataire détaille à son tour le don en le recevant et chante les louanges de l’auteur et du destinataire de la prestation. Durant ces performances, qui sont souvent filmées pour être diffusées sur les réseaux sociaux, l’auteur et le destinataire de la prestation sont restés assis, essentiellement passifs. Ils ou elles peuvent d’ailleurs être absents en personne à condition d’être représentés. Ce qui est essentiel, c’est le truchement du griot qui objective l’action et le statut de la personne au nom de laquelle il agit. Cette dernière, durant la cérémonie ou plus tard, lui donnera de l’argent pour honorer son action8.
37Les griots sont les agents immédiats de la prestation, ce sont eux qui agissent physiquement et que l’assistance voit et entend. Mais ils ne sont pas partie prenante de la prestation. Les sujets en sont l’auteur et le destinataire : celles et ceux dont les louanges sont chantées et dont le prestige est en jeu. Ces derniers sont, dans ce schéma, des tiers actants. Ainsi, l’action n’est pas accomplie par la personne en tant qu’agent. L’action de donner ou recevoir une prestation est attribuée à la personne à travers l’objectivation de cette action par un griot ou une griotte (Descombes 2004 : 429). Plus encore, le griot dit littéralement dans ses louanges qui est la personne, qui sont ses ancêtres, quel est son rang (cèr). Le statut de la personne est donc lui aussi objectivé et lui est attribué par les griots. Leur truchement définit un point d’imputation. Il est ainsi la modalité par laquelle la personne est présente, agit, est reconnue, etc. dans une cérémonie.
Cahier de ndawtal (comptabilité cérémonielle), Jaxaay 2, novembre 2018
Photo : Ismaël Moya
Cahier de ndawtal (comptabilité cérémonielle), Jaxaay 2, novembre 2018
Photo : Ismaël Moya
- 9 Les fonctions des griots en Afrique de l’Ouest sont bien connues et ont été l’objet de nombreuses é (...)
- 10 À l’exception des interventions officielles : discours présidentiel, à l’assemblée, etc.
38Les griots sont membres de ce que la littérature historique et ethnologique sur le Sahel musulman a pris l’habitude d’appeler une « caste », pour désigner les catégories statutaires endogames ayant une spécialité fonctionnelle (griots, forgerons, boisseliers, tisserands, etc.) auxquelles on appartient héréditairement9. Ce terme, source de nombreux malentendus, ne désigne pas, comme dans le monde indien, un modèle d’organisation global du corps social. Il renvoie à l’existence de catégories sociales particulières, distinguées et pensées comme inférieures au reste de la population, désignée quant à elle par géér en wolof, un terme que mes interlocuteurs traduisent systématiquement en français par « noble » (voir aussi Diouf 1981). À Dakar, la plupart des activités associées aux castes wolof (cordonnerie, forge et boissellerie) ont disparu, mais pas celles qui relèvent des griots. Les griots sont les spécialistes de la parole et de l’action en public. Leur truchement (jottali) est indispensable à tout agir public, des échanges cérémoniels aux meetings politiques10 en passant par les rituels religieux, la danse ou les compétitions sportives. Ces fonctions sont à présent remplies par des personnes issues de familles de griots, mais aussi d’autres castes, comme les forgerons voire parfois des personnes non castées qui se spécialisent dans la « communication traditionnelle » (on dit alors qu’ils se « griotisent »).
39Sans que l’on dispose de chiffres précis, il semble qu’entre 80 % et 90 % de la population wolof appartienne à la catégorie des géér, « nobles ». Il pourrait sembler paradoxal qu’une écrasante partie de la population soit composée d’aristocrates, mais cette traduction souligne une réalité sociologique. Les griots trouvent toujours le moyen d’associer le sujet de leurs louanges à un personnage historique prestigieux. Par exemple, toute personne portant le patronyme Diop peut être reliée à Lat Dior Diop, souverain du Cayor de la fin du xixe siècle et figure emblématique de l’historiographie sénégalaise pour avoir résisté au colonisateur français. Ou à Dial Diop, chef rebelle lébou qui s’est révolté quant à lui contre le souverain du Cayor. Un griot m’a expliqué un jour, avec l’approbation d’un certain nombre de « nobles » autour :
« Tout le monde a quelqu’un ou quelqu’une de prestigieux dans son ascendance. Tout le monde. Si je suis ton griot de naissance, je connais ta famille mieux que toi. Et même si je ne te connais pas, il y aura toujours un roitelet, dans un royaume quelconque ou une personne, à un moment particulier de l’histoire, qui porte ton nom, aura fait quelque chose de remarquable et dont tu pourras t’enorgueillir. Par exemple toi, tu es un Blanc, mais ton nom, Moya, il est connu. Je pourrais dire que Moya, c’est espagnol, les Espagnols, ce sont les guerriers qui ont battu les puissants musulmans au Moyen Âge et conquis toute l’Amérique. Et puis Moya, Carlos Moya, le grand champion, un des seigneurs du Tennis, tu es guerrier comme lui, un combattant, et c’est toi que l’on voit aujourd’hui sur le terrain, il faut que les autres se préparent à t’affronter et à partir de là, tout ce que je vais te dire ça va t’enorgueillir et, devant tout le monde, il va falloir que tu sois à la hauteur de ton nom. »
- 11 Les « nobles » ne sont pas les seuls à avoir des griots. Même les personnes castées et donc les gri (...)
