1Ce dossier présente le résultat d’une série de débats menés pendant plusieurs années au sein de l’Équipe Parenté du Laboratoire d’anthropologie sociale autour des rapports entre parenté et procréation. Étroitement lié à l’actualité contemporaine, ce sujet est au cœur d’une des plus anciennes controverses de l’anthropologie, qui a divisé chaque génération d’anthropologues. Lourdement chargée d’implications épistémologiques, philosophiques et politiques, elle est comme peu d’autres controverses marquée par des antagonismes extrêmes et des polémiques virulentes. Toutefois, elle est loin de se dérouler autour d’une simple polarité. De multiples lignes de clivage la traversent et l’orientent. Sans coïncider entre elles pour former une division unique, elles dessinent un paysage accidenté et complexe.
2Afin de rendre compte de cette complexité, nous avons décidé d’adopter un nouveau format qui valorise pleinement la controverse en tant que technique de réflexion et de publication collective. Contrairement à la formule habituelle qui consiste à traiter différents sujets dans une perspective commune, il s’agit de traiter le même sujet dans différentes perspectives, afin d’exploiter le potentiel de chacune.
3Comme chaque position dans l’espace de la controverse se définit par ses relations aux autres, l’identité d’une « position » dans le débat n’est au fond repérable que dans la dynamique dans laquelle elle évolue. Afin de libérer cette dynamique autant que possible des enjeux de compétition et d’obligation qui y sont habituellement inhérents, les protagonistes de la controverse ne sont pas ici ses auteurs humains mais des avatars incarnant des perspectives théoriques, chacun étant animé par un groupe de personnes humaines. Au total, huit avatars animés par vingt-six personnes ont participé à ce débat. Afin de le modérer, l’Équipe Parenté elle-même s’est transformée en un avatar englobant, Pietra Peneque, hôtesse qui accueille les idées devenues personnes.
- 1 Cette question était déclinée en cinq sous-questions portant (1) sur la conceptualisation du lien e (...)
- 2 L’avatar Correlationnel, ayant perdu l’une des personnes pivots qui avaient rédigé sa motion, a pré (...)
4Lancé à l’automne 2016, le débat entre ces huit personnages s’est déroulé en quatre étapes. Dans un premier temps, chaque avatar était invité à répondre, par une motion programmatique, à la question : Peut-on penser la parenté sans faire référence à la procréation ? Si oui, comment ? Si non, pourquoi pas1 ? Dans un deuxième temps, l’ensemble des êtres humains animant les avatars se sont retrouvés, avec d’autres intéressés, le 31 mars 2018, pour débattre des motions des avatars lors d’un « Atelier d’Analyse Anonyme » (AAA). En effet, l’identité des animateurs et animatrices des avatars est restée cachée, la présentation de chaque motion ayant été confiée à un griot qui ne faisait pas partie du groupe d’auteurs. Suite à ce débat de vive voix, les avatars se mirent, dans un troisième temps, à s’adresser des lettres (de soutien, d’amitié, de critique ou d’attaque) pour sonder ou infléchir leurs positions respectives. Sur la base du débat collectif et de ces échanges bilatéraux, chaque avatar rédigea enfin, dans un quatrième temps, un article en bonne et due forme2. Si ce dossier se contente de publier les motions initiales et les articles finaux, la transcription complète de l’Atelier d’Analyse Anonyme et l’ensemble de la correspondance des avatars sont accessibles en ligne : https://debatavatars.hypotheses.org.
5Avant d’introduire les protagonistes du débat dont ce dossier documente les résultats et l’évolution, nous présenterons brièvement le champ de la controverse tel que les avatars l’ont trouvé au début de leur rencontre. Ce résumé ne prétend bien entendu pas en fournir une synthèse exhaustive, encore moins une analyse historique, mais familiariser les lectrices et lecteurs avec les thèmes et problèmes clés, et surtout donner une idée de la multiplicité des enjeux.
6Déclencheur du dernier grand débat autour de la parenté, le livre What Kinship Is—And Is Not de Marshall Sahlins (2013) en résume les termes de façon aussi simple que figurative dans la bipartition de sa table des matières. Il se divise en deux chapitres, dont le premier s’intitule « What Kinship Is—Culture », le second « What Kinship Is Not—Biology ». La controverse se voit ainsi d’emblée ramenée à la dichotomie la plus ancienne, la plus stéréotypée et la plus équivoque de l’histoire de l’anthropologie : celle entre « culture » et « nature », qui avait déjà présidé aux Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss (1949) – bien qu’à l’époque la parenté fût encore mobilisée pour relier les deux règnes plutôt que pour les opposer. En effet, comme Eduardo Viveiros de Castro (2009 : 237) l’avait constaté quelques années avant la publication de l’ouvrage de Marshall Sahlins, presque toutes les polarités de l’anthropologie de la parenté semblent se réduire à des variations de cette dichotomie cardinale, et ceci jusqu’au xxie siècle, à une époque donc où les anthropologues commençaient progressivement à questionner son universalité et sa pertinence (Descola 2005 ; voir Allard 2006 : 445). La voici donc à nouveau au cœur d’un récit fondateur que les protagonistes du débat semblent partager, tout en s’opposant sur presque tout le reste.
7Selon ce récit, les études de parenté traditionnelles se seraient construites à la fin du xixe siècle (Morgan 1871) sur des faits supposés « naturels », comme la procréation biologique, dont les systèmes de parenté constitueraient une élaboration culturelle. Après une époque glorieuse dans les années d’après-guerre, marquées par les exploits de la théorie d’alliance française (Lévi-Strauss 1949) et de la théorie de filiation britannique (Fortes 1949), ce fondement centenaire se serait érodé entre les années 1960 et 1980, suite notamment à l’œuvre déconstructeur de l’anthropologue américain David Schneider (1968, 1972, 1984) qui l’aurait dévoilé comme projection des systèmes de parenté propres aux sociétés d’origine des anthropologues. Cette secousse tellurique aurait conduit à l’effondrement des études de la parenté, qui seraient restées pendant deux décennies en ruines, avant qu’un groupe d’anthropologues britanniques et américaines (Carsten 2000, 2004 ; McKinnon & Franklin 2001 ; McKinnon 2005 ; Bamford & Leach 2009 ; McKinnon & Cannell 2013 ; Bamford 2019) ne s’attèle à leur refondation sur des bases non procréatives, plus fidèles aux conceptions émiques des sociétés non occidentales mais aussi aux pratiques émergeant dans les sociétés occidentales du xxie siècle (adoption, mariage homosexuel, nouvelles technologies de reproduction). Ces nouvelles études de la parenté (New Kinship Studies) auraient fini par ressusciter et renouveler le champ, malgré des attaques continues de la part de l’ancien régime (Shapiro 2008, 2012, 2017).
