1L’histoire et les spécificités de la parenté humaine ne peuvent s’appréhender qu’en distinguant deux étapes tant logiques qu’historiques.
2La première a trait aux origines et aux éléments fondamentaux sur laquelle elle s’est construite ab origine. C’est à ce seul stade que peut intervenir une réflexion sur ce qu’Homo sapiens a en commun avec d’autres espèces et sur ce que l’institution parentale a en partage avec d’autres institutions politiques, économiques ou autres. Ce premier stade lié aux origines historiques ou sociologiques est une question qui se pose non à la seule anthropologie, mais aussi à de nombreuses autres disciplines : primatologie, archéologie, biologie comportementale, éthologie, etc.
3La seconde étape est en revanche plus propre à l’anthropologie dans la mesure où elle a trait aux phénomènes d’émergence culturelle. Comment, en se fondant complétement ou partiellement sur des éléments partagés avec d’autres espèces (reproduction sexuée, alimentation et protection de la progéniture, rapports hiérarchiques entre générations ou entre sexes), l’humanité a-t-elle élaboré des systèmes de parenté d’une complexité sans commune mesure avec les formes de liens de proto-parenté propres à d’autres animaux ? Et comment y a-t-elle intégré de nouvelles catégories spécifiquement humaines ?
4Ce qui intéresse mon article, en définitive, c’est cette extension du domaine de la parenté, qui ne fait pas que prolonger par une nouvelle sédimentation un socle biologique préalable mais qui le réinvente et s’y substitue parfois. C’est aussi pour cette raison que la base de ma réflexion ne s’établira pas sur l’idée de procréation – concept commun à toutes les espèces – mais plutôt sur les expressions multiples de sa composante spécifiquement humaine et sociale : la génération.
5Je postule donc que la parenté humaine n’est ni le fruit de ce socle indivis et exclusif voulu par certaines approches biologisantes (cf. Hominidae), ni celui d’une diversité culturelle tous azimuts prônée tant par le culturalisme schneidérien que par les courants marxiste et fonctionnaliste (cf. Sexus Nexus) qui voient dans la parenté un simple phénomène – « superstructurel » – pour reprendre la phraséologie marxiste – reflétant et dépendant du substrat économique ou politique local supposé être la réelle infrastructure du système social. En effet, dans ces deux cas, la parenté humaine est présentée comme un phénomène secondaire, soit en considérant que tout ce qui n’est pas invariant est accessoire, soit en doutant de l’universalité de la parenté au motif, comme le soutenait David Schneider (1984), que seules les sociétés occidentales en auraient fait un domaine séparé.
6Si la parenté acquiert, dans mon esprit, une réelle autonomie par rapport à d’autres institutions, je ne suis pour autant absolument pas partisane d’une spécificité de la parenté humaine qui la détacherait de celles que connaissent les autres espèces animales. Je ne veux ni réifier la place de l’Homme en tant que singularité, comme une monade isolée au cœur de la création, ainsi que s’y essayèrent naguère les théologiens et les philosophes anthropocentristes, ni normaliser les domaines où s’expriment bel et bien certaines de ses spécificités, au même titre que d’autres particularismes se donnent à voir chez d’autres espèces animales.
7En définitive, il existe dans ce vaste domaine de la parenté différents gradients selon les ensembles de faits considérés. Pour certains ensembles de conduites, comme les pratiques de soin et d’attachement, les comportements entre les espèces – humanité incluse – seront très peu différenciés. Pour d’autres ensembles, comme tout le domaine des terminologies par exemple, les institutions humaines seront cette fois totalement singulières et originales et sans équivalent chez d’autres espèces. Enfin, dans un troisième ensemble médian, les comportements humains et animaux auront certes une part commune mais se distingueront par leurs extensions, leurs complexités ou leurs fonctions : ce sera le cas pour l’adoption ou les prohibitions incestueuses.
8Et je pourrais tout aussi bien proposer une lecture similaire opérant une différenciation entre institutions communes, à demi partagées, ou totalement singulières, pour la plupart des autres espèces animales. À ce titre la singularité humaine n’est pas une exception, mais l’un des nombreux ingrédients distincts à être réunis dans le grand creuset des singularités naturelles. Ce qui fait la communauté des espèces, c’est bien au final l’assemblage de leurs particularismes. Cette idée d’une communauté des singularités pourrait s’illustrer dans le verbe de ce personnage anonyme de La Vie de Brian qui, lorsque le Messie face à la foule s’exclame : « Vous êtes tous différents ! », lève la main et lui répond : « Sauf moi ».
9Pour illustrer cette démarche, prenons divers exemples qui nous permettront de mieux appréhender ce qu’il y a de spécifique ou non dans les multiples dimensions de la parenté humaine.
10L’un des traits qui peuvent sembler communs à l’ensemble du règne animal dans le domaine de la parenté est la procréation. Pour autant, si par ce concept on se réfère à l’idée de reproduction sexuée, alors la procréation est une base trop incomplète et fragile pour fonder la parenté humaine.
11Generatio désigne en latin à la fois l’idée de reproduction sexuée et celle de génération, entendue comme la manière spécifiquement humaine de penser qu’il faut des individus pour créer d’autres individus. L’intitulé de notre motion suggère donc que le concept anthropologique de génération peut emprunter à divers procédés. Ceux-ci peuvent être d’ordre biologique (comme c’est souvent le cas des sociétés qui pensent la génération à partir d’un legs physiologique), métaphysique (comme dans l’idée de transsubstantiation de la femme dans le mariage brahmanique ou celle de la théorie de la una caro dans l’Europe médiévale), juridique (cas de l’adoption et des multiples formes de pseudo-parenté). Peu importe. Le seul point essentiel est dans l’idée même de succession de ces générations, idée qui assure à notre espèce son inscription ferme et définitive dans une histoire cumulative.
