Lâleh, fille de martyr
Résumé
La guerre Iran-Irak (1980‑1988) a fait des centaines de milliers de victimes parmi les combattants volontaires, dont de jeunes pères de famille. Les orphelins de ceux qui s’étaient engagés ont aussitôt été considérés comme les futurs porteurs des valeurs révolutionnaires. Constituant une nouvelle catégorie de la population, ils ont été pris en charge par l’État avant même d’être en mesure de décider pour leur sort. Afin de montrer concrètement la situation malaisée de certains de ces individus, tenus pour « complices » dans une société fortement clivée depuis la fin de la guerre, ce récit non fictif présente l’histoire d’une femme de 36 ans, mariée et mère de deux enfants. Elle n’a aucun souvenir de son père qu’elle a perdu à l’âge de deux ans.
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NDRL : Toutes les peintures sont extraites de Mosṭafā Gūdarzī (éd.). Khiyâl-e sharqî [Le rêve oriental], no4, Tehrân, Farhangestân-e honar, 2009 [1388]. À propos des peintures de la guerre, voir Minoo Khany, La couleur de la guerre Iran-Irak. Regards croisés sur la peinture iranienne après la révolution de 1979, Paris, L’Harmattan, 2015.
Texte intégral
Crédits : KHIYÂL SHARQI
- 1 Lâleh (la tulipe), prénom de fille en Iran, prise d’un poème d’Arif Qazvini (1882‑1934), symbolise (...)
- 2 En Iran, on n’utilise pas ce terme pour les enfants des martyrs : ils sont nommés « les souvenirs » (...)
1Depuis trente-six ans, la mère de Lâleh1 conserve la veste de mariage de son mari « martyr » dans sa garde-robe. Elle croit en sa baraka et met ses petits objets précieux et ses billets de banque dans la poche. Lâleh n’a aucun souvenir de son père, qu’elle a perdu à l’âge de 2 ans dans la guerre Iran-Irak (1980-1988). Cette guerre a fait des centaines de milliers de victimes parmi les combattants volontaires iraniens, dont nombre de jeunes mariés et pères de famille. Les enfants de ceux-ci ont été aussitôt considérés officiellement comme les orphelins2 de soldats sacrifiés pour le bien et comme les futurs porteurs des valeurs révolutionnaires. Lâleh est l’une de ces enfants.
- 3 Les tombes des martyrs en Iran sont à la fois des lieux sacrés et des lieux de vie pour les famille (...)
2On est en 1989 et Lâleh peut désormais lire son prénom. Elle est très heureuse de le retrouver, symbolisé, sur autant de pierres tombales dans la divisions des martyrs. Elle aime la pierre tombale de son père ; c’est son seul point de repère dans la ville, en dehors de la maison et de l’école. Elle la connaît depuis toujours. Sa mère, sa sœur et elle s’y rendent souvent ; tous les weekends, en toute saison. Et à chaque fois elles y restent longtemps, jusqu’à la tombée de la nuit. Elles y mangent, jouent, parlent, elles rient, pleurent à ses côtés. Lâleh y dort aussi3. Quand elles sont là, c’est comme si son père était là aussi. Sa mère parle avec lui, se plaint des autres, lui demande des conseils, son aide, de lui rendre visite dans ses rêves. Lâleh, elle, n’est pas sûre qu’il soit là ; elle pense que la personne allongée dans la tombe est peut-être un autre, à qui son père aurait donné sa plaque d’identification, comme dans les films de guerre… Elle pense, désire, que son père soit parmi les captifs (usarâ) en Irak. Elle se l’imagine et aspire à ce que ce soit vrai. Cette aspiration ne l’a jamais quittée.
- 4 Diminutif de Yâssaman : Jasmine.
3Elle aime sa sœur Yâs4 autant que sa mère. Yâs est d’un an sa cadette. Les deux forment tout son univers. Un univers féminin doux. L’école est uniquement féminine aussi. Mais elle ne l’aime pas. L’école est très loin de la maison, et rude : tout y est sombre, triste. Elle n’aime pas l’uniforme épais, elle n’aime pas non plus les autres enfants. Ils sont riches et prétentieux. Il y a une chose qui pèse sur elle. Ce poids ne l’a jamais quittée non plus. Il lui pèse, à mesure qu’elle grandit, de plus en plus fort.