8Le caractère réducteur sinon caricatural de ce récit (dont notre résumé ne force que légèrement les traits) a entre-temps été reconnu par les New Kinship Studies elles-mêmes (Bamford 2019 : 7). En fait, non seulement les controverses de la parenté au xxe siècle sont loin de se réduire à une simple dichotomie entre positions pré- et post-schneideriennes, mais cette dichotomie elle-même ne se réduit pas à l’alternative « biologie ou culture ». Plutôt que de polariser les études de la parenté selon une seule opposition, la critique de Schneider s’inscrit dans un débat multidimensionnel où de nombreuses lignes de front se croisent, tout en se déplaçant au fil des décennies. Même si nous retenons le rapport à la procréation comme critère clé pour structurer ce débat, et que nous en adoptons une définition aussi large que possible – à savoir comme processus par lequel des personnes « font » d’autres personnes, en leur transmettant certains de leurs attributs –, ce critère s’avère être tout sauf simple. Selon que l’on met la focale sur l’un ou l’autre aspect de cette définition, une théorie de la parenté basée sur la procréation impliquerait soit (1) un accent sur un donné transmis plutôt que sur ce qui est construit, soit (2) un accent sur les personnes plutôt que sur les positions qu’elles occupent dans un système englobant, soit (3) un accent sur ce que les individus font plutôt que sur ce qu’ils pensent. On notera qu’en dépliant le critère « procréation » de cette façon, nous avons délibérément renoncé à mobiliser la dichotomie nature vs culture. En effet, aucune des trois polarités évoquées – donné vs construit, personnes vs positions, comportements vs concepts – ne peut y être réduite. Qui plus est, aucune d’entre elles ne peut être réduite aux deux autres. Entre les façons dont on peut es situer par rapport à chacune de ces trois polarités (sans compter les réponses indécises ou nuancées), toutes les combinaisons sont possibles, et presque toutes se sont réalisées à un moment donné dans l’histoire des controverses sur la parenté. Si la procréation se prête donc à élucider ces controverses, ce n’est pas parce qu’elle permet de les réduire à une question simple, mais parce qu’elle constitue un nœud où s’enchevêtrent une pluralité de questions différentes. Dans ce qui suit, nous tenterons un bref parcours de ce champ multidimensionnel, en nous servant des trois polarités précitées comme axes de coordonnées.
9Une des méthodes habituelles pour catégoriser les approches théoriques de la parenté consiste à se demander si elles conçoivent les relations de parenté, du point de vue des agents concernés, comme données ou comme construites. Schneider (1984 : 73) a ainsi contrasté deux visions des liens de parenté respectivement basées sur une idée de substance ou sur un principe de performance. Pour l’exprimer par une formule devenue canonique, la première accentue ce que les personnes sont, la seconde ce qu’elles font. Cette opposition entre conceptions essentialiste et processuelle, entre-temps mobilisée dans nombre d’autres domaines des sciences sociales (par exemple celui du genre), ne s’applique pourtant aux relations de parenté qu’avec quelques nuances.
10Premièrement, même la conception dite traditionnelle (que Schneider dénonce) ne considère qu’une partie des relations de parenté comme « données », à savoir les relations de filiation ou de consanguinité, que la terminologie anglaise identifie souvent avec la parenté (kinship) tout court. En revanche, les relations d’alliance ou d’affinité sont, toujours selon la conception traditionnelle, vues comme « construites », comme Schneider (1968 : 26-7) le souligne à propos du système de parenté américain, qui assigne les relations de consanguinité et d’affinité respectivement à l’ordre de la « nature » et à l’ordre de la « loi ». C’est ce modèle occidental de référence que les études de parenté traditionnelles auraient projeté dans les systèmes de parenté qu’elles étudiaient. Or, si les New Kinship Studies se distinguent de ce modèle par le fait qu’elles considèrent les relations de consanguinité également comme construites, elles continuent à y adhérer en considérant les liens d’affinité comme construits et donc non problématiques (Viveiros de Castro 2009 : 255 sqq.). Ceci n’est toutefois pas la seule option possible. Comme le rappelle Eduardo Viveiros de Castro, d’autres modèles alternatifs considèrent en effet les liens d’affinité comme « donnés », ce qui est le cas des structures de parenté dites « élémentaires » (ou « prescriptives »), notamment les systèmes dravidiens décrits par Louis Dumont en Inde puis par nombre d’anthropologues en Amazonie. Comme le montre cet exercice combinatoire, loin de donner naissance à une simple dichotomie entre Old et New, la polarité entre « donné » et « construit » donne ainsi lieu à au moins quatre variantes de Kinship Studies.
11Deuxièmement, la polarité entre « donné » et « construit » (ou entre « être » et « faire ») obscurcit le fait que si les relations de filiation sont certes « données » pour l’enfant dont elles constituent un état d’« être » au moment de sa naissance, elles n’en sont pas moins « construites » par les personnes (père, mère ou autres parents) qui ont « fait » cet enfant. Plutôt que de relever de l’ordre de l’être ou du faire, la filiation se caractérise par une asymétrie entre les deux points de vue, qui résulte du fait que la transmission procède en sens unique : ce sont les ascendants qui transmettent à leurs descendants, et non l’inverse. Ce qui est transmis est donc à la fois « donné » (du point de vue des enfants) et « construit » (du point de vue des parents). La chose transmise devient alors le support d’une relation (entre le parent et l’enfant), mais surtout, elle devient le vecteur d’une transmission de l’ensemble des relations de parenté qui impliquent le parent, et qui, en passant à l’enfant, se transforment de façon systématique (le fils se transforme en frère, le frère en oncle, l’oncle en grand-oncle, etc.). Cette transmission transformatrice de relations constitue le cas exemplaire d’une composition de relations qui donne aux structures de parenté leur caractère systémique (sans forcément aller jusqu’à les formaliser comme une algèbre).