12La génération – ou le concept anthropologique qui semble s’en approcher le plus, celui de filiation humaine – n’est en aucun cas réductible à l’idée de procréation sexuée. Pour nous en convaincre, prenons l’exemple de l’adoption. L’adoption est comparée par certains éthologues aux comportements de sociétés animales dans lesquelles les femelles sont susceptibles de prendre soin de la progéniture d’autres femelles. Toutefois, le parallélisme avec l’adoption humaine s’arrête là. En effet, les formes un tant soit peu sophistiquées d’adoption sont significativement absentes du reste du règne animal. Il n’est qu’à se tourner vers un exemple particulièrement significatif, celui de l’adoption romaine, pour se rendre compte de l’écart considérable qui peut exister entre l’alloparenté animale et l’adoption humaine.
13L’adoption romaine a tout d’abord ceci de particulier qu’elle ne concerne pas que les seuls mineurs – comme dans le cas de l’adoption contemporaine – mais aussi les adultes, parfois eux-mêmes pater familias comme dans l’adrogatio. Ensuite, l’on considère que l’adopté ne l’est que par les agnats de son père et non par l’ensemble de ses parents cognatiques. De la sorte, toute la parentèle matrilatérale de ce dernier lui reste étrangère, notamment en matière successorale ou dans le domaine des empêchements matrimoniaux et sexuels. L’enfant adopté n’acquiert d’empêchements matrimoniaux que vis-à-vis des agnats de son père adoptif et des conjoints des ascendants et descendants agnatiques directs de ce dernier. Par contre, l’adoption ne crée ici aucun lien avec les cognats de l’adoptant ni avec la famille cognatique de la femme du père adoptif.
14Il n’existe bien entendu aucune « adoption » qui soit, même de loin, comparable dans d’autres espèces animales. Même dans les cas exceptionnels d’adoption par les mâles dans d’autres espèces (par exemple celle pratiquée par les chimpanzés étudiés par Boesch et al. 2010), il faudrait, pour retrouver une configuration identique, que cette « adoption masculine » entraîne des évitements sexuels tant pour l’adoptant que pour certains de ses propres parents, sans que cela en produise pour aucun des apparentés de la femelle (la partenaire sexuelle du mâle). Enfin, les conséquences en termes juridiques et sexuels de l’adoption romaine présentent une autre particularité qui n’a pas de pendant dans le reste du règne animal : à savoir d’être réversible. Par différents mécanismes, il pouvait en effet – contrairement à nos formes d’adoption plénière contemporaines – être mis fin à l’adoption dans le cas romain. Ceci entraînait la cessation des effets juridiques de l’adoption, en particulier des empêchements sexuels et matrimoniaux. Un enfant mâle adopté puis émancipé, par exemple, pouvait épouser son ancienne sœur d’adoption, ce qu’il n’aurait pu faire avant la rupture du lien (Gaius, Institutes, 1, 59-61, cité par Gaudemet 2000 : 332, n. 38).
15À nouveau, il n’existe aucun mécanisme analogue qui évoquerait cette idée de réversibilité des liens d’adoption et de filiation dans les sociétés animales. Les comportements d’évitements sexuels (d’outbreeding) ne prévoient en effet aucun retour en arrière possible : on n’a jamais observé de société animale expulsant les jeunes mâles à leur puberté qui déciderait de les réintégrer en tant que partenaires sexuels par la suite. L’adoption humaine, dans la plénitude de ses effets, dans sa réversibilité, dans la diversité des genres qui peuvent en être à l’origine, et bien entendu dans ses conséquences tant juridiques qu’institutionnelles, définit ainsi les contours d’une institution totalement inédite qui ne trouve qu’un écho vraiment très lointain et rudimentaire dans les formes d’alloparenté repérables dans d’autres sociétés animales.
16Pour poursuivre sur ce registre de l’impossible réduction de la génération à la seule dimension biologique, prenons un deuxième exemple, celui de la reconnaissance de la paternité, et pour l’illustrer, tournons-nous vers quelques cas ethnographiques et historiques. Tout d’abord, celui du royaume mérina de Madagascar avant la colonisation française de 1896. Ici, la paternité – le lien de filiation au père – dépend de la participation de celui-ci à un ensemble d’actions plus ou moins ritualisées, indépendamment de l’existence ou de l’absence d’un lien biologique, qui viennent réaffirmer le lien de génération. Le rôle de l’homme malgache se cantonne en effet au seul registre de la paternité légale. Cette « vacuité biologique » de la paternité tient au fait que la conception est, pour les Mérina, la réincarnation d’un ancêtre défunt dans le ventre maternel. La semence masculine ou le lien entre la procréation et l’acte sexuel importent peu.
17La paternité sera donc affirmée en plusieurs étapes : d’abord et avant tout par le versement de la dot, puis par la participation du père à la cérémonie de la première coupe des cheveux des nouveau-nés et enfin, pour les garçons, par son rôle lors de la circoncision. C’est cette dernière cérémonie qui marquera, définitivement et légalement, la paternité vis-à-vis des enfants mâles : celui qui payait la taxe exigée par le Trésor pour réaliser ce rite « devenait le père de l’enfant, qu’il fût le géniteur ou le père adoptif » (Molet 1979 : 95). Cette cérémonie donnait lieu à un rituel de couvade particulièrement riche qui témoigne bien de l’affirmation tardive du lien paternel : l’homme y porte et nourrit l’enfant, rôles autrement réservés aux femmes, et s’y tient accroupi, l’enfant entre ses cuisses, mimant la position de la parturiente. À compter du versement de la dot, il ne pourra plus y avoir de désaveu de paternité car seul le lien matrimonial importe : le rapport « biologique » au géniteur n’est pas pris en compte. Ainsi, les nuits du fandoana, du « Bain Royal », fêtes marquant l’année nouvelle au cours desquelles les femmes avaient d’autres partenaires que leurs maris, ne questionnaient pas la légitimité des enfants nés de ces ébats qui étaient considérés comme ceux des époux légitimes.