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- 5 L’affichage des portraits des martyrs était un phénomène courant pendant et après la guerre Iran-Ir (...)
5Elle a 8 ans. La douceur de son univers a changé depuis qu’elle a appris à lire. Depuis lors, la sérénité de sa mère et le calme de leur univers féminin ont disparu. Tout comme quand elle a appris à parler, pense-t-elle. L’absence de son père et le premier mot qu’elle a prononcé sont associés dans ses souvenirs. Elle ne sait pas si elle s’en souvient vraiment, ou si elle croit s’en souvenir à force de se l’entendre répéter. Elle avait déjà 2 ans et ne parlait pas. Mais, le quarantième jour de commémoration du martyre de son père, soudainement elle avait dit bâbâ (papa) en regardant son portrait, tiré en grand format, placé parmi la foule des endeuillés5. Son premier mot avait fait pleurer encore davantage ces gens vêtus de noir, surtout sa mère. Elle avait ensuite adressé ce mot au frère aîné de son père et avait suscité encore plus de larmes. À présent, elle sait lire, et celui-ci vient d’épouser sa mère. Pourtant Lâleh ne peut plus l’appeler bâbâ, elle l’appelle amû (tonton) ; elle est assez grande aujourd’hui pour savoir que son bâbâ n’est pas cet homme ; elle espère toujours que son père est dans une prison lointaine et qu’il reviendra un jour.
6Son oncle est maintenant le mari de sa mère et elle n’aime pas cela. Sa mère et Yâs non plus. Son grand-père en a décidé ainsi : avec ce mariage, sa fille serait à l’abri, protégée par le même nom de famille.
7Depuis le remariage de sa mère, leur vie est devenue un véritable champ de bataille, une guerre constante sous les attaques de la première épouse de son oncle et de leurs enfants. Celui-ci est un homme doux, mais étranger à leur univers féminin. Il est si doux qu’il renonce finalement à la guerre. Il ne vient les voir que rarement, sans que cela atténue le scandale familial. Les cousins de Lâleh et ses tantes paternelles les regardent toujours de travers. Les réunions familiales sont lourdes et chagrinent beaucoup sa mère. Lâleh est contente que son oncle n’ait pas pris ce second mariage au sérieux et se réjouit de pouvoir maintenir un quotidien à trois, malgré des difficultés matérielles pesantes.
8Dans son souvenir, celles-ci ont d’ailleurs toujours existé. Petite, elle devait déjà s’occuper de sa sœur quand sa mère les « confiait à Dieu » en les laissant à la maison, toute la journée, presque tous les jours de la semaine, pour aller faire valoir ses droits auprès des administrations : à la mairie, à la Fondation des martyrs, à l’assurance sociale, au tribunal, aux banques, au bureau de l’eau, du gaz, de l’électricité, etc. Cela était nécessaire pour établir son droit de garde sur ses enfants, leur droit à l’héritage, à une pension alimentaire, et récupérer aussi un petit lot de terre pour lequel son père avait investi dans la coopérative du logement auprès de son employeur. Lâleh, aujourd’hui devenue mère, se rend compte de toutes les difficultés que sa mère seule, sans soutien, a dû traverser :
« Ma mère n’avait pas encore 20 ans lorsqu’elle est devenue veuve. Elle ne connaissait pas encore très bien la ville, ni les administrations. Elle ne savait pas comment faire. La lourdeur du fardeau de la vie, sa solitude, les harcèlements de tous ces types qui ne cessaient de lui faire des propositions insultantes en échange d’une aide l’épuisaient. Je me rappelle de certains soirs : elle ne parlait plus, ne mangeait plus, elle se couchait et pleurait seulement. »
9Comme sa mère, Lâleh est souvent malade, « sans raison » ou « parce qu’elle est trop gâtée » selon les médecins : elle fait des fortes fièvres, souffre de maux de ventres et de « crises de nerfs ».
