Navigation – Plan du site

AccueilNuméros76ArticlesSurvivre au désastre après Katrina

Articles

Survivre au désastre après Katrina

Folie et déambulations dans une ville submergée
Anne M. LOVELL
Cet article est une traduction de :
Varieties of experience in navigating disaster: [en]

Résumé

La temporalité du désastre, ouvrant à un temps qualitativement différent, supposé homogène, délivre pourtant des opportunités requérant des réponses en rebond de la part de ceux qui y sont pris. L’impact de Katrina, dans un univers urbain gorgé d’eau aura eu pour effet aussi bien de faire émerger des lignes de résistance que d’ouvrir des vannes pour de nouveaux flux. En l’absence de toute organisation des secours par les pouvoirs publics, les Néo-Orléanais affligés de maladies mentales chroniques auront été livrés à eux-mêmes dans la ville inondée, ainsi que le capturent les éléments d’histoire orale récoltées pendant quatre ans d’observations. Pour certaines de ces personnes souffrant de maladies au long cours, survivre au désastre ne tranchait en rien avec leurs vies antérieures, s’y retrouvant prises dans les mêmes sinuosités circulaires, portées par les flots et sans aucune force extérieure vers laquelle se tourner pour y adosser leurs élans, tels ces navigateurs à l’époque de la marine à voile encalminés, faute de la moindre brise, dans les zones équatoriales. Pour d’autres ce fut l’occasion de rompre avec les scripts qui enclavaient leur quotidien : ceux des routines des rapports patient-soignant, aussi bien que du poids du stigmate. Loin de stagner, ils bougèrent, improvisant à chaque tournant rencontré, qu’il y aille d’une intervention divine ou d’un simple concours de circonstances. En prise avec de multiples sous courants, ils bricolèrent des solutions provisoires au gré de leurs rencontres et des ressources dénichées. De tels cheminements ou déambulations composent une géographie des lieux dans un monde grand ouvert, à bonne distance des corridors institutionnels et des espaces marginaux bridant leurs agir et rétrécissant l’éventail de leurs relations. L’arche monumentale de Marc Bradford, directement inspirée de Katrina, résonne particulièrement avec cette variété d’expériences, de l’exclusion au possible d’une communauté renaissante. Aussi précaire soit-elle.

Haut de page

Texte intégral

Mithra, Mark Bradford, 2008

Vue de l’installation « Prospect.1 », La Nouvelle-Orléans, 2008

PHOTO : SEAN SHIM-BOYLE © MARK BRADFORD – avec l’aimable autorisation de l’artiste et de HAUSER & WIRTH

Une ville gorgée d’eaux : été 2006

  • 1 NdT : Taxodium distinchium.

1Le monde dans lequel vivent les louisianais est gorgé d’eaux. Cela se sent dès que vous accédez à la ville par ce pont de près de deux kilomètres longeant le déversoir du Bonnet Carré, bordé, aussi bien à gauche qu’à droite, de bayous piqués de cyprès chauves1. Les jours d’orage, le niveau des marais boueux semble si dangereusement proche du goudron de l’autoroute qu’en roulant sur ses lignes détrempées vous aurez la sensation de simplement glisser sur l’eau.

  • 2 Sa disparition fut immortalisée en 1889 par Lafcadio Hearn à travers la figure d’un revenant dans s (...)
  • 3 Lauren Zanolli, « Louisiana’s Vanishing Island: The Climate “Refugees” Resettling for $52m », The G (...)

2Plus bas, de l’autre côté de la ville, vers le delta du fleuve, ce sont plusieurs îles-barrières que la mer a simplement englouties : en 1854 pour l’Ile Dernière, en 18652 pour le Village de Manille du fait de l’ouragan Betsy ; ces derniers temps, l’île de Jean Charles, où vivent les communautés indigènes Chitimacha-Choctaw, a déjà perdu la moitié de sa surface en raison du réchauffement climatique3.

3Les habitants de la Nouvelle-Orléans s’orientent par l’eau – le fleuve et le Lac Ponchartrain, les canaux et les bayous – en faisant pivoter leur carte mentale de la ville d’un quart de tour. Ainsi, « Uptown », la ville d’en haut, se situe à l’Ouest, en amont du fleuve (upriver), et non au Nord. De même, la rive Sud du fleuve Mississippi est nommée rive Ouest (« West Bank »). Toujours selon la même logique, « Canal Street », la principale artère de la ville, transversale au cours du Mississippi, départage-t-elle « Uptown » du quartier « Below Canal » (sous le canal). Ce canal n'a finalement jamais été construit, mais d'autres si.

  • 4 Shannon Dawdy, Building the Devil’s Empire: French Colonial New Orleans, Chicago, University Chicag (...)

4Flaubert raconte dans Un cœur simple comment un avocat prétentieux de Pont-L’évêque raille Félicité, une domestique, pour la stupéfaction qui la saisit quand il lui montre une carte, sa désorientation signant à ses yeux l’ignorance crasse de sa condition sociale. Et pourtant, en tous lieux, c’est en pliant les cartes selon les lignes de ses propres récits qu’on les lit. Á la Nouvelle-Orléans, ce sens partagé de l’orientation épouse bien mieux l’identité fluide et aqueuse de la ville que ne le font les grilles cartésiennes de l’urbanisme colonial de ses fondateurs4.

Une carte de promeneur, après Katrina, Abigaïl Frantz, 2022

© INSERM

  • 5 L’expression helicopter researchers apparaissait souvent pour se référer à ces chercheurs « sitôt a (...)
  • 6 North Shore se situe de l’autre côté du lac Ponchartrain, dans la localité de Covington. C’est un l (...)

5Quand, durant les mois qui ont suivi Katrina, la ville s’est également trouvée submergée par des cohortes de « chercheurs héliportés », il arrivait souvent que des citadins me disent, sans doute rassurés, « Mais vous, vous êtes une des nôtres5 ». Non qu’ils aient la moindre idée de mes racines louisianaises, mais du simple fait que je m’oriente tout comme eux : « On n’a pas besoin de vous expliquer ce qu’est la rive Nord », leur arrivait-il de me glisser. Car ici encore cela n’a rien à voir avec les berges au Nord du fleuve6.

  • 7 Le sobriquet partagé par les Blacks autant que les blancs pauvres.
  • 8 John Barry, Rising Tide: The Great Mississippi River Flood of 1927 and How It Changed America, New (...)