18Poursuivons avec un deuxième exemple : celui des Bassari de Guinée (Gabail 2012). Durant leurs jeunes années, hommes et femmes bassari habitent dans des maisons communes (ambofor) où ils sont encouragés à multiplier les relations éphémères. Le mariage n’intervient que tardivement, lorsque les femmes ont déjà un ou plusieurs enfants nés de ces amours de jeunesse. Les hommes ne deviennent pères que lorsqu’ils épousent la mère de ces enfants et le lien de paternité s’institutionnalise définitivement lorsque l’homme prend en charge les dépenses de l’initiation des garçons et celles du mariage des filles. Le lien biologique aux amants des maisons communes est parfois connu, mais en aucun cas il ne donne lieu à une quelconque forme de paternité et il serait impossible pour les enfants de désigner leur géniteur comme un père. L’exemple bassari, comme celui des Mérinas évoqué précédemment, rejoint donc la longue cohorte des sociétés dissociant paternité biologique et sociale. Celui des Samo du Burkina Faso étudiés par Françoise Héritier (2010), chez qui les premiers enfants sont d’un géniteur autre que le père social. Ou encore celui des Trobriandais étudiés par Bronislav Malinowski, chez qui la paternité sociologique est parfaitement reconnue, mais son ancrage biologique nié, le géniteur y apparaissant comme l’époux de la mère plutôt que comme le père. Ces divers exemples ethnographiques mettent en exergue le fait que le rapport interpersonnel qui se joue dans la génération (entre le « père », la « mère » et les enfants) est toujours le fruit d’une construction sociale et jamais celui d’une évidence naturelle.
19Un dernier exemple devrait nous en convaincre, celui des Na de Chine (Hua 1997). Ici aussi, la relation biologique au géniteur est évanescente. En revanche, ce qui distingue cette société des précédentes tient au fait que chez les Na le lien sociologique au père est absent. L’homme, passé la relation sexuelle éphémère, n’a plus aucune relation sociale ni avec la mère ni avec les enfants qui pourraient être nés de cette rencontre. Ceci se traduit dans la terminologie na qui est exceptionnelle dans la mesure où elle est la seule, à ma connaissance, à ne comporter aucun terme pour désigner la relation paternelle ni, par conséquent, aucune des relations qui impliquent un lien père-enfants (Ch ms., FF, FM, FB, FZ, SCh ms., DCh ms.) ou un lien conjugal (W, H, WF, WM, HM, HF, etc.).
20Mais si la paternité est toujours pour partie sociologiquement construite, n’est-ce pas aussi le cas de la maternité ? En effet, si les partisans de la théorie évolutionnaire insistent constamment sur l’évidence biologique du lien maternel, il apparaît qu’il est lui aussi, dans le cas des sociétés humaines, un artefact sociologiquement construit. Citons deux simples exemples pour nous en convaincre.
21D’abord un cas historique classique : celui de la société chinoise. Dans les familles aristocratiques, tous les enfants des ménages polygames étaient d’office ceux du couple formé par le père et son « épouse principale ». Les enfants des « petites épouses », ceux issus de concubines, étaient automatiquement considérés comme les enfants de la première épouse et le statut de génitrice n’accordait aucun droit sur la progéniture. On en trouve une très belle illustration dans le célèbre roman du xviiie siècle, Le rêve dans le pavillon rouge de Cao Xue Qin, où, lorsque l’une des concubines s’adresse à sa « fille naturelle » pour solliciter une faveur en vertu du lien qui les unit, cette dernière la rabroue en lui demandant si elles sont des bêtes pour considérer ainsi que le simple fait de l’avoir portée lui octroie le statut de « mère », alors qu’elle doit exclusivement ce titre et le respect qui l’entoure à sa seule mère légitime, la première épouse de son père. Mais cet exemple un peu trop « exotique » pourrait encore laisser certains dubitatifs.
22Prenons-en un second, à la fois plus proche et plus contemporain. Comme on le sait, la récente loi dite « PMA pour toutes » d’août 2021 autorise la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes. Dans ces situations, seule l’une d’entre elles fournira un gamète qui sera biologiquement à l’origine du futur enfant du couple, l’autre devenant mère par simple effet déclaratif. L’une des deux mères se retrouve ainsi exactement dans la même situation de reconnaissance en maternité que celle qui prévaut encore dans les cas de la reconnaissance en paternité où l’homme doit officialiser la filiation par une déclaration juste après la naissance sans que le lien biologique à l’enfant ait besoin d’être entériné d’une autre manière. Dans ces situations, la maternité devient donc dissociée de tout ancrage biologique et s’affirme alors exclusivement sur un plan sociologique.
23La confrontation de ces divers exemples ethnographiques témoigne bien du substrat essentiellement sociologique du lien aux ascendants, qu’il s’agisse du père ou de la mère. Il semble donc que la présence d’un lien biologique ne suffit jamais.
24Comme je l’avais remarqué en préambule, les différentes composantes de la parenté humaine peuvent s’inscrire le long d’un axe comportant trois ensembles de conduites, de celles qui sont les plus proches des faits relevés chez d’autres espèces, à celles qui sont exclusives à l’humanité, en passant par un point médian où s’inscrivent celles qui comportent une part d’originalité et une part commune. Avec la composante terminologique de la parenté, autrement dit sa classification à la fois cognitive et linguistique – cladistique qui aura à son tour une forte incidence sur les attitudes, les droits et devoirs, les solidarités et les formes d’attachement entre parents –, nous observons un exemple d’un ensemble de conduites totalement original et sans contrepartie animale.
25Si la terminologie est donc un attribut spécifique et exclusivement sociologique de la parenté humaine, cela ne signifie pas pour autant que cela se traduise par une plus grande labilité ou instabilité de cette institution par rapport à celles plus dépendantes du legs biologique propre à notre espèce. En effet, nonobstant leurs réelles diversités, les terminologies reposent toutes sur la prise en compte universelle de deux critères sociologiques spécifiques : le genre et la génération.
26La génération – et non la procréation – est en effet inscrite de manière bien visible au cœur même des logiques terminologiques. Il n’est guère étonnant, de ce fait, que des huit critères retenus par Kroeber (1909) comme constitutifs des taxinomies de parenté, ceux de la génération et du genre soient les seuls à être universellement reconnus. Pourtant cette universalité du critère de la génération a parfois été contesté à partir d’un type de nomenclature bien particulier, celui des systèmes dits « crow-omaha ».
