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Des vies en dépendances

Pragmatique de la folie en institution psychiatrique
Nicolas MARQUIS
p. 84-103

Résumé

À rebours d’une approche de la folie comme une construction sociale ou un rapport de pouvoir, l’article développe une perspective pragmatiste qui vise à prendre au sérieux l’expérience de la folie. À partir d’une enquête ethnographique dans deux institutions psychiatriques situées respectivement en Belgique et en France, je propose de déplacer la question de la définition de la folie à celle de son mode d’existence. La folie, alors, se lit tout d’abord dans une vie massivement empêchée et vécue sous l’empire de la rechute ; ensuite dans une situation institutionnelle occasionnant une distribution extrême de la marge de manœuvre ; enfin dans la confrontation – en négatif – aux idéaux d’une société valorisant l’autonomie individuelle et le fait d’agir de soi-même. La folie se déploie alors comme une configuration particulière d’autonomie et de dépendance, d’action et de passion.

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Texte intégral

Des vies en dépendancesAfficher l’image
Crédits : Léonor Glaser, 2021 / Penninghen

Où est la folie ?

  • 1 Terme utilisé classiquement dans l’institution française, le personnel de l’institution belge préfé (...)

1Au cours d’un travail d’enquête réalisé entre 2014 et 2016 dans deux institutions psychiatriques (l’une belge et l’autre française), j’ai pu observer la vie quotidienne de ces institutions et mener des entretiens avec des personnes atteintes de troubles mentaux graves et que j’appellerai ici « patients1 ». J’ai été confronté à la question suivante : que faire de la folie et quelle place lui donner dans les descriptions et les analyses ? Cette enquête propose de déplacer la question de la définition de la folie (« qu’est-ce que la folie ? »), complexe à appréhender en sciences sociales, vers celle de son mode d’existence (« où est la folie ? ») : je postule ici que cette approche permet de mieux prendre au sérieux l’expérience de la folie par ceux qui la vivent au quotidien, en la lisant comme une configuration autonomie/dépendance.

  • 2 La thérapie institutionnelle est un modèle de soin fondé sur la vie en communauté et le partage des (...)

2Les patients dont il sera question dans cette enquête (dix-sept en Belgique et environ soixante-dix en France) sont atteints de troubles mentaux graves, principalement du spectre de la schizophrénie. Ils sont accueillis dans ces institutions pour une durée limitée : six mois en France ou deux ans en Belgique. Basées sur des principes psychodynamiques (thérapie institutionnelle en Belgique et thérapie systémique en France2), ces deux institutions endossent la mission de « réhabiliter fonctionnellement » (selon le libellé juridique de l’établissement belge) des personnes sorties de la phase aiguë de la crise, en proposant un parcours en phase avec l’idée du « rétablissement » (Massé 2006). Qu’elles s’inspirent directement de cette philosophie ou non, elles visent en effet à « rendre à la société les patients dans un meilleur état que celui dans lequel ils sont arrivés » selon l’expression d’Anselm Strauss (1981).

3Logée dans une vieille maison de maître, l’institution belge est organisée sur le mode d’une habitation communautaire avec des lieux partagés et d’autres privés (les chambres des patients, les bureaux des soignants), où les tâches quotidiennes sont réparties entre le personnel et les résidents. Le principe est que cette vie partagée possède, par elle-même, un potentiel thérapeutique. Plus grande, installée dans des bâtiments récemment construits à cette fin, l’institution française accueille les patients sur le modèle d’un hôtel, en prenant également en charge les aspects liés à la propreté et à la nourriture (les repas étant servis dans un « restaurant » où les commandes et le service se font à table). Des deux côtés, pendant leurs séjours, les patients dorment, mangent et passent le plus clair de leur temps dans ces institutions ouvertes sur la ville, qu’ils peuvent quitter avec pour seule obligation d’y revenir dormir le soir venu. Quand ils ne sont pas occupés, bon gré mal gré, à des activités éducatives organisées (ateliers, sport …), ou impliqués dans des activités thérapeutiques (séances, réunions avec les soignants, etc.), la plupart des patients, dans leur chambre ou dans les lieux communs, semble simplement attendre quelque chose, qu’il s’agisse de la fin du monde ou de leur séjour. Cependant, ce temps ne devrait pas être, du point de vue des soignants, considéré comme simplement « à tirer », car dans les deux institutions, comme dans le reste des mondes de la psychiatrie, les jeux de langage du projet et de l’autonomie invitent les patients à profiter de chaque moment de leur séjour pour construire un « après » qui viendra bien assez tôt (Marquis 2019).

4Mais où est la folie, dans ces institutions ? C’est la question que je me suis posée en passant pour la première fois les portes de l’institution belge, en 2014. Florent, l’un des dix-sept résidents, m’a accueilli avec les usages. Malgré son air fort fatigué, et tandis qu’il me conduisait vers le directeur de l’équipe soignante, il plaisantait sur le fait que c’était mon « dépucelage » en psychiatrie. Le directeur en question était en train de jouer une partie endiablée de kicker avec d’autres personnes, sous les sourires amusés d’un petit attroupement. Plus tard, nous sommes passés à table et, en l’absence d’uniforme distinctif, je me suis trouvé bien incapable de distinguer les résidents des soignants. Après un repas expédié et sans grands échanges, les tâches ménagères ont été accomplies automatiquement, et tout le monde s’est ensuite dispersé, vers les chambres ou les bureaux, vers les divans des lieux communs pour y somnoler, ou on ne sait où à l’extérieur. Sans doute n’était-il pas nécessaire d’être sociologue ou anthropologue pour repérer dans cet ordinaire les traits bien connus d’un environnement institutionnel, où des personnes vivent, mangent, dorment et mènent leurs activités ensemble. Mais où la folie est-elle visible, si ce n’est dans les titres que se donnent les gens pour la traiter et dans les médicaments que certains prennent pour la soigner ?