6Comme les vieilles fripes qui passent de génération en génération, les habitudes héritées des ainés s’avèrent précieuses quand on vit dans un environnement aqueux. Viola Green m’a raconté comment elle a échappé à la noyade en hissant son corps âgé, diabétique, en haut d’une échelle placée dans son salon, alors que l’eau lui montait jusqu’aux épaules. Elle hurlait à la mort. Cette échelle avait toujours été là, appuyée sur le mur près de la porte d’entrée, parce que c’était là que son frère, décédé depuis, lui avait toujours dit d’en garder une pour le jour où l’eau viendrait à monter ; et que ce jour viendrait. Mon oncle Emile – décédé lui aussi et bien avant Katrina – avait coutume de dire que Old Man River7 ne pourrait jamais être dérouté de son cours naturel par le Corps des Ingénieurs (US Army Corps of Engineers). J’ai souri à ce souvenir quand un fonctionnaire du Consulat de France à la Nouvelle-Orléans, quelques années après Katrina, m’a fait remarquer que si la France avait envoyé ses ingénieurs, le nettoyage des dégâts causé par Katrina n’aurait pas pris autant de temps. Des hypothèses, quant à quand et comment la ville se trouverait inondée pour de bon, il y en a toujours eu, aussi bien de la part des polytechniciens du xixe siècle que de mon oncle8. Quant à ce dernier, outre sa mobilisation en France lors de la Seconde guerre mondiale, mon oncle Emile n’a jamais quitté sa paroisse riveraine du fleuve et des tributaires sur lesquels son père – mon grand-père – a travaillé au début des années 1900, faisant flotter ses troncs depuis les marigots jusqu’au lac puis au Mississipi. Cette parentèle pouvait lire le fleuve et ses affluents, les lacs et les bayous, aussi bien que le niveau de leurs eaux, bien mieux que je n’ai jamais été capable de lire quelque livre que ce soit.

Typique journée d’été dans la ville acqueuse, La Nouvelle-Orléans, 2006

PHOTO : ANNE M. LOVELL

Things that Float (Des choses qui flottent), Rontherin Ratliff, La Nouvelle-Orléans, 2010

© RONTHERIN RATLIFF – avec l’aimable autorisation de DIVERSE WORKS

  • 9 Ceci dans le cadre plus ample d’une recherche reliant les violences intrinsèques du désastre écolog (...)

7Je suis arrivée à la Nouvelle-Orléans cinq mois après que l’onde de choc de la tempête a fracturé digues et palplanches, déversant des milliards de litres d’eau, noyant 80% de la surface de la ville. Les pompes municipales, vieilles de plus d’un siècle, mirent deux bonnes semaines avant de drainer le tout. Mais Katrina détruisit également l’essentiel des infrastructures de santé (y compris mentale), tout cela résultant dans le plus vaste exode de personnels de santé de l’histoire américaine. Très tôt en 2006 je me suis attelée à recueillir toute anecdote portant sur les manières dont des personnes ayant reçu un diagnostic de troubles psychiatrique sévères avaient traversé le désastre et le quotidien qui s’est ensuivi9. J’ai alors commencé à saisir, de première main, en quoi l’annexion du paradigme du trauma et son application sur l’organisation des réponses aux désastres dans le monde entier avaient eu pour effet de rendre invisibles les personnes souffrant déjà de diagnostics traumatiques (ou autres). Ceci dans la mesure où la focale post-désastre était placée sur comment des personnes « normales » réagissaient à un événement « anormal ». Durant cette année-là, j’ai mené des observations dans les camps de caravanes d’évacués ou lors des réunions de la Croix Rouge. J’ai fait du bénévolat lors d’événements sanitaires majeurs au cours desquels des ONG administraient en plein air vaccins contre la typhoïde et soins d’urgences, jusqu’à la chirurgie dentaire, et ceci à plus de 7000 déplacés de la Nouvelle-Orléans. Mais je n’ai jamais entendu parler de ce qui arrivait aux milliers de patients pris en charge par la psychiatrie avant Katrina. Et le personnel médical local n’était pas non plus capable de répondre à mes questions.

8Lorsque j'ai fini par rencontrer ces femmes et ces hommes invisibilisés dont les graves troubles mentaux préexistaient à la tragédie de Katrina, leurs récits de la catastrophe et de l'évacuation divergeaient les uns des autres. Dans la temporalité si spécifique et indifférenciée de la catastrophe, certains en vinrent à habiter les grés d’une atmosphère en bouleversement. La nouvelle économie fluide des lieux dessinait ici de nouvelles lignes de résistance et créait là de nouveaux flux. Ils ont constamment improvisé, profitant de ces moments propices ouverts dans le temps comprimé de l'urgence. Pour saisir cela comme observatrice, il me fallait m’ouvrir à une pensée fluviale ?

Par anticipation : gorger les récits de leur pesant d’eaux

9Comment charger d’eau un récit ? Dans la voix rauque et la toux de fumeuse d’Ella, j’entends le son des femmes de la campagne qui travaillent dur et qui viennent des régions rurales pauvres de la forêt de pins que mon oncle n'a jamais quittées. Elle a presque quatre-vingts ans quand je la rencontre en 2009, dans une école abandonnée. C’est là qu’une association de charité a converti des pièces aux murs épais en chambres partagées pour des femmes ayant des problèmes psychiatriques que Katrina a laissées sans domicile. Aujourd’hui, on entend bien le train-train de son déambulateur quand elle arrive dans la salle commune, où deux résidents plus jeunes, visiblement protecteurs, l’aident à s’installer sur son divan recyclé. La semaine d’avant, j’ai enregistré son témoignage alors qu’elle rapiéçait les jalons de sa vie, au vent de sa mémoire.

Maintenant, elle pleure discrètement., Elle raconte son évacuation après Katrina dans le bus la ramenant à sa contrée de pinède.

Je suis sortie du bus et je me sentais déprimée, vous savez, vraiment déprimée. Je ne pouvais rien faire d’autre que pleurer. Mon amie est venue me chercher et j’étais dans sa maison à la campagne, à regarder l’inondation de la Nouvelle-Orléans à la télé. Je pleurais. Les autres m’interpellaient. Ils n’arrêtaient pas de me dire « ça ira bien ». Mais je n’étais pas bien. J’étais incapable d’arrêter de pleurer. Comment l’expliquer ? Je ne peux pas.

10Les larmes d’Ella coulent comme les ruisseaux qu’elle voit sur un écran de télévision, qui serpentent le long des rues de la Nouvelle-Orléans, à soixante-dix kilomètres d’elle, plus au Sud. Depuis les vues aériennes, elle s’efforce de localiser sa rue, puis sa pension inondée. Des jours entiers elle pleurera. Peu après, sa fille la conduira dans une clinique encore plus éloignée de la Nouvelle-Orléans. Elle y restera plusieurs semaines avant de migrer vers un établissement collectif. Des mois plus tard, on la retrouvera à la Nouvelle-Orléans, sans domicile.