27En effet, dans ces derniers il existe une règle bien spécifique de « projection oblique » (skewing rule) qui assimile certains individus de générations différentes (Lounsbury 1964). Par exemple, dans certaines terminologies omaha, le fils d’un oncle maternel se verra désigné comme « grand-père », là où la fille de la sœur du père deviendra une « petite-fille » pour un homme. Pour autant, le critère de la génération est bel et bien présent dans ces terminologies comme dans toutes les autres. En effet, ce phénomène d’assimilation générationnelle ne vaut que pour les appellations situées en « périphérie », en l’occurrence pour les collatéraux. Mais elle n’a jamais lieu dans l’armature centrale des termes de parenté organisée autour des ascendants et des descendants directs d’ego. Ici, la succession des générations est toujours bien marquée comme elle l’est partout ailleurs.
28Si l’universalité du critère de la génération est donc avérée, il s’associe toujours à un autre lui aussi omniprésent, celui du genre, pour former un diptyque sur lequel vont reposer l’ensemble des systèmes de parenté que nous connaissons. Si comme nous l’avons vu les sociétés humaines peuvent opter pour la reconnaissance d’un genre privilégié – en mettant en exergue la paternité ou la maternité dans son rapport à la génération –, elles ne font jamais fi d’une pluralité (ad minima une dualité) de genres au quotidien. Ainsi, dans certaines sociétés, la distinction de sexe n’intervient pas de manière évidente dans les mécanismes de la reproduction sexuée : on pense, entre autres exemples, aux populations han où la mère est avant tout l’épouse principale du père et non la génitrice, ou encore au cas classique des Trobriandais où l’enfant est la réincarnation d’un esprit-enfant baloma dans le ventre de la mère et non le fruit de l’union charnelle avec son époux. Mais le genre y est néanmoins toujours bel et bien présent dans les différents domaines du quotidien, au moins celui de la terminologie de parenté où la distinction de sexe est universelle. Il n’existe ainsi aucun exemple de vocabulaires de parenté où, notamment à la génération supérieure, il n’y aurait qu’un seul terme neutre pour les parents en ligne directe (« parent » en lieu et place de « père/mère » ou « mère/mère » ou « père/père »).
29La conjugalité admet aujourd’hui une construction qui n’est plus basée sur la simple opposition hétérosexuelle du genre. Mais cela ne signifie pas pourtant une « neutralisation » de ce dernier, car les couples de même sexe ou non sont toujours « genrés » : père/père, mère/mère, père/mère. Le mariage abandonne ici sa normativité hétérosexuelle pour rejoindre le pluralisme sexué des autres institutions parentales qui incluaient déjà systématiquement des combinaisons de même sexe et de sexe différent, comme dans le domaine de la descendance (père/fils, père/fille, mère/fille, mère/fils) ou celui de la germanité (frère/frère, frère/sœur, sœur/sœur).
30Les sociétés humaines semblent rejoindre sur ce dernier point les nombreuses autres sociétés du règne animal où coexistent unions hétérosexuelles et homosexuelles. Mais l’on aurait pourtant tort de voir ici un parallèle strict. Les autres espèces vont en effet maintenir une dissymétrie entre unions hétérosexuelles – qui serviront généralement de base à l’éducation et aux soins apportés à la progéniture – et unions homosexuelles qui se limitent à de simples rapports sexuels sans conséquences vis-à-vis de tiers. En revanche, dans les sociétés humaines, les couples homosexuels ne se limitent pas au seul registre de la sexualité : ils s’ouvrent véritablement au cadre familial, à l’image des couples hétérosexuels. Cela signifie l’inscription sociale de ces couples dans un univers plus large, celui des deux familles dont ils sont issus, mais aussi, bien entendu, la possibilité d’accueillir, d’élever, de soigner et de protéger une descendance. Et ces nouvelles relations qui débordent le simple cadre conjugal entraîneront à terme des prohibitions incestueuses vis-à-vis de cette descendance et des apparentés respectifs des deux membres du couple, exactement comme c’est le cas pour les unions hétérosexuelles.
31Comme on le voit, seule l’espèce humaine a pu mettre sur un plan de parfaite égalité l’union homosexuelle et hétérosexuelle. Là où l’homosexualité animale n’est au final qu’une simple « sexualité », l’homosexualité humaine est également une « parenté ».
32Avec un dernier argument portant sur la différenciation entre prohibitions incestueuses chez Homo sapiens et comportements d’évitements sexuels (« outbreeding », litt. « accouplement à l’extérieur du groupe ») chez d’autres espèces, je me propose à présent d’aborder ce qui est le plus « classiquement » mis en avant par les anthropologues pour fonder la différence entre humains et non-humains dans le domaine de la parenté. Même si, comme nous l’avons vu dans cet article, cette question fut loin d’être le seul point de divergence entre ces deux mondes, ce fut pourtant bien souvent sur elle que se focalisèrent les débats.
33Si en 1967 Claude Lévi-Strauss pouvait encore affirmer que l’inceste est « un phénomène naturel, communément réalisé chez les animaux » (1967 [1949] : 22), faisant de l’invention de la prohibition de l’inceste chez l’Homme le principal fondement de l’avènement de la « Culture » humaine (en opposition à la « Nature » censée pour lui définir les autres espèces), nous savons désormais que la chose est loin d’être évidente. Des travaux récents ont en effet montré que les comportements d’évitement existent bel et bien chez d’autres animaux, voire y sont majoritaires. Sans même tenir compte des nombreux mécanismes indirects et purement démographiques (liés à la dispersion des mâles et femelles apparentés) qui limitent les probabilités d’accouplements incestueux, il apparaît que les comportements d’outbreeding, d’évitements sexuels directs (qui ne se fondent donc pas sur le seul hasard, comme c’est le cas dans la pollinisation par exemple, pour atteindre à une certaine panmixie), sont présents dans de nombreuses autres populations animales, en particulier chez les espèces sociales (cf. par exemple Deputte 1987 ou plus récemment Pusey & Wolf 1996).
34Les biologistes et généticiens expliquent généralement ceux-ci à partir du concept d’« inbreeding depression », autrement dit par les conséquences négatives pour la survie des accouplements consanguins, lesquels peuvent entraîner dans certains contextes une baisse relative du « succès reproducteur » (fitness) pour la progéniture. Les effets de cette inbreeding depression sont toutefois fort variables selon les espèces – évidents chez certaines, indécelables chez d’autres – et, tout comme pour les humains, il semble bien que les populations animales où les comportements d’inbreeding (accouplements entre consanguins proches) sont les plus présents, sont aussi celles où les effets en sont les moins nocifs.