5Une réponse a émergé lors de l’un de mes premiers entretiens, réalisé avec David. Celui-ci m’y semble tenir un discours non seulement normal et cohérent, mais s’accordant aussi fort bien avec les attendus institutionnels portés par les soignants, que je commençais pour ma part à découvrir : raconter son parcours en faisant état d’un rebond, évoquer ses projets d’avenir et son désir d’autonomie, dire que l’on a évolué et désirer plus que tout sortir de la psychiatrie. Quand je lui demande s’il identifie ce qui l’a amené en psychiatrie, David me relate, avec beaucoup de détails, qu’il s’est rendu coupable d’attouchements sur ses sœurs.

David : [La psychiatrie] c’est dû aussi à ma grand-mère maternelle qui me donnait des chocs moraux, dans mon enfance. Ou ce qu’il s’est passé avec mes sœurs. Je les ai pas vraiment violées, mais bon c’était entre les cuisses, et un jour, à mes 14 ans, j’ai pas violé mes sœurs, mais j’ai continué à faire ça, et c’est sorti le sperme, et je me suis rendu compte que j’étais adulte, et voilà. Donc [depuis lors] j’ai vu mes sœurs, j’en ai parlé avec elle, je me suis excusé. Bon, elles me voient maintenant et il y a pas de problème.

6Ce n’est pas facile à entendre, mais je consigne. Trois mois après cet entretien, j’assiste à une réunion d’équipe dans laquelle le soignant-référent de David évoque avec une lassitude non dissimulée le fait que celui-ci « est encore revenu avec ses délires de viol de ses sœurs ». Ma surprise de voir changer de statut ce que je n’avais nullement pensé à questionner n’est pas passée inaperçue, et le soignant d’insister : des examens médicaux et psychologiques avaient alors été conduits auprès des différents protagonistes, et rien n’a jamais permis d’accorder la moindre crédibilité à cet épisode que, à nouveau, seul David tient pour indiscuté.

Prendre la folie au sérieux

7Dans ces institutions qui accueillent des patients dits « stabilisés » (c’est-à-dire sortis de la phase aiguë de la crise), la folie est en réalité partout et nulle part. Elle n’est nulle part lorsque, comme c’est fréquemment le cas, une heure, une journée ou une semaine se passent sans accroc apparent, et ne se différencient pas de n’importe quel autre contexte institutionnel. Mais potentiellement, elle est partout, comme le montre mon entretien avec David. Car elle constitue une menace ubiquitaire et produit de constantes hésitations : sur le sens des propos et le statut de la parole, sur des brèches qui surgissent dans des interactions et qui ne sont pas réparées, et finalement, sur le fait d’être dans le même monde. Parfois inextricable, souvent indécidable, toujours incertaine, jamais pure — « à bas bruit », disent parfois les soignants : en acte ou en puissance, la folie grève toutes les relations sociales, de soin et même d’enquête.

8« Où est la folie ? » plutôt que « qu’est-ce que la folie ? » : je propose ici d’aborder la folie pragmatiquement, à partir de ce qu’elle fait et de ce qu’elle change pour ceux qui la vivent de près. Il semble en effet que les sciences sociales soient mal outillées pour aborder de front, comme elles l’ont fait jusqu’à ici, la question de sa définition. En tous cas, lorsqu’elles prétendent le faire, les réponses apportées sont souvent insatisfaisantes. On peut en chercher les raisons dans le rapport, empreint d’un malaise par ailleurs compréhensible et heuristique, qu’entretiennent les sciences sociales avec les « savoirs psy » (Henckes & Marquis 2020) — ces derniers étant eux-mêmes traversés par de multiples tensions au point qu’il soit bien difficile de s’y retrouver. Dans les tentatives de réponses des sciences sociales à ce « qu’est » la folie au regard des savoirs psy, deux tendances sont repérables.

9La première, devenue classique en sciences sociales, fait du pompier le pyromane, en poussant à considérer que ce qu’on appelle la folie est en réalité le résultat d’une construction interactionnelle (Goffman) ou historique (Foucault) partiellement générée par la psychiatrie elle-même, peut-être à des fins de domination sociale ou de normalisation culturelle. Il s’agit donc, selon une posture désormais largement reprise par de nombreux acteurs des mondes de la folie, de déconstruire de façon critique ces savoirs comme situés, et de ne plus voir dans les patients que des personnes libellées comme tels.

10La seconde tendance a pris de l’ampleur récemment avec la montée en puissance de la logique d’empowerment, et de prise en compte de la perspective à la première personne (par exemple dans les récits de maladie ou à travers la valorisation du « patient view », du point de vue du patient, Velpry 2008). Elle consiste à trouver dans la folie, par-delà ce qu’en dit le discours psy traditionnel, une manifestation de vérité, d’authenticité, voire l’indice d’une forme de vie alternative et éventuellement dominée à laquelle il faudrait faire droit. Dans une logique à la frontière de la militance et de la recherche, les patients deviennent, par exemple, « survivants de la psychiatrie », « experts par expérience », « neuroatypiques », « handicapables » ou « entendeurs de voix ».

  • 3 À titre d’exemple, les travaux (Ogien 1989 ; Velpry 2008) qui font de la folie et de la psychiatrie (...)