Gorger d’eau un récit suffit-il à l’inonder des flux que Katrina a déchainés ? L'expérience d'Ella dans un monde aqueux reflète le déroulement du désastre.

Untitled, Neal Alexander, La Nouvelle-Orléans, septembre 2005

© NEAL ALEXANDER – avec l’aimable autorisation de l’auteur

Savoir cheminer à distance du Pot-au-Noir : notes d’août 2006

11Le premier service de santé mentale à rouvrir après Katrina, un centre d'accueil géré par des familles auto-désignées "de malades mentaux", occupe un bâtiment surélevé et anodin qui surplombe une station-service dans le quartier du « Sliver by the River » (la Lanière) qui longe le fleuve. C'est ainsi que certains Néo-Orléanais venant d’autres quartiers se réfèrent à la partie haute de la ville, relativement épargnée par les inondations, un patchwork urbain de quartiers économiquement et ethniquement diversifiés, d'hôpitaux, de zones commerciales et d'universités, couronné par un magnifique parc de grands chênes s'étendant jusqu'à la digue. D’autres désignent ce ruban comme « l’île du déni », en référence aux familles aisées qui l’occupent, propriétaires de maisons classées au patrimoine, non moins qu’expertes à défendre leurs territoires. J’ai perçu une partie de ce déni dans une conversation que j’ai eu avec un groupe de résidents qui se plaignaient de l'installation d'une clinique de santé mentale dans un bâtiment inutilisé près de l'école privée de leurs enfants. Et ce, alors que peu de bâtiments susceptibles d’accueillir des services publics avaient été rendus habitables ailleurs.

12Ce jour-là, dans ce centre d’accueil je suis assise en compagnie d’approximativement une douzaine d’ainsi-dit « clients ». Nous avons arrangé des chaises dans un espace qui peut servir aussi bien de bureau, de salle pour les thérapies de groupe, de cantine ou encore de salon télé ou de jeux. Les récits de Katrina y battent leur plein, au gré de l’excitation qu’ils suscitent. Les CD et DVD faits maison sont devenus un genre parmi les gens que je rencontre par hasard ou que j'interviewe ; j’ai même commencé à constituer une collection de tous les disques qu’ils – ou leurs églises ou leurs familles – ont concoctés pour raconter « leur » histoire d’évacuation, avec photos ou vidéos à l’appui, de la musique ou encore des textes. Ici au centre d’accueil, cette mémoire est cependant orale, à l’exception de quelques peintures et poèmes aux murs ou dans le bulletin d'information.

13Léo, la quarantaine, se tient droit, dans sa chemise à manches longues repassée et entièrement boutonnée : « Un tas de gens sont mort [durant Katrina], mais je m’y étais préparé toute ma vie. Je ne peux pas assembler toutes les pièces., mais je m’en suis sorti de justesse. Et en un seul morceau. » À contre-courant, quelques femmes échangent leurs expériences de s’être trouvées à court de médicaments dans les semaines qui ont suivi l’ouragan ; comment par exemple elles avaient à présenter les flacons vides de ces médicaments dans ces villes inconnues où rien ne les identifiait comme ayant des « problèmes mentaux ». L’une d’entre elles interjette qu’être à court de médoc c’est pire que la mort. Sur quoi Leo continue : « Je suis rentré chez moi, tout était en place ; c’est un peu comme dans un film. C’est dur de se raccrocher à la réalité et de s’y plier ». Katie, quant à elle, se plaint du nombre de fois que ses ordonnances médicamenteuses ont changé. Juanita ajoute alors que pour elle ce sont ses diagnostics qui ont valsé après Katrina. Les autres de hocher la tête en signe de connivence. Imperturbable, Leo file son monologue : « je retombe toujours sur la même idée : quand tu commences à faire quelque chose, tu rencontres de la résistance ».

  • 10 Bien qu’il n’y eût pratiquement aucune politique d’évacuation des patients en psychiatrie, Tabby n’ (...)
  • 11 NdT : « moling » et « foothing » sont des néologismes. « Moling » recouvre aussi bien la tâche sur (...)

14Tout comme Leo, les mots de Tabby, dix-neuf ans, tourbillonnent autour de Katrina. Dans un entretien ultérieur, la description de son expérience du désastre n’est guère différente de la manière dont elle rend compte de sa vie, aussi bien avant qu’après. Entre police et hôpital, entre prisons et cliniques, puis résidence de groupes, puis de nouveau la police, et ainsi de suite… on l’aura fait circuler/baladée ? comme un colis10. L’argent n’arrive jamais, Katrina ou pas. Elle est née avec un grain de beauté sur la tête causant la chute de ses cheveux. Les médecins traitent cette tâche avec des médicaments pour la leucémie. C’est toujours la même rengaine : le grain de beauté, s’habiller, manger, le cancer, Katrina, la vie. Toujours le même « moling », le vieux « foothing »11. Une vie déjà bourrée de sinuosités, sur lesquelles le désastre échoue à faire vague. Le temps y est plat ; l’espace restreint.

  • 12 Jaime Rodrigues, « A New World in the Atlantic: Sailors and Rites of Passage Crossing the Equator f (...)

15Je commence alors à entendre les mots de Léo et Tabby comme s’ils émanaient d’une zone liquide dans laquelle ils tournent en rond, y flottant sans prise d’appui possible sur une force extérieure pour y impulser leur élan. Tels ces marins bloqués dans le Pot-au-Noir, cette zone de calme équatorial dans laquelle pas la moindre brise ne souffle pour y gonfler les voiles12. Avant les bateaux à vapeur, les voiliers pouvaient s’y encalminer pour plusieurs semaines. Mais, là où cela offrait l’occasion aux marins de suspendre pour un moment leurs corvées fastidieuses, voire de se permettre quelques festivités, pour Leo et Tabby, c’est une zone de découragement et d’apathie. Être coincés psychologiquement dans le Pot- au-Noir cela veut dire stagner, tourner en rond.

16* * *

  • 13 L’appartement faisait partie du réseau de logements dits « de vie autonome » trouvés par l’associat (...)