35Loin d’être toujours évités, les comportements d’inbreeding seront au contraire privilégiés dans certaines populations : ce sera par exemple le cas de certaines espèces de poissons (Thunken, Bakker, Baldauf & Kullmann 2007), d’oiseaux (Bateson 1982), de rongeurs (les castors par exemple qui préfèrent en cas de veuvage s’apparier avec leur propre fille qu’avec une étrangère ; Wilson 1964, cité par Bourlière 1974), ou de primates comme les babouins (Bulger & Hamilton 1988) ou les gorilles (Xue et al. 2015). Sans oublier bien entendu les nombreux exemples d’hermaphrodisme animal ou végétal qui permettent l’auto-fertilisation : mentionnons celui des populations coralliennes tropicales étudiées par David B. Carlon (1999) ou ceux, cités par ce même auteur, de toutes les plantes terrestres qui expriment les deux sexes, soit dans la même fleur, soit parmi les fleurs de la même plante, conduisant à un processus constant d’auto-fertilisation (1999 : 491).
36Prenant acte des effets conjugués du risque endogame versus exogame, Patrick Bateson (1983) sera conduit à poser un modèle plus raisonnable, celui d’« optimal outbreeding », de la « juste distance » qui combinera aux effets positifs de l’outbreeding ceux de l’inbreeding. Cela limite le risque génétique lié à l’expression de tares portées par des gènes récessifs avec la pratique de l’outbreeding et apporte certains avantages avec la pratique de l’inbreeding, notamment en termes d’entraide dans l’éducation de la progéniture, laquelle semble plus grande lorsque le couple est apparenté. Si ce n’est donc pas à proprement parler la présence ou non de phénomènes d’évitement qui peuvent distinguer les comportements humains de ceux d’autres espèces animales, existe-t-il alors un distinguo et sur quoi repose-t-il ?
37Celui-ci existe bel et bien et les chercheurs travaillant dans le domaine des sciences de la vie en ont pris conscience de longue date. Il s’agit bien entendu de la fracture qualitative et quantitative existant entre, d’une part, les évitements sexuels très simples que connaissent les espèces animales et, d’autre part, le monde bien plus complexe des prohibitions incestueuses humaines. Pour autant, les partisans des théories naturalistes n’entendirent pas renoncer à l’idée d’une théorie unifiée des prohibitions animales, humain compris. Pour ce faire, ils recoururent à deux stratégies argumentatives distinctes :
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soit en retenant comme prohibitions pertinentes uniquement celles qui forment le plus petit dénominateur commun entre toutes les espèces animales, autrement dit en sélectionnant les seuls faits qui étayent la théorie au détriment de tous les autres ;
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soit en mettant en avant un modèle explicatif commun, la théorie westermarckienne, qui ne méconnaît pas l’étendue des prohibitions mais repose par contre sur une sélection arbitraire d’exemples ethnographiques non représentatifs.
38Examinons tout d’abord la première stratégie portant sur la question de la nature et de l’extension des prohibitions.
39Comme je viens de le rappeler, en dehors de l’espèce humaine, les comportements d’outbreeding sont dans la majorité des cas – y compris chez les grands singes – limités au rapport de la génitrice à sa progéniture immédiate. Ils s’étendent bien plus rarement au géniteur et très exceptionnellement à la fratrie, comme c’est le cas par exemple chez les chiens de prairie (Deputte 1987, Pusey & Wolf 1996). Au contraire, les communautés humaines font montre d’une intarissable imagination dans la manière dont elles élaborent des systèmes de prohibitions d’une grande complexité et variabilité. Citons-en simplement trois exemples parmi d’autres sans en faire un inventaire à la Prévert.
40Un régime matrimonial extrêmement courant est celui que les anthropologues appellent système dravidien. Sans entrer dans le détail de celui-ci, disons simplement qu’il se fonde sur une opposition entre parents parallèles (issus de deux frères ou de deux sœurs) et croisés (issus d’un frère et d’une sœur), les premiers tombant sous le coup de la prohibition de l’inceste, les seconds étant les conjoints de prédilection. Cette opposition vaut – le point est important – à tous niveaux généalogiques. Ainsi, un cousin « parallèle » au 4e degré sera interdit au même titre qu’un cousin parallèle au 6e degré, au 8e degré, etc. L’extension des prohibitions n’a pas de limites théoriques et ne dépend pas, comme nous pouvons le voir, de la « proximité génétique » des apparentés. Ce premier système se fonde donc sur une bipartition longitudinale de la société globale tout entière qui répartit les conjoints possibles et interdits en faisant totalement fi de la logique de proximité présente chez toutes les autres espèces : des « proches » génétiquement sont autorisés là où des apparentés de générations plus lointaines sont interdits.
41La littérature anthropologique atteste également de cas, moins fréquents mais loin d’être isolés, où les conjoints autorisés le sont dans des degrés très rapprochés. Si les ascendants et descendants directs semblent souvent interdits (mais il existe de rares exceptions, comme les Na), certaines sociétés autorisent les mariages entre germains (Égypte romaine) ou demi-germains : une distinction est alors introduite entre demi-germains de même père ou de même mère. Les deux formules existent en effet. Celle où l’interdit porte sur les demi-germains utérins est plus fréquente (Athènes et Gortyne à l’époque classique, Tswana et Pedi en Afrique méridionale, Japon médiéval, etc.) que celle où la prohibition porte sur les demi-germains agnatiques (Lakhers en Birmanie, Han en Chine ancienne, Sparte à l’époque classique selon Philon d’Alexandrie). Comme on peut le constater, même dans les domaines des prohibitions portant sur les plus proches apparentés – les seules présentes dans les sociétés animales –, l’humain introduit des distinguos qui n’ont aucune logique biologique évidente : un demi-germain de même père est dans un même rapport de proximité génétique qu’un demi-germain de même mère.