11Bien que massives, ces deux tendances ne recouvrent évidemment pas l’entièreté du spectre de la production des sciences sociales à propos de la folie3. Elles ont néanmoins en commun de puiser dans une « ontologie potestative » (Vibert 2016), ce qui génère plusieurs difficultés. D’abord, elles risquent, en approchant la folie, d’opposer au réductionnisme neuro-, bio-, ou psychologique des savoirs ainsi mis sur la sellette, un autre réductionnisme social, culturel, économique ou identitaire, conduisant potentiellement à rabattre l’expérience de la folie sur l’expérience sociale de la folie. Ensuite et surtout, ces tendances conduisent à peu problématiser le statut de la parole « folle », que ce soit pour des raisons d’ordre moral (volonté de ne pas mettre en question la voix d’acteurs dominés, voire de s’en faire le porte-parole) ou méthodologique (absence d’outils dans les sciences sociales pour dégager des niveaux d’analyse prenant en compte une potentielle pathologie rejaillissant sur le discours). Cela revient, au minimum, à mobiliser ce que Livia Velpry a justement appelé un « régime d’interprétation général » (2008 : 33) qui consiste à ne pas reconnaître de spécificité aux propos et aux comportements de personnes étiquetées « folles » : ainsi, un entretien avec elles se conduirait et s’analyserait comme celui mené avec n’importe quel autre individu. Cela peut même conduire à accorder aux propos apparemment délirants une profondeur supplémentaire, et à en faire la fascinante clé d’accès à une hypothétique intériorité ou à d’autres façons d’être au monde, pour autant que l’on fasse droit à la rationalité propre ou au style cognitif alternatif des personnes concernées. Or, des analyses inspirées de Wittgenstein pointent clairement les impasses conceptuelles auxquelles mène le fait de vouloir considérer en même temps qu’un propos est fou et qu’il signifie pourtant quelque chose (Frèrejouan 2020).

12En dissolvant la folie en une construction sociale, en la magnifiant comme une façon d’être au monde, en refusant — pour de compréhensibles raisons — de donner une place aux savoirs psy autre que celle de pur objet, le chercheur en sciences sociales pourrait se retrouver fort démuni pour rendre compte des brèches, des béances et des incertitudes qui peuvent se faire jour au détour d’une interaction ou d’une parole. Dans les propos étranges d’une personne peuvent très bien se côtoyer, par exemple, idées délirantes de « centralité » (perception solipsiste dans laquelle le patient se sent au centre de l’univers, et où tout le concerne) ou de possession d’un côté, et de l’autre une apparente clairvoyance sur le statut délirant des idées auxquelles on tient — ce que Manfred Bleuler nommait le « sourire du schizophrène », comme si l’interlocuteur exprimait « cher ami : tout ça, c’est pour rire, je sais que vous ne me prenez pas au sérieux, et en réalité, je ne prends pas non plus ça très au sérieux » (Sass 2010 : 21-24) :

NM : La maladie, toi tu l’interprètes comment, est-ce que c’est un problème dans le cerveau, ou une sorte de message, ou un truc qui est lié à ton histoire…

Steeve : Le truc c’est que ça peut être un message de Dieu, mais ça peut être aussi le fait que j’étais un peu dérangé aussi. Donc c’est les deux je crois.

NM : Quand tu dis dérangé ?

Steeve : C’est que je souffrais d’une dépression, de problèmes mentaux, donc je croyais des choses étranges. […]. Mais l’esprit démoniaque serait rentré en moi pour que j’échoue sur tout, parce qu’il m’aurait créé des difficultés à l’école depuis que je suis tout petit. Après je sais pas, c’est ce qu’ils me disent. Après ça serait une de mes tantes qui ferait ça. Mais aujourd’hui, il faut s’assumer, il faut aller plus haut. Moi ce que je veux c’est faire des bons choix professionnellement. Parce qu’aujourd’hui, je suis grand, je suis adulte.

13Il en va de même pour d’autres manifestations généralement rattachées par la psychopathologie à des symptômes de troubles mentaux graves, comme la « double comptabilité » (Bleuler in Englebert & Valentiny 2017). Cette expression renvoie au fait qu’une personne atteinte de schizophrénie peut tenir comme des évidences non questionnables des délires de grandeur ou de centralité, sans pour autant que cela se traduise forcément en actes et en conséquences dans le monde commun. Ainsi, on peut, comme Kevin dans la communauté thérapeutique belge, se penser seul en lutte contre des forces qui menacent le monde, et ne pas prendre ombrage lorsqu’on est « de tâche vaisselle ». En bref, « les personnes souffrant de troubles mentaux graves occupent une place à part dans les disciplines qui se penchent sur le langage » (Velpry 2008 : 220), parce que ces troubles touchent à l’intentionnalité, au sens, aux relations humaines, et grèvent de ce fait tant notre mode de récolte des données que les inférences réalisées sur le matériau ainsi accumulé.

14Décrire et analyser la folie dans les termes d’un « où » voire d’un « quand » n’est pas une opération qui doit s’entendre dans le sens d’une localisation géographique ou temporelle, mais dans celui d’une enquête pragmatique qui interroge ce que celle-ci fait concrètement aux situations et aux interactions, quelles conséquences elle génère, en particulier pour ceux qui la vivent, et qu’on ne retrouverait pas si elle n’était pas, au moins potentiellement, présente (dans d’autres contextes institutionnels, par exemple).

15Quels que soient ses fondements psychopathologiques, la folie peut, de ce point de vue, être appréhendée comme une configuration d’autonomie/dépendance. Elle a comme caractéristique, pour ceux qui la vivent ou qui sont en charge de l’accompagner, de redistribuer les attentes et les responsabilités de façons qui paraîtraient, en réalité, inacceptables dans d’autres contextes. C’est d’ailleurs cette configuration que le travail psychiatrique de « réhabilitation » se donne précisément pour but, théoriquement du moins, de transformer.

Des vies empêchées

16Il faut d’abord revenir à une évidence : les patients en psychiatrie sont des personnes qui ne vont pas bien, non seulement du point de vue d’autres personnes, mais également du leur. En une année de terrain, je n’ai pas rencontré un seul patient ou résident prétendant aller structurellement « bien », ou être en institution par erreur (quand bien même certains peuvent se montrer extrêmement critiques à l’égard des soins). Une poignée de personnes évoquent néanmoins le fait que ce mal-être n’est pas fait de choses seulement négatives. Karol dit que les voix (qui pourtant l’insultent fréquemment ou la poussent à être violente) rendent la réalité « moins plate ». Patrick explique : « quand j’étais parano, je me suis jamais fait voler. […] Il y a des avantages à être parano, mais c’est vrai que ça te pourrit la vie, parce que tout est suspect. » Les personnes diagnostiquées bipolaires peuvent parler avec fascination de la phase maniaque qui les a amenées en psychiatrie. Mais ces périodes d’avant sont, pour ceux qui les relatent, plus effrayantes qu’attirantes, et aucun ne déclare souhaiter y revenir.