17« Il faut que tu parles avec Sylvia ! », voilà le refrain qu’on me servait chaque fois que je débarquais au centre dans les semaines qui suivirent. « Elle a une vraie histoire à raconter ! » Employés aussi bien qu’usagers du centre, tous picorent les éléments connus de la longue aventure de Sylvia, les brodant, bref y trouvant amplement « à boire et à manger » (selon l’expression locale « Something to dine out on »). Sylvia rassemble tous les brins de cette « aventure » lors d’un entretien conduit avec l’aide d’une étudiante qui m’assiste. Comment elle et son petit ami, Jack, ont quitté leur appartement pour survivre à l'ouragan dans un appartement en étage élevé appartenant à un ami du centre13. Comment la propriétaire les expulsa le jour d’après alors que l’eau commençait à monter. Comment ils trimballèrent leurs valises bourrées de boîtes de conserve et de vêtements dans les ruelles obscures d’une ville privée d’électricité. Comment ils dormirent trois nuits de rang sur le ciment bordant le Centre des Congrès, entourés d’inconnus, dont une personne décédée sur une chaise roulante et simplement cachée sous une couverture. Comment, enfin, ils fuirent quand des balles se mirent à voler au-dessus de leurs têtes.

  • 14 NdT : l’agence fédérale pour la gestion des urgences qui fournit de l’assistance aux sinistrés.

18Puis un long trek vers l’ourlet du fleuve, le Sliver by the River. La véranda abandonnée sur laquelle ils dormirent. La chaleur étouffante. Le prêtre qui les prit dans sa voiture climatisée. Le caddy « emprunté » suite au pillage d’un supermarché. Ces pillards qui leur offrirent un gros bocal d’olives et un pot de crème glacée qui de toute façon était en train de fondre à vue d’œil. Et cette patrouille de police qui leur proposa de les conduire à quelques rues de là. Et la chute de cet arbre immense ravagé par l’orage qui les rata de peu. Les piqures d’insecte, la soif, les jambes enflées. Ce soldat qui les prit en stop jusqu’au Texas, déclinant leur offre de partager les frais d’essence : « Z’êtes encore plus rincés que moi, et ça va pas s’arranger ». Puis trouver les cousins de Jack au Texas, dans ce qui s’est avéré être une grande réunion de famille, avec tous ses proches, maintenant des évacués débarquant de la Nouvelle-Orléans. Et les bons de 50 $ pour acheter des vêtements et autre à Walmart et à Target. Et ces musées et aquariums si coûteux et là soudain gratos pour eux, « les réfugiés de la Nouvelle-Orléans ». Une pluie d’argent, plus qu’aucun d’entre eux n’en n’eut jamais, et ceci grâce à un trop-perçu de la FEMA14 et sur-couvrant les pertes encourues. « Katrina, c’était terrible, une terrible tragédie », résuma Sylvia pour finir, « mais Jack et moi on est sorti de là frais comme des roses ! »

19Plus tôt ce printemps-là, cette fois dans un camp de caravanes pour évacués de la FEMA, à la campagne, j’ai rencontré une femme. D’allure sculpturale, debout face à moi, voilà qu’elle écarte ses deux mains, en faisant voltiger ses doigts, les paillettes tachetées de ses ongles pourpres s’irisant à la lumière du couchant. Elle s’anime en me racontant comment, après avoir été bloquée des jours entiers par le cloaque entourant son immeuble, du haut des cieux un rayon a percé et Dieu a séparé les eaux de manière à ce que son mari et elle puissent quitter la ville. Ils ont alors embarqué à bord d’un bus pour un long trajet vers des villes où ils n’étaient jamais allés, des foyers de la Croix Rouge, des terrains de camping où ils se sont lié d’amitié avec des inconnus, faisant à manger pour des régiments, priant et décidant de quand il était temps de partir.

  • 15 Tim Ingold, « Footprints through the Weather World: Walking, Breathing, Knowing », Journal of the R (...)
  • 16 Tim Ingold, Lines: A Brief History, New York, Routledge, 2007, chapitre 3. NdT : Cheminer et déambu (...)

20Loin d’être transportés le long d’un circuit mental ou réel des institutions de soins, Sylvia et Jack saisissent les opportunités qui se présentent à eux, aussi fugaces fussent-elles, et au creux même des dangers, des vents, des flots, des violences que Katrina a déchainées. Plutôt que de stagner dans le Pot-au-Noir, ils bougent, improvisant à chaque tournant15. Le désastre, sapant les habitudes du quotidien, libère des flux, des courants sous-jacents, avec lesquels Sylvia, Jack, la femme sculpturale et les autres « cheminant » interagissent ; se frayant un chemin dans un monde en constant mouvement. En réfléchissant plus avant avec Tim Ingold, je vois ces cheminants comme se logeant, habitant dans les plis des flux d’un monde en désastre, bricolant des solutions ad-hoc à partir de ce qu’ils ont sous la main ; bref, naviguant sans destination finale16.

Noah’s Third Day (L’arche de Noé, Jour 3), Mark Bradford, 2007

Technique mixte sur toile : https://collection.cmoa.org/​objects/​f0acb8b4-591a-41b4-826a-098eae7a103e

© Mark Bradford – avec l’aimable autorisation de l’artiste et de HAUSER & WIRTH

21D’où cette résonance avec ce tableau de Mark Bradford, L’arche de Noé, Jour 3. Les lignes ondulantes y prédominent, autant de lignes de fuite grosses de possibles pour quiconque y chemine. Sur la droite, le fuchsia d’un Pégase s’élève – ou bien serait-ce un oiseau qui s’envole ? – suggérant autant d’échappées merveilleuses. Cependant que d’autres taches de couleur vive – un anneau bleu, à moins d’un seau renversé vers le haut ? – et les collages de mots à moitié cachés, arrachés de journaux (« Trouver votre goût », lit-on sur l’un) évoquent les offres fortuites que tout parcours occasionne. Ici et là, le concentré de lignes courtes et répétées suggère les sous courants qui strient une ville affectée, celles que tout cheminant traverse. Vers le bas, enfin, d’autres courbes plus amples se chevauchent, non qu’elles soient contenues dans le tableau mais bien plutôt qu’elles le contiennent. Elles miment de fait le cours du Mississippi le long duquel la ville fût bâtie, de même que le bleu qui borde le tableau vers le haut rappelle le lac Pontchartrain – le « vrai Nord » – convoquant ainsi, à travers l’inondation de Katrina, le déluge biblique de Noé et son Arche.

Comme un fleuve débordant de son lit : sortir des scripts

  • 17 Traduction de l’auteure. Tim Ingold, Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description, Ne (...)