42Enfin, un troisième et dernier exemple s’avère encore plus éloigné de la logique qui semble présider aux évitements dans le reste du règne animal : la prohibition y est construite non pas exclusivement à partir d’individus vivants et présents, mais en mêlant les vivants, les absents et les morts. Les interdits qui prévalurent en Occident à partir du ive siècle et qui trouvent leur acmé lors de la Réforme grégorienne au xiie siècle ont ceci de particulier qu’ils s’étendent bien au-delà de l’horizon immédiat de l’interconnaissance, qu’elle soit temporelle ou géographique. En interdisant les parents consanguins et les affins jusqu’au 7e degré canon (14e degré civil), l’Église d’Occident a posé les bases d’un système où pour tout un chacun sont prohibés des individus apparentés par des ancêtres morts il y a bien des générations et qui lui sont et lui resteront le plus souvent à jamais inconnus. Ce faisant, le système de prohibitions établi à l’époque médiévale s’inscrit dans une trame mémorielle qui, bien entendu, n’est jamais activée dans le cadre d’autres espèces vivantes. Les membres de celles-ci « n’évitent » que des individus qui leur sont liés par un ancêtre qu’ils ont bel et bien connu de son vivant. La mémoire généalogique de la parenté et les prohibitions qui s’y rapportent sont l’apanage de notre seule espèce.
43Prenant acte de cette diversité et de cette complexité des prohibitions humaines illustrées par les exemples précédents (qu’il serait possible de multiplier quasi ad infinitum), les théories évolutionnaires, désireuses de maintenir un modèle holiste valable pour l’ensemble des espèces vivantes, proposèrent de déconstruire la catégorie de l’inceste pour n’en retenir qu’un sous-ensemble. Les auteurs qui adoptèrent cette approche choisirent ainsi de privilégier le « sur-mesure » en taillant à la hussarde dans l’ensemble des faits, des prohibitions incestueuses, pour ne conserver que celles que l’humanité avait en commun avec les autres espèces. Ce plus petit dénominateur commun sera dès lors considéré et perçu comme le « socle unitaire » de la prohibition de l’inceste, à charge à des approches culturelles locales de rendre compte dans le futur des interdits n’entrant pas dans ce cadre minimal.
44Ray Bixler avait déjà tenté dans les années 1980 une telle approche (1981, 1983). Sans vraiment motiver ses choix, si ce n’est par la volonté d’évacuer du champ de la théorie les faits qui ne s’y inséraient pas aisément, il défend ainsi l’idée selon laquelle il faut œuvrer à une definitional reform (1983 : 198) de la notion d’interdits incestueux et distinguer entre l’inceste entre « proches » et « lointains » parents, mais aussi entre consanguins et affins. Il réservera alors le terme « d’inceste » aux seuls cas communs à Homo sapiens et aux autres espèces, à savoir ceux d’un « rapport hétérosexuel entre les membres post-pubères de la famille nucléaire » (Bixler 1981 : 268, ma traduction).
45Plus récemment et de manière moins abrupte, Bernard Chapais suit lui aussi cette voie mais en argumentant ses choix. Comme on le sait, en biologie de l’évolution, l’un des concepts clés pour reconstruire l’évolution des traits anatomiques est celui d’homologie. Les traits anatomiques « homologues » traduisent ainsi des similarités entre espèces et ces similarités sont elles-mêmes le reflet de la proximité que ces espèces entretiennent avec une espèce ancestrale commune à partir du constat d’un plus petit dénominateur anatomique commun. Bernard Chapais, partant de ce concept d’homologie issu de l’anatomie, va l’exporter au domaine comportemental en abordant la question du hiatus entre prohibitions incestueuses et évitements sexuels animaux. Ainsi, il va distinguer trois « couches » de prohibitions, dont seule la plus rudimentaire sera pour lui, comme elle l’était pour Bixler, véritablement signifiante :
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des prohibitions incestueuses vis-à-vis de la génitrice que les sociétés humaines partagent avec la plupart des autres primates et qui relèvent donc de ce qu’il nomme des « homologues primitifs » ;
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des prohibitions qualifiées « d’homologues récents », vis-à-vis d’autres parents (géniteur par exemple), qui ne seront plus partagées que par quelques groupes de primates dont l’Homme ;
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enfin, des prohibitions plus distantes (oncles, tantes, cousins, cousines, etc.), qui non seulement sont l’apanage de l’espèce humaine mais de plus sont très variables d’une société à l’autre.
46Bernard Chapais considère ainsi, comme beaucoup d’autres éthologues et primatologues contemporains, que cette troisième et dernière couche superficielle (3) est exclusivement « culturelle » et propre à l’humain, là où les deux premiers types d’homologies (1) et (2) sont l’expression des divers degrés d’inclusion du socle social unitaire commun à l’humanité et aux autres singes. Pour lui, non seulement les « homologues primitifs » sont les témoins de la structure sociale que les humains partagent avec tous les primates et avec leurs ancêtres, mais de plus les « homologues récents » ne reflètent au final que la superstructure sociale qu’ils partagent avec quelques rares autres primates. Les « homologues récents » (2) et ceux spécifiquement humains (3) ne relèvent donc plus à proprement parler du noyau de faits dont une théorie unifiée de la prohibition de l’inceste devrait avoir à rendre compte.
47Comme on le voit, si la proposition de Bernard Chapais est plus étayée que celle autrement plus abrupte de Bixler, elle n’en revient pas moins à opérer une sélection arbitraire dans la masse des faits pour ne retenir que ceux qui corroborent une théorie préalable, ce qui n’est guère épistémologiquement acceptable.
48Afin d’éviter cet écueil, la seconde stratégie mise en œuvre pour parvenir à « une théorie unifiée » du champ des prohibitions humaines et animales consiste non pas à gommer certaines prohibitions, mais plutôt à étendre à la société humaine un modèle explicatif privilégié dans le cadre de l’étude des comportements sexuels de certaines autres espèces. Pour ce faire, il ne s’agit pas d’opérer une sélection discutable des faits eux-mêmes, mais de faire porter la sélection sur les exemples ethnographiques : on retient ceux considérés comme pertinents, au détriment de tous ceux jugés moins facilement conciliables avec ce cadre théorique. Le modèle explicatif en question est celui dit « néo-westermarckien », que nombre d’auteurs dans des champs aussi divers que la primatologie, l’éthologie animale, la psychologie et l’anthropologie évolutionnaire privilégient de nos jours pour expliquer des phénomènes d’outbreeding qu’ils cherchent à étendre aux prohibitions incestueuses humaines.