40Autrement dit, la noblesse ici n’est pas un état, mais bien le résultat de l’action des griots11.
À louer, chaises et bâches, Dakar, février 2023
Photo : Gorgui Mayoro Asta Gueye
À louer, chaises et bâches, Dakar, février 2023
Photo : Gorgui Mayoro Asta Gueye
À louer, chaises et bâches, Dakar, février 2023
Photo : Gorgui Mayoro Asta Gueye
41La distinction entre nobles et griots, comme l’ensemble des distinctions liées aux castes (et à l’esclavage), sont liées au kersa, qui signifie en wolof pudeur, maîtrise de soi et retenue en toutes choses : émotions, parole, rapport à la nourriture, sexe, etc. Ainsi, tout ce qu’une personne exprime doit être retenu et maîtrisé. Parler fort, à voix haute, agir de manière démonstrative sont des comportements moralement dévalorisés comme dépourvus de kersa et associés aux griots (Irvine 1990). Enfin, à l’exception de la mendicité, demander ostensiblement de l’argent manifeste un manque de kersa qui caractérise les gens-de-caste, en particulier les griots. Précisons. Le kersa n’est pas la cause d’une différence de comportement, mais plutôt la manière dont s’exprime la hiérarchie entre nobles et griots et, plus largement, l’ensemble des distinctions statutaires liées aux castes. Corrélativement, agir en public et en particulier faire preuve d’ostentation est lié au kersa et implique la complémentarité entre nobles et griots. Dans le contexte cérémoniel, qui est le contexte ostentatoire par excellence, la forme la plus valorisée de l’ostentation n’est pas fondamentalement l’acte d’un individu face à un public, mais le produit de l’action du griot.
42Plus encore, à travers les louanges, les griots agissent sur l’orgueil des personnes nobles. Le terme employé en wolof est réy, qui signifie à la fois orgueil et grosseur au sens de volume. Les griots agissent donc en gonflant d’orgueil les nobles, comme s’ils étaient un volume social à augmenter. On dit d’ailleurs que les personnes sont augmentées ou agrandies (yokku) par les griots. L’orgueil et le kersa ne sont pas simplement des états individuels (émotion, opinion, etc.) mais l’affirmation sociale d’une valeur qui implique la hiérarchie entre nobles et griots.
43De plus, l’action du griot sur la personne est aussi décrite comme une perte de contrôle qui permet l’action — cela aussi bien dans le contexte cérémoniel, sportif (Bonhomme 2020) ou dans certaines danses comme le sabar (Dessertine 2010). Par exemple, Adja G. m’explique, après une cérémonie de naissance où elle a beaucoup trop dépensé selon elle :
« J’étais là. J’ai entendu ma griotte parler. Mon corps a pris la fuite (sama yaram dafa daw). Ma griotte disait à tout le monde qui je suis, quel est mon rang (cér), qui étaient mes ancêtres et ce qu’ils ont fait, qui est mon père et ce qu’il a fait, qui est ma mère et ce qu’elle a fait. Elle a loué tous mes ancêtres. J’étais gonflée d’orgueil. Vous savez, j’étais gonflée à bloc [en français], car elle disait qui je suis. J’étais tellement gonflée d’orgueil que j’ai donné tout mon argent ce jour-là, et même plus ! Oui, plus que ce que j’avais, car j’ai emprunté de l’argent à des amies qui étaient aussi là. Et jusqu’à ce jour, je le regrette encore. Mon dieu, comme nous pouvons être stupides… Nous, les nobles, nous sommes tellement complexés [en français] que nous sommes impuissants. »
- 12 À l’instar de la gestion financière, la mise à distance est une manière de garder le contrôle.