10Sa mère leur racontait souvent les tendres souvenirs de ses quatre années de vie avec leur père. Mais Lâleh n’avait pas tellement envie de l’écouter. Les mots de sa mère lui donnaient une boule au ventre, en particulier la description du récit du martyre de son père, le point de départ de son malheur, de leur malheur :
« C’était vers la fin de l’été. Je venais de faire une fausse-couche. Je n’allais pas bien. Ton père était très replié sur lui et parlait peu. Je n’ai pas su si c’était à cause de la perte de cet enfant ou à cause de la mort récente de son ami proche dans la guerre. Un jour, en rentrant du travail, il me dit qu’il a demandé un congé et une mission pour partir sur le front. Il était gêné et s’excusait, il me demandait mon accord et ma signature sur le papier du consentement familial. Je me suis opposée plusieurs fois. Durant des nuits entières il récitait de longues prières et parlait avec Dieu. Quelques jours plus tard, il m’a redemandé, il m’a suppliée et m’a dit qu’il nous avait confiées à Dieu, que Dieu seul est le protecteur de tous. Je n’ai pas pu résister ; je lui ai donné mon accord. Il est allé acheter des tonnes de nourriture, de légumes et de fruits. Il a rempli la cave, tant que, même des mois après sa mort, on en mangeait encore. Il est parti fin septembre. Il m’appelait toutes les semaines. Puis pendant des semaines il ne m’a plus appelée. Un mois plus tard, son frère m’a appelée d’une voix très triste et m’a dit : “Belle-sœur ne t’inquiète pas, il est blessé, je vais le chercher et l’amener à l’hôpital de notre ville.” Je ne disais rien. Je sentais qu’il me mentait… ».
11Sa mère est une femme patiente et calme. Mais à chaque fois, quand elle arrive à ce moment du récit, elle pleure, elle sanglote.
La veste du mariage du père de Lâleh, 2020
Sa mère la conserve dans sa garde-robe et croit en sa baraka. Elle met dans la poche ses petits objets précieux et ses billets de banque.
Archives familiales de Lâleh
Behesht Reza, Mashhad, 1995
La tombe du père de Lâleh, avec à sa tête le portrait peint et encadré du défunt, dans la division des martyrs du cimetière.
Archives familiales de Lâleh
12Quarante jours passent encore avant qu’on ne leur apporte le corps méconnaissable de son père. Toute jeune, elle voit le cercueil et « l’image de ce corps infirme d’un père qui avait enfin atteint son objectif » ne l’a jamais quittée. Aussitôt après les funérailles, les gens de la Fondation des martyrs se présentent chez elles : ils établissent un constat de la famille, de la maison et des biens, puis leur donnent des consignes sur la procédure administrative à suivre. Une procédure qui occupe le quotidien de sa mère des années durant.
13Parfois leur solitude était soudainement compensée par la présence de nombreuses personnes. Les membres de la grande famille de sa mère, résidant dans un village éloigné, venaient leur rendre visite à l’occasion d’un passage en ville : voir un médecin, se rendre dans une administration ou faire des courses pour un mariage. Leur petite maison en périphérie de la ville se remplissait alors entièrement. Son père et sa mère l’avaient eux-mêmes construite, peu de temps avant la naissance de Lâleh, sur une petite parcelle de terre qui appartenait à la sœur de sa mère. Un toit qui n’était pas entièrement le leur.
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15Elle a 11 ans. Les efforts de sa mère ont été couronnés de succès et elles ont pu déménager dans un quartier plus proche de l’école. Leur maison n’a que deux pièces mais elle leur appartient entièrement et elle est un peu plus grande. Les deux sœurs se sont approprié l’unique chambre. Dans ce quartier, sa mère a trouvé des amies qui lui ressemblent. Deux familles de martyrs, avec des filles à peu près du même âge, et une famille pieuse qui a beaucoup d’estime pour les femmes et les enfants des martyrs. Mais Lâleh est introvertie. Au lieu de jouer avec les autres, elle préfère regarder et lire les carnets de notes et les livres de son père – romans, livres religieux et politiques – ou encore écouter les discussions des adultes. Elle est triste pour sa mère qui est prise au milieu d’un conflit familial à cause du remariage, alors même que son oncle est rarement présent pour l’aider. Un jour, sa mère se lavant dans la salle de bain l’appelle pour lui demander de lui savonner le dos. Alors que Lâleh s’attèle à la tâche, elle voit sa mère se replier et trembler ; elle l’embrasse, sa mère s’effondre dans ses bras et lui dit :
« Ce sont des jumeaux… Dieu ne m’a pas écoutée, je l’ai tellement supplié de m’aider pour que je ne tombe pas enceinte. »
16Lâleh ne supporte pas le chagrin de sa mère et hait son oncle. Quelques semaines plus tard, sa mère lui raconte un rêve : elle a vu son premier mari, beau et souriant, comme toujours, qui lui donnait deux branches de tulipe. Ce rêve soulage sa mère, comme un signe du contentement de son ex-mari. Lâleh quant à elle est toujours triste. Après l’accouchement, sa présence est une aide primordiale pour sa mère. Peu à peu, elle commence à aimer les jumeaux.