12La question se pose alors de savoir si ces transmissions manifestent des traits invariants dans tous les systèmes de parenté. Une première méthode consiste à chercher ce critère dans la nature des éléments transmis qui servent de vecteurs à la transmission des relations. Les anthropologues inspirés de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste ont identifié ces vecteurs avec les gènes, par lesquels se transmettrait notamment une disposition comportementale envers les individus génétiquement proches, reflétée dans les conceptions émiques de la parenté (Bloch & Sperber 2002). Cette réduction des modèles émiques au modèle génétique (selon l’axiome de l’« unité généalogique de l’humanité ») a été rejetée par Schneider (1984 : 124-5), de même que par la majorité des anthropologues « traditionnels ». Beaucoup de ces derniers ont toutefois constaté que, comme dans le modèle génétique, les modèles émiques conçoivent souvent que les parents transmettent aux enfants une partie de leur être (que ce soit par la conception, la parturition, l’allaitement, ou plus généralement les soins apportés), de sorte que les enfants deviennent similaires aux parents, voire consubstantiels avec eux. Pourtant l’élément transmis n’est pas forcément une substance corporelle – les parents peuvent aussi transmettre leur habitus, leur savoir, leur capital social ou leur identité spirituelle (Barry 2008 : 448, 573-5). Plus largement, ils peuvent transmettre leur environnement physique ou social, autrement dit, la place qu’ils occupent dans le monde. Plutôt que de relier des semblables, la parenté relie alors des proches. Ces deux types de transmission (une transmission interne créant des liens de similarité, et une transmission externe créant des liens de proximité) ne coïncident pas forcément entre elles et peuvent même s’opposer l’une à l’autre (par exemple en tant que transmission maternelle et paternelle). Toujours est-il qu’elles peuvent toutes constituer des aspects de la procréation, dont le concept potentiel s’élargit ainsi considérablement au-delà du modèle occidental : transmettre le sang ou le lait à l’enfant peut caractériser la procréation tout autant que lui céder une place dans sa maison, un champ sur son terrain ou la direction d’une entreprise. Afin de ne pas confondre ce concept élargi de « procréation » avec la notion restreinte de procréation génétique, nous parlerons par la suite de « génération », suivant la suggestion d’un des avatars. Si les multiples variantes de cette « génération » partagent encore quelque chose, c’est moins leur contenu que leur forme : celle de liens asymétriques récursivement reproduits. Tout réseau relationnel composé de liens de ce type constitue une généalogie (Goodenough 2001 : 207). Selon cette vision, le dénominateur commun des liens de parenté serait donc leur forme généalogique.
13Largement partagé parmi les anthropologues de la parenté, le modèle généalogique a pourtant déjà été critiqué par Schneider (1972 : 36), qui y voyait le calque abstrait du modèle procréatif. Une critique plus fondamentale, car s’attaquant à la forme même de la relation généalogique, a été formulée par Ingold (2009 : 197-9) : même si et justement si la transmission concerne un habitus, un savoir ou une disposition relationnelle, le modèle généalogique repose sur l’idée que ces capacités sont transmises à l’enfant avant qu’il n’entre en interaction avec son environnement. Façonnées et transmises par les parents, les relations déterminent ainsi les interactions au lieu d’être façonnées par elles. Or les relations se construisent également dans le processus interactif. Pour en rendre compte, il faudrait donc abandonner le primat des transmissions asymétriques et admettre l’ensemble des interactions, y compris des interactions symétriques (échange, commensalité, corésidence, etc.), comme constitutives des relations de parenté, tant qu’elles conduisent à une forme de partage de l’être (Carsten 2004 : 106-7, 109).
- 3 Voir les articles du dossier « Book Symposium : Comments on Marshall Sahlins, 2013, What Kinship Is (...)
14Le problème avec une conception aussi générale de la relation de partage – qu’on a appelée alternativement « amity » (Fortes 1969), « relatedness » (Carsten 2000) et « mutual being » (Sahlins 2013) – est qu’elle ne correspond plus à ce que les modèles émiques (occidentaux ou autres) considèrent comme des relations de parenté. D’une part, elle les déborde : comme Schneider l’a souligné, l’idée d’une « solidarité diffuse durable » couplée à celle d’une « substance partagée » caractérise également la religion ou la nation et ne permet plus de délimiter la parenté comme un domaine distinct (Schneider 1972 : 42-3). D’autre part, elle en ignore toujours une partie importante, en privilégiant la solidarité sur le conflit, la similarité sur la différence, la consanguinité sur l’affinité, etc. À la fois trop dilaté et trop partiel, le concept même de parenté devient un non-concept, qui a perdu toute valeur comme outil d’analyse et doit donc être abandonné. Comme le montrent les réponses au livre de Sahlins3 et déjà l’autocritique de Janet Carsten (2000 : 33-4), la critique de Schneider n’a rien perdu de son acuité au début du xxie siècle : elle vaut contre toutes les Kinship Studies, Old and New.
15Pour plusieurs anthropologues de la parenté, cette fluidité excessive du concept de parenté tient au fait que certains de ses critères constitutifs ont été oubliés. Un de ces critères, central dans l’approche de Claude Lévi-Strauss et encore présent dans la définition de Meyer Fortes d’amity (1969 : 234) mais ignoré par Schneider (voir Porqueres i Gené 2005), à savoir la prohibition de l’inceste, a été notamment rétabli par Barry (2008), dont le concept de parenté partage par ailleurs la généralité des New Kinship Studies. Certes, non moins que le concept de procréation, celui d’inceste (qu’on le définisse par la sexualité ou par le mariage) peut être soumis à un nettoyage critique. Il a cependant ceci en propre d’impliquer, non pas une, mais au moins deux relations (entre conjoints d’une part et entre parents d’autre part), ne serait-ce que pour en interdire la coïncidence. Le caractère spécifique de la parenté ne réside donc pas tant dans le dénominateur commun d’un ensemble de relations, que dans la façon dont différentes relations s’articulent entre elles. Cette articulation peut concerner les relations de consanguinité et d’affinité (en ce qui concerne la prohibition de l’inceste ou encore les prescriptions matrimoniales), mais aussi les relations paternelles et maternelles. En effet, la différence de genre, qui dans le contexte de la parenté apparaît moins comme une différence entre personnes qu’entre relations, fait depuis les débuts de la discipline partie des traits fondamentaux des structures de parenté, au même titre que la génération – que ce soit pour la construction des généalogies (Rivers 1910) ou pour celle des terminologies de parenté (Kroeber 1909). Indissociable de la parenté voire co-construite avec elle (Yanagisako & Collier 1987), la différence de genre n’est ni plus ni moins que la parenté fondée sur les fonctions procréatives. Le problème des multiples définitions de la parenté qui ont été proposées à la suite de la critique de Schneider n’est donc pas tant que, tout en se vidant progressivement de tout contenu précis, elles restent toujours trop exclusives, mais qu’elles cherchent à définir la parenté comme un domaine plus ou moins homogène de relations, alors qu’il faudrait la concevoir comme un système de relations hétérogènes.
16Cette conception de la parenté comme un système de relations hétérogènes s’est surtout imposée dans l’analyse des terminologies, où les relations de parenté ne sont pas tant envisagées comme des traces de transmissions passées ou des schémas d’interactions (im)possibles, mais comme concepts renvoyant à d’autres concepts qui se composent les uns avec les autres ou s’opposent les uns aux autres. Pour reconstruire un tel système, il y a deux méthodes principales. Soit on pose certains concepts comme élémentaires pour en dériver les autres, en étendant leur champ de signification (par exemple en incluant le frère du père dans le concept « père ») ou en les combinant (par exemple en définissant le « grand-père » comme le père du père) ; soit on part du concept le plus large d’une relation de parenté pour le subdiviser progressivement en relations dont la signification dérive de leur opposition mutuelle (par exemple entre « consanguins » et « affins »). La première méthode, « atomiste » et « extensionniste » (procédant de la partie au tout), prend son origine chez Malinowski (1930) et trouve son apogée chez Scheffler et Lounsbury (1971), la seconde, « holiste » et « structurale » (procédant du tout aux parties), remonte à Morgan pour culminer chez Lévi-Strauss (1945 ; 1949) et Dumont (1966 ; 1971).