49Dans son essai The History of Human Marriage (1891), Edward Westermarck, qui est à l’origine de ce modèle, ne visait pourtant que les comportements humains. Il postulait l’existence d’une aversion psychologique innée pour l’inceste fondée sur l’idée que les individus élevés ensemble depuis leur plus jeune âge voient leur désir sexuel s’émousser peu à peu.
« What I maintain is, that there is an innate aversion to sexual intercourse between persons living very closely together from early youth, and that, as such persons are in most cases related, this feeling displays itself chiefly as a horror of intercourse between near kin » (Westermarck 1891 : 320).
50Cette première formulation mettait ainsi l’accent sur un tropisme purement psychologique sans aucun soubassement biologique. C’était la cohabitation et la proximité qui étaient premières dans la disparition du désir sexuel, l’apparentement était un simple effet contingent et non une cause nécessaire.
51Au contraire, la formulation nouvelle procède à une inversion de la cause et de l’effet : c’est cette fois l’idée de l’origine génétique – postulée mais pas démontrée – de ces évitements sexuels qui est privilégiée. Les néo-westermarckiens voient dans les liens de parenté l’origine même de l’évitement, la cohabitation et la proxémie n’étant plus que les symptômes apparents permettant de les « reconnaître » et donc d’éviter la consanguinité. Le non-dit de cette reformulation est bien entendu que ce mécanisme tout entier vise in fine à un évitement des unions consanguines, dont la nocivité est elle aussi admise sans autre démonstration. C’est ainsi qu’ils développent une version néo-darwiniste très fortement inspirée de la théorie sociobiologique hamiltonienne de la « sélection de parentèle », qui soutient l’idée d’une « empreinte négative phylogénétiquement programmée » (Shepher 1983 : 72, notre traduction).
52Ils arguent donc du fait que toutes les sociétés humaines connaissent ce processus de perte du désir sexuel lié à la promiscuité et à une éducation commune dont l’ultima ratio, fruit de la sélection naturelle, est l’évitement du risque de consanguinité. Pour étayer leurs arguments, ils s’appuient sur une sélection drastique – et c’est bien là que, selon beaucoup d’anthropologues, le bât blesse – de trois exemples empiriques.
53Le premier, le plus connu, est celui des kibboutzim en Israël où les enquêtes initiales de Melford Spiro, dont les résultats seront ensuite réanalysés par Joseph Shepher (1971), semblent montrer qu’il existait à l’origine un évitement sexuel et matrimonial entre les adolescents ayant grandi ensemble au sein de la communauté. Le second, celui du mariage Sim-Pua à Taïwan étudié par Wolf (1966, 1968, 1970, 1993), visait une union dans laquelle un couple ayant eu un fils unique adoptait une fille d’une autre maisonnée pour l’élever comme sœur du garçon avant d’en faire son épouse. Or ces mariages aboutissaient à un taux de divorces plus élevé que celui de la population générale, ce que Wolf interprétait comme la conséquence de « l’effet Westermarck ». Enfin, le troisième et dernier exemple, moins souvent cité que les deux précédents, repose sur une expérience de psychologie expérimentale réalisée par Liebermann, Tooby & Cosmides (2003) auprès d’étudiants américains de l’Université de Californie à Santa Barbara montrant que plus ils avaient cohabité précocement avec leurs germains, plus ils semblaient réticents à imaginer la possibilité d’une sexualité incestueuse avec eux. Pourtant, l’interprétation des faits rapportés dans ces trois exemples est loin d’être univoque et offre d’autres lectures possibles que celle d’un « effet Westermarck ».
54Prenons celui des kibboutzim. Dans la première phase d’installation de ces communautés, les adolescents se déclaraient en effet opposés – et ce à 66 %, selon l’étude de Mordecai Kaffman (1977) – à toute relation sexuelle avec les enfants des autres familles qu’ils devaient désigner, selon les règles communautaires, comme « frères » et « sœurs » de kibboutz. Dans une seconde phase, les règles s’assouplirent et l’obligation de se désigner comme germains disparut… et avec elle la réticence aux relations sexuelles. À partir de cet instant, seuls 7 % des garçons et 13 % des filles se déclarèrent opposés à l’idée d’entamer une relation amoureuse avec l’un ou l’une de ses ex-« frère » ou « sœur » de kibboutz. La conclusion est évidente : le seul élément variable ici est l’usage ou non de termes de parenté. Ce qui entravait la sexualité dans les kibboutzim n’était donc pas l’éducation commune – qui était présente dans les deux phases – mais bien la connaissance que ces adolescents avaient d’une règle fondamentale dans la société israélienne tout entière, à savoir que l’on n’épouse pas des gens que l’on désigne comme des « germains ». Il en va de même pour l’exemple Sim-Pua. Ici aussi, la fille adoptée et le fils de la famille se seront appelés et considérés frères et sœurs des années durant avant de se marier, et ce dans le cadre d’une société globale, la société chinoise, qui, comme la société israélienne, considère la relation sexuelle frère/sœur comme incestueuse. Et, bien entendu, l’argument vaut tout autant pour l’étude de psychologie expérimentale, qui nous montre que au plus tôt l’on aura intégré l’idée qu’un individu est un de nos parents – en le désignant et en le traitant comme tel au quotidien –, au plus tôt on intégrera l’interdit sexuel lié à ce statut dans la société américaine contemporaine.
55Mais au-delà des critiques nombreuses qu’il est possible d’adresser en interne à l’explication en termes d’effet Westermarck de ces trois exemples, il suffit, pour nous convaincre de l’inaptitude du modèle néo-westermarckien à rendre compte des comportements humains, de nous tourner vers la myriade de contre-exemples que nous proposent l’ethnographie et l’histoire. En effet, quelles que soient les régions ou les périodes historiques vers lesquelles nous pouvons tourner nos regards, nous y trouverons des exemples de sociétés dont les règles matrimoniales, sexuelles et résidentielles contredisent l’hypothèse westermarckienne.