« La tâche de celui qui chemine (…) est moins de régurgiter un script transmis par des prédécesseurs que, littéralement, de négocier pour frayer sa voie dans le monde17. »

22Quand des désastres adviennent, ils peuvent ouvrir la possibilité, aussi brièvement que ce soit, de faire siennes de nouvelles niches spatio-temporelles (Un Centre des Congrès devient un refuge, la nuit le moment pour circuler, la véranda d’un inconnu un dortoir de fortune). Les cheminants tels Sylvia et Jack impriment de leurs marques un monde soudainement ouverts à ceux qui, comme eux, sont généralement confinés dans un circuit d'institutions et d'espaces marginaux, qui entravent leurs agir tout autant que leur vie relationnelle. Pour accéder à cette variété d’expériences, il convient de mettre entre parenthèses les approches que les neurosciences ou la psychiatrie phénoménologique ont élaborées sur les espaces anormaux et sur les consciences anormales de l’espace.

  • 18 Voir Étienne Hellmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Paris, Verdier, 2019, chapitre 2.
  • 19 Franco Basaglia, « Corpo, sguardo, silenzio », dans Franca Ongaro Basaglia (dir.), L’Utopia della r (...)
  • 20 Ce développement sur les frontières des territoires personnels prend appui sur l’approche dramaturg (...)
  • 21 Par ailleurs j’ai eu à décrire plusieurs exemples de dérapages, pendant et après Katrina. Quant au (...)
  • 22 Dans un autre exemple, la transformation sociale des petites villes en zone périurbaines au Sénégal (...)

23Traçant leurs routes dans le monde matériel, les cheminants marquent les lieux, voire font lieu18. Pluralisés, ces lieux constituent les lignes de leurs voyages et bouleversent le relationnel attenant à de tels espaces. Que ce soit dans les espaces domestiques, publics ou institutionnels, les frontières des territoires personnels sont bien souvent empiétés, sinon effacées dans le vécu des patients. L’exercice psychiatrique, tel qu’institué, viole ces territoires personnels, s’immisçant dans les corps, les surveillant (même de manière subtile) ou les reléguant dans des espaces d'interaction limités et marginaux 19. Même dans l’espace public, les ainsi dits « normaux » ne manqueront pas de marquer leurs distances à l’égard de ceux qu’ils perçoivent comme « fous », ou « mentalement ailleurs ». En contrepoint de quoi, la dimension disruptive du désastre aura eu pour effet inattendu, brouillant les frontières usuelles, d’ouvrir des possibilités d’interactions affranchies des scripts qui jusque-là les réglaient20. Les récits de Sylvia comme d'autres détaillent comment la rupture des routines et des rythmes quotidiens provoquée par Katrina aura permis aux personnes stigmatisées comme « mentals » de s’écarter des scripts auxquels ils étaient astreints, à la façon d’une rivière sortant de son lit et nappant ses alentours. Ce débordement leur permet d’évoluer dans l’espace public, délestés des stratégies d’évitement et à l’abri des morsures du stigmate21. Forcés de passer d'un espace domestique endommagé à un espace public, leurs soignants aux abonnés absents, les rôles s’en trouvèrent ainsi bouleversés (travailleurs sociaux devenus SDF, familles récalcitrantes se découvrant accueillantes, patients se transformant en réfugiés débrouillards, voler revenant à emprunter, etc.)22. Déserter les vieux scripts et pérambuler (wayfaring) sur les chemins fluides ouverts par l’ouragan Katrina se renforcent mutuellement, pour faire écho à ce qu’Ingold évoque en toute généralité dans la citation en ouverture de cette partie. Pour accompagner ou résister aux flux du désastre, les personnes affaiblies par des troubles psychiatriques graves doivent sortir des scripts habituels et se mettre à pérambuler. Elles doivent alors s’engager créativement avec ce qui se présente à elles et sortir des sentiers balisés.

  • 23 Louis Quéré, “Le public comme forme et modalité d’expérience”, dans Daniel Cefaï & Dominique Pasqui (...)

24« Way », du vieil anglais weg, désigne aussi bien la route, le sentier ou le cours du voyage, l’espace ou encore la liberté de mouvement. « Faring » renvoie à l’aventure, le trek, le voyage. Les cheminants que j’ai croisés se joignent momentanément à des « communauté d’aventures23 », engagés dans une épreuve collective, à la rencontre d’éventualités sur le chemin de leur salut, lequel transforme leur « être au monde » avec d’autres selon des tours qu’on ne pouvait prévoir. Á l’occasion, les bénévoles aussi bien que le personnel d’assistance aux sinistrés peuvent même les considérer comme des évacués comme les autres, au point que certains d’entre eux auront à présenter leurs flacons vides de médicaments comme preuve que sur leurs chemins d’exil ils n’en souffrent pas moins de maladie mentale (voir supra).

  • 24 Louis Le Guillant, cité dans Anne Lovell, « Tending to the Unseen in Extradordinary Circumstances »(...)

25Bien sûr, pérambuler est la version utopique (voire ludique) de la sortie des consignes du scénario par temps exceptionnels. Dans Folle Embellie, le film de Dominique Cabrera (2002), les internés d’un asile psychiatrique s’en échappent, franchissant ses grilles pour se mêler au flot de familles ordinaires prises dans l’exode déclenché par l’avancée des troupes allemandes. Mais de telles aventures libératrices peuvent tourner court et, ici en premier lieu, le devenir-réfugié de ces patients, laissant derrière eux les scripts de leur dépendance, n’aurait pas été possible n’était l’événement ayant initié cette fuite collective. Cela s’est réellement produit pendant la guerre à la Charité-sur-Loire, événement sur lequel le film est basé. Les psychiatres avaient déjà fait sortir les patients aux pronostics les plus favorables, ceux qui leur paraissaient ainsi les plus « soignables » dans une prise en charge communautaire. Ceux par contre qui parvinrent à s’échapper étaient ceux que les équipes de soignants jugeaient les plus lourds, handicapés, confinés qu’ils étaient dans le service d’hospitalisation pour les malades chroniques. Pourtant, en fin de compte, les évadés s'en sont bien mieux sortis que les patients libérés, et sont même restés après la guerre dans les communautés agricoles où ils s'étaient cachés24; faisant ainsi écho aux confluences de leurs cheminements et du marasme chez les évacués de Katrina.

Les internés de l'asile rejoignent l'évacuation devant l'invasion allemande, Folle embellie, Dominique Cabrera, 2002.

© PHOTO : BAYLEY SWEITZER. DOMINIQUE CABRERA / LES FILMS DE LA CROISADE

Les internés de l'asile « dans la nature » pendant l'invasion allemande, Folle embellie, Dominique Cabrera, 2002.