17En principe, rien dans les deux méthodes n’implique a priori une référence à la procréation. Pourtant, les relations élémentaires dont part l’extensionnisme sont systématiquement censées dénoter en premier lieu les liens de procréation, qui constituent leur signification fondamentale (leur noyau « focal », comme on dit en sciences cognitives), avant qu’elles ne s’étendent à d’autres liens par voie d’analogie ou de métaphore. Les systèmes de parenté renvoient ainsi, d’une part, aux conceptions émiques de la procréation, d’autre part, à une façon particulière d’étendre et de distordre ces conceptions (Malinowski 1930 : 22-3 ; Keesing 1969 : 210 ; Shapiro 2008 : 140). Pour l’approche holiste en revanche, la parenté ne résulte pas d’un processus d’extension mais de différenciation (Wagner 1977 : 639-40). Elle n’a donc pas besoin de définir des relations « fondamentales » pour lui servir de point de départ, qu’il s’agisse des liens de procréation ou d’autres. La structure à laquelle aboutit le processus de différenciation peut être tout à fait différente de celle d’une généalogie (McKinley 2001 : 157-8 ; Parkin 2009 : 162).
18En considérant les arguments que les protagonistes des deux approches mobilisent pour démontrer les insuffisances de l’autre, on se rend vite compte que certains systèmes de parenté se prêtent plus facilement à l’une ou à l’autre approche. Leurs modèles de référence correspondent en effet aux systèmes que Morgan (1871) avait distingués comme « descriptifs » ou « classificatoires », la question étant si et dans quelle mesure les seconds sont réductibles aux premiers. Les débats parfois très techniques entre les deux approches (voir par exemple Parkin 2009 ; Watts 2009) ne doivent pas créer l’impression qu’il s’agit d’une controverse confinée aux spécialistes des terminologies. Tout d’abord, le rejet du formalisme des études terminologiques est mobilisé autant contre les uns que contre les autres. Si Schneider (1989 : 166) avait moqué les calculs de l’extensionniste Scheffler comme « manipulations virtuoses », l’extensionniste Malinowski (1930 : 20) avait de son côté dénoncé l’« algèbre factice » des études terminologiques, incapables de saisir les bases affectives et comportementales de la parenté – argument repris, avec référence explicite à Malinowski, par les New Kinship Studies (Carsten 2000 : 14).
19En effet, procédures extensionnistes et structurales ne constituent pas seulement deux méthodes analytiques pour reconstruire des systèmes relationnels et leurs expressions terminologiques, mais renvoient à deux façons différentes dont les relations sociales sont censées se mettre en place. Procédant de la partie au tout, la méthode extensionniste adopte le point de vue d’une personne, plus précisément d’un enfant, qui explore son système de parenté en partant de son environnement familial immédiat (voir Malinowski 1930 : 23). En revanche, la méthode holiste insiste sur le fait que les relations de parenté immédiates présupposent le système relationnel dans son ensemble (Lambek 2013 : 248) et que même les théories vernaculaires de la procréation y font référence – par exemple en impliquant les ancêtres ou les groupes de parenté agnatiques ou utérins (Sahlins 2013 : 75 sq.). Sans réduire le rapport entre relations de parenté et systèmes de parenté au rapport entre individu et société, on peut donc dire que les deux approches méthodologiques – atomiste (extensionniste) ou holiste (structurale) – privilégient respectivement une perspective égocentrée ou sociocentrée. D’où l’importance de la famille nucléaire pour l’approche extensionniste, alors qu’elle ne joue pas de rôle stratégique pour l’approche structurale qui accorde plus d’importance aux classes matrimoniales (Lévi-Strauss 1945 ; cf. Kuper 1982 : 87).
20En effet, les termes que l’approche extensionniste considère comme « élémentaires » sont typiquement censés désigner une seule personne pour un ego donné, et pendant longtemps (encore jusqu’à Lévi-Strauss 1949), les protagonistes de l’approche holiste considéraient les « classes » que désignent les termes de parenté non seulement comme des catégories conceptuelles, mais aussi comme des groupes sociaux. À l’aube des études de parenté, les conceptions évolutionnistes de Maine (1866) ou de Morgan (1877) partaient ainsi de l’idée que les systèmes basés sur des groupes (tels la famille patriarcale ou le clan matrilinéaire), exprimés par les terminologies classificatoires, céderaient progressivement la place aux systèmes centrés sur les familles nucléaires et les individus, exprimés par les terminologies descriptives. Même le concept lévi-straussien de la « maison » (Lévi-Strauss 1991) s’inscrit encore (au moins en partie) dans cette perspective évolutionniste. Alternativement, les africanistes britanniques comme Radcliffe-Brown (1935), Evans-Pritchard (1940) et Fortes (1949) reformulaient le rapport entre liens collectifs et liens individuels comme une complémentarité fonctionnelle, en mobilisant la distinction que Rivers (1924) avait proposée entre « descent » et « kinship » (pour une revue critique, voir Kuper 1982). Chez Fortes, les deux systèmes régissaient respectivement les domaines politique et domestique, à l’extérieur et à l’intérieur de la maison.
21À cette tradition s’opposa dès la fin du xixe siècle la critique insistant sur l’ancienneté et l’ubiquité de la famille nucléaire, postulée par Westermarck et Malinowski, et confortée par une série d’études comparatives émanant de l’école de Boas (Swanton 1905 ; Goldenweiser 1914 ; Lowie 1920). Récusant la complémentarité entre « kinship » et « descent », et prenant le contrepied des anciens évolutionnistes, les représentants de ce courant considérèrent les groupes de « descent » (clans, lignages, etc.) comme des épiphénomènes secondaires, tout en soulignant le caractère universel et primaire des relations bilatérales entre individus (« kinship ») (Kroeber 1938 : 307 sq.).