17Elle les préfère finalement au collège, toujours lourd et insupportable. Non pas parce qu’il est austère, mais parce qu’il est divisé : entre celles qui ont un père et celles qui n’ont pas de père ; entre celles qui font partie des familles de mobilisés de la guerre et celles qui sont là parce qu’elles sont riches. Lâleh est une très bonne élève mais elle ne peut en être vraiment certaine, car même la liste des résultats est divisée : il existe un classement général qui concerne toutes les élèves qu’on appelle ‘âdî (normal), où elle figure en septième position ; il y en a un autre qui concerne les enfants des martyrs et des invalides de guerre, appelées shâhed (martyr) et dans lequel elle figure en tête. Les enfants shâhed constituent à peine un cinquième des meilleures élèves de la première liste. En revanche, elles sont davantage encouragées et récompensées que celles de la première liste. Les shâhed sont invitées à voyager, notamment pour rencontrer des personnalités politiques. On leur confie des tâches plus importantes, par exemple la récitation du Coran ou la lecture de discours dans des cérémonies publiques aux assemblées nombreuses ; elles sont même amenées aux réunions régionales et on sollicite leur avis pour prendre des décisions. De plus, on ne cesse de leur dire qu’elles sont importantes, parce qu’elles sont les porteuses du drapeau des martyrs. Lâleh ne se rend pas compte du sens de tout cela car il en va ainsi depuis qu’elle connaît l’école. Toutefois, elle ne se sent bien nulle part : elle est jalouse de toutes celles qui ont un père, celles dont le père a un bon métier, dont la mère est instruite et diplômée, celles qui sont riches et qui vivent dans un quartier de riches ; en même temps, elle a honte de celles qui lui ressemblent, « ces enfants de martyrs », les sans-père (bi-pedar) qu’elle n’apprécie pas, parce qu’elles sont souvent faibles, problématiques, inférieures ; surtout, elles suscitent le mépris des autres du fait de leur accent tantôt villageois tantôt des quartiers populaires, ou à cause de leurs fournitures scolaires gratuites, marquées du logo de la Fondation des martyrs.
« Notre école était la meilleure école de la ville au niveau de l’enseignement. Elle faisait partie des établissements nommés shâhed, que le gouvernement avait initialement fondés pour les enfants des martyrs et des invalides de guerre. Ceux-ci avaient le droit de s’inscrire dans ces écoles sans aucune condition. Mais les enfants ‘âdî étaient sélectionnés sur dossier et en payant une cotisation annuelle élevée. Il s’agissait donc souvent d’enfants de familles pieuses mais riches et instruites. Il y avait un grand écart entre eux et nous qui étions issus des familles très simples et populaires. Nous étions un petit groupe, une minorité timide, effacées et repliées sur nous-mêmes au quotidien au sein de cette école fondée à l’origine pour nous. Déjà parmi ces filles de martyrs, ma situation était l’une des meilleures. Certaines étaient dans des conditions vraiment désastreuses. Il y en avait une dont la mère l’avait abandonnée et qui vivait avec sa pauvre grand-mère très âgée, qui perdait la tête ; une autre dont le père était “invalide psychiatrique”, pétait un câble tous les deux jours et la tapait ; une autre dont le père était captif en Irak et dont je ne connaissais pas le malheur mais qui avait toujours peur de tout, tremblait souvent ou s’évanouissait au moindre bruit ; ou encore une autre qui pleurait tous les jours parce que son grand-père paternel l’avait arrachée à sa mère et qui vivait ce déchirement au travers des conflits judiciaires entre son grand-père et sa mère. En réalité notre école se dressait contre sa propre raison d’être : discriminatoire, condescendante envers nous. Même les professeurs préféraient visiblement les élèves qui réussissaient bien ! Et pas nous, sources de problèmes. »
18Les décalages socio-économiques entre les ‘âdî fortunées et pedar-dâr (ayant un père) et les shâhed insignifiantes, fragiles et bi-pedar (sans père), commencent à imprégner l’esprit de Lâleh. Ils la poursuivront durant toute sa scolarité.