© PHOTO : BAYLEY SWEITZER. DOMINIQUE CABRERA / LES FILMS DE LA CROISADE

Quand « Desire fera son retour » : Automne 2008

26Je suis devenue amie avec N, une travailleuse sociale en psychiatrie, pleine de fougue et n’ayant pas la langue dans sa poche. Elle s’en prenait constamment au jeu des hiérarchies ethno-raciales dans la remise sur pied de la ville après Katrina, mais également me titillait sur ma « blancheur » (suggérée plutôt que nommée) et en quoi cela sépare la façon dont nous naviguions chacune dans les fluctuations de nos vies. Ce jour-là, arrivant à la Clinique en Santé Mentale, c’est-à-dire après avoir franchi le détecteur de métal, sinué entre des gardes armés et attendu qu’elle ouvre la serrure de la porte blindée qui sépare l’aire d’accueil des bureaux, elle me demande où j’ai garé ma voiture. J’indique la direction du seul coin que j’ai réussi à trouver, dans les parages d’une maison à moitié barricadée, un candy store, selon l’euphémisme désignant un point de vente de drogue. « Hum Hum ! La prochaine fois, stationne sur la rue machin. Parce que, vois-tu, toi et moi, nous vivons dans des mondes différents. Il y a des endroits où toi tu ne peux pas marcher, alors que moi je peux. »

27Cette clinique, l’une des deux seules désormais rouvertes de ce côté-là du fleuve, est le quatrième endroit dans lequel N a travaillé depuis Katrina. « On cherche des logements pour nos patients », m’avait-elle dit l’automne d’avant, « mais aucun d’entre nous n’est revenu à sa situation normale ». Je la presse pour en savoir plus : « Dans l’équipe, il y en a qui vivent en dehors de la Nouvelle-Orléans et qui font la navette. Certains sont dans des mobil-homes FEMA, d'autres chez des proches. Il y a un couple qui a eu la chance d’accéder à un hôtel ; un Doubletree ! » Les équipes de soins pré-Katrina, outre qu’elles soient décimées et sujettes à des déplacements forcés, se trouvent elles aussi baladées d’un spot temporaire à l’autre par l’administration de la santé mentale (y compris dans des bureaux dans un mobil-home). Certains de leurs patients font eux aussi la navette, parfois sur plusieurs centaines de kilomètres, retombant sur leurs anciens psychiatres ou travailleurs sociaux par la grâce de l’art des cheminements alors même que la carte des centres de soins a disparu.

28« Quand Desire sera revenu, nous serons enfin tous ensemble ! » Cela revient comme une rengaine dans les diverses réunions d’équipe auxquelles N m’a invitée. Aujourd’hui nous roulons à travers cette vaste friche qu’est le Upper Ninth Ward pour savoir ce qu’il reste de cette clinique de Desire, un centre de Santé Mentale situé dans le quartier le plus pauvre de la Nouvelle-Orléans. Ce qu’elle veut me montrer c’est « comment le quartier est revenu ».

29La carcasse de la clinique se tient bien là, volets fermés, tout le long d’un bloc désormais vide. Les vents ont échoué à en souffler les murs, le bâtiment, sans étages, étant construits de briques typiques, celles que l’on retrouve dans tous les édifices institutionnels de la ville : écoles, centres de soins, HLM, prisons. L’eau y est cependant montée jusqu’à en toucher les plafonds. Les clôtures dressées après Katrina n’ont ni dissuadé les graffiteurs, ni empêché les cambrioleurs d’y pénétrer. Quoiqu’il en soit, l’édifice meurtri a résisté à l’épreuve, tel un symbole de la solidité de l’institution.

La clinique abandonnée de Desire, « Upper Ninth Ward », La Nouvelle-Orléans, 2008

PHOTO : ANNE M. LOVELL

Détail. Clinique abandonnée de Desire, « Upper Ninth Ward », La Nouvelle-Orléans, 2008

PHOTO : ANNE M. LOVELL

  • 25 Sur la période post-Katrina à Desire, voir Rachel Breunlin & Helen A. Regis, « Putting the Ninth Wa (...)

30« Je t’ai amenée ici parce que je voulais que tu voies comment le quartier est revenu ». N indique fièrement une poignée de maisons nouvellement bâties par l’ONG Habitat pour l’Humanité. Pourtant, pour l’essentiel, le paysage consiste en des douzaines de parcelles envahies d’herbes folles, dont les ruines des maisons ont été évacuées. Ici, j’aperçois les restes d’un fast-food de la chaine Chicken Shack, plus avant ceux d’un bar. N contourne la clinique tout en m’indiquant au loin une rangée de maisons aux couleurs pastel, du côté du canal industriel. Je me garde de lui dire que je les ai visitées tout récemment. Un ouvrier du bâtiment m’a dit que leur construction avait été bouclée juste avant Katrina. Personne n’a eu la chance de s’y loger. Trois ans plus tard, cabossées, délavées, elles sont à l’abandon : sorte de ruines d’un futur qui ne sera jamais advenu25.

Bris et maison effondrée, La Nouvelle-Orléans, Février 2006

PHOTO : RACHEL LOVELL

31Songeuse, de nouveau face à la clinique en ruines, N lance : « Je suis sûre qu’il y a encore les dossiers des patients ; les gens sont venus et ont pris tout le reste, meubles, petite monnaie… »

Que Desire revienne, je suis loin d’en être certaine.

Mithra : larche de Mark Bradford

32Le quartier Desire dans mon dos, j’arpente celui, voisin, du Lower Ninth : un quartier ouvrier historique où vivaient quinze mille habitants avant Katrina, principalement noirs. Il a été entièrement rasé après la tempête par la force des inondations qui s’y sont abattues. Il m’est arrivé d’y suivre des réunions du quartier sur la reconstruction de la ville. Parfois de m’arrêter chez Ronald Lewis, à ce musée culturel dit de « La Maison de la danse et des plumes » ; un musée qu’il a construit avec l’aide de bénévoles, en même temps et sur le même terrain où ils retapaient sa maison. À d’autres moments, je sillonnais ces rues à la recherche des lieux où avaient vécu les personnes avec lesquelles j’ai fait des entretiens.

  • 26 Prospect One a rassemblé les travaux de 81 artistes venant de 39 pays, aussi bien dans des sites ay (...)

33Mais aujourd’hui c’est pour voir la gigantesque sculpture que l’artiste Marc Bradford vient d’ériger que je m’y rends. Elle a été créée dans le cadre de Prospect One, la première Biennale artistique tenue à la Nouvelle-Orléans. L’Arche biblique, ici traitée en patchwork et haute comme un immeuble de trois étages se tient en lieu et place d’une maison funéraire disparue dans l’inondation26.

Mark Bradford devant l'assemblage de Mithra, Lower Ninth, lors de Prospect 1, La Nouvelle-Orléans.