22Le critère distinctif entre « descent » (parenté collective) et « kinship » (parenté individuelle) résidait dans le caractère uni- ou bilatéral des relations de filiation. Pour que les liens de filiation puissent servir de critère univoque de recrutement à un groupe, ils doivent en effet être unilinéaires, c’est-à-dire renvoyer exclusivement au groupe d’un seul individu de référence, que ce soit la mère ou le père. Pour construire un réseau de relations égocentrées, les deux voies peuvent être mobilisées, aucune n’étant a priori privilégiée par rapport à l’autre. À l’exception de théories relativement récentes (Barry 2008), la notion de kinship a toujours été conçue comme « naturellement » bilatérale, notamment par les extensionnistes qui y voient l’expression des liens génétiques (Bloch & Sperber 2002 : 730). En revanche, les groupes unilinéaires sont jusqu’à aujourd’hui mobilisés pour démontrer le caractère culturellement construit de la parenté et son indépendance des liens biologiques (Sahlins 1976 ; voir McKinnon 2005 : 113). Pourtant, la polarité entre liens individuels (kinship) et liens collectifs (descent) ne coïncide pas avec celle entre liens « naturellement » donnés et liens « culturellement » construits. Pour Morgan, le clan matrilinéaire était tout à fait ancré dans les liens biologiques (parturition et promiscuité), et pour Westermarck ou Kroeber, les réseaux interpersonnels étaient autant fondés sur la corésidence que sur la procréation. En effet, le caractère primordial des liens au sol, irréductibles aux liens du sang, est systématiquement rappelé par l’école américaine, tandis que les évolutionnistes considéraient les liens territoriaux comme historiquement postérieurs aux liens de filiation, et que les africanistes britanniques les considéraient comme logiquement secondaires (Fortes 1953 : 36), tout en postulant la correspondance réciproque entre les deux types de liens (Evans-Pritchard 1940 : 205 ; Fortes 1950 : 255 ; Middleton & Tait 1958 : 5, 29). Or, les structures construites sur les liens spatiaux constituent l’exemple majeur d’une structure de parenté non procréative – d’où l’importance du modèle lévi-straussien de la « maison » pour la naissance des New Kinship Studies (Carsten & Hugh-Jones 1995).
23La discussion des sections précédentes a fait entrevoir que les deux polarités traitées jusqu’ici – parenté donnée versus parenté construite, relations élémentaires versus structures holistes – se combinent avec une troisième : la parenté comme un système de comportements (sexualité, éducation, commensalité, etc.) versus la parenté comme un système de concepts (catégoriels et terminologiques). Dans cette dernière perspective, il s’agit de savoir dans quelle mesure les relations de parenté sont vécues dans des interactions concrètes ou conçues comme des positions abstraites. Compte tenu de l’importance qui incombe respectivement au corps et à la langue comme dispositifs comportementaux et conceptuels, ce débat implique la question du caractère spécifiquement humain de la parenté. La prohibition de l’inceste peut servir d’exemple : comprise comme un phénomène comportemental, qui consiste à éviter la sexualité avec des partenaires dont on partage l’espace ou la substance corporelle, on peut l’observer chez d’autres espèces (effet Westermarck, inbreeding avoidance) ; comprise comme une règle conceptuelle, qui consiste à éviter la confusion des rôles, elle est spécifique aux sociétés humaines.
24À nouveau, cette polarité est irréductible aux autres. Pour Morgan (1871 ; 1877), qui fut le premier à étudier les systèmes terminologiques, les concepts expriment les comportements, et ceci de façon radicale : il considérait la fusion terminologique des germains et plus généralement des parents unilinéaires d’une même génération comme indice de leur fusion sociale, allant jusqu’à postuler le mariage de groupe et la parentalité collective. L’idée d’une correspondance directe entre les classes terminologiques et les institutions sociales qui régissent les comportements (notamment matrimoniaux) est également au cœur de la théorie des groupes de filiation d’Evans-Pritchard et de Fortes, et encore de la théorie d’alliance de Lévi-Strauss (1949), où elle prend pourtant une tournure idéaliste : les structures sociales expriment les structures mentales plutôt que l’inverse. Pour Lévi-Strauss tout comme pour Morgan ou Evans-Pritchard, cette correspondance se fonde sur une étude des concepts plutôt que des comportements empiriques, ce qui les expose à la critique selon laquelle ils analysent des normes plutôt que des pratiques (par exemple, Bourdieu 1972 : 61-128). L’analyse structurale assume cette posture de plus en plus explicitement : les institutions telles que le clan ou le lignage, qui pour Morgan ou Fortes sont des réalités sociales, apparaissent ainsi pour Lévi-Strauss (1960) comme des constructions culturelles qu’il s’agit d’étudier comme telles – point de vue qui trahit l’influence de l’école boasienne et trouve l’approbation discrète de Schneider (1965 : 31).
25En effet, Schneider (1967 : 65), avec Kroeber & Parsons (1958), distingue strictement entre un ordre « culturel » des concepts et un ordre « social » des comportements. Or, cette même distinction est adoptée par la tradition extensionniste de Malinowski à Bloch, y compris par les plus vifs adversaires de Schneider (comme Shapiro). Pour les extensionnistes, cette distinction permet de restreindre l’impact comportemental des catégories de parenté aux significations focales des relations élémentaires (Keesing 1969), censées renvoyer aux liens procréatifs. Tout le reste du système – tels les groupes unilinéaires – est alors relegué au niveau culturel et symbolique, sans lien direct avec la réalité comportementale qui peut même franchement le contredire (Malinowski 1930 : 23 ; Shapiro 2008 : 149 ; Bloch 2013 : 255). Si Schneider partage cette vision de la parenté comme un système symbolique sans lien nécessaire avec l’organisation sociale (1972 : 39), c’est pour en tirer les conclusions inverses. Si pour les extensionnistes, les institutions culturelles sont des artefacts qui distordent les « vraies » relations de parenté, pour Schneider, même une institution parfaitement définie en termes fonctionnels demeure un « artefact de quelque manœuvre analytique » tant qu’elle n’est pas validée par les concepts culturels émiques (Schneider 1967 : 70). Autrement dit, si, pour Schneider, des institutions comme le lignage nuer sont des fictions, ce n’est pas parce qu’elles ne correspondent pas aux comportements des Nuer, mais parce qu’elles ne correspondent pas à leurs concepts, exprimant au contraire les concepts occidentaux propres aux ethnographes (Schneider 1965 : 73 ; Schneider & Shapiro 1989 : 165 sq. ; cf. Kuper 1982 : 91 sq.).
26La séparation entre un ordre culturel des concepts et un ordre social des comportements n’a pas été retenue par les disciples de Schneider. Dans les New Kinship Studies, on retrouve plutôt la conception de la parenté comme système de classification sociale (McKinnon & Franklin 2001 : 15 ; McKinnon 2005 : 123), voire la mobilisation des terminologies comme arguments contre la base procréative de la parenté (par exemple la parentalité multiple, McKinnon 2005 : 109 sq.). Ces arguments rappellent moins les positions de Schneider que celles de Morgan, et leurs adversaires ne manquent pas de les combattre en puisant dans l’arsenal de Malinowski (Shapiro 2008 : 148). Toutefois, il s’agit au fond moins d’un retour au matérialisme de Morgan qu’à l’idéalisme de Lévi-Strauss : si les symboles culturels et les pratiques sociales se correspondent à nouveau, ce n’est pas parce que les symboles reflètent les pratiques, mais parce que les pratiques sont foncièrement symboliques : les liens élémentaires de la parenté sont créés par des actes performatifs (Lambek 2011 : 3), et l’organisation sociale elle-même fait partie du système symbolique que Schneider avait appelé « culture » (Sahlins 2013 : 12-4). Absorbant les pratiques sociales et les infrastructures matérielles, la « culture » devient « ontologie » (Ibid. ; voir Carrithers et al. 2010).