Lâleh est mise sur le cercueil de son père, 1985
Archives familiales de Lâleh
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20Lâleh est admise au concours national d’entrée à l’université. De nouveau, il y a deux listes. Elle est classée 72e sur la liste de shâhed au niveau national, parmi plusieurs centaines de milliers. C’est un très bon résultat. Elle n’en revient pas. Elle peut donc choisir la discipline qu’elle veut, l’université qu’elle veut. Elle choisit la médecine, à l’université de Téhéran. Elle est acceptée immédiatement. Elle s’y rend, malgré les larmes de sa mère. Dès son arrivée à la cité universitaire, elle a une boule au ventre, tout est si différent. Mais le plus difficile est l’horrible première question que chacune pose à l’autre. On lui demande quel était son rotbeh (rang/position) sur la liste des résultats ; c’est le sujet de toutes les conversations. Elle est déboussolée. Elle dit la vérité : « 72e sur la liste des shâhed ». En prononçant ce mot, elle voit le visage des gens changer radicalement. Leur sourire disparaît. Une fille lui dit même : « Ah, tu es une du quota ». Elle voit que son identité de shâhed met immédiatement une distance, une gêne, une peur, presque du dégoût. Elle le comprend parce qu’on change désormais d’attitude en sa présence : les filles cessent de parler et de rire quand elle est là ; elles éteignent leur musique et réajustent bien leurs voiles ; elles ne lui proposent jamais de les accompagner à des sorties, à des soirées… Elle a l’impression de les déranger, sans le vouloir. Elle ne sait pas comment leur prouver qu’elle n’est pas ce qu’on pense d’elle. Mais elle ne sait pas non plus qui elle est en dehors de ce statut. Elle apprend très vite qu’il existe un mot pour désigner des jeunes étudiants comme elle : ce n’est plus le mot shâhed (martyr), mais sahmîye’î (du quota). Ce mot est humiliant et elle le supporte mal. Pourtant, chacun l’utilise très facilement. Même les professeurs se plaignent de ces étudiants de temps à autre, considérant que leur présence entraîne une baisse du niveau de l’université. Elle se rend aussi très vite compte que, parmi les étudiantes, il y en a d’autres comme elle mais qui ont appris à mentir, à dire qu’elles sont ‘âdî en s’inventant un rang dans la liste « normale » ; celles-ci savent aussi comment se débarrasser de leur tchador pour devenir comme les autres. Mais Lâleh n’a pas la force ni le courage de se faire une place dans les amitiés de cette université de la capitale. Elle demande alors à s’inscrire à l’université de sa ville natale pour faire des études de vétérinaire.
Bannière officielle du martyre du père de Lâleh
À gauche : une représentation de son portrait selon une photo d’identité ; à droite : une image symbolisant le martyre ; en haut de l’image : À toi ô Abâ ‘Abd… (Allah) ; en bas : la date et le lieu de sa mort.
Archives familiales de Lâleh
21L’année universitaire est déjà bien avancée lorsqu’elle arrive dans la nouvelle faculté. Son statut la précède car seuls les étudiants « du quota » ont la possibilité de se réorienter ainsi au milieu du semestre. Elle est désorientée et pense que son rang prestigieux et son choix ambitieux du départ lui ont finalement fait un tort irréparable. Tant pis. C’est ainsi, et elle est ce qu’elle est. Elle décide désormais de revendiquer son identité. Elle est une étudiante « du quota » (sahmîye’î). Elle se fait quand même des amies, avec qui elle ne devient jamais vraiment intime. Ces dernières n’hésitent pas non plus, de leur côté, à la présenter ainsi : « C’est Lâleh. Elle est “du quota”, son père est un martyr. » Les premières nuits, elle passe son temps à pleurer dans les bras de sa mère et à penser à cette injustice : au lieu d’apprendre son nom, on se rappelle d’abord qu’elle est profiteuse du quota, synonyme d’absence de mérite personnel.
22Près de 5 % des étudiants de chaque classe sont « du quota ». Au cours du temps, elle voit que le fait d’assumer son identité l’exclut des groupes d’étudiants ‘âdî (normaux) mais déclenche aussi la colère des autres étudiants sahmîye’î (du quota), parce que cela leur fait honte. Certains d’entre eux s’inquiètent du fait que leur secret puisse être révélé.