56Prenons un premier exemple, celui des Peuls, choisi parmi les centaines de sociétés pratiquant le « mariage arabe » (entre les enfants de deux frères) et l’associant à une résidence patri-virilocale où les frères de même père et leurs enfants (ceux-là mêmes destinés à s’unir par la suite) résident en un même lieu. Une grande partie des communautés peules de l’Adamaoua au Nord-Cameroun (Barry 1996, 1998) vivent en brousse en petits campements réunissant des frères de même père, leurs épouses et leurs enfants des deux sexes. Ces derniers vivront jusqu’à leur adolescence dans une case commune. Or, ce sont précisément ces enfants de deux frères qui seront les conjoints préférentiels alors que des parents ayant grandi dans des lieux distincts – par exemple les enfants de deux sœurs – seront justement les seuls avec les germains à être sexuellement et matrimonialement prohibés.
57Changeons d’aire culturelle et prenons l’exemple des Achuar, en Amazonie équatorienne. Ici, les possibilités de mariage s’inscrivent dans le schéma général d’un découpage dravidien qui oppose deux uniques catégories de parents, les consanguins qu’il est interdit d’épouser, les alliés avec lesquels l’union est permise. Or, au sein de la catégorie des parents épousables, il n’est pas rare, et même valorisé, que le mariage se réalise au terme d’un long processus d’habituation entre un homme adulte et une fillette ou entre deux jeunes enfants (idéalement des cousins croisés) qui grandissent ensemble. Nécessairement platonique durant plusieurs années jusqu’à la puberté de la jeune fille, l’union s’actualise sous une forme qui confine à une relation d’apprivoisement et dont la promiscuité n’est aucunement un obstacle au mariage mais plutôt sa condition (Taylor 2000 : 314).
58Changeons à nouveau d’aire culturelle mais également de période historique, en revenant sur le cas bien connu de l’Égypte ancienne. Durant la période de l’occupation romaine, le mariage entre frères et sœurs était devenu monnaie courante dans la population en général, là où il semble qu’il ait été plutôt réservé à l’élite aristocratique au cours des périodes ptolémaïque et pharaonique. Des recensements de population montrent qu’il ne s’agit pas de quelques mariages isolés : environ 30 % des unions dans la population égyptienne étaient réalisées entre frère et sœurs. Ces nouveaux époux, dont on retrouve les lettres d’amour conservées sur les papyrus, avaient pourtant passé leur enfance ensemble dans l’un de ces petits lotissements familiaux qui bordaient le cours du Nil fertile.
59Je pourrais bien entendu multiplier ces exemples de sociétés où l’on épouse précisément les gens avec lesquels on a grandi, mais surtout mentionner des cas où la majeure partie des individus frappés par les prohibitions incestueuses sont des personnes qui n’ont jamais cohabité. Car si les partisans de la théorie néo-westermarckienne insistent sur la concomitance possible entre prohibition sexuelle et cohabitation, ils ne disent par contre jamais rien sur le revers de la médaille, à savoir sur ces prohibitions qui existent à peu près dans toutes les sociétés et qui portent justement sur des parents n’ayant jamais eu la moindre éducation commune. Ces interdits, pourtant les plus nombreux et les plus courants, semblent devoir connaître un triste sort dans la perspective sociobiologique : celui de prohibitions orphelines, oubliées et abandonnées par la théorie.
60De tout cela nous pouvons conclure qu’il existe bien plus d’exemples ethnographiques ou historiques allant à l’encontre de la validité du modèle néo-westermarckien pour expliquer les prohibitions incestueuses humaines que la poignée de cas susceptibles de supporter une telle lecture. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de passerelles possibles, de lectures communes envisageables des évitements et interdits sexuels humains et animaux ; simplement, ce « socle unitaire commun » ne peut pas être correctement interprété sur la base d’un simple « effet Westermarck ». Les prohibitions incestueuses humaines demeurent donc aujourd’hui, et jusqu’à plus ample informé, l’un de ces rares domaines où s’exprime encore une fragile mais bien réelle singularité anthropologique.
61Ajuster les faits à la théorie plutôt que la théorie aux faits, comme le font bien trop fréquemment les théories naturalistes – soit par une amputation des faits soit par une sélection orientée des exemples ethnographiques –, est à l’évidence une approche épistémologiquement non viable sur le long terme. Comme l’a montré Thomas Khun dans La structure des révolutions scientifiques (1962), c’est bien souvent à partir des aspérités et des singularités mises de côté, au titre qu’elles relèvent d’une couche marginale, « superstructurelle », que l’on peut justifier d’un tri sélectif entre des propositions théoriques en apparence très proches. C’est, par exemple, sur ces marges, sur des divergences supposées infimes entre la réalité observée et les prévisions théoriques, que s’effondra la mécanique newtonienne – théorie qui fut pourtant pendant plus d’un siècle jugée inébranlable – pour laisser place à la théorie relativiste bien plus complexe, mais surtout à l’évidence bien plus complète.
62Je pense ainsi que toute théorie qui visera à rendre compte des évitements incestueux ou d’autres aspects de la parenté et de la génération humaines évoqués au fil de ce texte (l’adoption, la parentalité, la terminologie et le genre), puis à les mettre en perspective avec les comportements d’autres espèces, ne peut qu’être englobante et ce dès le départ. Elle doit d’emblée privilégier le mieux disant au moins disant dans sa lecture des faits. Autrement dit, elle doit englober toute la diversité des institutions que connaissent les sociétés humaines et animales, plutôt qu’opérer une sélection ou un rabotage entre les faits jugés pertinents et ceux qui sont censés ne pas l’être, au risque de n’obtenir qu’une théorie édulcorée dont la portée sera nécessairement restreinte et rapidement obsolète.
63Pour conclure sur l’ensemble des aspects évoqués au fil de ce texte, je considère que, bien que la diversité culturelle ne soit pas l’apanage de l’humanité – autrement dit bien qu’il n’y ait pas, comme on le croyait autrefois, de frontière franche et imperméable entre la nature et la culture – , il n’en existe pas moins des spécificités – au sens littéral du terme – propres à chaque espèce et non à la seule humanité. Et l’une de celles qui échut à la nôtre se situe précisément dans ce vaste domaine que je viens de survoler trop rapidement, celui de la parenté et des conceptions anthropologiques de la génération.