44Adja ne parle pas uniquement de l’argent qu’elle a donné au griot, mais de l’ensemble de la cérémonie, ce qui comprend aussi, et surtout, l’ensemble des prestations qu’elle a effectuées. On pourrait penser qu’il s’agit d’une modalité d’interaction rituelle : les griots « feraient agir » les nobles. Mais les nobles ne font rien, au contraire, leur corps prend la fuite. Il ne s’agit donc pas d’activer, malgré lui, un agent passif pour le faire agir, en sortant le noble de la pudeur qui l’entrave. Le griot est présent comme agent : il anime l’événement mais surtout il transmet — des paroles, de l’argent, des biens, etc. Sans griot, pas de prestation cérémonielle ostentatoire qui honore des relations. Et sans prestation, pas de cérémonie. Il ne faut pas oublier qu’Adja n’est pas la patiente du griot, elle ne subit pas son action : elle en est la bénéficiaire. L’action d’Adja (gaspiller de l’argent en honorant ostentatoirement des relations) a sa cause hors d’elle-même : c’est ce que dit le griot. Or, que dit-il ? Pour reprendre les mots d’Adja : « qui je [Adja G.] suis ». De plus, si son corps s’échappe à ce moment, ce n’est pas simplement parce qu’Adja a été saisie par l’émotion d’entendre « qui elle est ». C’est aussi que son corps n’a pas fondamentalement besoin d’être là. Car il est fréquent que des personnes ne soient pas présentes à la cérémonie à laquelle elles participent (le cas emblématique est celui des migrantes). Si la présence ou l’absence d’Adja n’est pas essentielle, cela signifie d’une part que sa griotte n’est ni une simple animatrice ou mandataire (tenant lieu de la présence de la personne) et, d’autre part, que ce qui importe fondamentalement n’est pas la présence de la personne mais que son griot agisse pour effectuer des prestations (donner ou recevoir) et chanter des louanges (dont bien entendu celles des « absents en personne »12). Ainsi, l’acte accompli (une dépense ostentatoire) est formellement celui d’Adja non en raison de sa présence mais de la seule action de la griotte.
45Il nous faut donc distinguer deux sujets au sens d’un dédoublement sur la base d’une fiction. D’un côté, le sujet du prestige, gonflé au maximum par les griots, cette noble personne, aux ancêtres fameux et qui honore les relations par de somptueuses prestations cérémonielles. Ce n’est pas un rôle car il n’y a personne pour l’incarner. C’est un sujet sans corps ; une représentation, un être de fiction constitué par les dons qui circulent et les louanges, autrement dit par l’action des griots. De l’autre, le sujet empirique, présent ou absent en personne, cet agent qui a un corps, des mensurations, une intériorité, éprouve des émotions, joue des rôles sociaux, a parfois un compte en banque, parle et se plaint souvent du gaspillage. Les deux ne sont pas simplement conceptuellement distingués (personne privée, personnage public) mais institutionnellement, moralement et empiriquement séparés par le truchement des griots et plus largement par le système statutaire articulé autour de la pudeur. Dans l’interaction cérémonielle, le sujet empirique est un corps assis, parfois affecté, souvent impassible, possiblement absent alors que le sujet du prestige, objectivé par les dons et les louanges des griots, apparaît dans tout son volume et occupe sa place devant toutes et tous. Le sujet du prestige est un lieu vide, une pure extériorité sans intériorité dont le lien au sujet empirique est réalisé par les griots à travers l’argent, les dons ostentatoires et les louanges. Une forme paroxystique de cette configuration, et selon mes interlocuteurs l’acmé de l’ostentation et du gaspillage, est sans doute le batré, où, à l’occasion d’une grande cérémonie ou d’un concert, un griot ou une griotte chante les louanges d’une personne qui jette les uns après les autres des billets à ses pieds, comme s’il battait la mesure à coup d’argent pour que le flot de louanges coule aussi longtemps que tombent les billets. Voilà le solipsisme du sujet du prestige, littéralement gonflé à coups de billets.
46Cette forme d’ostentation repose sur une fiction mais elle ne masque rien car le lien entre le sujet de prestige et le sujet empirique est marqué par la contingence. Le sujet empirique peut être sans le sou ou avoir un compte en banque bien rempli, une généalogie prestigieuse ou inconnue, c’est indifférent. L’ostentation ne vise ni à faire valider publiquement un statut vérifiable (patrimonial, généalogique, etc.), ni à faire croire à ce statut. Tout le monde le sait, le discours du griot n’est ni vrai ni faux. Ce sont, dit-on en wolof, de « belles paroles » (wax ju rafet) et l’action du griot est, littéralement, désignée comme une forme d’enjolivement (rafetal). La médiation des griots produit ainsi une forme d’objectivité sociale au moyen d’une fiction qui s’impose à tous et en premier lieu au sujet empirique. Le sujet du prestige est ainsi la cause et le résultat d’un immense travail social qui engloutit des sommes d’argent considérables. Ainsi, ce n’est pas une force sociale externe (la société) ou un agent (le griot) qui s’impose à l’individu et le contraint à gaspiller, mais une dimension de l’être avec laquelle il faut composer car elle est irréductible.