PHOTO de TED JACKSON/ © THE TIMES-PICAYUNE, CAPITAL CITY PRESS /GEORGES MEDIA GROUP, et BATON ROUGE, LA.

  • 27 Emil Kraeplin & A. Ross Diefendorf, Clinical Psychiatry, New York, Macmillan, 1907, p. 241, 275.
  • 28 Angela Woods, The Sublime Object of Psychiatry: Schizophrenia in Clinical and Cultural Theory, Oxfo (...)

34Comme je marine encore dans le bain de mes récits, le vaisseau qui se profile devant moi m’invite en premier lieu à cette pensée fluviale : des boucles tournent en rond comme dans le Pot-au-Noir, ce marasme équatorial. Le trope qui sous-tend cette image est celui de la Nef des Fous, fruit de l’expulsion des fous de leurs communautés au bas Moyen Âge, mais qui, même dans des variantes plus anciennes, a toujours été un bateau d'exclus, qu’ils soient fous ou non. Faite des débris qui jonchaient les eaux de la ville après l’ouragan, cette arche provoque une autre association : les « épaves mentales », pour reprendre les termes d’Emil Kraepelin à propos de la démence précoce, ce concept antérieur à la schizophrénie27. La philosophe Angela Woods a souligné combien une telle métaphore, barrant au psychisme le chemin de la guérison, avait pour effet de projeter les schizophrènes en deçà de l’humanité ordinaire, au lieu de les considérer comme des individus de chair et de sang, vivant simplement à l’extrême des variétés de nos expériences d’humains28.

  • 29 Katy Siegel & Christopher Bedford (dir), Mark Bradford: Tomorrow is Another Day, New York, Gregory (...)

35Cependant, pour autant que le vaisseau en question soit une arche, elle inverse la métaphore de l’exclusion, celle des épaves de Kraepelin, pour figurer une extension de la communauté à ses marginaux. La nef de Bradford renvoie à la fameuse barge qui a fracassé pendant l’ouragan la digue protégeant le Lower Ninth, dans une déflagration que les habitants prirent pour une explosion de dynamite. La déflagration fit remonter le souvenir funeste de la grande inondation de 1927 et la destruction délibérée par les élus de la ville d’une digue protégeant les quartiers pauvres en aval, de manière à détourner la crue menaçant la riche zone portuaire. Bradford a bâti son arche à partir de planches de contreplaqué ramassés dans ces rues dans le sillage de l’ouragan. Il les a surmontés de containers et y a placardé les affiches délavées de publicités vantant les services destinés à aider les déplacés et d’autres débris encore pour en parachever la coque. Il mène souvent ses projets d’artiste en lien avec des communautés mises à la marge auxquelles il a lui-même appartenu. D’où sa décision de monter l’arche dans ce quartier, avec l’aide des travailleurs locaux29. Le nom de Mithra fait référence au mythe qui promet renaissance et régénération. Au travers des cheminements de cette utopie, là aussi, les personnes dont l’être-dans-le-monde tombe sous la coupe de diagnostics psychiatriques peuvent s’y trouver intégrées et part d’une communauté élargie. La question de savoir si ce processus peut perdurer et augurer d’une régénération sociale n’en reste pas moins ouverte.

Remerciements

Je remercie chaleureusement Baptiste Moutaud ainsi que deux évaluateurs anonymes pour leurs suggestions très utiles, Helen Régis pour m’avoir lancée sur les réflexions concernant les lieux aqueux, et Linda Van Aman. Enfin, je remercie Samuel Bordreuil pour la traduction pas toujours évidente à réaliser de ce texte.

Haut de page

Notes

1 NdT : Taxodium distinchium.

2 Sa disparition fut immortalisée en 1889 par Lafcadio Hearn à travers la figure d’un revenant dans sa nouvelle, Chita: A Memory of Last Island (Jackson, University Press of Mississippi, 2018).

3 Lauren Zanolli, « Louisiana’s Vanishing Island: The Climate “Refugees” Resettling for $52m », The Guardian, 15 Mars 2016. En ligne : https://www.theguardian.com/environment/2016/mar/15/louisiana-isle-de-jean-charles-island-sea-level-resettlement

4 Shannon Dawdy, Building the Devil’s Empire: French Colonial New Orleans, Chicago, University Chicago Press, 2008. On peut comparer les géographies conventionnelles avec la découverte de la ville par voies aqueuses dans le récit de 1855 d’Elisée Reclus, republié dans Fragment d’un voyage à la Nouvelle-Orléans (Paris, Éditions du Sextant, 2013).

5 L’expression helicopter researchers apparaissait souvent pour se référer à ces chercheurs « sitôt atterris, sitôt envolés », contrats à la main, selon les plaintes des habitants, pour réaliser des recherches trop rapides (« quick and dirty »).

6 North Shore se situe de l’autre côté du lac Ponchartrain, dans la localité de Covington. C’est un lieu de recréation et de sortie pour les Néo-Orléanais. Beaucoup de personnes y ont évacué après Katrina et y sont même restées. Dans l’imaginaire, c’est un lieu fréquenté par les « blancs ». C’est aussi là que se trouve le seul hôpital psychiatrique resté ouvert après Katrina.

7 Le sobriquet partagé par les Blacks autant que les blancs pauvres.

8 John Barry, Rising Tide: The Great Mississippi River Flood of 1927 and How It Changed America, New York, Simon & Schuster, 2007.

9 Ceci dans le cadre plus ample d’une recherche reliant les violences intrinsèques du désastre écologique à celles sociales, symboliques portant sur la reconstruction de la ville et ses effets sur les systèmes de santé. Recherche financée par l’ANR ; programme ANR-07-BLAN-008, porté par Jean Samuel Bordreuil, auquel a participé Anne M. Lovell. En ligne : https://anr.fr/Project-ANR-07-BLAN-0008

10 Bien qu’il n’y eût pratiquement aucune politique d’évacuation des patients en psychiatrie, Tabby n’en fut pas moins trimbalée dans un hôpital de l’autre côté du lac, dont les patients furent alors évacués en direction d’encore un autre hôpital, plus loin dans les terres.

11 NdT : « moling » et « foothing » sont des néologismes. « Moling » recouvre aussi bien la tâche sur la tête (le mole, littéralement une néoformation cutanée ou sous-cutanée) et tout ce qu’il impose au quotidien de Tabby. « Foothing » (de food et clothing) entremêle la nourriture et les vêtements.

12 Jaime Rodrigues, « A New World in the Atlantic: Sailors and Rites of Passage Crossing the Equator from the 15th to the 20th Century », Revista brasileira de historia, no 33, vol. 65, 2013, p. 233-275.