17Les patients nomment souvent ce qu’ils « ont » dans les termes de la « maladie », répercutant ainsi la façon qu’utilisent généralement les différents corps soignants auxquels ils ont (eu) à faire, pour décrire ce dont ils sont affectés. À la différence de celles qui ont reçu un diagnostic de « troubles obsessionnels compulsifs » ou de « bipolarité », les personnes souffrant de troubles du spectre de la schizophrénie ou plus largement de la psychose (qui représentent le contingent le plus important des patients dans les deux institutions) se montrent souvent très peu au fait du diagnostic qui a été posé à leur égard. Ce manque d’information reflète sans aucun doute le caractère évolutif, incomplet et disputé de ce diagnostic, tant dans les discussions entre soignants que dans les classifications auxquelles elles font parfois référence (par exemple celles que l’on retrouve dans le DSM, le Manuel Diagnostic édité par l’association américaine de psychiatrie qui en est aujourd’hui à sa cinquième édition). Mais il renvoie également au fait que les patients semblent rarement intéressés à considérer ce qui les affecte de cette façon. Dans leurs termes, la « maladie » est à la fois un parcours et un ensemble de conséquences au quotidien.

18Les configurations dans lesquelles cet aller-mal prend son origine sont nombreuses, voire infinies. Mais les personnes rencontrées relatent leur histoire — opération qu’elles ont à conduire assez souvent en tant que patient — en suivant une même trame. D’abord, une vie plus ou moins normale, même si fréquemment déjà grevée par des embarras économiques, sociaux, familiaux ou encore d’addiction. Les difficultés augmentant, une dégradation lente ou plus rapide se met ensuite en place. Rapide, elle peut prendre la forme d’un coup de tonnerre dans un ciel à peine nuageux : la personne perd pied. Lente, elle s’exprime dans les termes d’un brouillard qui s’épaissit, d’une vie suspendue ou d’une existence en errance. Dans les deux cas, cette période mène à une chute, faite tantôt de solitude, de déprise progressive de soi et du monde, tantôt d’explosion, de passage à l’acte délirant ou dangereux pour soi et les autres. Brutale ou par paliers, cette chute est présentée comme ce qui a amené la personne au contact de la psychiatrie, de gré ou de force. Quelle que soit la façon dont ce moment s’incarne, il possède une caractéristique : la personne semble s’être absentée d’elle-même, avoir volontairement ou non démissionné face aux attentes et aux critères qui pèsent au quotidien sur chaque personne : être soi, être actif, être correctement socialisé.

19Souvent ramassé par les soignants sous l’expression de « crise », ces moments ont un statut fort pour les équipes comme pour les personnes elles-mêmes : ils constituent l’inoubliable preuve qu’à au moins un instant, la personne a complètement perdu pied et n’a pas pu se (con)tenir. Plus encore, ce sont des moments où le patient s’est montré incapable de produire une évaluation correcte de la situation ou de prendre de bonnes décisions pour lui-même, croyant par exemple aller très bien alors qu’il allait très mal – ce dont il convient rétrospectivement. En bref, des moments où la personne a dû remettre les clés d’elle-même à autrui. La « crise » recouvre également, dans les propos des patients, la période ayant directement suivi la chute. Au cours de cette période, la quasi-totalité des personnes rencontrées a séjourné dans des institutions hospitalières ou para-carcérales fermées, qu’elles décrivent souvent comme « l’enfer », voire comme coresponsables de la folie.

20Pour les soignants, une personne sort de l’état de crise quand précisément elle reconnaît qu’elle est en état de crise : autrement dit qu’elle partage une définition de la situation selon laquelle il est nécessaire qu’elle ouvre à la révision et à l’expertise d’autrui des domaines généralement considérés comme étant d’ordre privé. Au moment où ils me parlent, les patients se présentent souvent, eux aussi, comme évoluant dans une meilleure phase, plus apaisée et inaugurée par la date d’entrée dans l’institution actuelle. Ils connaissent cette date par cœur — et pour cause, elle conditionne le moment où ils sortiront de l’institution, à savoir celui où ils seront à nouveau confrontés à aux attentes nourries à leur égard par la société.

21Cependant, si la phase de « crise » de la maladie est peut-être passée, ses effets persistent, renforcés par les effets des traitements institutionnels et médicamenteux mis en place pour la combattre ou l’aménager. Dans le récit qu’ils font, en entretien ou dans les interactions cliniques, de leurs difficultés quotidiennes, les patients font une lecture très déficitaire d’eux-mêmes, en se décrivant d’abord comme perpétuellement empêchés, jusque dans les moindres actions de la vie quotidienne. En une phrase : tout devient compliqué, même des activités considérées auparavant comme évidentes, parce que des compétences ont été perdues, parce que l’énergie est remplacée par la fatigue et la « flemme », parce qu’on s’accoutume à compter sur autrui, ou parce que la moindre action génère un stress difficilement contrôlable.

NM : Et il y a des choses dans la vie quotidienne, qui te stressent ?

Florent : Faire la cuisine ! Manier des choses, les proportions et tout, c’est stressant.

Linda : Je pouvais plus rien faire, j’ai perdu une grande autonomie, pour faire mes démarches, s’occuper de moi, me laver, me faire à manger, me faire belle. Tout ça c’était terminé.