27Quel que soit son rapport aux structures sociales, la focalisation du débat sur la parenté en tant que structure conceptuelle a eu l’avantage de problématiser le statut des concepts utilisés par les anthropologues. Depuis les travaux de Morgan, la référence à la procréation et à la sexualité était censée fournir le terrain commun sur lequel pouvaient se rencontrer concepts analytiques et concepts émiques. Les limites de ce dialogue circonscrivaient le champ de la parenté humaine, qui fut longtemps identifiée avec la parenté tout court, comprise comme un système conceptuel et donc foncièrement dépendant du langage. Plus précisément, c’était la diversité de ces systèmes conceptuels qui révélait leur caractère spécifiquement humain, même s’ils semblaient tous intégrer une même distinction fondamentale entre personnes avec lesquelles la procréation et la sexualité sont admises ou prohibées. Pour Lévi-Strauss (1949), l’universalité de la prohibition de l’inceste, à travers la multiplicité de ses formes, exprimait ainsi, en quelque sorte, la nature humaine de la culture.
28Cette position classique s’est depuis longtemps effritée sous les attaques de deux bords antagonistes. Les uns font valoir que rien ne permet de subsumer la diversité des systèmes relationnels humains sous une catégorie supposément universelle de « parenté ». Les autres rappellent à quel point la parenté humaine partage ses traits supposément spécifiques avec d’autres espèces, dont l’absence de langue n’implique pas une absence de « culture ». Selon les premiers, le dialogue des concepts analytiques et émiques est impossible à mener à l’échelle de l’humanité ; selon les seconds, ce dialogue n’est pas nécessaire pour étudier les comportements sociaux et culturels des humains (ou d’autres). L’anthropologie de la parenté se retrouve ainsi devant le choix soit de renoncer à la comparaison, soit de devoir en imposer les termes. Ce dilemme est néanmoins indépendant de la référence à la procréation – il resterait entier si l’on choisissait la résidence comme dénominateur commun des systèmes de parenté, concevant les structures de parenté comme des topologies plutôt que comme des généalogies. Au fond, il est même indépendant de la parenté en tant qu’objet d’étude. Toute étude anthropologique implique la rencontre entre systèmes conceptuels et comportementaux en grande partie transmis, et dont l’interaction ne vise pas tant à réduire l’étrangeté qu’à la rendre productrice. Toutes proportions gardées, ce constat vaut aussi pour le débat entre anthropologues, et peut-être particulièrement entre anthropologues de la parenté, dont les interminables controverses, qu’on les juge stériles ou fécondes, se déroulent depuis plus d’un siècle dans un système complexe d’alliances changeantes et de filiations multiples.
29C’est pour explorer cet ensemble de controverses sous un nouveau jour que nous avons souhaité inviter non pas des anthropologues qui défendent telle ou telle perspective théorique, mais les perspectives elles-mêmes, incarnées dans des avatars. Personnages complexes que l’on peut difficilement réduire à un trait de caractère, chacun d’entre eux se distingue néanmoins par son vif intérêt pour un aspect spécifique de la parenté, reflété par son nom (et son image, que nous ajoutons ci-dessous) :
30Hominidae, forte de son interface complexe à trois dimensions interpénétrantes (biologique, sociale et cognitive) pleinement déployées dans son milieu (naturel) de prédilection, se montre particulièrement attachée à mettre en évidence les continuités entre parenté humaine et non humaine.
Hominidae
Réalisée à partir de : Tri Klein Bottle, jam1ec, 2015 - CC BY-SA 3.0 et Rain Forest, Marc Adamus, 2011 © Marc Adamus
31Paratio (alias The Two-Threaded Monster), qui s’efforce de traquer les rouages de la parenté en tant que système logique, est issue du croisement de deux fils d’argumentation : d’un côté, l’isomorphie entre processus de procréation et relation généalogique (en noir), de l’autre, l’apparition de la conjugalité pour pallier l’incertitude du lien paternel (en rouge).
Paratio
32Generatio, dont la forme foncièrement dynamique réinvente et se substitue à son état antérieur, construit son argument autour de la fonction fondamentale de génération pour les systèmes de parenté.
Generatio
Walking On Air Pull Ups! [Defy Gravity], 2014 © Brendan Meyers
33Kingen, simple en apparence mais dont le binarisme sexuel est d’une portée étonnament puissante, comprend la parenté comme une façon de spéculer sur le genre.
Kingen
Estelle 700, s.d. Image : prettypegs.com
34Quant à son cousin Correlationnel, pas toujours facile à saisir, il voit le noyau de la parenté dans les capacités relationnelles du corps.
Correlationnel
Morgenläufer, Stefanie Welk, 2012. © gisbertkoerner.de
35Sexus Nexus, qui aime prendre part à tout ce qu’il rencontre, s’attache à situer la parenté à l’intersection d’une pluralité de domaines hétérogènes.
Sexus Nexus
Square Gear, 2014. Image : PoweredTemplate.com
36AnthropOïkos, être familier à mi-chemin entre un échafaudage et un rhizome, qui adore se projeter hors de chez lui, développe une conception spatiale de la parenté à partir du modèle de la maison.
AnthropOïkos
Inspirée de Abstract three dimensional polygon wireframe network structure mesh, s.d. Image : 123RF (no 55699525)
37Enfin, Comparator, dont le foisonnement ne connaît aucune borne depuis qu’il s’est échappé de ce qu’il nomme la parenthèse victorienne, propose de considérer la parenté avant tout comme un vecteur de comparaison.
Comparator
Dense, Gregory Hunt, 2015 © Gregory Hunt
38Ces huit avatars se sont réunis dans l’auberge de Pietra Peneque, dont la bienveillance multicolore a permis au débat de prendre forme.
Pietra Peneque
- 4 Quels que soient leurs différends, l’ensemble des avatars regrettent qu’aucun représentant des New (...)
- 5 L’aînesse, proposée comme troisième relation fondamentale par certains avatars, suivant en cela Fra (...)
39Nos avatars, très divers de stature et de caractère, n’en partagent pas moins certaines orientations. Ils s’entendent d’abord sur la volonté de sortir du brouillard d’une « relationnalité » amorphe. À rebours des New Kinship Studies4, ils s’accordent sur le fait que la relationnalité de la parenté est d’un caractère assez spécial : une relationnalité transmise, dont la structure distinctive reflète la forme spécifique de cette transmission, à la fois asymétrique (d’une génération à l’autre) et différenciée (par la voie du genre)5.