« J’avais décidé de mettre mon tchador de côté. Je n’y croyais pas et ne voulais pas jouer un rôle qui ne me correspond pas. En plus je le considérais comme une barrière dans mes relations avec les autres. Je voulais être considérée, au moins à première vue, comme un individu normal. Ma mère était contre et ne pouvait pas l’admettre. Cela lui faisait honte et elle me disait que mon père ne serait pas content. Je ne la contredisais pas, mais je pensais au fond de moi que mon père, au contraire, me comprenait peut-être. Au fil du temps, mon allure sans tchador et mes notes universitaires m’ont beaucoup aidée. J’ai réussi à tisser des relations plus justes et plus humaines autour de moi. À montrer la personne que j’étais, quel que soit l’engagement de mon père. Cependant, je recevais encore de temps en temps quelques piques, non seulement de l’université, mais aussi du réseau familial et du quartier. Tantôt à cause de mon apparence de mauvaise fille, parce que j’étais maquillée et sans tchador, pas même vêtue d’un foulard très ferme, tantôt en réaction à mes réussites, qui étaient jugées trop gratuitement acquises : ceux qui ne me connaissaient pas de près croyaient qu’être “du quota” revenait à tout obtenir sans effort. »
23Face à ces pressions extérieures et contradictions intérieures permanentes, Lâleh ressent une profonde solitude. À la maison, elle se plonge de plus en plus dans les livres de son père ; elle aime particulièrement les romans étrangers qui la font voyager, mais aussi ses livres de photographies. Ce monde de l’art et de la littérature la protège du monde extérieur et de sa violence.
24À la faculté, elle se rapproche d’un de ses professeurs, lui-même invalide de guerre. Il l’impressionne beaucoup, il la comprend aussi. Il lui parle souvent des idéaux de tous ceux qui se sont mobilisés pour défendre le pays. Toutes ces paroles la fascinent et l’oppressent à la fois. Elle éprouve une affection très forte pour ce professeur. Un jour ils se donnent rendez-vous en dehors de la faculté. Elle est très émue. Quand ils se retrouvent, le professeur lui dit : « Lâleh, pourrais-tu m’amener sur la tombe de ton père, je voudrais le saluer. » C’est quelque chose de gênant pour Lâleh d’amener un étranger en ce lieu intime, mais elle l’accepte et espère même qu’à cette occasion elle renouera son lien avec son père. Sur place, il se penche et embrasse la tombe. Elle trouve ce geste un peu exagéré et se sent embarrassée. Il est ému aux larmes. Elle a honte devant son père car elle ne sait pas comment lui présenter cet homme. Il regarde Lâleh et dit : « Ton père et moi sommes nés la même année, et j’ai failli mourir comme lui », puis continue timidement : « Je te protègerai de toutes mes forces, je te le promets devant ton père. M’accepteras-tu ? » Lâleh est confuse, divers sentiments s’entrechoquent d’un coup dans son ventre : l’amour, la honte, le dégoût, la pitié ; pitié pour elle-même, pour son père, pour ce professeur, pour tous les shâhed. Cette pitié la dégoûte. Elle veut s’en sortir, se libérer de cette condition d’enfant de martyr.
Les carnets et les agendas du père (les agendas datant de 1982 et 1983)
Archives familiales de Lâleh
25Elle reprend son tchador et adhère à une association pour la cause des martyrs. Elle devient la représentante de son association au sein de l’université. Elle s’inquiète de la situation des jeunes étudiants shâhed et constate que leur niveau d’éducation est réellement inférieur à celui des autres. Elle apprend aussi qu’il existe des droits discrets, selon des protocoles d’assistanat des étudiants shâhed qui suscitent plus d’indulgence à leur égard ; aussi que la moyenne minimale requise des étudiants shâhed pour valider le semestre est inférieure de deux points à celle des étudiants ‘âdî, et qu’ils ont deux fois plus qu’eux la possibilité de rattraper les cours. Bref, elle découvre que le règlement les considère comme des « handicapés », « incapables ». Elle pense que c’est la cause tant de leur paresse et de leur faiblesse que de l’accusation et du mépris qui leur sont adressés. En les fréquentant et en voulant les aider, elle constate aussi que la plupart d’entre eux n’osent pas sortir de leur cocon familial pourtant empli de tensions. Elle s’engage à les aider. Elle organise, avec l’aide d’étudiants et professeurs volontaires, des cours de soutien, des séances psychologiques et des voyages collectifs. Mais tout se fait dans le cadre des règles et sous la surveillance de l’association et des autorités de la faculté, c’est-à-dire conformément à la religion et à l’idéologie officielle. Par ailleurs, plus elle s’engage dans sa mission, plus elle est vue comme une agente du gouvernement, dans sa dimension la plus affichée, la plus critiquée. La distance entre elle et les ‘âdi est plus grande que jamais. Son engagement prend fin lorsque ses supérieurs découvrent qu’un des couples qu’elle avait amenés en voyage, et à qui elle avait accordé une chambre conjugale, n’était que des amants non mariés ! Le scandale humilie les deux jeunes en culpabilisant Lâleh, et entraîne la suspension de tout le programme des voyages réguliers pendant un an.