22Chez de nombreux patients qui, par exemple, entendent des voix ou développent des idées délirantes, cet empêchement continu, souvent interprété dans les classifications sur le mode du symptôme négatif et du « a—» privatif (comme dans le cas de l’aboulie), trouve aussi sa source dans le fait qu’ils ne sont tout simplement plus en mesure de considérer la banalité de ces cours d’actions. De non problématiques, ces derniers deviennent plein de sens et de risques, indices de schèmes ou de volition, porteurs de conséquences incalculables, et finalement objets de questions et de préoccupations qui oscillent entre le microscopique et le macroscopique, empêchant ainsi tout autant l’efficacité de l’« action en plan » que l’aise du « régime de familiarité » (Thévenot 2006).

23L’empêchement le plus massif, cependant, tient moins à l’impossibilité d’agir qu’à celle de prévoir ou de se projeter. La vie d’(ex-)patient en psychiatrie est une vie essentiellement vulnérable, fragile, évoluant sous la perpétuelle menace de la rechute.

Claire : j’ai une baisse de moral, c’est psychique. Il suffit que je sois dans la chambre et que je me travaille la tête, c’est pas bon pour moi.

NM : Et quand ça arrive…

Claire : Ben ça vient comme ça, j’ai pas de contrôle, ça vient, et j’ai plus envie de faire rien du tout. Là j’ai contacté ma curatrice pour ouvrir un compte, mais il faut le livret de famille, ma carte d’identité, mais elle est périmée, et on m’a donné les papiers qu’il faut pour que je la refasse, et je le referai quand je serai à mon appartement, mais je veux pas précipiter les choses, parce que c’est compliqué et sinon, je vais pas y arriver quoi.

24À quoi tient cette vulnérabilité qu’expriment tous les patients sans exception ? La « crise » et ses rechutes souvent inévitables ont sapé l’évidence tenue pour acquise de la permanence à soi, de la fiabilité et de la constance pour soi-même comme pour les autres. Une opération aussi banale qu’essentielle — le fait de pouvoir compter sur soi-même — semble définitivement mise à mal. La crise ou les voix peuvent toujours revenir sans prévenir, une difficulté mineure peut toujours dégénérer et devenir menaçante. On ne sera plus jamais sûr de pouvoir compter sur ses convictions, ses propres critères pour pouvoir dire si « on va bien » ou non, ou sur sa capacité à prendre les choses à leur juste proportion.

NM : Et quand tu dis « m’habituer à la société », c’est pour être sûr de bien comprendre hein…

Fabrice (Bel.) : C’est avoir une place dans la société, savoir marcher sans être, […] tu vois. Quand tu es paranoïaque… Enfin, je dis paranoïaque, mais c’est quand même vraiment bizarre que d’un jour à un autre, c’est tout parti.

NM : Que un jour c’est là, et un jour c’est parti ?

Fabrice : Ouais, c’est comme ça que ça a été. Parce que j’avais l’impression que les gens savaient dire mon intime pensée. Et je me sentais mal en moi-même, parce que j’arrivais pas à voir ce qu’ils avaient vu en moi et que moi je voyais pas.

25Cette incertitude crée une situation dans laquelle les patients sont invités à se scruter en permanence, en surplus de l’attention dont ils font déjà l’objet de la part des soignants. Les équipes les encouragent ainsi à se faire les vigies de leur évolution. Les termes et les critères utilisés pour en parler sont ici aussi ceux qui ont cours dans ces institutions. Les patients n’utilisent en effet jamais le terme de « guérison ». Tout au plus parle-t-ils, en usant du vocabulaire en cours, de progrès et de projets. Mais tout progrès est potentiellement fragile, comme l’est la sensation d’aller mieux ou d’être plus au clair, toujours menacés par le fait que « ça pourrait revenir ». De la même façon, si les patients investissent souvent moins intensément les projets — qu’ils sont invités à monter en vue de leur sortie de l’institution — que les soignants ne le voudraient, c’est d’abord parce qu’ils ne leur trouvent pas vraiment de place parmi les autres préoccupations microscopiques ou macroscopiques qui les absorbent. Mais c’est aussi et surtout, selon moi, parce que leur parcours les a amenés à développer une conscience aiguë du caractère artificiel ou axiomatique d’un « toutes choses égales par ailleurs quant à soi-même » permettant de se projeter raisonnablement dans un avenir. En psychiatrie, on peut être très envahi le matin, aller un peu mieux l’après-midi et replonger dans le brouillard sans savoir pourquoi le soir. On peut se sentir pousser des ailes avec le printemps et se recroqueviller dramatiquement quelques mois plus tard. C’est la vie sous l’empire de la rechute, dans laquelle non seulement la fièvre peut revenir, mais le thermomètre peut aussi se briser à nouveau sans crier gare.

Katia : Ben en fait j’ai des cycles de 6 mois. Là j’ai sauté un cycle ici, ça allait mieux et puis pouf. j’ai décompensé avec le stress du départ. Ils ont dû m’augmenter les médicaments. Alors que c’était pas le moment du cycle, c’est marrant, hein. Ici c’est réactionnaire. C’est pas mes cycles. D’habitude c’est octobre et mars. Mais j’espère du coup que j’aurai rien en mars parce que j’aurai assez donné maintenant. (Rire) Alors ça commence par la gaieté, j’aime tout le monde, après, j’aime plus personne.