40L’emphase avec laquelle ces différents traits sont affirmés comme critères universels des systèmes de parenté varie parmi les avatars, qui construisent leur argument tantôt sur la génération (Generatio), le genre (Kingen), leur combinaison dans le schéma élémentaire des relations maternelle et paternelle (Paratio), ou encore leur inscription dans un espace résidentiel (AnthropOïkos). La focalisation sur la génération genrée comme matrice générative de la parenté manifeste un certain biais en faveur de la consanguinité, qui caractérise en grande partie la controverse de ces dernières décennies (voir supra). Certes, plusieurs avatars, dont notamment Comparator et Kingen, soulignent que la sexualité joue au sein de la parenté un rôle indépendant de la procréation sexuée, et AnthropOïkos tend à inscrire le mariage dans l’architecture de l’unité domestique. Mais seule Generatio accorde à la sexualité (fût-elle même non procréative et non sexuée) un rôle universel pour définir la parenté, ne serait-ce qu’en tant que sexualité interdite par la prohibition de l’inceste.
41Comme dans tous les débats contemporains sur la parenté, l’existence même de critères universels ne fait pas l’unanimité entre les avatars. Presque chacun d’eux se fait reprocher à un moment donné un biais ethnocentrique, que ce soit en faveur de la famille nucléaire, des sociétés organisées en maisons ou des sociétés valorisant la consanguinité plutôt que l’affinité. Articulant une bonne partie de ces réserves, la voix de Comparator se fait un peu l’écho de la critique schneiderienne (notamment par ses réflexions taquines sur le biais « victorien » des théories de la parenté). Toutefois, la plupart des avatars s’efforcent de définir des notions de base suffisamment larges pour les maintenir indépendantes d’une forme spécifique d’organisation sociale. La notion de « parenté » proposée par les avatars n’est donc pas forcément moins large que celle des New Kinship Studies. Sans être indifférents au contenu des relations de parenté (biologique ou culturel, positif ou conflictuel, etc.), les avatars n’y cherchent pas leur critère distinctif par rapport à d’autres types de relationnalité.
42En revanche – et ici le débat des avatars se distingue des controverses récentes –, ils ont tendance à le rechercher dans la forme logique des relations de parenté et de leur articulation mutuelle. Ainsi, tous les avatars conviennent avec Generatio que le lien de génération se distingue d’autres formes de transmission (comme l’échange par exemple) par sa forme asymétrique et irréversible : l’engendré présuppose l’engendreur mais pas l’inverse, que cette dépendance logique soit ou non pensée comme une dépendance existentielle, et quelle que soit la voie de la transmission (intérieure ou extérieure, corporelle ou spirituelle). De même, insiste plus particulièrement Kingen, le genre apparaît avant tout comme une forme de complémentarité asymétrique, que celle-ci soit pensée ou non à l’aune de la binarité hétérosexuée ou de la domination masculine. Cette asymétrie des genres dans la génération peut se manifester de façons très diverses – du rapport entre femelles et mâles dans l’élevage des petits mammifères (Hominidae) à celui entre chambres et cours dans l’architecture des espaces domestiques (AnthropOïkos).
43Comme le soulignent en particulier Comparator et Paratio, l’asymétrie de la génération tient à son caractère récursif : elle comprend la transmission de la capacité de transmettre, et crée de nouvelles relations (entre engendreur et engendré) en transmettant des relations créées en amont. Or, les relations ne se transmettent qu’en se transformant : le « mari » de la mère devient le « père » de l’enfant. Cet exemple montre par ailleurs que l’asymétrie entre relations plus ou moins « données » et « construites » pourrait être un aspect des asymétries de génération et de genre : le raisonnement va des enfants aux parents et des liens maternels aux liens paternels, et non l’inverse. Quoi qu’il en soit, la distinction entre relations de parenté « données » et « construites » relève largement d’une question de perspective et n’intéresse les avatars que marginalement. La plupart d’entre eux adoptent une notion de « procréation » suffisamment large (incluant notamment l’élevage des enfants) pour ne pas être considérée comme une simple « donnée », et la « construction » qu’elle implique est elle-même inextricablement à la fois « culturelle » et « biologique ». Les débats entre les avatars se déroulent sur d’autres fronts.
44Deux questions resurgissent régulièrement dans ces débats : dans quelle mesure la procréation sexuée peut-elle servir de modèle structurel de la parenté humaine, et dans quelle mesure y a-t-il continuité entre la parenté humaine et les dynamiques relationnelles à l’œuvre chez d’autres espèces animales ? Soulignons toute de suite que ces deux questions sont indépendantes l’une de l’autre. En effet, les avatars qui mobilisent le plus explicitement le modèle formel de la procréation sexuée (Paratio et Generatio) sont aussi ceux qui défendent le plus vivement la discontinuité entre parenté humaine et parenté animale. À l’inverse, l’avatar qui plaide le plus explicitement pour leur continuité (Hominidae) n’accorde à la procréation aucun primat particulier par rapport à d’autres modes de relationnalité (commensalité, corésidence, adoption etc.). En comparant Paratio et Hominidae, il semble que la procréation soit d’autant plus appréciée comme modèle formel qu’elle est évacuée comme instanciation concrète et inversement. Cette impression n’est certes pas généralisable : Comparator rejette le rôle de modèle accordé à la procréation comme une projection victorienne, tout en insistant sur la complexité des parentés humaines (au point de les priver de tout dénominateur commun), et, comme le souligne Sexus Nexus, les concepts émiques de la procréation sexuée intègrent souvent un vaste éventail d’institutions sociales sans en exclure des non-humains. Toujours est-il qu’on peut concevoir la procréation comme modèle de parenté sans postuler de continuité entre les deux et inversement.
45Dans la mesure où le modèle de la procréation sexuée ne concerne qu’un nombre réduit de relations, son adoption comme schéma générateur des structures de parenté exige une certaine attitude extensionniste. Pour des avatars comme Generatio et Paratio, celle-ci ne consiste pas à réduire la complexité des systèmes de parenté à un simple croisement de génération et de genre, mais à déduire cette complexité des multiples façons dont génération et genre peuvent se combiner. Cette approche reste toutefois incompatible avec une position holiste, défendue le plus vigoureusement par Comparator, mais aussi, en filigrane, par Kingen (pour qui la polarité des genres est autant un schéma logique de la différence qu’une norme de la sexualité procréative). Même sans une argumentation explicitement holiste, plusieurs avatars refusent d’accorder à la procréation le statut d’un modèle relationnel général, puisqu’ils cherchent à penser la procréation elle-même à l’aide d’un modèle relationnel alternatif. Pour Sexus Nexus, c’est le modèle de la collaboration, qui se décline dans différentes dimensions (procréative, sexuelle, résidentielle, discursive), tandis qu’AnthropOïkos fait le pari que le seul modèle de la résidence peut suffire pour déployer l’ensemble des principes relationnels structurant la parenté. Ce pari comporte la transformation du schéma de la « maison » en un schéma structurel indépendant de l’échelle (du corps jusqu’au territoire), ce qui rapproche l’argument de cet avatar des positions holistes. En même temps, n’étant ni plus ni moins « humain » que le modèle de la procréation sexuée, le modèle de la résidence reste compatible avec une approche prônant la continuité entre parenté humaine et animale, comme celle d’Hominidae.