13 L’appartement faisait partie du réseau de logements dits « de vie autonome » trouvés par l’association des familles qui gérait le Centre.

14 NdT : l’agence fédérale pour la gestion des urgences qui fournit de l’assistance aux sinistrés.

15 Tim Ingold, « Footprints through the Weather World: Walking, Breathing, Knowing », Journal of the Royal Anthropological Institute, no 16/s1, 2010, p. S121-S139.

16 Tim Ingold, Lines: A Brief History, New York, Routledge, 2007, chapitre 3. NdT : Cheminer et déambuler, nous ont paru être les termes les plus consonants – eu égard à la disparité des champs sémantiques entre les deux langues concernant voyages et déplacements – avec la notion anglophone de wayfaring, celle du moins que T. Ingold a su mobiliser dans ses écrits.

17 Traduction de l’auteure. Tim Ingold, Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description, New York, Routledge, 2011, p. 162.

18 Voir Étienne Hellmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Paris, Verdier, 2019, chapitre 2.

19 Franco Basaglia, « Corpo, sguardo, silenzio », dans Franca Ongaro Basaglia (dir.), L’Utopia della realtà, Turin, Einaudi, 2005, p. 27-42.

20 Ce développement sur les frontières des territoires personnels prend appui sur l’approche dramaturgique goffmannienne des relations en public : Erving Gofmann, Relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973, et particulièrement sur son dernier chapitre consacré à la « folie dans la place », initialement paru comme « The insanity of place », Psychiatry, no 32, vol. 4, 1969, p. 357-388. Les reprises de cette approche sont trop nombreuses pour qu’on les répertorie. Ma reprise du concept de script doit beaucoup, mais sur un registre moins linguistique, à Summerson Carr. « Evader le script », qu’elle n’utilise pas, implique un processus plus lent que celui de le retourner tel qu’elle le décrit. Voir : E. Summerson Carr, Scripting Addiction. The Politics of Therapeutic Talk and American Sobriety, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2010.

21 Par ailleurs j’ai eu à décrire plusieurs exemples de dérapages, pendant et après Katrina. Quant au retournement des relations de soin, ou d’autres exemples, on peut se référer à : Anne M. Lovell, « Aller vers ceux qu’on ne voit pas : maladie mentale et care dans des circonstances extraordinaires (la catastrophe de Katrina à la Nouvelle-Orléans) », in Anne M. Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das & Sandra Laugier, Face aux désastres. Une conversation à quatre sur la folie, le care et les grandes détresses collectives, Paris, Ithaques, 2013. Quant au retour temporaire vers les familles élargies évinçant leurs membres handicapés, on se référera à : Anne M. Lovell, « Le miroir de l’insensé : une anthropologie des formes de vie face aux dislocations et aux désastres » in Sandra Laugier & Estelle Ferrarese (dir.), Les Formes de Vie, Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 303‑324. Enfin, s’agissant des interactions cadrées de manière subtile par W.E.B Du Bois comme ressortant de ce qu’il appelle la ligne de la couleur, on la retrouvera quand une femme noire, visiblement marquée par son alcoolisme non moins que par la traversée de ses épreuves « mentales », se révèle capable de sauver de la noyade un vieillard « blanc » (ce qui suppose un rapport réciproque entre les deux). On pourra se référer à Anne M. Lovell, « Tending to the Unseen in Extraordinary Circumstances: On Arendt’s Natality and Severe Mental Illness after Hurricane Katrina », Iride, Filosofia e dicussione pubblica, no 26, vol. 20, 2013, p. 563‑578.

22 Dans un autre exemple, la transformation sociale des petites villes en zone périurbaines au Sénégal ont permis aux « malades mentaux » d’être reconnus différemment dans l’espace public. Cela pouvait engendrer un rapport de soin (care) de la part des étrangers, bien que, comme ailleurs, la peur et la stigmatisation souvent violente continuent à caractériser les rencontres avec ceux atteints de troubles mentaux sévères dans les espaces publics encore peu urbanisés. Voir : Papa Mamadou Diagne & Anne M. Lovell, “Vivre avec la folie dans le Sénégal périurbain mondialisé : care, contraintes économiques et reconfiguration des solidarités”, Politique Africaine, no 157, vol. 1, 2020, p. 143-164.

23 Louis Quéré, “Le public comme forme et modalité d’expérience”, dans Daniel Cefaï & Dominique Pasquier (dir.), Les sens du public, Paris, PUF, 2008, p. 113‑134. 

24 Louis Le Guillant, cité dans Anne Lovell, « Tending to the Unseen in Extradordinary Circumstances », Filosofia e dicussione pubblica, no 26, vol. 20, 2013, p. 564

25 Sur la période post-Katrina à Desire, voir Rachel Breunlin & Helen A. Regis, « Putting the Ninth Ward on the Map: Race, Place, and Transformation in Desire, New Orleans », American Anthropologist, no 108, vol. 4, 2006, p. 744-764.

26 Prospect One a rassemblé les travaux de 81 artistes venant de 39 pays, aussi bien dans des sites ayant subit le désastre que dans des musées de la ville ou d’autres lieux publics.

27 Emil Kraeplin & A. Ross Diefendorf, Clinical Psychiatry, New York, Macmillan, 1907, p. 241, 275.

28 Angela Woods, The Sublime Object of Psychiatry: Schizophrenia in Clinical and Cultural Theory, Oxford, Oxford University Press, 2011. Janis H. Jenkins & Robert J. Barret sont les auteurs de l’expression selon laquelle la schizophrénie serait « le bord de l’expérience ». Voir Janis H. Jenkins & Robert J. Barret (dir), Schizophrenia, Culture and Subjectivity: The Edge of Experience, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Voir aussi : William James, Varieties of Religious Experience, London, Penguin Classics, 1983 [1902].

29 Katy Siegel & Christopher Bedford (dir), Mark Bradford: Tomorrow is Another Day, New York, Gregory R. Miller & Co., 2017.

Haut de page

Table des illustrations

URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 528k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 444k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 156k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-4.png
Fichier image/png, 831k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 200k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-6.png
Fichier image/png, 1,4M
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 92k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 72k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 112k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-10.png
Fichier image/png, 1,1M
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-11.png
Fichier image/png, 2,7M
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/23637/img-12.jpg
Fichier image/jpeg, 467k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne M. LOVELL, « Survivre au désastre après Katrina »Terrain [En ligne], 76 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23637 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23637

Haut de page

Auteur

Anne M. LOVELL

INSERM, CERMES3, Université de Paris, CNRS

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search