Une dépendance institutionnalisée

26Dans ces institutions visant à la réhabilitation et la réinsertion sociale grâce à un travail thérapeutique sur le sens d’une part, et à l’entraînement du fonctionnement à l’aide d’exercices d’autre part, la logique est d’empêcher toute forme de statu quo. Le progrès d’un patient est, au quotidien, défini à l’aune de ses avancées sur les trois critères précités : être soi, être actif, être correctement socialisé (Marquis 2019). Toute acquisition d’aise ou de compétences sur un domaine particulier de l’existence — allant de la capacité à prendre soin de son corps aux déplacements dans les transports en commun en passant par la prise de médicaments ou le travail réflexif sur les signes de la pathologie et les projets — s’accompagne de la rétrocession progressive par les soignants aux patients de la maîtrise et de la responsabilité de chaque domaine. De l’hétéronomie du « faire pour » le patient, on passe au « faire avec », puis au « faire faire », dans l’espoir que naisse finalement un « faire » autonome, désiré et accompli par la personne elle-même. Cela fait naître une tension qui apparaît ainsi au quotidien pour les patients : quelle place laisser aux attentes des soignants qui comptent sur moi et m’invitent à faire de même dans un contexte où la conséquence de cette pathologie est précisément que je ne peux même pas compter sur moi-même ? Que signifie être un acteur dans une configuration où l’on se sent principalement « agi » par des entités, et dépendant d’une rechute qui menace toujours ?

27Mais le point le plus marquant est que cette dépendance empreinte de passivité se voit, en réalité, redoublée par le fait même de l’institutionnalisation (et ce, également dans ces lieux ouverts). Écouter les patients dans les entretiens, traîner avec eux dans les couloirs, assister aux moments plus formels qui les concernent permet de se rendre compte à quel point leur vie quotidienne est une vie sous conditions. Si rien n’y est fluide, ce n’est pas seulement lié à leur situation mentale, c’est également parce que toute action, tout changement ou toute absence de changement est conditionné par des processus, des interventions, des discussions, des autorisations, des décisions dont ils ne maîtrisent ni les temporalités ni les critères. Cette dépendance prend, pour les patients, la forme d’une distribution : leurs compétences, leurs perceptions d’eux-mêmes et du monde, mais aussi leur pouvoir d’initiative et d’actions ne sont pas concentrés dans la zone de maîtrise de l’individu, mais réparties sur une série d’entités (au premier chef desquelles les soignants) qui doivent intervenir pour que quelque chose puisse se faire.

28Le patient distribué peut parfaitement se faire le sujet de phrases telles que « je vais faire », « je pense », « je me sens », etc., mais il sait que c’est un exercice un peu étrange, voire factice, où il se corrige fréquemment. Un jour où je croise Clément, je le salue en lui demandant comment il va (« Salut Clément, ça va ? »). Ma question crée une perplexité qui dure quelques instants et montre qu’il ne la perçoit pas comme une banale convention sociale, mais comme une réelle interrogation clinique sur son état. Il me répond enfin : « Je sais pas en fait. J’ai eu une mini-équipe [réunion avec ses référents dans l’équipe] et j’étais quand même stressé parce que je me sens pas au top, mais finalement ils ont dit que je m’intégrais bien donc c’est cool, c’est que ça va bien. » Avant de dire comment on va, mais aussi avant d’acheter un chapeau, d’augmenter ou diminuer son traitement, de passer des vacances avec une amie, de ne pas manger à l’horaire prévu ce soir, de rencontrer un parent avec lequel on a une relation compliquée, de se lancer dans une formation de fleuriste, de commencer un bénévolat, de faire une lessive supplémentaire, de changer d’avis par rapport à un projet en cours, etc., il s’agit d’abord, pour les patients et selon l’expression que j’ai entendue tant de fois dans leur bouche, de « voir avec » (c’est-à-dire de consulter) la personne ou l’entité compétente avec laquelle cette décision a été partagée. Il faut ensuite que cette personne ou cette entité fasse, le cas échéant, les démarches nécessaires (autoriser, débloquer l’argent, contacter une autre personne, rapporter et discuter en équipe la demande, etc.) pour que la pensée ou l’action, le changement ou le statu quo souhaité puisse avoir lieu.

29À la fois symptôme et conséquence de cette distribution, les patients qui acceptent de parler d’eux dans les entretiens le font assez souvent d’une façon qui les place précisément dans une position de dépendance et d’attente. Leurs gestes, leur parcours, leurs pensées sur eux-mêmes et sur leur état ne sont pas souvent présentés comme étant de leur initiative, mais comme la résultante de processus, de décisions, de critères que maîtrisent, dans les propos des patients, « eux », ou « ils ».

30« Ils », ce sont tous ces agents, individuels ou collectifs, plus ou moins clairement identifiés, ces entités perçues comme des opérateurs qui « font » ou « font faire » des choses aux patients, ou au contraire les en empêchent (les faire rentrer ou sortir d’une institution, les faire attendre, leur faire développer une certaine opinion d’eux-mêmes, les évaluer, par exemple). Le rassemblement derrière ce pronom est donc justifié par un point commun ; ce sont des entités sur lesquelles les patients estiment avoir peu voire pas de prise, mais qui, jusque dans les choses les plus simples de la vie quotidienne, conditionnent pourtant leurs façons d’être, d’agir, de vivre, de (se) sentir. Les équipes soignantes y occupent évidemment une place particulière. Les patients sont extrêmement conscients d’une triple dépendance qu’ils entretiennent à l’égard des soignants : ils dépendent de leur appréciation (au sens d’évaluation), de la protection que ceux-ci peuvent offrir à l’égard du monde extérieur, et enfin de leur expertise qu’ils ne cherchent pas véritablement à remettre en cause.

31Dans ces deux institutions ouvertes, il semble que si l’on ne fait bien sûr pas ce qu’on veut, beaucoup de choses sont quand même possibles, pour autant qu’on le demande, qu’on en discute et qu’elles soient jugées par les équipes comme utiles ou à tout le moins sans danger pour le patient et l’institution. In fine, il est souvent possible d’arriver via la négociation à ce que les soignants ont tendance à appeler un « accord » ou un « contrat », que les patients sont quant à eux plus prompts à lire comme une « autorisation » dont ils ont besoin à une série de fins. Cette façon de procéder recèle néanmoins une contrainte extrêmement forte à laquelle les patients n’ont pas le loisir de se soustraire dès qu’ils envisagent, de gré ou de force, de passer un peu de temps dans ces institutions : ils doivent collaborer, en se rendant visibles et lisibles par les soignants, et accepter que le moindre geste, la moindre pensée de leur part soit l’objet d’une enquête et d’une évaluation. Les patients se savent et se disent en effet perpétuellement observés, lus, analysés par les soignants.