46Le seul trait que l’ensemble des avatars réserve à l’espèce humaine est le langage. Toutefois l’importance de ce trait pour la parenté est évaluée de façons très diverses. Si les avatars s’accordent peu ou prou pour concevoir les systèmes terminologiques comme relativement autonomes par rapport aux autres domaines de la parenté (à l’exception possible des normes matrimoniales), ils en tirent des conclusions fort différentes. Pour certains (comme Paratio), cette autonomie des terminologies et des règles de mariage fait d’elles le noyau propre de la parenté, dont on peut étudier la logique interne sans faire référence à la procréation ni à l’organisation sociale. Pour d’autres (comme Hominidae), elle montre au contraire que les terminologies et normes matrimoniales représentent une couche relativement superficielle et récente de la parenté, dont le noyau propre réside dans les conduites, d’ailleurs plus adéquatement reflétées par les termes d’adresse que par les termes de référence.
47L’importance accordée (ou non) aux terminologies correspond à la tendance des avatars à insister (ou non) sur la discontinuité de la parenté humaine par rapport à d’autres espèces. Pour Paratio et Generatio, la génération se substitue à la procréation et ne la prolonge pas, la succession des générations étant foncièrement différente de la succession des naissances. De manière analogue, le genre se substitue au sexe et ne le prolonge pas, la distinction entre genitor et pater (qui peut être une femme biologique) en étant la manifestation la plus palpable. C’est aussi ce groupe d’avatars (incluant Kingen) qui défend le plus explicitement le caractère non métaphorique des relations de parenté fondées sur des réalités immatérielles (par exemple par la transmission de noms ou par l’intervention d’esprits). À l’opposé, Hominidae affirme la nature inextricablement culturelle et biologique de la génération et du genre, qui n’auraient donc rien de spécifiquement humain. Plusieurs avatars (comme Correlationnel et AnthropOïkos) s’accordent avec Hominidae pour insister sur la matérialité des liens de parenté élémentaires et sur leur nécessaire incarnation dans des interactions tangibles (corporelles et spatiales), nullement réductibles à la procréation et à la sexualité. En un sens, Sexus Nexus cherche la synthèse de ces deux pôles en considérant les interactions matérielles et les catégorisations linguistiques comme deux modes alternatifs d’activité collaborative.
48Le contraste entre ces positions ne se réduit pas à la question de savoir dans quelle mesure la parenté peut être envisagée comme un système de concepts (exprimés dans les termes et les théories émiques) ou comme un système de comportements (inscrits dans les corps ou les maisons). Aucun avatar ne conçoit un système de parenté dont toutes les relations seraient réalisées par des expériences vécues. Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, les relations de parenté sont des relations transmissibles, et l’indice de leur transmission est leur transformation. S’il existe un test pour savoir si une relation est une relation de parenté, c’est justement de considérer si elle se transforme en passant d’un parent à l’autre. Comme le rappelle Comparator, la sœur d’un « père » est une « tante » s’il s’agit d’un père adoptif mais non s’il s’agit d’un prêtre. Or, il est clair que de telles relations transmises dépassent le domaine des interactions directes (elles incluent des relations aux morts et aux enfants à naître). Relèvent-elles pour autant d’un ordre conceptuel spécifique aux humains, tributaire des dispositifs du langage ?
49Les deux avatars Correlationnel et AnthropOïkos (l’un épaulant l’autre6) insistent sur le fait que la parenté en tant que système de positions relationnelles n’est pas l’apanage de la langue ni de la pensée abstraite. Le corps et l’espace sont l’un comme l’autre des repères relationnels, et la transmission des relations caractérise aussi bien le façonnage des corps par d’autres corps que la construction d’espaces à partir d’autres espaces. L’asymétrie caractéristique de la génération est donc non seulement temporelle (l’enfant présuppose les parents) mais aussi corporelle (l’enfant dépend du corps des parents) et spatiale (l’enfant habite l’espace parental). Si certains avatars (comme Comparator ou Hominidae) sont prêts à accorder à l’espace et au corps cette capacité d’engendrer de façon non discursive des systèmes de parenté, d’autres (comme Generatio ou Paratio) leur concèdent tout au plus une fonction de plan de projection secondaire. Ce poids variable que les avatars accordent respectivement aux concepts et aux comportements est bien illustré par le débat entre AnthropOïkos et Paratio concernant le rapport entre mouvement physique et composition conceptuelle. Pour AnthropOïkos, la composition des relations se réalise concrètement dans l’interaction entre deux espaces qu’est le mouvement d’un lieu à un autre. Pour Paratio au contraire (suivi en cela par Sexus Nexus), le mouvement entre groupes locaux séparés présuppose la capacité cognitive de composer des relations entre personnes éloignées.
*
50On le voit, les questions qu’a soulevées le débat des avatars sont pour partie très anciennes, et les réponses qu’il a avancées ne sont certainement pas définitives. En effet, l’objectif de cette rencontre animée n’est ni de déplacer ni de clore la controverse sur la parenté. Il s’agit plutôt de la redémarrer, en la sortant du carcan des dichotomies manichéennes dans lesquelles des polémiques académiques de plus en plus polarisées et politisées l’ont enfermée. Tout au long de l’expérience, des motions initiales aux articles finaux en passant par la discussion collective et les lettres réciproques, le débat des avatars, dont chacun incarne une position théorique précise, s’est caractérisé par des angles d’attaque pluriels et des coalitions hétérogènes. À aucun moment ne se sont formés deux camps clairement opposés l’un à l’autre. Une fois libérée des enjeux personnels, institutionnels et militants communément attachés aux noms propres, la confrontation des idées et des arguments auxquels les avatars ont prêté leur personnalité retrouve spontanément toute sa diversité. C’était le sens de l’exercice : restituer au débat sur la parenté la complexité qui le rend passionnant et fécond. Si cette expérience permet de nourrir chez l’un ou l’autre l’envie d’explorer plus avant ce paysage théorique polymorphe et plein de surprises, plutôt que de se contenter de choisir son camp, elle aura atteint son but – surtout, elle pourra se poursuivre, car l’auberge de Pietra Peneque ne ferme jamais. Parenté !