26L’un des membres de l’association, un beau garçon attentionné et discret, est amoureux d’elle et voudrait continuer à la voir. Pour prouver son amour, il lui fait cadeau d’un tchador que sa mère a apporté de son pèlerinage à la Mecque et lui demande sa main. Il a tout ce qu’elle veut, tout ce qu’il faut ; il convient aussi parfaitement aux critères de sa famille et de son milieu. Lâleh a un faible pour lui. Mais elle sait que ce qu’elle représente, celle qu’il aime, n’est en réalité pas elle mais ce point commun d’être enfant de martyr. Or la seule chose que cherche Lâleh est de pouvoir sortir de ce cercle vicieux. Elle ne veut pas que ses futurs enfants soient eux aussi enfermés dans cette condition. Lui comme elle connaissent trop bien les tensions d’une famille sans père, la vie aux côtés d’une mère affaiblie et épuisée par les conséquences du martyre de son mari. Elle ferme son cœur et répond à sa raison : elle refuse ce mariage. Elle aspire à rencontrer quelqu’un de « normal », quelqu’un qui a grandi dans une atmosphère solide, dans une famille « normale ». Elle veut que ses enfants à venir aient au moins un parent « normal » et des grands-parents « normaux ».
27Elle cesse à nouveau de porter son tchador afin de ressembler à ces femmes ‘adî. Elle n’attend plus aucune amitié à l’université : de toute façon, personne ne la voit elle, ni ses qualités, on ne voit que son étiquette d’« enfant de martyr ». Elle est en colère : non seulement parce que cette étiquette écrase toute sa personnalité, mais aussi parce qu’elle la désigne comme une fervente supportrice de l’idéologie du régime. Elle agit sur elle comme une cage. Tous les idéaux et convictions de son père, des autres martyrs et des mobilisés qui se sont battus pour la Révolution Islamique avant sa naissance pèsent sur ses épaules. Lâleh est malgré elle le porte-drapeau d’un père qu’elle n’a jamais connu, mais surtout de principes idéologiques, politiques et religieux. Elle doit avoir un comportement décent, porter le tchador, ne jamais se maquiller et faire preuve d’une loyauté inconditionnelle à l’égard du gouvernement et de ses principes comme de son Guide suprême.
28De la faculté, elle n’attend donc rien de plus que son diplôme. En dehors de la faculté, elle s’inscrit dans un club d’alpinisme. Lors d’une ascension, elle rencontre un homme bien, ni très riche ni vraiment beau mais « normal » ; quelques mois plus tard elle l’épouse, sans s’attendre à devoir encore faire ses preuves face à sa belle-famille.
29Elle est maintenant vétérinaire mais ne sait pas où travailler. Elle ne veut d’abord pas demander un travail étatique, auquel son statut lui donnerait pourtant accès. Elle n’en a pas le courage. Il lui faut six ans pour se décider à se confronter à cette possibilité. Au concours, elle est classée première dans la liste shâhed. Elle est donc recrutée, et doit commencer son année de stage dans une petite commune à 200 kilomètres de sa ville. Elle n’a pas encore commencé qu’elle craint déjà la rencontre avec les autres, et surtout leurs questions ; tout recommencerait. Elle n’a pas envie de mentir, ni de se cacher. Elle ne veut pas non plus s’envelopper à nouveau dans son tchador. Dès son arrivée, elle révèle son identité d’enfant de martyr pour se prémunir des ragots à son sujet. On lui répond : « Ah bon, on ne dirait pas ! » Et Dieu sait combien cette phrase lui plaît !