32Cette évaluation est pour eux un marqueur très clair de l’inégalité de la situation. D’une part, les règles et les critères en fonction desquels ils sont évalués (ou du moins tels que les patients se représentent ceux-ci, cf. infra) ne leur appartiennent pas. D’autre part, cette évaluation a des effets directs sur les possibilités qui s’ouvrent à eux, car elle nourrit et justifie les décisions que prennent les soignants qui ont souvent le dernier mot dans les négociations.

33La façon dont les résidents de l’institution belge rapportent le déroulement du processus de candidature et de journées d’essai (préalables à l’acceptation du dossier et à l’entrée dans l’institution) en mettant en avant la réalité objective des rapports de pouvoir est un bon exemple de l’asymétrie introduite par le processus de l’évaluation : il y a « ils » qui évaluent et décident, et puis il y a « moi » qui suis évalué et dont l’avenir proche dépend du résultat de ce processus.

Benjamin : Ici, j’ai eu un entretien avec [4 soignants].

NM : Et tu te rappelles ce dont tu as parlé ?

Benjamin : On a discuté de ce qui les intéresse, c’est de voir ce que je voulais mettre en place pour l’avenir. Donc moi j’avais dit que je voulais pouvoir prendre un appartement tout seul, ils avaient l’air contents de ça.

*

NM : Comment ça s’est passé pour rentrer ici ?

Nicolas : J’ai eu deux entretiens. […]. Et puis des journées d’essai.

NM : Et t’as l’impression qu’ils attendent quoi dans ces entretiens ? Comment est-ce qu’ils choisissent les personnes ?

Nicolas : Je crois que c’est plus par rapport au projet, ou aux pathologies, ‘fin je crois. À mon avis, c’est des trucs comme ça. Il faut bien répondre.

34De ce point de vue, le quotidien de la psychiatrie offre une homologie inattendue entre patients, soignants (mais aussi sociologue) : tous interprètent tout, tout le temps. On pourrait même dire que, chacun dans leur système de pertinence propre, ils conduisent des enquêtes et partagent une même prétention : trouver du sens, des régularités, des explications, des liens là où l’œil non entraîné ne se serait pas arrêté.

35Souffrant d’un « concernement généralisé » (Grivois 1991), vivant dans un « monde vu de l’œil de l’esprit » (Sass 2010), les personnes atteintes de schizophrénie peuvent imaginer que des éléments de la vie quotidienne constituent des messages ou des avertissements qui leur sont adressés (Leader, 2011). Confrontés à leur mission thérapeutique de réhabilitation, les soignants passent une bonne partie de leur temps à détecter, en scrutant dans une forme d’enquête permanente le propos ou le comportement d’un patient, si l’évolution de celui-ci est « rassurante » ou « inquiétante » (Marquis & Pesesse 2021), et à échafauder des hypothèses sur les causes, les raisons et les leviers d’action. Les réunions d’équipes dans lesquelles des vues s’échangent sur l’état d’un patient sont autant de moments durant lesquels n’importe quel élément banal de la vie quotidienne du patient (un silence, un regard, une absence, etc.) peut, à travers un processus de problématisation, devenir signifiant — toute l’incertitude étant de savoir de quoi (voir Bloor et al. 2018 [1986]). Ce ne serait pas exagérer de dire que cette configuration interdit une lecture en termes de « c’est juste comme ça aujourd’hui », « il a dit ça comme il aurait pu dire autre chose », etc. On cherche toujours la mouche qui pique. Autrement dit, elle laisse peu de place à la contingence, à la variabilité individuelle, qui fait que nous sommes parfois taiseux et parfois bavards. On peut évidemment se demander dans quelle mesure cette dissection perpétuelle n’entre-t-elle pas en résonance avec certaines idées délirantes portées par les patients. Il semble par ailleurs évident que cette interminable enquête renvoie tant aux missions et aux expertises dont s’affublent les soignants, qu’au mode d’existence en pointillé de la folie, qui rend tout suspect, et tout interprétable.

Dépendre dans une société de l’« autonomie comme condition »

36La folie se manifeste comme une configuration particulière, impliquant des façons d’agir et d’être agi. L’expérience de la folie, tout comme l’attention et les traitements dont elle fait l’objet, doit être également rapportée à un contexte d’idées-valeurs, celui d’une « société de l’autonomie comme condition » qui confère une place et un prestige particulier à l’autonomie et au fait d’agir de soi-même (Ehrenberg 2010, 2018).

37Il faudra tracer ailleurs le réseau des significations et des implications de l’« autonomie » pour les patients rencontrés. Mais il est évident que de façon générale, les patients perçoivent le fait d’agir de soi-même comme une valeur désirable (ou dont ils perçoivent qu’il est attendu qu’ils la désirent) et peu accessible, et comme une norme pratique à l’aune de laquelle ils sont et seront évalués dans les interactions quotidiennes. Lorsqu’elle est traduite dans les « projets » que les patients ont à former, l’autonomie souhaitée s’incarne dans les idéaux ordinaires du lieu de vie choisi, du travail et de la capacité à subvenir à ses besoins, et dans des relations sociales, amoureuses ou familiales (Corin 1990 ; Marquis 2019).

NM : Et quand tu disais j’aimerais bien être en flat [appartement] pour être plus autonome, ça veut dire quoi pour toi autonome ?

Simon (Bel.) : Autonome ? Gérer mes médicaments tout seul, gérer mon alimentation tout seul, gérer mes toilettes, enfin je veux dire, ma propreté, mes soins tout seul. Gérer euh, plein de trucs, ben comme la vie quoi, comme ce que tu fais quoi.