47Certes, dira-t-on, mais tout cela vaut pour la sphère cérémonielle voire publique. Que dire de l’ostentation quotidienne ? Et des interactions non ostentatoires ? Faisons donc, en guise de conclusion, deux remarques sur l’intérieur. Dans le quartier populaire de la banlieue où je mène mes enquêtes, l’intérieur des maisons est assez sommaire, souvent décrépit, mais presque chaque maison comporte une pièce, proche de la porte d’entrée si possible, qui tranche radicalement avec le reste de l’habitation : un salon avec des moulures et de grosses lampes au plafond, des murs peints avec soin, décoré de beaux meubles, d’armoires vitrées pleines de vaisselle étincelante et de bibelots, muni d’une télévision à écran plat, de canapés immenses d’apparence précieuse, etc. Cette pièce est essentiellement réservée à la réception des invités (gaan) et il est bien rare d’être convié à se rendre dans une autre pièce de la maison. Ainsi, la teraanga, cette hospitalité traditionnelle dont s’enorgueillissent les Sénégalais, consiste bien à recevoir l’autre chez soi, mais cet intérieur n’est que l’apparence d’une intimité domestique. Par ailleurs, à Dakar, la vie quotidienne, dans l’espace public comme dans l’espace privé, est organisée autour de principes moraux qui valorisent la discrétion (sutura), l’harmonie dans les relations et la bonne entente (maslaa). Le sutura consiste à ne jamais révéler ou mentionner publiquement ce qui pourrait jeter le discrédit sur une autre personne (ses défauts, ses faiblesses, etc.) afin de ne montrer que ce qui la rend respectable et favorise les bonnes relations. Le sutura est présenté comme un voile qui couvre toute vérité qui pourrait menacer la personne. Le maslaa consiste à activement préserver l’harmonie dans les relations, quitte à faire semblant. Ce système moral se traduit par des pratiques et des discours qui visent explicitement, eux aussi, à enjoliver (rafetal) et à préserver les apparences en toutes circonstances (Moya 2015b). Il y a donc un immense travail social pour faire exister et entretenir les apparences qui, du coup, cessent d’être les apparences de quelque chose d’autre pour exister en tant que telles.
48Barbara Carnevali a souligné combien la « métaphysique des deux mondes » (2020 : 57-60), qui établit une distinction ontologique et morale entre apparence et réalité et oppose surface trompeuse et vérité profonde, est centrale dans la philosophie sociale moderne. J’ai essayé de montrer qu’à l’inverse, dans le cas Dakarois, l’ostentation ne dissimule rien, pour la simple et bonne raison que les protagonistes ne se soucient pas d’établir une relation d’équivalence entre ce qui est montré et ce qu’il y aurait « derrière », « en vrai ». Nous avons affaire à un monde social dans lequel les apparences, au sens de l’aspect extérieur, sont plus valorisées que ce que l’on tend à appeler en français « la réalité ». Cette dernière n’est pas ignorée : elle est juste moins valorisée que les apparences. Cela signifie, aussi, qu’il y a une différence, un écart de principe entre les deux : ce ne sont pas deux faces de la même médaille. Personne n’est dupé car personne ne se demande si Adja G. est réellement la personne dont parle le griot ni ne conteste publiquement le discours tenu. L’ostentation, littéralement, montre. À nous d’apprendre à regarder.
49Je me suis efforcé ici de ne pas proposer de réponse directe à la question de savoir pourquoi les personnes à Dakar gaspillent leurs ressources. Non par snobisme intellectuel, mais parce que la perplexité de mes interlocuteurs est, au même titre que l’ampleur des dépenses ostentatoires, un fait social de premier ordre. J’ai donc essayé, par touches progressives, de montrer que l’ostentation et le gaspillage ouvrent vers un monde singulier. En accordant un statut analytique aux contradictions vécues, j’ai tâché de décrire ce monde, des réalités financières à la complexité des apparences, tout en clarifiant son altérité. Que mes interlocuteurs puissent s’en plaindre et vouloir le changer sans y parvenir paraîtra peut-être moins étonnant. Dans la lutte pour la préservation des ressources communes, il se trouve peut-être là une leçon d’humilité.