30À la fin de son année de stage, elle est envoyée dans une autre petite ville, plus proche de chez elle. Lors de sa première rencontre avec son directeur, celui-ci lui dit : « Encore un enfant de martyrs ! Ah, j’en ai assez ! Tous ceux que j’ai vus jusqu’aujourd’hui étaient nuls, mauvais. » Il leur a fallu six mois pour qu’il dise à Lâleh : « En effet ! Vous êtes différente. Il y en a aussi des bons ; faut y croire. »
31Elle ne dit plus rien à personne, surtout pas à sa mère qui ne peut pas comprendre sa douleur. Au contraire, à travers ses relations mystérieuses avec son mari martyr, sa mère est persuadée que c’est lui qui l’aide et aide ses enfants, elle est sûre que « tout ce que Lâleh obtient vient de la baraka (la bonne fortune) de l’âme de son père ». Lâleh est en colère, contre tous, et contre son père.
32Elle est perfectionniste, par défaut. Elle a besoin de faire beaucoup et parfaitement, pour se sentir vivante et pour sentir son droit d’exister pour et par elle-même.
« Je n’en croyais pas mes yeux : mon nom était classé deuxième sur la liste nationale, sans quota, ni privilège. J’ai rechargé deux fois le site des résultats du concours [il s’agit du concours d’entrée à une nouvelle filière : Doctorat en Hygiène agro-alimentaire]. Mon nom était toujours là ! C’était comme si tout le poids de l’univers s’enlevait de mon dos. Je pouvais enfin garder la tête haute, comme tout le monde. Je criais haut et fort... Puis je me suis mise à pleurer, une avalanche de pleurs, amassés depuis toujours. Mes enfants effrayés autour de moi ne comprenaient rien, mon mari non plus. »
33Mais cette victoire ne la contente pas non plus. Elle n’est jamais contente ni d’elle, ni des autres, le sentiment d’être nulle ne la quitte pas.
34Lâleh a aujourd’hui 35 ans. Depuis quelques années, elle s’est fabriqué un nouveau monde, un nouvel entourage. Il s’agit d’un univers virtuel, rempli d’amis bienveillants ; un univers bien plus agréable que le monde réel. Il s’agit de son compte instagram. Elle y publie ses dessins, ses photographies et ses poèmes. Elle a des milliers d’interlocuteurs à travers le monde entier. Tous admettent qu’elle est une artiste, grâce à ses propres œuvres et rien d’autre. Ces interlocuteurs apprécient ses travaux, les critiquent aussi. Mais plus personne ne lui demande comment elle y est arrivée.
- 6 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
35Elle adore cet univers virtuel. Elle y est normale, comme tout le monde. Peut-être qu’un jour elle trouvera des mots et du courage pour raconter à ses enfants l’histoire des idéaux sacrifiés de son père et de tous ceux qui ont perdu leur vie pour la création d’une société qui les a trahis en les rendant déplorables, l’histoire de ces centaines de milliers de jeunes « volontaires » et de leurs familles, tous sacrifiés, doublement, par un « abus de mémoire6 ».
Notes
1 Lâleh (la tulipe), prénom de fille en Iran, prise d’un poème d’Arif Qazvini (1882‑1934), symbolise le sang du martyr depuis la révolution constitutionnelle d’Iran (1906‑1911).
2 En Iran, on n’utilise pas ce terme pour les enfants des martyrs : ils sont nommés « les souvenirs » (yadgâr) ou tout simplement « les enfants » (farzandân).
3 Les tombes des martyrs en Iran sont à la fois des lieux sacrés et des lieux de vie pour les familles. Voir S. Parsapajouh, « À qui sont ces martyrs ? », Remmm, no 145, 2019.
4 Diminutif de Yâssaman : Jasmine.
5 L’affichage des portraits des martyrs était un phénomène courant pendant et après la guerre Iran-Irak. Voir S. Parsapajouh, « Sous le regard des martyrs à Téhéran. Une approche anthropologique de l’iconographie urbaine », L’homme, no 229, 2019.
6 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
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Pour citer cet article
Référence papier
Sepideh Parsapajouh et Sedigheh Yaghoobi-Faz, « Lâleh, fille de martyr », Terrain, 77 | 2022, 156-175.
Référence électronique
Sepideh Parsapajouh et Sedigheh Yaghoobi-Faz, « Lâleh, fille de martyr », Terrain [En ligne], 77 | 2022, mis en ligne le 23 septembre 2022, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23934 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23934
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