38Il n’est pas, à mon sens, possible de faire la part entre ce qui est de l’ordre d’un authentique attrait pour ces idéaux, et ce qui relève de la tentative par les patients de satisfaire des attendus qu’ils ont parfaitement identifiés. Quoi qu’il en soit, les patients ont très souvent tendance à se disqualifier dans cette quête, en disant que ces idéaux ne leur sont pas ou plus accessibles, ou alors seulement de façon artificielle ou éthérée. Ils en donnent comme preuve cette incapacité à compter sur soi-même évoquée plus haut. Les patients lisent « la société » comme un environnement où il ne leur sera fait aucun cadeau, précisément parce qu’on les y considère comme des personnes qui n’offrent plus la stabilité ou la prévisibilité suffisante pour susciter la confiance.

Redouane : [Les personnes normales], elles vont vous rejeter, dès que vous parlez de votre maladie, dans le milieu du travail, les gens ils vous disent “au revoir, c’est pas la peine. On sait pas ce que vous avez, vous pouvez péter un plomb à n’importe quel moment, vous allez égorger quelqu’un avec un couteau”, voilà ils se font des films.

Bousna (à propos de son stage professionnel) : quand vous entendez qu’on vous dit « ah, votre apprentissage ça a été super et tout, ça s’est bien passé », et que vous vous dites « ah tiens, enfin, … », et après qu’on vous appelle pour vous dire « non, vous êtes pas stable » […] Je vous assure tellement que ça m’a giflé.

39Bref, les stigmates de la folie se manifestent moins dans le corps ou même dans le langage que dans les brèches difficilement réparables qu’elle introduit dans les attentes ordinaires. À l’argument du « je ne peux faire autrement », les patients se résignent à ce qu’on leur oppose un lexique moral (volonté, paresse, …) et capacitaire (potentiel caché, résilience), souvent sous prétexte de les inclure dans la commune humanité.

NM : (à propos du fait que Karol se lève tard) C’est pas une question de volonté ?

Karol : Non, ils me font toujours la remarque, ici aussi, c’est comme si je voulais pas me lever, mais c’est pas que je veux pas, c’est que j’en suis pas capable, vraiment c’est pas possible de descendre à ce moment-là pour déjeuner avec les autres.

40On peut donc comprendre la folie telle qu’on la retrouve dans ces institutions comme une expérience particulière dans laquelle l’action cède à la passivité, et où l’autonomie laisse place à la dépendance. Trois niveaux y interagissent. Premièrement, pour les personnes concernées, la folie consiste en une configuration agir/être agi faite d’empêchements et d’essentielle fragilité, et ancrée dans un système de pertinence distribué entre préoccupations microscopiques et macroscopiques. C’est précisément sur cette configuration que, à un deuxième niveau, un travail psychiatrique indexé à une grille de lecture du rétablissement prétend agir. Il attache le patient pour lui faire reconnaître et partager cette dépendance puis le détache à travers un hypothétique retour de maîtrise de la personne sur les domaines de sa vie qu’elle avait été contrainte d’ouvrir à la surveillance d’autrui. Socialement et culturellement, la folie se déploie enfin à un troisième niveau comme une configuration inquiétante et difficilement lisible pour nos contemporains. En miroir, la folie permet de mieux comprendre les attentes qui pèsent sur les individus : être en mesure de compter sur soi-même, ne pas avoir à partager des décisions qui normalement reviennent à chacun, trouver du sens aux idéaux de l’autonomie.

41Du fait de son caractère profondément humain et de la variabilité de ses manifestations, la folie fait l’objet de discours, experts ou profanes, parfois difficiles à concilier entre eux. L’approche « totale » (au sens de Mauss) de la folie comme phénomène expérientiel, relationnel et social peut à ce propos offrir les conditions d’un échange renouvelé entre les perspectives de sciences sociales et les perspectives « psy ». Lorsque les premières oscillent entre un agnosticisme mal assuré à l’égard de la dimension pathologique, une visée politique de visibilisation des acteurs faibles et un sociologisme déconstructiviste, l’approche présentée ici ouvre une piste permettant de reconnaître la différence que fait la folie sans devoir forcément prendre position sur son statut ontologique. Aux secondes, elle permet de mieux cerner que tant les attentes violées par la folie, les formes d’intervention sur et avec ceux qui en souffrent, et les façons d’évaluer leur bien-fondé et leur efficacité, ne prennent leur plein relief que lorsqu’elles sont rapportées au contexte moral dans lequel cette folie se manifeste.

Merci à Chloé Daelman, Baptiste Moutaud et Christine Langlois, Fadoua Messaoudi et Sophie De Spiegeleir pour leurs relectures et suggestions. Cette recherche a été financée par l’European Research Council (ERC), dans le cadre du programme de recherche et d’innovation H2020 de l’Union européenne (subvention no 850754).

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Notes

1 Terme utilisé classiquement dans l’institution française, le personnel de l’institution belge préférant celui de « résident ».

2 La thérapie institutionnelle est un modèle de soin fondé sur la vie en communauté et le partage des activités quotidiennes. La thérapie systémique cherche à intervenir sur le réseau de relations du patient, notamment en conviant régulièrement les personnes significatives pour des « réunions partenaires » menées par un thérapeute indépendant de l’institution.

3 À titre d’exemple, les travaux (Ogien 1989 ; Velpry 2008) qui font de la folie et de la psychiatrie les résultats émergents de « négociations » entre acteurs – patients inclus – ne s’inscrivent que partiellement dans ces tendances.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas MARQUIS, « Des vies en dépendances »Terrain, 76 | 2022, 84-103.

Référence électronique

Nicolas MARQUIS, « Des vies en dépendances »Terrain [En ligne], 76 | 2022, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23339 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23339

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Auteur

Nicolas MARQUIS

CASPER – USL-B, ERC

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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